Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 


Date : 20130320

Dossier : T-1613-11

Référence : 2013 CF 292

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2013

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

 

FLORENCE THOMAS

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et WILLIAM MURPHY

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Mme Florence Thomas, sollicite le contrôle judiciaire d'une décision en date du 26 août 2011 par laquelle le directeur général régional de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) de la région de l'Atlantique, M. Ken Swain (le directeur de TPSGC) a rejeté une plainte de harcèlement visant le défendeur, M. William Murphy, à la suite des références négatives qu'il avait données au sujet de la demanderesse.

 

Contexte

[2]               La demanderesse, Mme Florence Thomas, a commencé à travailler comme gestionnaire des locaux pour TPSGC en janvier 2007. En juin 2010, elle s'est portée candidate à un poste au sein de Santé Canada pour lequel elle devait soumettre des références. Le défendeur, William Murphy, qui était alors le supérieur de la demanderesse, a accepté de fournir des références.

 

[3]               Mme Tamela Quigg, la personne qui l’a reçue en entrevue (l’intervieweuse), a vérifié, le 29 juillet 2010, par téléphone, les références pour Santé Canada. La vérification des références consistait à poser une série de questions qui étaient les mêmes pour tous les candidats au concours de Santé Canada et pour toutes les personnes qui donnaient des références pour les candidats.

 

[4]               Le 22 septembre 2010, Mme Thomas a appris que sa candidature avait été écartée pour le poste à pourvoir au sein de Santé Canada par suite des références données par M. Murphy. Elle a demandé un réexamen et a fourni à Santé Canada son rapport d'évaluation de rendement le plus récent, qui était également signé par M. Murphy et qui ne faisait pas mention des mêmes problèmes au sujet de son rendement. Santé Canada a informé Mme Thomas que l'on avait accordé plus de poids aux références négatives de M. Murphy, étant donné qu’il était présentement son supérieur immédiat, et on l’a informée que sa candidature était toujours écartée.

 

[5]               Le 11 janvier 2011, la demanderesse a déposé une plainte pour harcèlement dans laquelle elle citait des incidents répétitifs et cumulatifs de harcèlement s'échelonnant de janvier 2007 à octobre 2010 et comprenant les références négatives données par le défendeur, M. Murphy. Cette plainte consistait en une lettre d'accompagnement de six pages dans laquelle les allégations étaient énoncées de façon générale, un rapport de plainte de harcèlement de 66 pages, ainsi que 64 pages d'autres documents, y compris sa description de tâches, ses rapports d'examen de rendement et ses antécédents professionnels. Elle a annexé un document de huit pages à sa plainte en mars 2011 dans laquelle elle alléguait qu'elle avait subi des mesures de représailles par suite du dépôt de sa plainte pour harcèlement.

 

[6]               M. Swain est, en sa qualité de directeur général régional pour la région de l'Atlantique, le gestionnaire délégué chargé du traitement des plaintes pour harcèlement dans la région de l'Atlantique.

 

[7]               Conformément à la politique du Conseil du Trésor sur la prévention et le règlement du harcèlement en milieu de travail (la politique du Conseil du Trésor) et aux directives applicables de TPSGC qui correspondent à la politique du Conseil du Trésor et qui fournissent de plus amples détails sur la façon dont la politique est mise en œuvre au sein de TPSGC, les services d’un tiers indépendant, Mme Linda Foy (l’enquêteure), ont été retenus pour faire enquête sur la plainte et pour soumettre un rapport écrit à M. Swain.

 

 

[8]               L’enquêteure a interrogé plusieurs personnes, y compris Mme Thomas et M. Murphy, ainsi que l’intervieweuse, Mme Quigg. L’enquêteure a entendu le témoignage tant de Mme Quigg que de M. Murphy au sujet de la soumission des références et du déroulement des entrevues.

 

[9]               Mme Quigg a expliqué qu'elle avait envoyé un courriel à M. Murphy le 28 juillet 2010 pour confirmer la tenue de l'entrevue. Elle avait annexé à ce courriel les questions portant sur les références. Elle a expliqué qu'au cours de l'entrevue téléphonique, elle avait posé des questions à M. Murphy, avait noté ses réponses et lui avait relu celles-ci pour les confirmer et pour clarifier les commentaires de ce dernier. Elle a expliqué que seulement 10 p. 100 des réponses données par M. Murphy au sujet de Mme Thomas étaient positives.

 

[10]           M. Murphy a expliqué qu'il croyait qu'il avait donné [traduction] « d'assez bonnes références » au sujet de Mme Thomas et que ses réponses avaient été citées hors contexte par l'intervieweuse. Il a ajouté que les commentaires négatifs qu'il avait faits concernaient une période antérieure des rapports de travail qu’il avait eus avec Mme Thomas et que l'intervieweuse avait mal interprété ce qu'il voulait dire par des commentaires comme [traduction] « très contrôlante » et [traduction] « prend des initiatives ». M. Murphy ne se rappelait pas que Mme Quigg lui avait relu ses déclarations ou qu'il avait reçu à l'avance de Mme Quigg les questions relatives aux références en raison de la quantité importante de courriels qu'il reçoit.

