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Date : 20130305

Dossier : T‑2012‑10

Référence : 2013 CF 232

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 mars 2013

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

ENTRE :

 

ASTRAZENECA CANADA INC. et

ASTRAZENECA AB

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

RANBAXY PHARMACEUTICALS CANADA INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée par Astrazeneca Canada Inc. et Astrazeneca AB (les demanderesses) en vertu de l’article 5 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, en vue de défendre la validité du brevet canadien no 2 170 647 (le brevet 647) remise en question dans l’avis d’allégation de Ranbaxy Pharmaceuticals Canada Inc. (la défenderesse).

 

[2]               La seule question en litige en l’espèce est de savoir si l’allégation d’invalidité visant le brevet 647 est ou non justifiée.

 

[3]               Les demanderesses soutiennent que la défenderesse allègue l’invalidité de chacune des revendications du brevet 647, alors que la défenderesse soutient que seulement certaines revendications du brevet sont remises en cause. Étant donné que la défenderesse est à l’origine de l’allégation d’invalidité, les seules revendications ici en cause sont celles précisées par la défenderesse, soit les revendications 1 à 8, 11 à 13, 15 à 17, 20, 21, 23 à 27 et 33 à 36 du brevet 647.

 

[4]               Les demanderesses demandent à la Cour de rendre une ordonnance portant que l’allégation d’invalidité visant le brevet 647 n’est pas justifiée et interdisant au ministre de la Santé de délivrer à la défenderesse un avis de conformité pour les comprimés de 20 mg et 40 mg de Ranbaxy avant l’expiration du brevet 647.

 

Contexte

 

[5]               La demande relative au brevet 647 a été déposée le 7 juin 1995 et revendique la priorité sur une demande déposée en Suède le 8 juillet 1994. Le brevet 647 a été publié le 25 janvier 1998 et expire le 7 juin 2015. Il s’intitule « Forme posologique sous forme de comprimé composite (I) » et contient 40 revendications. Toutes les revendications contestées par la défenderesse dans la présente instance concernent les formes pharmaceutiques de l’oméprazole, du S‑oméprazole ou de ses sels alcalins, en comprimés.

 

[6]               Dans une lettre datée du 15 octobre 2010, la défenderesse a allégué l’invalidité, pour cause d’évidence, de chacune des revendications du brevet 647, mais aussi la non‑contrefaçon des revendications de plusieurs brevets. Ces allégations ont été retirées de la demande.

 

[7]               Le 2 décembre 2010, les demanderesses ont introduit une demande dans laquelle elles attaquaient l’allégation d’invalidité. Une troisième société, Takeda Pharmaceutical Company Limited, était aussi initialement défenderesse dans la présente demande, mais elle ne l’est plus. Le ministre de la Santé est officiellement partie défenderesse, mais il n’a joué aucun rôle dans la présente instance.

 

Ordonnances connexes de la Cour

 

[8]               Le protonotaire Kevin Aalto a agi comme juge chargé de la gestion de l’instance dans la présente affaire. Le 7 février 2011, il a rendu une ordonnance conservatoire dans laquelle il a précisé les renseignements qui devaient être traités comme confidentiels en l’espèce ainsi que les conditions de divulgation.

 

Observations écrites des demanderesses

 

[9]               Les demanderesses font valoir que les inventeurs du brevet 647 ont mis au point, pour la première fois, la forme pharmaceutique en comprimé composite entérosoluble d’un médicament sensible à l’acidité, l’oméprazole, et que rien dans l’art antérieur n’indiquait qu’une telle création était évidente.

 

[10]           Les demanderesses soutiennent qu’il y a consensus sur l’interprétation à donner aux revendications du brevet 647 et sur la personne versée dans l’art à travers les yeux fictifs de laquelle il convient de procéder à cette interprétation.

 

[11]           Les demanderesses soutiennent que le critère pertinent pour décider s’il y a évidence comprend quatre questions, reproduites ci‑après, énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, au paragraphe 67 :

(1)        a)   Identifier la « personne versée dans l’art ».

 

            b)   Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

 

(2)        Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

 

(3)        Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

 

(4)        Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

 

 

[12]           Les demanderesses soulignent que toute invention est évidente une fois qu’elle a été faite, et qu’il faut prendre garde à toute analyse a posteriori.

 

[13]           Les demanderesses affirment que les parties s’entendent, quant au critère de l’évidence, sur la réponse à donner à la première question : la personne versée dans l’art est un formulateur de compositions pharmaceutiques, qui détient un baccalauréat en sciences pharmaceutiques ou dans une science connexe et qui compte au moins deux ou trois années d’expérience en mise au point de formulations, notamment des formulations à libération retardée et contrôlée.

 

[14]           Les demanderesses soutiennent qu’il y a consensus entre les témoins experts des parties quant à savoir, en réponse à la deuxième question, comment la personne versée dans l’art interpréterait les revendications du brevet 647.

 

[15]           Les demanderesses soutiennent également qu’il existe un consensus quant à la réponse à la troisième question, à savoir que le brevet 647 présente pour la première fois la forme pharmaceutique d’un médicament sensible à l’acidité, l’oméprazole, en comprimé composite entérosoluble.

 

[16]           Selon les demanderesses, la quatrième question, soit celle du critère de l’évidence, constitue le principal point en litige. Elles affirment qu’eu égard à l’art antérieur, la personne versée dans l’art n’aurait pas été amenée à conclure qu’il serait possible de formuler un médicament sensible à l’acidité comme l’oméprazole dans une forme pharmaceutique en comprimé composite entérosoluble. Elles prétendent que la personne versée dans l’art aurait choisi des capsules dures ou une autre forme pharmaceutique définitive.

 

[17]           Les demanderesses soutiennent que le point de vue du témoin expert de la défenderesse, M. Elder, selon lequel cette formulation découlait simplement d’essais courants, ne correspond pas à l’art antérieur ni postérieur. Les demanderesses renvoient à la preuve par affidavit de M. Bodmeier expliquant pourquoi les références aux antériorités ne mènent pas à la conclusion qu’il serait possible de formuler un médicament sensible à l’acidité comme l’oméprazole dans une forme pharmaceutique en comprimé composite entérosoluble.

