Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


 

Date : 20130321

Dossier : T-770-12

Référence : 2013 CF 286

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2013

En présence de monsieur le juge O'Keefe

 

 

ENTRE :

 

NITZA TABRY

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie du contrôle judiciaire d’une décision rendue par un tribunal de révision (le tribunal) le 14 février 2012 portant que la demanderesse n’avait pas droit à sa pleine pension de sécurité de la vieillesse (la pension de SV) parce qu’elle ne résidait pas au Canada le 1er juillet 1977.

 

[2]               La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la décision du tribunal et lui accordant sa pleine pension de SV.

 

Contexte

 

[3]               La demanderesse a immigré au Canada le 27 décembre 1977. Elle a présenté une demande de pension de SV le 22 mai 2009.  

 

[4]               Après un échange de lettres, le ministre a, le 19 février 2010, approuvé sa demande à hauteur de 24/40e de la pleine pension.

 

[5]               Dans une lettre datée du 8 mai 2010, la demanderesse a demandé que le ministre révise sa décision au motif qu’elle avait initialement présenté une demande d’immigration au Canada en février 1974, mais que le traitement de celle-ci avait été retardé à cause d’une erreur. 

 

[6]               Le 9 juin 2010, le ministre a rejeté la demande de révision au motif que la demanderesse ne satisfaisait pas aux exigences énoncées dans la Loi sur la sécurité de la vieillesse, LRC 1985 ch O-9 (la Loi).

 

[7]               La demanderesse a interjeté appel de la décision du ministre devant le tribunal, lequel a tenu une audience le 14 décembre 2011. La demanderesse et son mari, qui la représente avec l’autorisation de la Cour en l’espèce, ont témoigné.

 

La décision

 

[8]               Le tribunal, en l’occurrence formé de trois membres, a rejeté l’appel dans une décision motivée datée du 14 février 2012. Selon lui, la question en litige consistait à savoir s’il était possible de faire une exception à la règle voulant qu’un demandeur ait vécu au Canada depuis au moins le 1er juillet 1977 (en plus de satisfaire à d’autres conditions) pour avoir droit à une pleine pension de SV malgré le fait qu’il n’ait pas résidé au Canada pendant 40 ans entre l’âge de 18 et 65 ans.

 

[9]               Le tribunal a décrit les témoignages de la demanderesse et de son mari. Ceux-ci ont présenté une demande d’immigration en février 1975. Le mari de la demanderesse a commis une erreur en inscrivant un montant de 23 000 $ comme élément passif alors qu’il s’agissait d’un actif, et leur demande a été refusée. Ils ont finalement reçu leurs visas en novembre 1977. Le mari de la demanderesse a blâmé le formulaire qui prêtait à confusion et a soutenu que, n’eût été cette erreur, la demanderesse et lui seraient arrivés au Canada avant le 1er juillet 1977. Ils devraient pouvoir bénéficier de la période de transition applicable à ceux qui ont dépassé la date de référence de quelques mois seulement.

 

[10]           Dans ses observations, la demanderesse a indiqué que sa demande devrait être accueillie parce que le formulaire d’immigration était mal conçu, que le gouvernement fédéral aurait dû les aviser des changements apportés à la SV en 1978, que l’exception visant la période de transition devrait s’appliquer et qu’elle a besoin de cet argent pour pouvoir passer du temps avec ses petits-enfants.

 

[11]           Le ministre, à titre de défendeur, a affirmé que la demanderesse avait résidé au Canada pendant 24 ans et qu’elle avait donc droit à 24/40e de la pension de SV. Elle ne résidait pas au Canada le 1er juillet 1977 et cette règle ne souffre pas d’exception.