 

[11]           Le rapport d'enquête comprend plusieurs des questions et des réponses fournies par M. Murphy que Mme Quigg avait consignées. Le rapport souligne que la position de la demanderesse suivant laquelle M. Murphy savait ou aurait dû savoir que ses références seraient communiquées à Santé Canada. Le rapport souligne également que le représentant de Santé Canada avait qualifié les références de [traduction] « les pires qu’ils avaient jamais reçues ». L'enquêteure a résumé les mesures prises par elle pour fournir des renseignements complémentaires et des rapports antérieurs de rendement ainsi que les conversations échangées entre Mme Thomas et M. Murphy au sujet des références négatives.

 

[12]           Le 22 juin 2011, l’enquêteure a fourni à Mme Thomas un rapport provisoire d'enquête, qui comprenait un résumé détaillé des éléments de preuve recueillis, mais aucune analyse ou conclusion. Mme Thomas a été invitée à formuler ses commentaires au sujet de cette version provisoire, ce qu'elle a fait le 21 juillet 2012 en fournissant des observations détaillées au sujet de chacun des volets pertinents du rapport provisoire, ce qui totalisait environ 38 pages supplémentaires.

 

[13]           L’enquêteure a rédigé la version définitive de son rapport et l'a remis à M. Swain, le directeur de TPSGC, qui a informé la demanderesse par lettre du 26 août 2011 qu'il n’avait pas retenu les allégations qu’elle avait formulées contre le défendeur. Il a déclaré ce qui suit :

[traduction

J'ai attentivement examiné les rapports d'enquête définitifs établis par Mme Linda Foy au sujet de vos allégations de harcèlement formulées contre M. William (Bill) Murphy [...]

 

[...] Je souscris aux conclusions de ce rapport qui, selon les éléments de preuve fournis, concluent que les allégations ne sont pas fondées.

 

 

[14]           Il convient de souligner que la lettre de M. Swain se réfère à deux rapports parce que l'enquêteure avait également fait enquête sur une plainte portée par Mme Thomas contre une autre personne. Les résultats de cette seconde plainte ne nous intéressent pas dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[15]           Il est de jurisprudence constante qu'à défaut d'éléments de preuve contraires, le rapport d'enquête sur lequel une décision se fonde fait partie de cette décision (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392, au paragraphe 37). Les lignes directrices de TPSGC confirment également que « les faits rassemblés au cours de l'enquête seront soumis au représentant du SM dans un rapport qui servira de fondement à la décision du SM [sous-ministre] ».

 

[16]           Le rapport résumait les faits et les dispositions pertinents de la politique du Conseil du Trésor et des lignes directrices de TPSGC. L’enquêteure a examiné les six allégations découlant de la plainte portée par Mme Thomas contre M. Murphy dans lesquelles il est mentionné ce qui suit : [traduction] « une succession de gestes et d'actes systématiques et répétés dirigés contre la plaignante visant directement à l'exclure des activités de groupe, à la traiter injustement, à refuser de lui permettre de participer à tout travail d'équipe; abus d'autorité; favoritisme; exclusion volontaire de formations; mauvais traitements systématiques », ce qui a amené la demanderesse à se sentir [traduction] « diminuée, humiliée et embarrassée ».

 

[17]           La demande de contrôle judiciaire concerne une seule des allégations de la décision, en l'occurrence :

[traduction

f) 29 juillet 2010 – Bill Murphy aurait harcelé Florence Thomas en donnant de mauvaise foi et de façon injustifiée une référence verbale négative lors d'un concours organisé par Santé Canada [...] en vue de nuire volontairement à sa carrière et à ses chances de promotion, de saper son moral et d’ébranler sa confiance.

 

 

[18]           L’enquêteure a conclu que [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, les éléments de preuve recueillis au cours de l'enquête n'appuient pas l'allégation suivant laquelle Bill Murphy a harcelé Florence Thomas ainsi qu'il est allégué aux alinéas a) à f) ». M. Swain, le directeur de TPSGC, a accepté ces conclusions et estimé que les allégations n'étaient pas fondées.

Les questions en litige

[19]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève trois questions : premièrement, celle de savoir si la Cour fédérale a compétence pour examiner la présente demande de contrôle judiciaire, et, dans l'affirmative, celle de savoir, en deuxième lieu, si la décision, qui comprend le rapport d'enquête, est raisonnable et, troisièmement, celle de savoir si le processus d'enquête et de décision contrevient à la politique du Conseil du Trésor et aux lignes directrices de TPSGC de même qu’aux grands principes en matière d'équité procédurale.

 

La Cour fédérale a-t-elle compétence pour entendre la demande de contrôle judiciaire?

[20]           Le défendeur affirme que la demanderesse ne peut pas demander réparation à notre Cour parce qu'elle n'a pas suivi la procédure de règlement des griefs.