 

[18]           Les demanderesses allèguent que le document Drugs Made in Germany (Klaus Lehmann et autres, « Fast Disintegrating Controlled Released Tablets from Coated Particles » (1994) 37(2) Drugs Made in Germany 53) contredit le témoignage de M. Elder, selon lequel il s’agit d’une invention courante, puisqu’on y utilise le L30‑D55 en association avec le NE300, au lieu du L30‑D55 seul. Le procédé dont il est question dans ce document a également permis d’obtenir une résistance à l’acide gastrique de 82 pour 100, alors que la réduction de la résistance durant la compression ne doit pas dépasser 10 pour 100. Ce document montre que même des pastilles insensibles à l’acidité n’ont pu être comprimées avec succès; la personne versée dans l’art ne serait donc pas portée à croire que des pastilles entérosolubles d’oméprazole pourraient être comprimées de la sorte.

 

[19]           Les demanderesses contestent que le document de Dechesne cité en référence (JP Dechesne, « A new enteric tablet of acetylsalicylic acid. I. Technology aspects » (1987) 37 International Journal of Pharmaceutics 203) démontre l’évidence du brevet 647, puisqu’une personne versée dans l’art jugerait la forte libération inacceptable dans le cas d’un médicament très sensible à l’acidité. Les demanderesses font état du témoignage de M. Bodmeier niant l’utilité d’autres antériorités, y compris le brevet canadien no 1 292 693 (le brevet 693), la demande de brevet européen no 0519144 (le brevet 144), la demande de brevet européen no 0257310 (le brevet 310) et la demande de brevet européen no 0255725 (le brevet 725). Les demanderesses soutiennent en outre que l’article de Seitz (Seitz et autres, « Tablet Coating » dans Leon Lachman et autres, éd., Theory and Practice of Industrial Pharmacy, 3e éd. (Philadelphie : Lea & Fibeger, 1986)) n’enseigne pas l’objet de la revendication du brevet 647, puisqu’on n’y fait pas mention de la compressibilité des pastilles entérosolubles pendant le processus de fabrication de comprimés.

 

[20]           Selon les demanderesses, la mise au point de la formulation revendiquée ne découle pas de travaux de recherche ou d’optimisation courants. Même si la personne versée dans l’art avait voulu essayer de créer une forme pharmaceutique en comprimé composite entérosoluble pour un médicament sensible à l’acidité, elle aurait su que ce serait difficile d’y parvenir et aurait cru que ce processus durerait des années. Les demanderesses invoquent un article datant de 1997 de M. Bodmeier (Roland Bodmeier, « Review: Tableting of coated pellets » (1997) 41 European Journal of Pharmaceutics and Biopharmaceutics 1) et un article datant de 2011 (l’article de 2011) de Rok Dreu et autres (« Development of a multiple‑unit tablet containing enteric‑coated pellets », (2011) 16(2) Pharmaceutical Development and Technology 118) décrivant ces difficultés et contestent le rejet par M. Elder du dernier article sous prétexte qu’il provient de la Slovénie. Les demanderesses soulignent le fait que M. Elder a admis ne connaître que cinq exemples de formulations composites avec des pastilles entérosolubles ayant fait leur entrée sur le marché.

 

[21]           Les demanderesses mettent en cause la crédibilité du M. Elder en faisant valoir sa critique non fondée de l’article de 2011 et le fait que les six antériorités mentionnées dans son affidavit sont les mêmes que celles énumérées dans l’avis d’allégation de Ranbaxy.

 

Observations écrites de la défenderesse

 

[22]           La défenderessse prétend que l’oméprazole est un vieux médicament et que déjà, en 1994, il était bien établi qu’il s’agissait d’un médicament labile en milieu acide qui devait être formulé avec un enrobage gastrorésistant. À son avis, il n’y a rien d’original dans la nature de la formulation en comprimé revendiquée dans le brevet 647. La défenderesse soutient que le fond de la présente affaire est semblable à celui de la procédure d’opposition impliquant le brevet européen correspondant, lequel a été révoqué parce qu’il ne présentait aucune étape inventive par rapport aux enseignements de l’équivalent européen du brevet 693.

 

[23]           Selon la défenderesse, il faut préférer le témoignage de M. Elder à celui de M. Bodmeier, le premier étant un formulateur de compositions pharmaceutiques chevronné, tandis que le second est un universitaire qui a bien peu d’expérience pratique dans le secteur.

 

[24]           La défenderesse convient que les parties et leurs experts s’entendent sur la façon dont le formulateur versé dans l’art comprend la revendication du brevet 647. Ce brevet ne revendique pas un enrobage gastrorésistant comprenant un plastifiant particulier ou une quantité précise de plastifiant; une « quantité efficace » est cependant exigée.

 

[25]           La défenderesse affirme qu’eu égard à l’état de la technique et aux connaissances générales courantes en juillet 1994, le brevet 647 était évident. La personne versée dans l’art aurait été au courant de l’utilisation d’un plastifiant fait de polymère dans l’enrobage gastrorésistant selon un rapport privilégié et aurait fait appel à l’expérimentation courante pour déterminer la bonne combinaison.

 

[26]           La défenderesse fait valoir que le brevet 693 enseignait qu’il était possible de fabriquer des comprimés composites à partir de pastilles entérosolubles d’oméprazole. Les inventeurs du brevet 647 ont reconnu que le brevet 693 mentionne que les pastilles d’oméprazole fabriquées dans le cadre du brevet 693 pourraient être formulées en comprimés. Dès 1994, le formulateur versé dans l’art aurait été incité à mettre au point un comprimé composite en raison de la sensibilité de l’oméprazole à l’humidité, à la chaleur et à la lumière et en raison du coût moindre des comprimés. Le formulateur aurait été au courant des mécanismes de conception permettant de réduire la fissuration des enrobages gastrorésistants.

 

[27]           La défenderesse fait mention de l’article de Dechesne pour appuyer sa prétention qu’en 1994, le formulateur versé dans l’art aurait su que des pastilles entérosolubles pouvaient être formulées en comprimé et que la quantité de plastifiant recommandée dans l’article correspond au pourcentage utilisé dans les exemples du brevet 647.

 

[28]           Selon la défenderesse, M. Bodmeier était évasif et refusait d’admettre des faits clairs ou des concepts fondamentaux. La défenderesse allègue que M. Bodmeier n’a pas correctement souscrit son affidavit. La défenderesse décrit M. Elder comme ayant été franc et transparent au contre‑interrogatoire et fait remarquer qu’il a signalé des passages de l’article de M. Bodmeier dans lesquels ce dernier reconnaissait que les formulations enrobées d’un polymère souple et plastifiées pourraient être soumises à une compression pour en faire des comprimés sans subir de dommage important.