 

[12]           Le tribunal a fait remarquer que le fardeau de preuve incombait à la demanderesse et que les faits n’étaient pas contestés. Le tribunal a conclu que la règle susmentionnée ne souffrait pas d’exception, en se fondant sur l’affaire Singer c Canada (Procureur général), 2010 CF 607, [2010] ACF nº 724 (confirmée dans 2011 CAF 178, [2011] ACF nº 768). Le tribunal a rejeté l’argument selon lequel l’erreur commise dans le formulaire d’immigration avait retardé le processus de six mois, puisqu’il n’y avait aucune preuve relative au délai de traitement normal.

 

[13]           Le tribunal a conclu que le gouvernement n’était pas tenu d’aviser la demanderesse des modifications apportées à la loi et que la demanderesse n’aurait pas échappé aux effets rétroactifs de celle-ci même si un avis lui avait été donné, en 1978, quand elle a été adoptée. On ne prévoit aucune période de transition ni prise en compte des circonstances particulières. Le besoin d’argent ne constitue pas un motif valable et la demanderesse aurait droit au supplément de revenu garanti. Le tribunal a rejeté l’appel.

 

Questions en litige

 

[14]           Je formulerais les questions en litige comme suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         Le tribunal a-t-il commis une erreur en rejetant l’appel?

 

Observations écrites de la demanderesse

 

[15]           La demanderesse conteste plusieurs éléments factuels énoncés dans les motifs du tribunal. Elle prétend être revenue au Canada, en provenance d’Israël, en 1990, et non en 1992. Elle soutient également que son formulaire d’immigration n’a jamais été corrigé, autrement les visas auraient été délivrés en 1975.

 

[16]           La demanderesse se fonde sur le témoignage de son mari selon lequel un employé de Service Canada lui aurait dit en 2001 qu’il aurait eu droit à une pleine pension de SV s’il était arrivé en septembre 1977. Elle accorde aussi beaucoup d’importance à la déclaration qu’aurait faite l’avocat du ministre lors de l’audience devant le tribunal selon laquelle, comme aucune période de transition n’était prévue par la Loi, l’employé aurait fait référence à une note de service. La demanderesse souligne le fait qu’il a fallu deux ans, huit mois et douze jours pour que leurs visas soient délivrés.

 

Observations écrites du défendeur

 

[17]           Le défendeur convient que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité. Pour avoir droit à une pleine pension en application de l’alinéa 3(1)b) de la Loi, la demanderesse doit démontrer qu’elle résidait au Canada au 1er juillet 1977 ou qu’elle était titulaire d’un visa d’immigrant valide à cette date. Le défendeur soutient que le tribunal n’a pas commis d’erreur en concluant que la demanderesse n’y avait pas droit.

 

[18]           Le défendeur prétend que la Cour a statué dans l’affaire Singer, précitée, qu’il n’y avait aucune exception à la date de référence du 1er juillet 1977 prévue à l’article 3 de la Loi. C’est aussi ce qu’a conclu la Cour dans Canada (Procureur général) c Pike, 90 FTR 65 (1re inst.), [1995] ACF nº 15.

 

[19]           Le défendeur affirme que la résidence est une question de fait et qu’elle est définie à l’alinéa 21(1)a) du Règlement sur la sécurité de la vieillesse, CRC, ch 1246. Dans la décision Singer, précitée, la Cour a conclu que la présence physique au Canada à un moment donné est un élément essentiel de la définition de résidence.

 

[20]           Le défendeur soutient que le tribunal a bien cerné la question dont il était saisi, qu’il a examiné les observations et les faits pertinents et qu’il a offert une analyse claire et approfondie de sa décision. Même si le tribunal a commis une erreur quant aux années de résidence du mari de la demanderesse ou au témoignage de la demanderesse sur ses besoins financiers, de telles erreurs ne sont pas pertinentes dans le cadre de l’examen de l’admissibilité en vertu de l’article 3. La demanderesse n’a fourni aucun fondement législatif ou jurisprudentiel pour étayer son argument selon lequel il n’existe aucune période de transition en vertu de l’article 3. Le tribunal a été créé par une loi et n’a aucune compétence en équité qui lui permettrait d’ignorer le libellé clair de la Loi. Le fait que le mari de la demanderesse ait commis une erreur dans leurs demandes de visa n’est pas pertinent compte tenu du libellé clair de la Loi.