 

[21]           Le défendeur affirme que l'art. 2 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, ch 22, [la LRTFP] prévoit un régime complet de règlement des conflits de travail dans la fonction publique (Dubé c Canada (Procureur général), 2006 CF 796, [2006] ACF no 1014, au paragraphe 30; Hagel c Canada (Procureur général), 2009 CF 329, [2009] ACF no 417, au paragraphe 26; Van Duyvenbode c Canada (Procureur général), [2007] OJ No 2716, 158 ACWS (3d) 763, au paragraphe 9).

 

 

[22]           L'article 208 de la LRTFP reconnaît le droit de tout fonctionnaire de présenter un grief individuel dans diverses situations, notamment « lorsqu'il s'estime lésé par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d'emploi ».

 

[23]           Selon le défendeur, la plainte pour harcèlement a été présentée en vertu de la politique du Conseil du Trésor, dont l'objectif est de favoriser un milieu de travail respectueux et exempt de harcèlement. Comme il s'agit d'un fait portant atteinte à une condition d'emploi au sens de l'alinéa 208(1)b) de la LRTFP, le défendeur affirme que la plainte devrait par conséquent faire l’objet d’un grief.

 

[24]           Le défendeur affirme également que les tribunaux ne devraient pas compromettre le régime législatif créé par la LRTFP et que les demandeurs devraient d'abord épuiser les mécanismes de règlement des griefs avant de saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire (Glowinski c Canada (Conseil du Trésor), 2006 CF 78, 286 FTR 217, aux paragraphes 17 et 18 [Glowinski]).

 

[25]           Voici les dispositions applicables de la LRTFP :

208. (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :

 

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

 

 

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

 

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;


b
) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

 

[...]

 

Réserve

 

(5) Le fonctionnaire qui choisit, pour une question donnée, de se prévaloir de la procédure de plainte instituée par une ligne directrice de l’employeur ne peut présenter de grief individuel à l’égard de cette question sous le régime de la présente loi si la ligne directrice prévoit expressément cette impossibilité.

 

 

[...]

 

214. Sauf dans le cas du grief individuel qui peut être renvoyé à l’arbitrage au titre de l’article 209, la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable en la matière est définitive et obligatoire et aucune autre mesure ne peut être prise sous le régime de la présente loi à l’égard du grief en cause.



[...]

 

236. (1) Le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi remplace ses droits d’action en justice relativement aux faits — actions ou omissions — à l’origine du différend.


 

Application

 

(2) Le paragraphe (1) s’applique que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage.

 

 

[...]

 

[Non souligné dans l’original.]

208. (1) Subject to subsections (2) to (7), an employee is entitled to present an individual grievance if he or she feels aggrieved

(a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

 

(i) a provision of a statute or regulation, or of a direction or other instrument made or issued by the employer, that deals with terms and conditions of employment, or

 

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award; or

(b) as a result of any occurrence or matter affecting his or her terms and conditions of employment.

[...]

 

Limitation

 

(5) An employee who, in respect of any matter, avails himself or herself of a complaint procedure established by a policy of the employer may not present an individual grievance in respect of that matter if the policy expressly provides that an employee who avails himself or herself of the complaint procedure is precluded from presenting an individual grievance under this Act.

[...]

 

214. If an individual grievance has been presented up to and including the final level in the grievance process and it is not one that under section 209 may be referred to adjudication, the decision on the grievance taken at the final level in the grievance process is final and binding for all purposes of this Act and no further action under this Act may be taken on it.

[...]

 

236. (1) The right of an employee to seek redress by way of grievance for any dispute relating to his or her terms or conditions of employment is in lieu of any right of action that the employee may have in relation to any act or omission giving rise to the dispute.

 

Application

 

(2) Subsection (1) applies whether or not the employee avails himself or herself of the right to present a grievance in any particular case and whether or not the grievance could be referred to adjudication.

[...]

 

[emphasis added]

 

[26]           L'argument que la LRTFP est censée prévoir un régime complet et qu'on devrait invoquer cette loi pour régler les conflits de travail et promouvoir des relations de travail efficaces au sein de la fonction publique au lieu de recourir aux tribunaux n'est pas sans fondement. Recourir aux tribunaux aurait notamment pour effet de transformer un processus informel en un processus très formel et rendrait probablement plus difficile la réintégration au travail et le rétablissement de bonnes relations de travail. La LRTFP ne contient toutefois aucune disposition qui empêche la demanderesse de demander le contrôle judiciaire de la décision définitive qui a été rendue en l'espèce.

 

[27]           Le paragraphe 208(1) permet à un employé comme la demanderesse de formuler un grief. Le paragraphe 208(5) exclut certaines questions du processus de règlement des griefs lorsqu'un fonctionnaire se prévaut de la procédure de plainte instituée par une ligne directrice de l'employeur qui exclut expressément la possibilité de présenter un grief individuel à l'égard d'une question donnée. Ce n'est toutefois pas le cas en l'espèce. La politique du Conseil du Trésor sur le harcèlement n'empêche pas la possibilité de présenter un grief.

 

[28]           La politique du Conseil du Trésor est également muette sur les recours qui sont offerts si l'une ou l'autre partie est insatisfaite de la décision. Elle prévoit seulement que « [s]i une plainte sur la même question est ou a déjà été traitée en faisant appel à un autre mécanisme de recours, le processus de plainte sera interrompu et le dossier sera clos ». Là encore, tel n'est pas le cas en l'espèce.