 

[29]           Pour l’application du critère exposé dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, précité, les parties s’entendent sur les caractéristiques de la personne versée dans l’art visée par la première question. Selon la défenderesse, M. Elder est la personne la mieux placée pour formuler des observations quant aux points de vue de la personne versée dans l’art.

 

[30]           En ce qui concerne la deuxième question, la défenderesse présente l’idée originale du brevet 647 comme étant la formulation en comprimé de pastilles entérosolubles d’oméprazole pouvant conserver leur résistance à l’acidité après la compression en comprimé.

 

[31]           Selon la défenderesse, le brevet 693 a déjà révélé qu’une forme pharmaceutique composite entérosoluble d’oméprazole pouvait être formulée en comprimés dont l’enrobage gastrorésistant comprend un polymère et un plastifiant. Par conséquent, en répondant à la troisième question, la défenderesse affirme que la seule différence entre le brevet 693 et l’idée originale du brevet 647 est la fabrication réelle de la forme pharmaceutique en comprimé composite entérosoluble d’oméprazole.

 

[32]           En réponse à la quatrième question, la défenderesse soutient que cette différence aurait été évidente pour la personne versée dans l’art. Alors que les demanderesses font valoir que seul un petit nombre de formulations en comprimé composite ont fait leur entrée sur le marché, la défenderesse affirme que c’est parce qu’une formulation en comprimé composite n’est pas souhaitable pour la plupart des médicaments. La personne versée dans l’art considérerait que la création d’une formulation en comprimé de pastilles entérosolubles d’oméprazole est une chose qui pouvait être réalisée directement et sans difficulté au moyen d’une formulation courante et de techniques d’optimisation connues à l’époque.

 

[33]           La défenderesse souligne, en répondant à la quatrième question, que la notion d’« essai allant de soi » pourrait être pertinente dans des domaines où l’expérimentation conduit couramment à des améliorations. Le formulateur versé dans l’art aurait abordé la tâche consistant à créer une formulation en comprimé composite d’oméprazole en optimisant les formulations divulguées dans le brevet 693 ou dans l’article de Dechesne.

 

[34]           La défenderesse relève finalement que l’équivalent européen du brevet 647 a été révoqué en raison des enseignements de l’équivalent européen du brevet 693.

 

Analyse et décision

 

Fardeau de la preuve

 

[35]           Dans une instance relative à un avis de conformité, la partie demanderesse a le fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations d’invalidité faites par la partie défenderesse sont injustifiées (voir GlaxoSmithKline Inc c Pharmascience, 2011 CF 239, aux paragraphes 43 et 44, [2011] ACF no 287). La partie défenderesse a toutefois pour fardeau initial de produire une preuve tendant à indiquer que ses allégations d’invalidité ont un air de vraisemblance.

 

Cadre juridique

 

[36]           L’article 28.3 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, prévoit le critère en fonction duquel l’objet d’une demande de brevet est considéré non évident.

 

[37]           Dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Canada, précité, la Cour suprême du Canada a énoncé les quatre questions auxquelles il faut répondre pour décider s’il y a évidence (au paragraphe 67), souscrivant alors à la démarche suivie par la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles dans Windsurfing International Inc. c Tabur Marine (Great Britain) Ltd., [1985] RPC 59 (CA), énoncée dans l’extrait reproduit au paragraphe 11 des présents motifs.

 

[38]           Pour répondre à la quatrième question, la cour doit examiner s’il s’agit d’un cas où la notion d’« essai allait de soi » est pertinente. La Cour suprême a déclaré que ce critère pouvait être approprié dans les domaines où les progrès sont le fruit de l’expérimentation (au paragraphe 68). Le juge Marshall Rothstein a cité le secteur pharmaceutique à titre d’exemple, étant donné l’existence possible de « nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables ».

 

[39]           Je traiterai plus loin de la question de l’applicabilité de cette notion à la présente affaire.

 

Résumé des témoignages d’experts

 

Témoin expert de la défenderesse

 

[40]           Le témoin expert de la défenderesse est M. Edmund J. Elder, directeur de la Lenor Zeeh Pharmaceutical Experiment Station de l’Université du Wisconsin à Madison. Il a obtenu un doctorat en sciences pharmaceutiques de l’Université de la Caroline du Sud en 1989. Il a été directeur pharmaceutique et chef technique international, puis directeur du développement de produits à l’échelle internationale pour l’offre de services de solubilisation bioaqueuse de l’unité fonctionnelle Dowpharma de la Dow Chemical Company. Avant de travailler chez Dowpharma, M. Elder a occupé divers postes en développement de produits chez Glaxo (maintenant GlaxoSmithKline).

 

[41]           Dans son affidavit, M. Elder dit croire qu’il n’y a rien d’étonnant dans la composition que revendique le brevet 647 et que la personne versée dans l’art y serait arrivée directement à partir des données connues en 1994. Cette personne aurait su que l’oméprazole était un médicament labile en milieu acide et aurait donc été incitée à formuler l’oméprazole dans une forme pharmaceutique entérosoluble à libération retardée.

 

[42]           Aux paragraphes 17 à 24 de son affidavit, M. Elder décrit les deux types de formes pharmaceutiques solides pouvant être administrées par voie orale, soit la capsule et le comprimé. La capsule possède une enveloppe semblable à un gel qui abrite le principe actif, et le médicament que contient la capsule est libéré dans le corps lorsque l’enveloppe de la capsule se désintègre. Le comprimé est une matière solide composée d’ingrédients médicamenteux ayant été comprimés. Les comprimés sont moins coûteux à produire et à conditionner que les capsules et sont avantageux lorsque le médicament est sensible à l’humidité et à la lumière. Un formulateur versé dans l’art serait capable d’obtenir des caractéristiques optimales pour la forme pharmaceutique solide souhaitée pouvant être administrée par voie orale grâce à une bonne compréhension des propriétés (élasticité, plasticité et fragilité) de ses composants. Ces propriétés ainsi que d’autres ajustements relèveraient de l’expérimentation courante.