 

Analyse et décision

 

[21]           Question en litige nº 1

      Quelle est la norme de contrôle applicable?

            La Cour a déjà contrôlé des décisions du tribunal sur des questions de droit suivant la norme de la décision correcte (voir Singer, précitée, au paragraphe 17), mais cette approche a récemment été mise en doute par le juge Sean Harrington dans Flitcroft c Canada (Procureur général), 2012 CF 782, aux paragraphes 9 à 11, [2012] ACF nº 811.

 

[22]           La question de savoir si les cours devraient procéder à une analyse fondée sur la norme applicable avant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, de la Cour suprême, alors qu’une telle analyse est incompatible avec le cadre analytique applicable au contrôle judiciaire énoncé dans cet arrêt, demeure incertaine. Cette « tension » a été reconnue par la Cour suprême aux paragraphes 19 à 23 de l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 RCS 471. La juge Mary Gleason s’est également penchée sur cette question dans Qin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 147, aux paragraphes 10 à 13, [2013] ACF nº 167, lorsqu’elle s’est demandé si la jurisprudence qui applique la norme de la décision correcte aux questions de droit avait établi la norme de contrôle de « manière satisfaisante », comme l’exige l’arrêt Dunsmuir au paragraphe 62.

 

[23]           Conformément à la directive qu’elle a donnée dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême, dans deux décisions récentes, s’est écartée de la jurisprudence antérieure pour appliquer la norme de la raisonnabilité à l’interprétation que fait un tribunal de sa propre loi constitutive (voir l’arrêt Commission canadienne des droits de la personne, précité, ainsi que l’arrêt récent Saskatchewan (Human Rights Commission) c Whatcott, 2013 CSC 11, aux paragraphes 166 à 168. La norme de la raisonnabilité était celle qu’il convenait d’appliquer puisque les questions de droit sur lesquelles les décisions portaient n’entraient pas dans l’une ou l’autre des quatre catégories établies aux paragraphes 58 à 61 de l’arrêt Dunsmuir, précité: les questions constitutionnelles, les questions touchant véritablement à la compétence, les questions d’une importance capitale pour le système juridique et étrangères au domaine d’expertise du tribunal et les questions relatives à la délimitation des compétences respectives de deux tribunaux.

 

[24]           Aux fins de l’espèce, je ne suis pas tenu de trancher cette question puisque j’estime que la décision du tribunal était correcte et que, par conséquent, elle doit aussi être raisonnable.

 

[25]           Question en litige nº 2

            Le tribunal a-t-il commis une erreur en rejetant l’appel?

            Je partage l’opinion du tribunal selon laquelle [traduction] « lorsqu’une loi fixe une date de référence, il y aura toujours des demandeurs à qui il manquera quelques jours pour être admissibles et d’autres dont l’admissibilité ne tiendra qu’à quelques jours » (au paragraphe 17 de ses motifs). Il est vrai qu’un demandeur jugé inadmissible pour si peu inspire la sympathie, mais compte tenu du libellé de la loi et des précédents faisant autorité de la Cour d’appel, la Cour ne peut tout simplement pas agir par sympathie. 

 

[26]           Aux paragraphes 29 et 62 de Singer précité, la Cour a conclu qu’il n’y avait tout simplement pas d’exception à la règle du 1er juillet 1977 :

29     Le 1er juillet 1997 a été retenu comme date de référence pour définir toutes les exceptions à la règle générale prévue au paragraphe 3(1) de la Loi. Tout demandeur devait donc, en date du 1er juillet 1977, satisfaire aux critères énumérés à l’alinéa 3(1)b) de la Loi pour pouvoir obtenir une pleine pension de sécurité de la vieillesse. Aucun délai de grâce n’était prévu.

 

[. . .]