 

[29]           En l'espèce, la demanderesse aurait pu présenter un grief sur réception de la décision, mais elle ne l'a pas fait.

 

[30]           Selon la jurisprudence citée par le défendeur, la LRTFP (tout comme la loi qu'elle a remplacée) constitue un régime complet de règlement des différends dans le cas des fonctionnaires.

 

[31]           Je ne suis toutefois pas d'accord pour dire que la jurisprudence citée établit que le demandeur doit suivre le processus des règlements à l'exclusion des recours qu’il peut exercer devant la Cour fédérale.

 

[32]           Dans l'arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 RCS 146, au paragraphe 33 [Vaughan], le juge Binnie a fait observer que le libellé de l'article 91 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LRC 1985, ch P‑35 [la LRTFP] (la loi qui a précédé la LRTFP actuelle), n'écartait pas la compétence des tribunaux. Il a néanmoins énuméré plusieurs raisons pour lesquelles les tribunaux devaient décliner leur compétence. Dans cette affaire, un employé avait intenté une action directement contre le ministère public par suite d'un refus de prestations de retraite anticipée. Le juge Binnie a poursuivi en déclarant, au paragraphe 39 :

Sixièmement, lorsque le législateur a clairement établi un régime complet pour le règlement des différends en matière de relations de travail, comme c’est le cas en l’espèce, les tribunaux ne devraient pas mettre en péril le mécanisme exhaustif de règlement des différends que contient la loi en permettant l’accès systématique aux tribunaux. Même si l’absence d’un arbitre indépendant peut, dans certaines circonstances, se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal (comme dans les cas de dénonciateurs), la règle générale de la retenue dans les instances découlant des relations de travail devrait prévaloir.

 

 

[33]           Dans le jugement Glowinski, précité, au lieu de présenter un grief, le demandeur avait présenté une demande de contrôle judiciaire d'une décision fondée sur une autre politique du Conseil du Trésor, qui  régissait le taux de rémunération d'un employé lors de sa nomination à la fonction publique. Le juge Kelen a examiné la jurisprudence, y compris l'arrêt Vaughan, et a énoncé comme suit la question à trancher, au paragraphe 15 :

La question que doit donc trancher la Cour est la suivante : le demandeur disposait-il d’un autre recours approprié, hormis le contrôle judiciaire? Existe-t-il des circonstances démontrant que la procédure de règlement interne du grief n’est pas un recours approprié suffisant?

 

 

[34]           Le juge Kelen s'est penché sur l'application de l'article 91 de la LRTFP, qui permet à un fonctionnaire de présenter un grief à l'égard d'une disposition concernant ses conditions d'emploi. Le juge Kelen a conclu, au paragraphe 18 :

De l’avis de la Cour, la procédure de grief prévue par la loi aurait constitué un autre recours approprié à la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’y a aucune allégation voulant que les différents paliers de la procédure de grief, y compris le dernier palier, ne permettent pas au demandeur d’obtenir la mesure réparatrice demandée. La Cour devrait également refuser d’exercer sa compétence en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, car le demandeur a omis d’épuiser les autres procédures de grief disponibles à l’encontre de la décision des intimés, y compris jusqu’au dernier palier, avant d’entreprendre la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[Non souligné dans l'original].

 

[35]           Tout comme dans le jugement Glowinski, je conclus que la question qu'il convient de se poser est celle de savoir si la demanderesse disposait d'un autre recours approprié, c'est‑à‑dire s'il existait des circonstances démontrant que le processus interne de règlement des griefs constituerait un autre recours approprié.

 

[36]           La demanderesse affirme que deux choix s'offraient à elle à la suite de la décision : soumettre un grief ou présenter une demande de contrôle judiciaire. Elle affirme que le processus de règlement des griefs ne pouvait objectivement déterminer si TPSGC avait correctement jugé la plainte pour harcèlement. Le redressement qu'elle réclame est une nouvelle enquête sur sa plainte pour harcèlement. Comme cette mesure ne peut être obtenue dans le cadre du processus de règlement des griefs, la demanderesse affirme que le seul recours efficace réside dans une demande de contrôle judiciaire, c'est‑à‑dire qu'il n'existe pas d'autre recours approprié.

 

[37]           Compte tenu des circonstances de la présente affaire, la Cour exercera sa compétence et examinera la demande de contrôle judiciaire. Cela étant, dans la plupart des conflits et des plaintes en matière de travail, la LRTFP prévoit le recours approprié et c’est celui qui devrait être exercé.

La norme de contrôle

[38]           Les parties sont d'accord pour dire que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s'applique à la décision relative à la plainte pour harcèlement y compris la façon dont le décideur s'est fondé sur le rapport d'enquête pour en arriver à sa décision. Elles conviennent également que la norme de la décision correcte s'applique aux questions d'équité procédurale (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir]).