 

[43]           Aux paragraphes 25 à 31, M. Elder décrit plusieurs types de formes pharmaceutiques. La forme pharmaceutique à libération immédiate ne comprend pas de mécanisme permettant de retarder l’absorption, tandis que la forme pharmaceutique à libération contrôlée est conçue pour modifier le moment et la libération de la substance médicamenteuse dans le corps. Une forme pharmaceutique à libération contrôlée pourrait prendre la forme d’une libération prolongée ou d’une libération retardée. Ces deux formes ont une architecture physique commune : une membrane contenant un polymère et un plastifiant. Les formes pharmaceutiques à libération retardée pouvant être administrées par voie orale sont habituellement utilisées avec des médicaments labiles en milieu acide, c.‑à‑d. ceux qui sont sensibles à l’acide gastrique. Ces formulations présentent un enrobage gastrorésistant qui permet à la formulation de traverser l’estomac sans être détruite.

 

[44]           Aux paragraphes 32 à 36, M. Elder dit croire que le formulateur versé dans l’art aurait su comment suivre l’approche générale visant à mettre au point un enrobage gastrorésistant en choisissant les polymères et les plastifiants en fonction de leur compatibilité et en effectuant des expérimentations courantes. Aux paragraphes 37 à 42, M. Elder prétend qu’en 1994, il était bien établi qu’un enrobage gastrorésistant était préférable pour l’oméprazole et qu’une formulation en comprimé aurait présenté un grand intérêt.

 

[45]           Aux paragraphes 43 à 59, M. Elder décrit l’architecture des formes pharmaceutiques à libération retardée et l’essor des formes pharmaceutiques à formulation composite destinées à l’administration par voie orale. En 1994, le formulateur de compositions pharmaceutiques aurait été au courant des avantages de cette forme, et le brevet 693 a révélé qu’il serait possible de formuler une forme pharmaceutique composite entérosoluble en comprimé.

 

[46]           Aux paragraphes 60 à 64, M. Elder décrit la préparation de comprimés composites et les méthodes qui existaient en 1994 pour réduire la fissuration des enrobages gastrorésistants.

 

[47]           Aux paragraphes 65 à 101, M. Elder décrit ce qu’il pense du brevet 647 et de ses revendications. À son avis, la formulation en comprimé entérosoluble n’était pas étonnante compte tenu des connaissances générales courantes précitées et de l’antériorité, notamment le brevet 693 et le brevet américain correspondant. Il ne croit pas que la personne versée dans l’art aurait considéré que le document Drugs Made in Germany puisse permettre de conclure que le copolymère L30D‑55, sans l’ajout du copolymère NE30D, ne pourrait supporter la compression de la formulation en comprimé, puisque la personne aurait su qu’il était possible de surmonter les préoccupations mécaniques associées à la fissuration en modifiant le rapport polymère‑plastifiant dans l’enrobage. Il décrit comment, à son avis, une personne versée dans l’art comprendrait les revendications du brevet 647 (à l’exception des revendications 29 à 32 et des revendications 37 à 40).

 

[48]           Aux paragraphes 102 à 138, M. Elder se penche sur les antériorités constituées du brevet 693, du brevet 144, du brevet 310, du brevet 725 ainsi que des articles de Dechesne et de Seitz. M. Elder est d’avis que la personne versée dans l’art aurait pu découvrir les revendications du brevet 647 grâce à ces antériorités.

 

[49]           Le brevet 693 décrit la préparation d’oméprazole, qui contient des grains de poudre formulés en petites billes servant à la transformation ultérieure en comprimé ou en capsule. Le brevet 144 présente des pastilles entérosolubles d’oméprazole dont l’enrobage gastrorésistant, qui contient un polymère et un plastifiant, sert aux capsules. Le brevet 310 décrit un comprimé destiné à l’administration par voie orale qui comprend un principe actif à libération prolongée et qui est formé par la compression de microcapsules. Il montre également l’importance d’utiliser un plastifiant et un polymère dans l’enrobage afin d’obtenir suffisamment de souplesse. D’après M. Elder, il était possible, en juillet 1994, de déterminer par de simples essais courants la quantité de plastifiant à utiliser pour une forme pharmaceutique à libération contrôlée donnée.

 

[50]           Le brevet 725 décrit le problème de compression à haute pression associé à la création de comprimés composites et révèle que ce problème peut être surmonté par l’ajout d’un enrobage protecteur. L’article de Dechesne décrit l’importance de mettre 30 pour 100 de plastifiant dans l’enrobage gastrorésistant des comprimés d’acide acétylsalicylique. M. Elder pense que la personne versée dans l’art conclurait qu’il faut viser un pourcentage de plastifiant supérieur à 20 pour 100 dans la pellicule gastrorésistante des granulés. L’article de Seitz décrit des techniques permettant de modifier les pellicules gastrorésistantes.

 

[51]           En résumé, M. Elder affirme au paragraphe 131 que tous les aspects du brevet 647 étaient connus de la personne versée dans l’art, notamment :

            1.         Les formulations de comprimés entérosolubles d’oméprazole;

            2.         Une composition comprenant une forme pharmaceutique en comprimé composite destinée à l’administration par voie orale formulée à partir de pastilles entérosolubles d’oméprazole;

            3.         L’utilisation d’un plastifiant et d’un polymère dans l’enrobage gastrorésistant permettant d’accroître la souplesse de cet enrobage et de réduire le risque de fissuration et les dommages à la forme pharmaceutique pendant la fabrication des comprimés;

            4.         L’utilisation de rapports polymère‑plastifiant privilégiés pour l’enrobage gastrorésistant comprenant un plastifiant dans une quantité de 20 pour 100 à 50 pour 100 en poids du polymère.

 

Témoin expert des demanderesses

 

[52]           Le témoin expert des demanderesses est M. Roland Bodmeier, professeur depuis 1994 à l’Institut de pharmacie de l’Université libre de Berlin. M. Bodmeier a obtenu un doctorat en sciences pharmaceutiques de l’Université du Texas à Austin, en 1986, et un autre doctorat de l’Université de Regensburg, en Allemagne. Il est membre de l’équipe de rédaction de plusieurs revues de sciences pharmaceutiques, ainsi que du comité consultatif scientifique de plusieurs sociétés pharmaceutiques. Il a publié 160 articles et est un expert en formulations pharmaceutiques. L’ordre de présentation de la preuve étant inversé, M. Bodmeier répond dans son affidavit à l’affidavit de M. Elder.

 

[53]           Aux paragraphes 12 à 23 de son affidavit, M. Bodmeier explique pour quel motif il estime, vu les divers défis posés par la compression dans le processus de fabrication des comprimés, que l’invention protégée par le brevet 647 aurait eu pour la personne versée dans l’art un caractère étonnant.