 

62     Le législateur a pris de toute évidence une décision de principe en fixant une date de référence. La Cour ne peut pas et ne doit pas intervenir dans une telle décision. L’interprétation large et téléologique de la loi vise à s’assurer que la Cour interprète le texte de loi conformément à l’intention du législateur. Elle n’est pas censée servir d’outil permettant de modifier l’intention du législateur.  

 

 

[27]           Cette décision a été approuvée par la Cour d’appel et la demanderesse n’a invoqué aucun argument juridique justifiant de s’écarter de ce raisonnement.

 

[28]           Même si la demanderesse avait raison d’affirmer qu’une note de service décrivait une période de grâce à l’égard de la règle du 1er juillet 1977, cela n’aiderait pas sa cause puisqu’une note de service ne l’emporte pas sur le libellé de la Loi. De même, une erreur de fait dans les motifs du tribunal ne changerait pas l’issue de l’affaire, soit que la demanderesse n’a pas droit à une pleine pension de SV.  

 

[29]           Je conviens aussi avec le tribunal que le ministre n’était pas tenu d’aviser la demanderesse des modifications apportées à la Loi adoptée en 1978 et rétroactive au 1er juillet 1977.

 

[30]           En résumé, je suis d’avis que le tribunal a bien interprété le paragraphe 3(1) de la Loi et l’a bien appliqué aux faits de l’espèce. 

 

[31]           La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.  


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas

 

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives applicables

 

Loi sur la sécurité de la vieillesse, LRC 1985, c O-9

 

3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi et de ses règlements, la pleine pension est payable aux personnes suivantes :

 

a) celles qui avaient la qualité de pensionné au 1er juillet 1977;

 

b) celles qui, à la fois :

 

(i) sans être pensionnées au 1er juillet 1977, avaient alors au moins vingt-cinq ans et résidaient au Canada ou y avaient déjà résidé après l’âge de dix-huit ans, ou encore étaient titulaires d’un visa d’immigrant valide,

 

(ii) ont au moins soixante-cinq ans,

 

(iii) ont résidé au Canada pendant les dix ans précédant la date d’agrément de leur demande, ou ont, après l’âge de dix-huit ans, été présentes au Canada, avant ces dix ans, pendant au moins le triple des périodes d’absence du Canada au cours de ces dix ans tout en résidant au Canada pendant au moins l’année qui précède la date d’agrément de leur demande;

 

 

 

 

c) celles qui, à la fois :

 

(i) n’avaient pas la qualité de pensionné au 1er juillet 1977,

 

(ii) ont au moins soixante-cinq ans,

 

 

(iii) ont, après l’âge de dix-huit ans, résidé en tout au Canada pendant au moins quarante ans avant la date d’agrément de leur demande.

 

3. (1) Subject to this Act and the regulations, a full monthly pension may be paid to

 

 

(a) every person who was a pensioner on July 1, 1977;

 

(b) every person who

 

(i) on July 1, 1977 was not a pensioner but had attained twenty-five years of age and resided in Canada or, if that person did not reside in Canada, had resided in Canada for any period after attaining eighteen years of age or possessed a valid immigration visa,

 

(ii) has attained sixty-five years of age, and

 

(iii) has resided in Canada for the ten years immediately preceding the day on which that person’s application is approved or, if that person has not so resided, has, after attaining eighteen years of age, been present in Canada prior to those ten years for an aggregate period at least equal to three times the aggregate periods of absence from Canada during those ten years, and has resided in Canada for at least one year immediately preceding the day on which that person’s application is approved; and

 

(c) every person who

 

(i) was not a pensioner on July 1, 1977,

 

 

(ii) has attained sixty-five years of age, and

 

 

(iii) has resided in Canada after attaining eighteen years of age and prior to the day on which that person’s application is approved for an aggregate period of at least forty years.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-770-12

 

INTITULÉ :                                      NITZA TABRY

 

                                                            - et -

 

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge O’Keefe

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 21 mars 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Tabry

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Benoit Laframboise

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Tabry

Oakville (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.