 

[39]           En contrôle judiciaire, dans le cadre duquel s’applique la norme de la raisonnabilité, la cour ne peut pas substituer la décision qu’elle aurait rendue à celle qui a été rendue, elle doit plutôt examiner déterminer si la décision qui a été rendue appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59 [Khosa]).

 

[40]           La politique du Conseil du Trésor définit les compétences des personnes chargées d'enquêter sur les plaintes pour harcèlement. L’enquêteure doit posséder les connaissances requises au sujet de la politique sur le harcèlement et sur les autres politiques et lois applicables et sur la culture de l'entreprise, en plus d'avoir diverses aptitudes et capacités et de posséder la formation et l'expérience appropriées. Par conséquent, l'enquêteure, Linda Foy, qui a été embauchée pour procéder à la présente enquête, est censée posséder les compétences nécessaires et il y a lieu de faire preuve de déférence envers son rapport d'enquête et la décision fondée sur celui-ci, à moins que celle‑ci ne respecte pas la norme énoncée dans l'arrêt Dunsmuir. Dans l'arrêt Dunsmuir, la Cour a fait observer, au paragraphe 49 :

La déférence commande en somme le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier, ainsi que de la différence entre les fonctions d’une cour de justice et celles d’un organisme administratif dans le système constitutionnel canadien.

 

 

La décision, qui comprend le rapport d'enquête, est-elle raisonnable?

[41]           La demanderesse affirme que l’enquêteure n'a pas exercé sa compétence dans la mesure où elle n'a pas tiré de conclusion précise au sujet de la crédibilité et qu'elle a tiré ses conclusions en se fondant sur une analyse illogique ou inacceptable.

 

[42]           En ce qui concerne la crédibilité, la demanderesse affirme que, comme la preuve était contradictoire, l'enquêteure aurait dû tirer des conclusions au sujet de la crédibilité des témoins qu'elle avait interrogés.

 

[43]           La demanderesse affirme également que, pour déterminer s'il y avait eu harcèlement, l'enquêteure aurait dû examiner objectivement les actes reprochés tout en tenant compte du contexte qui aurait une incidence sur la perception que la victime aurait quant aux agissements en question. La demanderesse affirme que l’enquêteure s'est plutôt concentrée sur l'intention de M. Murphy et que par conséquent les conclusions de cette dernière sont déraisonnables.

 

[44]           Rappelons que la définition du harcèlement prévue par les lignes directrices de TPSGC est identique à celle prévue dans la politique du Conseil du Trésor, mais qu'elle comprend quelques exemples supplémentaires :

Harcèlement. Tout comportement malséant ou blessant envers une ou plusieurs autres personnes dans le milieu de travail, dont le caractère offensant ou préjudiciable était connu de l'auteur ou n'aurait pas dû lui échapper. Il comprend tout agissement, propos et manifestation répréhensible qui humilie, rabaisse ou embarrasse un employé, tout comportement d'intimidation et toute menace. Il peut s'agir de remarques humiliantes, de blagues, de sarcasmes, de gestes insultants, d'images offensantes ou de commentaires malveillants sur la vie privée d'une personne. Il comprend tout harcèlement au sens prévu par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cette loi interdit toute discrimination fondée sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe (y compris la grossesse et l'accouchement), l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, la déficience physique, le handicap mental ou l'état de personne graciée.

 

 

[45]           Cette définition est vaste. Bien que la demanderesse affirme que l'intention de harceler n'est pas exigée, la définition exige que le comportement soit malséant et que l'auteur de l'acte ait été conscient du caractère offensant ou préjudiciable de l'acte ou que celui‑ci n'aurait pas dû lui échapper.

 

[46]           Il convient par ailleurs de souligner que les allégations formulées par Mme Thomas contre M. Murphy étaient plus précises, comme nous les avons déjà mentionnées dans les présents motifs :

[traduction

f) 29 juillet 2010 – Bill Murphy aurait harcelé Florence Thomas en donnant de mauvaise foi et de façon injustifiée une référence verbale négative lors d'un concours organisé par Santé Canada [...] en vue de nuire volontairement à sa carrière et à ses chances de promotion, de saper son moral et d’ébranler sa confiance.

[Non souligné dans l'original.]

 

L'enquêteure aurait-elle dû tirer des conclusions au sujet de la crédibilité?

[47]           La demanderesse invoque le jugement Canada (Procureur général) c Tran, 2011 CF 1519, [2011] ACF no 1836, au paragraphe 21 [Tran], pour affirmer que l'enquêteure doit apprécier la crédibilité, surtout dans les affaires où il y a des versions opposées des faits, lorsqu'il s'agit de décider de l'opportunité de déférer une plainte à un tribunal administratif (dans le cas qui nous occupe, le Tribunal canadien des droits de la personne).

 

[48]           Dans l'affaire Tran, la question en litige était celle de savoir si la Commission canadienne des droits de la personne était tenue de déférer une plainte chaque fois que la preuve était contradictoire. La Cour a conclu que « l’existence d’une preuve conflictuelle ne mène pas automatiquement à une audience devant le Tribunal ».