 

[54]           Aux paragraphes 24 à 41, M. Bodmeier offre son interprétation des revendications du brevet 647, qui, selon lui, correspond de façon générale à celle de M. Elder.

 

[55]           Au paragraphe 42, M. Bodmeier conteste l’existence des erreurs qui y auraient été commises dont il est fait état à la section sur le contexte de l’affidavit de M. Elder. À son avis, la compression de pastilles enrobées en comprimés demeure complexe, et est loin de constituer de l’expérimentation courante. M. Bodmeier contexte la description faite par M. Elder du pH dans l’intestin. Il ne croit pas non plus que le formulateur versé dans l’art examinerait toutes les formulations possibles, étant donné le temps et les ressources nécessaires pour mettre à l’essai les centaines de combinaisons possibles.

 

[56]           Aux paragraphes 43 à 68, M. Bodmeier analyse l’antériorité énoncée par M. Elder. Le brevet 693 ne mentionne nulle part la compression de pastilles entérosolubles d’oméprazole et n’indique pas comment une telle compression pourrait être réalisée. Les pastilles préparées conformément au brevet 693 ne conservent pas leur résistance à l’acidité après une compression. La demande 144 fait référence à l’utilisation d’un plastifiant, mais ne fournit aucune indication quant à la façon d’obtenir une forme pharmaceutique en comprimé composite sans réduire sensiblement la résistance à l’acide gastrique. Une personne versée dans l’art aurait considéré le brevet 310 comme non pertinent puisqu’il y est question de microcapsules comprimées au lieu de pastilles, et d’enrobages d’éthylcellulose au lieu d’enrobages gastrorésistants.

 

[57]           Le brevet 725 ne révèle pas les difficultés associées à la compression de pastilles entérosolubles pour en faire des comprimés. L’article de Dechesne fait référence à un autre médicament, insensible à l’acidité. Une personne versée dans l’art aurait retenu de ce document que la compression de pastilles entérosolubles d’oméprazole ne pourrait être réalisée en raison de la grande sensibilité de l’oméprazole à l’acidité.

 

[58]           L’article de Seitz porte sur les formes pharmaceutiques unitaires et non sur les formes pharmaceutiques composites et ne traite pas de la compressibilité de l’enrobage au cours du processus de fabrication des comprimés. L’article de Drugs Made in Germany n’inciterait pas à envisager la compression de pastilles entérosolubles puisqu’il montre que les pastilles insensibles aux acides ne peuvent être comprimées avec succès.

 

[59]           Aux paragraphes 69 à 76, M. Bodmeier se dit d’avis que les antériorités ont fait état des obstacles relatifs à la forme pharmaceutique en comprimé composite entérosoluble d’oméprazole. Selon ces antériorités, on ne peut comprimer les multiparticules entérosolubles pour en faire des comprimés en raison des faibles propriétés mécaniques des polymères entérosolubles. Si la personne versée dans l’art avait essayé de comprimer des pastilles entérosolubles, elle aurait constaté une perte inacceptable de résistance à l’acidité. Le défi de taille consistant à évaluer des combinaisons de multiparticules, de compositions polymériques et de plastifiants aurait dissuadé la personne versée dans l’art d’aller de l’avant.

 

Application du critère

 

[60]           Pour en revenir au critère susmentionné énoncé dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, je conclus que les parties s’entendent sur les réponses qu’il convient de donner aux deux premières questions. La personne versée dans l’art est un formulateur de compositions pharmaceutiques, qui détient un baccalauréat en sciences pharmaceutiques ou dans une science connexe et qui compte au moins deux ou trois années d’expérience en mise au point de formulations, notamment des formulations à libération retardée et contrôlée, en plus de posséder les connaissances générales rattachées au domaine.

 

[61]           L’idée originale revendiquée par le brevet 647, selon la compréhension qu’en aurait eue la personne versée dans l’art, est la formulation d’un comprimé à partir de pastilles entérosolubles d’oméprazole pouvant conserver leur résistance à l’acidité après la compression en comprimé.

 

[62]           Quant à la troisième question, qui consiste à définir l’idée originale, bien que les parties utilisent des termes différents pour décrire le concept, il n’y a pas, selon moi, de désaccord important quant aux faits. La défenderesse prétend que la « seule » différence est la fabrication réelle de la forme pharmaceutique en comprimé composite entérosoluble d’oméprazole exposée dans le brevet 693, alors que les demanderesses allèguent que cette création même constitue l’activité inventive étonnante en question. Il vaudrait mieux discuter de l’importance de cette activité dans la réponse à la quatrième question.

 

[63]           À la quatrième étape, il faut se demander si la notion d’« essai allant de soi » est appropriée en l’espèce. L’expression « allant de soi » ne signifie pas « valant d’être tenté », mais plutôt « très clair » (voir Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CAF 8, aux paragraphes 28 et 29, [2009] ACF no 66). Comme l’explique le juge Rothstein au paragraphe 81 de l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, précité :

La question est maintenant de savoir si la nature de l’invention en cause justifie l’application du critère de l’« essai allant de soi ». La découverte de l’isomère dextrogyre et de son bisulfate est issue de l’expérimentation. Il y avait des variables interdépendantes avec lesquelles M. Badorc devait faire des expériences. L’application du critère de l’« essai allant de soi » en l’espèce rendrait recevable le témoignage des témoins experts sur la découverte des avantages de l’isomère dextrogyre et de son bisulfate ainsi que sur leurs procédés d’obtention.

 

 

[64]           En l’espèce, il fallait mener des expériences pour déterminer la composition appropriée de l’enrobage gastrorésistant. Comme cela a été présenté, il fallait, pour obtenir un enrobage adéquat, réaliser des expériences visant à déterminer le type, la teneur et la composition appropriés de plastifiant. En outre, il fallait examiner l’agent d’enrobage, la quantité d’agent d’enrobage, la taille de la sous‑unité, les additifs externes ainsi que la vitesse et la force de la pression appliquée au cours de la fabrication des comprimés afin de déterminer la composition qui conviendrait le mieux. Tout cela doit être fait dans le respect des normes officinales qui imposent des critères supplémentaires dont il faut tenir compte.

 

[65]           Il nous sera par conséquent nécessaire de recourir au critère de l’« essai allant de soi » énoncé comme suit dans l’arrêt Sanofi‑Synthelab, précité :

66        Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.

[...]

 

69        Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

 

1.  Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

2.  Quels efforts ‑ leur nature et leur ampleur ‑ sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

3.  L’art antérieur fournit‑[il] un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

 

70        Les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent constituer un autre facteur important. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur. Mais on ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.

 

71        Par exemple, le fait pour l’inventeur et les membres de son équipe de parvenir à l’invention rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais, compte tenu de l’art antérieur et des connaissances générales courantes, pourrait étayer une conclusion d’évidence, sauf lorsque leurs efforts et leurs connaissances se sont révélés plus grands que ceux attribués à la personne versée dans l’art. Leur démarche tendrait à indiquer qu’une personne versée dans l’art, grâce à ses connaissances générales courantes et à l’art antérieur, aurait agi de même et serait arrivée au même résultat. Par contre, lorsque temps, fonds et efforts ont été consacrés à la recherche ayant finalement mené à l’invention, et ce, avant que l’inventeur ne se mette à la recherche de l’invention ou qu’on ne lui enjoigne de le faire, y compris les démarches qui se sont révélées vaines et inutiles, une conclusion de non‑évidence pourrait être fondée. […]

 

 

[66]           Je traiterai du critère de l’« essai allant de soi » en me penchant maintenant sur les trois questions précédemment citées.

 

Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

[67]           À la première étape de l’examen du critère de l’« essai allant de soi », il est nécessaire de se demander s’il est plus ou moins évident que le procédé utilisé sera fructueux. Comme le juge Rothstein l’a mentionné dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, précité, aux paragraphes 83 à 85, il y a une différence entre l’existence des procédés utilisés pour créer le produit et le fait de savoir s’il allait de soi pour une personne versée dans l’art de recourir à de tels procédés.

 

[68]           En l’espèce, il ne fait aucun doute que la production d’un enrobage gastrorésistant présentait des difficultés particulières sur le plan de la fabrication. Les procédés visant à créer un tel produit existaient peut‑être à l’époque, mais comme la preuve de l’expert l’a révélé, les solutions n’auraient pas été évidentes pour une personne versée dans l’art. Les deux experts s’entendent pour dire qu’il faut tenir compte de nombreuses variables, notamment la quantité de plastifiant, la composition du plastifiant, l’agent d’enrobage à utiliser, la quantité d’agent d’enrobage à utiliser, la taille de la sous‑unité, le choix des additifs externes, la vitesse et la force de la pression à appliquer au cours de la fabrication des comprimés, la quantité et la composition du matériau de rembourrage et le respect des normes officinales.

 

[69]           Le juge Rothstein a déclaré ce qui suit à cet égard dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, précité (au paragraphe 85) :

La seule existence de procédés connus permettant d’isoler les isomères d’un racémate ne signifie pas qu’une personne versée dans l’art y recourrait nécessairement. Il n’est d’ailleurs pas tenu compte de l’existence de tels procédés lorsqu’aucun élément n’établit qu’il allait plus ou moins de soi d’y recourir. Il est vrai que, selon la preuve, à l’époque considérée, une personne versée dans l’art aurait su que les avantages d’un racémate pouvaient différer de ceux de ses isomères. Toutefois, la possibilité de découvrir l’invention ne suffit pas. Pour satisfaire au critère de l’« essai allant de soi », l’invention doit être évidente au regard de l’art antérieur et des connaissances générales courantes, ce que la preuve n’établit pas en l’espèce. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[70]           Le juge Rothstein a déclaré que l’invention devait être évidente au regard de l’art antérieur. En l’espèce, il se dégageait à l’évidence de l’art antérieur la nécessité de trouver une solution, plus précisément un enrobage gastrorésistant permettant la libération diffuse de l’oméprazole; cette solution, toutefois, l’art antérieur ne la fournissait pas. L’art antérieur n’incite pas à croire en l’existence d’une telle solution, ou laisse entendre que, si elle existe, la solution est extrême complexe et est difficile au plan technique à réaliser. Par conséquent, l’enrobage gastrorésistant ne va pas de soi, de sorte qu’il est maintenant nécessaire de s’attaquer au second volet du critère de l’« essai allant de soi ».

 

Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

[71]           C’est dans l’article de 2011 que les efforts requis pour réaliser l’invention ont été le mieux résumés. L’article fait état de la difficulté qu’il y a à créer pour des pastilles un enrobage gastrorésistant adéquat. On fait aussi ressortir dans cet article, qui a manifestement été publié récemment, combien est complexe le processus de mise au point de tels modes d’administration. Il est aussi bien clair à la lecture de l’article que seul un petit nombre de comprimés à enrobage gastrorésistant ont été commercialisés dans les faits.

 

[72]           Je souscris dans une large mesure au témoignage d’expert de M. Bodmeier, auquel j’accorde un plus grand poids qu’à celui de M. Elder. Plusieurs faits importants, que la défenderesse n’a pas contestés, y sont mis en lumière. Premièrement, on trouve rarement un enrobage qui permette adéquatement la compression en comprimés conformément aux exigences officinales. Cette constatation a été confirmée dans l’article de 2011, qui fait état de cinq médicaments commercialisés sous forme de pastilles entérosolubles. On précise dans l’article que [traduction] « […] la production d’une telle forme posologique [est] extrêmement complexe au plan technique » en raison de plusieurs facteurs.

 

[73]           Ces faits laissent supposer que des efforts considérables sont requis pour obtenir le résultat souhaité.

 

[74]           Les efforts requis pour réaliser l’invention ont consisté en des recherches scientifiques d’importance. Tant le dossier des demanderesses (l’article de 2011) que l’affidavit de M. Bodmeier en attestent. Les techniques de fabrication et de libération des médicaments ont vraisemblablement évolué entre 1994 et 2011. Il est par conséquent raisonnable de présumer qu’en 1994, la mise au point de telles formes posologiques demeurait à tout le moins extrêmement complexe.

 

[75]           Il s’ensuit que le processus requis, en plus d’être extrêmement complexe, prenait beaucoup de temps. L’article de 1997 de M. Bodmeier, qui recense les nombreux défis qu’il fallait encore surmonter pour produire des comprimés à partir de pastilles entérosolubles, permet de le supposer. Le dernier paragraphe de l’article est le plus instructif, car on peut y lire que [traduction] « […] seulement quelques études ont traité de la compression de pastilles de type matriciel ».