 

[49]           Même si, dans le cas qui nous occupe, l’enquêteure était confrontée à des éléments de preuve contradictoires en raison des notes et des souvenirs de l’intervieweuse de Santé Canada et de M. Murphy qui étaient loin d'être parfaits, aucune jurisprudence n'a été citée à l'appui de l'argument que les exigences sont identiques à celles qui s'appliquent dans le cas de la Commission canadienne des droits de la personne.

 

[50]           La demanderesse affirme que l’intervieweuse de Santé Canada a déclaré qu'elle avait relu au défendeur les réponses que celui‑ci lui avait données et que le témoignage de l'intervieweuse à ce sujet n'avait pas été contredit. L'enquêteure a conclu qu'il n'y avait [traduction] « aucune preuve » que l'intervieweuse avait relu ses réponses au défendeur, sans toutefois tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité de l'intervieweuse. Selon la demanderesse, l'enquêteure a ainsi tiré une conclusion qui ne reposait sur aucune preuve, ce qui suffit pour justifier l'annulation de sa décision (Conseil de l'éducation de Toronto (cité) c Fédération des enseignants-enseignantes des écoles secondaires de l'Ontario, district 15 (Toronto), [1997] 1 RCS 487, [1997] ACS no 27, aux paragraphes 44 et 45, 78).

 

[51]           La demanderesse affirme que le défaut de l'enquêteure d'apprécier la crédibilité de l’intervieweuse rend le rapport d'enquête ainsi que la décision subséquente du directeur de TPSGC déraisonnables.

 

[52]           La demanderesse affirme que parmi les réponses données par M. Murphy, qui ont été consignées dans le rapport d'enquête, plusieurs étaient des réponses intéressées et qu'elles entachent sa crédibilité, mais que l'enquêteure n'a pas abordé cette question.

 

[53]           Le rapport d'enquête reproduit les réponses données par M. Murphy qui ont été consignées par Mme Quigg. M. Murphy a répondu en toute franchise. Dans son analyse de la plainte en question, l'enquêteure a fait remarquer que la preuve était contradictoire au sujet de la question de savoir si les notes de l’intervieweuse correspondaient fidèlement aux propos de M. Murphy. L'enquêteure a relevé l'argument de M. Murphy selon lequel bon nombre des réponses qu'il avait données avaient été citées hors contexte. Elle a également relevé l'affirmation de l'intervieweuse selon laquelle elle ne procédait pas habituellement à la vérification des références et qu'il était possible que celle-ci ait mal compris certaines des références et n'ait pas tout noté au sujet du règlement des conflits antérieurs.

 

[54]           Les notes de l'entrevue de l’intervieweuse ne constituent pas une transcription; elles correspondent à l'interprétation que l’intervieweuse faisait des réponses de M. Murphy. Bien qu'on ne sache pas avec certitude si l'intervieweuse a relu à M. Murphy ses réponses conformément à l'usage habituel, Mme Thomas fait reposer ses allégations sur les réponses consignées par l'intervieweuse. Le courriel envoyé à M. Murphy avant l'entrevue ne confirme pas la procédure précise qui devait être suivie.

 

[55]           Bien que l’enquêteure ait employé l'expression [traduction] « il n'y a aucune preuve qu'elle a procédé de cette façon » en ce qui concerne la question de savoir si l'intervieweuse, Mme Quigg, a relu à M. Murphy les réponses données par ce dernier, aucune preuve n'était exigée et il se peut que l'enquêteure se soit tout simplement mal exprimée. L'enquêteure a clairement relevé les éléments de preuve contradictoires sur cette question.

 

[56]           À mon avis, l’enquêteure n'avait pas l'obligation de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité des témoins qu'elle interrogeait. L'enquêteure a fondé ses conclusions sur la grande quantité de documents et de renseignements fournis par les témoins. Son rôle consistait à apprécier la preuve, à l'évaluer et à décider si l'accusation de harcèlement avait été établie. Si l'enquêteure avait conclu qu'un témoin n'était pas crédible, elle aurait pu l'indiquer. Toutefois, elle a pu estimer que M. Murphy et Mme Quigg étaient tous les deux crédibles, même si leur souvenir de la procédure qui avait été suivie n'était pas parfait et divergeait à certains égards.

 

[57]           De plus, l'auteur de la décision finale, M. Swain, était conscient de cette contradiction comme le rapport le démontre bien.

L’enquêteure a-t-elle tiré des conclusions inacceptables ou illogiques?

[58]           La demanderesse affirme que les observations précises formulées par l'enquêteure étaient inacceptables et qu'elles n'étaient pas pertinentes en ce qui concerne l'allégation de harcèlement. Ainsi :

[traduction

Même si l’intervieweuse a mal interprété les propos de M. Murphy ou les a dénaturés, il est évident que M. Murphy lui a bel et bien expliqué qu'il avait l'impression que Mme Thomas n'était pas un atout au sein de son équipe et qu'elle dramatisait.

 

Rapport d'enquête (paragraphe 93)

 

[...] ne semble pas avoir réussi à lâcher prise en ce qui concerne les questions qui ont été abordées et [...] continue à nourrir des doutes et du ressentiment contre certains de ses collègues avec ou sans raison [...] Dans le passé, M. Murphy a pu constater que Mme Thomas s'entendait bien avec ses collègues et qu'elle est intense et émotive.