 

[76]           Autrement dit, l’expérimentation requise était longue, complexe et, comme en attestent les études peu nombreuses portant sur le processus, loin d’être courante.

 

L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

 

[77]           Je suis d’accord avec la défenderesse pour dire que l’art antérieur fournissait un motif pour rechercher la solution au problème sous‑tendant le brevet. Le brevet 693 traite expressément de compression de comprimés composites à partir de pastilles entérosolubles d’oméprazole. Bien que les demanderesses aient raison de dire que d’importantes ressources sont requises pour passer des techniques prévues au brevet 693 à celles du brevet 647, il est manifeste que les premières fournissent un motif pour chercher à réaliser les secondes.

 

[78]           Lorsqu’elle a elle‑même répondu à la question, la Cour suprême a fait remarquer qu’une sélection était prévisible dans le cas de brevets de genre. En l’espèce, les enrobages gastrorésistants ne donnent pas lieu à un brevet de genre. Il s’agit de préparations de médicaments uniques faites en lien avec leur mode d’administration.

 

[79]           Au paragraphe 90 de Sanofi‑Synthelabo, on a répondu comme suit à la question de savoir si l’art antérieur en cause divulguait un motif :

Toutefois, ni le brevet 875 ni ses connaissances générales courantes ne donnaient à la personne versée dans l’art un motif de rechercher l’objet du brevet 777. Le brevet antérieur était un brevet de genre, de sorte qu’une sélection était prévisible. Il n’établissait cependant pas de distinction entre les composés quant à leur efficacité et à leur toxicité, ce qui donne à penser que ce qu’il y avait lieu de retenir ou d’omettre n’était alors pas évident pour la personne versée dans l’art.

 

 

[80]           Bien qu’une analyse fort restreinte vienne expliquer le paragraphe qui précède, le juge Roger Hughes a, dans une décision récente, jeté un éclairage additionnel sur l’interprétation à donner au troisième volet du critère de l’« essai allant de soi ». Il ressort manifestement de ce jugement que le fait d’être fortement motivé à concevoir un produit comparable ou meilleur constitue un facteur favorable aux fins du critère de l’« essai allant de soi ».

 

[81]           Le juge Hughes a ainsi déclaré ce qui suit dans Allergan Inc. c Canada (Santé), 2012 CF 767, [2012] ACF no 906 (au paragraphe 177) :

La preuve établit irréfutablement à mon sens qu’il existait avant avril 2002 une motivation suffisante à la recherche d’une association médicamenteuse pour le traitement du glaucome. Une telle association médicamenteuse, baptisée COSOPT, se trouvait déjà sur le marché. Une entreprise concurrente du fabricant de COSOPT aurait été fortement motivée à concevoir un produit comparable ou meilleur.

 

 

Ce jugement a été porté en appel (voir 2012 CAF 308, ACF no 1467), mais la Cour d’appel fédérale n’a tiré aucune conclusion quant à la justesse de la partie de l’analyse portant sur la « motivation ».

 

[82]           On a jugé dans Allergan, précitée, qu’une conclusion d’existence d’une motivation divulguée dans un brevet antérieur laissait supposer un marché concurrentiel et constituait ainsi un facteur favorisant la validité du brevet. Au regard du critère de l’« essai allant de soi », la motivation divulguée dans le brevet antérieur serait l’indice d’un marché recherchant activement la solution (subséquemment) brevetée. Si d’autres parties étaient motivées à trouver la solution et, malgré cela, n’ont pas pu ou pas voulu le faire avant que le brevet n’ait été obtenu, ce facteur laisserait supposer que la solution ne constituait pas un « essai allant de soi ».

 

[83]           Dans la décision Janssen‑Ortho Inc. c Novopharm Ltd., 2006 CF 1234, [2006] ACF no 1535, le juge Hughes a déclaré ce qui suit (au paragraphe 114) :

Il ne semble pas qu’une personne extérieure ait montré une certaine motivation pour explorer le domaine des énantiomères de l’ofloxacine. Selon les preuves présentées à cette cour, les concurrents n’ont manifesté aucun intérêt. Il ne semble pas non plus que la communauté scientifique ou académique ait manifesté de l’intérêt. Sans Daiichi, la levofloxacine aurait très bien pu ne jamais exister.

 

 

[84]           On a conclu dans cette affaire qu’une motivation particulière dénotait une plus grande inventivité du concept puisque, sans la motivation de Daiichi, « la levofloxacine aurait très bien pu ne jamais exister ».

 

[85]           Cela est le mieux illustré dans l’article de 2011, où l’on a dit estimer que [traduction] « […] la production d’une telle forme posologique [est] extrêmement complexe au plan technique » en raison de nombreux facteurs. En 2011, la production d’un enrobage gastrorésistant pour des comprimés était, pour une personne versée dans l’art, extrêmement complexe au plan technique. Il est par conséquent raisonnable de conclure que, même si l’art antérieur fournissait une motivation suffisante, il y avait toujours un [traduction] « lion sur le chemin » (voir MedImmune Ltd. c Novartis Pharmaceuticals UK Ltd., [2012] EWCA Civ 1234, au paragraphe 129) suffisamment important pour dissuader la personne versée dans l’art.

 

[86]           Le brevetage est justifié puisque la complexité et la difficulté au plan technique de la réalisation relevées dans l’art antérieur auraient dissuadé l’hypothétique personne versée dans l’art d’agir et qu’ainsi, n’eût été le travail des inventeurs, la mise au point d’une pastille entérosoluble aurait à tout le moins été retardée.

 

[87]           Ainsi, malgré la nécessité évidente d’une solution pour doter l’oméprazole d’un enrobage gastrorésistant, trouver cette solution n’était pas aisé et aurait vraisemblablement dissuadé la personne versée dans l’art.

 

[88]           Compte tenu de l’ensemble de la preuve, j’estime qu’on n’a pas satisfait au critère de l’« essai allant de soi », comme il n’allait pas « […] plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention » (voir l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, précité, au paragraphe 66). Comme nous l’avons vu, la Cour suprême a en outre déclaré dans Sanofi‑Synthelabo, au paragraphe 85 :

Pour satisfaire au critère de l’« essai allant de soi », l’invention doit être évidente au regard de l’art antérieur et des connaissances générales courantes [...].

 

 

[89]           En conclusion, je suis d’avis que le brevet visant un enrobage gastrorésistant de l’oméoprazole n’était pas invalide pour cause d’évidence. De ce fait, l’allégation selon laquelle le brevet 647 est invalide pour cause d’évidence n’est pas justifiée.

 

[90]           La Cour accueille la demande présentée par les demanderesses visant l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer à Ranbaxy un avis de conformité pour les comprimés de 20 mg et de 40 mg de Ranbaxy avant l’expiration du brevet 647.

 

[91]           Les demanderesses ont droit à leurs dépens dans la présente demande.

 

 
JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

            1.         La demande présentée par les demanderesses, visant l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer à Ranbaxy un avis de conformité pour les comprimés de 20 mg et de 40 mg de Ranbaxy avant l’expiration du brevet canadien no 2 180 647, est accueillie.

            2.         Les demanderesses ont droit à leurs dépens dans la présente demande.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives applicables

 

Loi sur les brevets, LRC, 1985, c P‑4

 

2. Sauf disposition contraire, les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[. . .]

 

« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

 

 

27. (3) Le mémoire descriptif doit :

 

 

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

 

28.3 L’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas, à la date de la revendication, être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet, eu égard à toute communication :

 

a) qui a été faite, plus d’un an avant la date de dépôt de la demande, par le demandeur ou un tiers ayant obtenu de lui l’information à cet égard de façon directe ou autrement, de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs;

 

b) qui a été faite par toute autre personne avant la date de la revendication de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

2. In this Act, except as otherwise provided,

 

. . .

 

“invention” means any new and useful art, process, machine, manufacture or composition of matter, or any new and useful improvement in any art, process, machine, manufacture or composition of matter;

 

27. (3) The specification of an invention must

 

(a) correctly and fully describe the invention and its operation or use as contemplated by the inventor;

 

 

28.3 The subject‑matter defined by a claim in an application for a patent in Canada must be subject‑matter that would not have been obvious on the claim date to a person skilled in the art or science to which it pertains, having regard to

 

(a) information disclosed more than one year before the filing date by the applicant, or by a person who obtained knowledge, directly or indirectly, from the applicant in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere; and

 

(b) information disclosed before the claim date by a person not mentioned in paragraph (a) in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere.

 

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133

 

5. (1) Dans le cas où la seconde personne dépose une présentation pour un avis de conformité à l’égard d’une drogue, laquelle présentation, directement ou indirectement, compare celle‑ci à une autre drogue commercialisée sur le marché canadien aux termes d’un avis de conformité délivré à la première personne et à l’égard de laquelle une liste de brevets a été présentée — ou y fait renvoi —, cette seconde personne doit, à l’égard de chaque brevet ajouté au registre pour cette autre drogue, inclure dans sa présentation :

 

a) soit une déclaration portant qu’elle accepte que l’avis de conformité ne sera pas délivré avant l’expiration du brevet;

 

b) soit une allégation portant que, selon le cas :

 

(i) la déclaration présentée par la première personne aux termes de l’alinéa 4(4)d) est fausse,

 

(ii) le brevet est expiré,

 

(iii) le brevet n’est pas valide,

 

(iv) elle ne contreferait aucune revendication de l’ingrédient médicinal, revendication de la formulation, revendication de la forme posologique ni revendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal en fabriquant, construisant, utilisant ou vendant la drogue pour laquelle la présentation est déposée.

 

[. . .]

 

(3) La seconde personne qui inclut l’allégation visée à l’alinéa (1)b) ou (2)b) doit prendre les mesures suivantes :

 

a) signifier à la première personne un avis de l’allégation à l’égard de la présentation ou du supplément déposé en vertu des paragraphes (1) ou (2), à la date de son dépôt ou à toute date postérieure;

 

b) insérer dans l’avis de l’allégation :

 

(i) une description de l’ingrédient médicinal, de la forme posologique, de la concentration, de la voie d’administration et de l’utilisation de la drogue visée par la présentation ou le supplément,

 

(ii) un énoncé détaillé du fondement juridique et factuel de l’allégation;

 

c) joindre à la signification une attestation par le ministre de la date du dépôt de la présentation ou du supplément;

 

 

d) signifier au ministre la preuve de toute signification des documents et renseignements visés aux alinéas a) à c).

 

5. (1) If a second person files a submission for a notice of compliance in respect of a drug and the submission directly or indirectly compares the drug with, or makes reference to, another drug marketed in Canada under a notice of compliance issued to a first person and in respect of which a patent list has been submitted, the second person shall, in the submission, with respect to each patent on the register in respect of the other drug,

 

 

 

(a) state that the second person accepts that the notice of compliance will not issue until the patent expires; or

 

(b) allege that

 

 

(i) the statement made by the first person under paragraph 4(4)(d) is false,

 

 

(ii) the patent has expired,

 

(iii) the patent is not valid, or

 

(iv) no claim for the medicinal ingredient, no claim for the formulation, no claim for the dosage form and no claim for the use of the medicinal ingredient would be infringed by the second person making, constructing, using or selling the drug for which the submission is filed.

 

 

. . .

 

(3) A second person who makes an allegation under paragraph (1)(b) or (2)(b) shall

 

(a) serve on the first person a notice of allegation relating to the submission or supplement filed under subsection (1) or (2) on or after its date of filing;

 

 

(b) include in the notice of allegation

 

(i) a description of the medicinal ingredient, dosage form, strength, route of administration and use of the drug in respect of which the submission or supplement has been filed, and

 

(ii) a detailed statement of the legal and factual basis for the allegation;

 

(c) include in the material served a certification by the Minister of the date of filing of the submission or supplement; and

 

(d) serve proof of service of the documents and information referred to in paragraphs (a) to (c) on the Minister.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑2012‑10

 

 

INTITULÉ :                                                  ASTRAZENECA CANADA INC. et
ASTRAZENECA AB

 

                                                                        ‑ et ‑

 

                                                                        RANBAXY PHARMACEUTICALS CANADA INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 10 septembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                 Le 5 mars 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yoon Kang

Vik Tenekjian

Kyle A. Ferguson

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Angela M. Furlanetto

Geoffrey D. Mowatt

POUR RANBAXY PHARMACEUTICALS CANADA INC., DÉFENDERESSE

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Smart & Biggar

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Dimock Stratton LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR RANBAXY PHARMACEUTICALS CANADA INC., DÉFENDERESSE,

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE MINISTRE DE LA SANTÉ, DÉFENDEUR

 

 

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