 

Rapport d'enquête (paragraphe 93)

 

Selon la preuve, bien que les faits consignés par l’intervieweuse de Santé Canada aient pu être embarrassants et humiliants pour Mme Thomas, les paroles que M. Murphy a effectivement prononcées n'étaient peut-être pas aussi graves que ce qui a été consigné. Il ne semble pas que le comportement de M. Murphy ait été déplacé, étant donné que la preuve ne démontre pas qu'il ait intentionnellement cherché à nuire à la carrière de Mme Thomas [...] De plus, si M. Murphy avait eu des sentiments à ce point négatifs au sujet de Mme Thomas, il aurait probablement esquivé les questions délicates avec l'intervieweuse de Santé Canada pour tenter de faciliter le départ de Mme Thomas de son service.

 

Rapport d'enquête (paragraphe 94)

 

 

[59]           La demanderesse souligne que la définition du « harcèlement » qui figure dans les lignes directrices de TPSGC ainsi que dans la jurisprudence démontre que l'intention n'est pas nécessaire pour qu'on puisse conclure au harcèlement. La demanderesse soutient que l'enquêteure s'est concentrée à tort sur les intentions du défendeur au lieu de s'en tenir aux perceptions de la demanderesse et que, par conséquent, les conclusions tirées par l'enquêteure sont déraisonnables.

 

[60]           En ce qui concerne la conclusion de l’enquêteure suivant laquelle [traduction] « les paroles que M. Murphy a effectivement prononcées n'étaient peut-être pas aussi graves que ce qui a été consigné », la demanderesse affirme que l'enquêteure a ainsi reconnu que les propos en question étaient dans une certaine mesure graves et qu'il était déraisonnable de la part de l'enquêteure de conclure qu'il ne s'agissait pas de harcèlement.

 

[61]           Il ressort du rapport d'enquête et du dossier que l'enquêteure a examiné les observations des parties et la preuve, de même que les notes, les dossiers et les déclarations de l'intervieweuse. L'enquêteure a reproduit les questions et les réponses consignées par l'intervieweuse, Mme Quigg. Il est évident que bon nombre des commentaires n'étaient pas favorables à Mme Thomas.

 

[62]           L’enquêteure a fait observer, d'entrée de jeu, dans son rapport, que la politique du Conseil du Trésor sur le harcèlement exigeait de tenir compte de plusieurs facteurs, notamment de la gravité et du caractère répréhensible des actes reprochés ainsi que des circonstances et du contexte de chaque situation. Le contexte du présumé harcèlement reproché à M. Murphy a donc été pris en compte, lors de l’examen des références d'emploi.

 

[63]           L’enquêteure a examiné six allégations au cours de son enquête. Le tour d'horizon proposé dans le rapport au sujet de l'évolution des rapports de travail des intéressés fournissait un contexte complémentaire. Les allégations de harcèlement découlant des références données par M. Murphy sont expressément abordées dans 11 des 20 pages du rapport.

 

[64]           L’enquêteure a relaté les renseignements qui lui avaient été fournis et a relevé les renseignements contradictoires. Elle a fait observer que l’intervieweuse avait admis qu'elle avait peut-être mal interprété certains propos et qu'elle ne vérifiait habituellement pas les références. L'enquêteure a également relevé les observations ou les explications offertes par M. Murphy, qui avaient précisé que ses réponses portaient surtout sur les qualités personnelles, qu'aucune définition de la diversité ne lui avait été fournie, que les propos qu'il avait tenus nécessitaient que l'on comprenne le poste occupé par Mme Thomas (par exemple la signification de l'acronyme ISO et le faible degré d'initiative) et le fait qu'il avait expliqué que certains conflits appartenaient au passé et que la situation s'était depuis améliorée. Toutes ces nuances étaient bien précisées dans le rapport afin d’éclairer la personne appelée à prendre la décision finale, M. Swain.

 

[65]           La demanderesse affirme également que l'idée de l’enquêteure selon laquelle M. Murphy aurait probablement dit des choses positives au sujet de Mme Thomas pour faciliter son départ de son service est illogique, étant donné qu'elle suppose qu'un employeur pourrait être malhonnête. De plus, cet argument ne répond pas à la question de savoir si les propos en question équivalaient à du harcèlement.

 

[66]           À mon avis, ces propos se rapportent à l'appréciation globale de l’enquêteure quant à la question de savoir si M. Murphy avait répondu à l'intervieweuse dans l’intention de nuire à Mme Thomas. L'enquêteure a conclu que les propos de M. Murphy ne visaient pas à nuire à Mme Thomas. L'enquêteure constatait tout simplement que ce genre de comportement se produisait parfois et elle spéculait qu'il aurait pu se produire en l'espèce, mais que rien de tel n'était arrivé.

 

[67]           Bien que la définition du harcèlement soit large et qu'elle n'exige pas l'intention de harceler, l'allégation spécifique formulée par Mme Thomas précisait bien que les propos de M. Murphy visaient à nuire à sa carrière. Par conséquent, la conclusion de l'enquêteure selon laquelle M. Murphy n'avait pas cette intention n'était pas erronée.

 

[68]           La question clé est celle de savoir si les motifs de la décision, c.‑à‑d. le rapport d'enquête et le dossier qui l'accompagnaient, étayent la conclusion selon laquelle il n'y a pas eu de harcèlement. Comme nous l'avons déjà souligné, il y a lieu de faire preuve de déférence envers l’auteur de ce genre de décisions, compte tenu de son expertise en matière de plaintes pour harcèlement.

 

[69]           L’enquêteure a apprécié et soupesé l’ensemble des éléments de preuve et des renseignements et a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les propos tenus par M. Murphy en réponse à la demande de références, et dont plusieurs n’étaient pas favorables même en tenant compte des explications possibles offertes, n’étaient pas inacceptables et n’équivalaient pas à du harcèlement.

 

[70]           Comme nous l'avons déjà souligné, il n'appartient pas à notre Cour de réévaluer la preuve ou de substituer l'issue qui serait selon elle préférable à celle qui a été retenue.

 

[71]           L’enquêteure n'a pas formulé de conclusions générales selon lesquelles les propos tenus lors de la vérification des références, lesquels devraient être honnêtes et francs, ne peuvent pas constituer du harcèlement. Toutefois, vu les circonstances de l'affaire qui lui était soumise, l'enquêteure a tenu compte du contexte global, y compris des renseignements contradictoires, pour conclure que les propos qui avaient été tenus étaient humiliants et embarrassants sans toutefois être inacceptables. L'enquêteure a estimé que M. Murphy avait fourni des renseignements et des opinions qui reposaient sur son expérience et sur son point de vue en tant que gestionnaire de Mme Thomas. La conclusion de l'enquêteure selon laquelle les propos en question ne constituaient pas du harcèlement était raisonnable.

 

Le processus d'enquête et de prise de décisions était‑il conforme aux exigences de l'équité procédurale?

 

[72]           La demanderesse affirme que le processus d'enquête et de prise de décisions contrevenait à la politique du Conseil du Trésor et aux lignes directrices de TPSGC, de même qu'aux grands principes de l'équité procédurale. La demanderesse affirme qu'on aurait dû lui remettre une copie du rapport final de l'enquêteure, dans lequel se trouvaient l'analyse et les conclusions de cette dernière, avant de le remettre à M. Swain pour qu'elle puisse en commenter les conclusions. La demanderesse affirme également que M. Swain aurait dû avoir la possibilité de prendre connaissance de ses commentaires au sujet du rapport provisoire, ce qui aurait permis à la demanderesse d'infléchir la décision de M. Swain.

 

[73]           La demanderesse invoque le jugement Potvin c Canada (Procureur général), 2005 CF 391, [2005] ACF no 547 [Potvin], dans lequel la Cour fédérale a jugé que les affaires de harcèlement commandent un degré élevé d'équité procédurale, compte tenu des « conséquences importantes » pour toutes les personnes visées. La demanderesse soutient que l'équité procédurale exigeait donc qu'on lui offre la possibilité de faire valoir son point de vue en réponse au rapport d'enquête et que la personne chargée de prendre la décision définitive devait pouvoir prendre connaissance de ses observations.

 

[74]           La demanderesse reconnaît qu'elle a effectivement formulé des observations au sujet du rapport provisoire, mais souligne que cette version ne comprenait pas l'analyse et les conclusions de l'enquêteure, de sorte qu'elle n'était pas au courant de « ce à quoi elle devait répondre »

 

[75]           Je trouve étranges les mots choisis, compte tenu du fait que c'est la demanderesse qui a formulé des allégations contre M. Murphy. La demanderesse n'avait pas à répondre à quoi que ce soit. C'était davantage la préoccupation du défendeur, M. Murphy. La demanderesse a fourni des observations et des pièces à l'appui détaillées que l'enquêteure a examinées, sans parler des entrevues qui ont été menées. La demanderesse a eu une possibilité raisonnable d'établir le bien‑fondé de ses allégations.

 

[76]           La demanderesse affirme également qu'elle a présenté une preuve détaillée au sujet des vérifications de ses références et des allégations de harcèlement que l'enquêteure n'a pas analysées ou évaluées dans son rapport. La demanderesse affirme que l'enquête n'était par conséquent pas approfondie et qu'elle violait ainsi les principes d'équité procédurale.

 

[77]           J'estime qu'il n'y a pas eu de manquement à l'équité procédurale

[78]           Dans le jugement Potvin, la Cour a estimé que la politique qui était en litige dans cette affaire – la politique pour la prévention et le règlement du harcèlement en milieu de travail de la Cour canadienne de l'impôt – codifiait l'étendue des obligations imposées par l'équité procédurale dans les circonstances.

 

[79]           En l'espèce, la politique du Conseil du Trésor et les lignes directrices de TPSGC définissent les exigences à respecter en matière d'équité procédurale lorsqu'il s'agit de répondre à ce type de plainte.

 

[80]           En tant que gestionnaire délégué chargé de recevoir les plaintes pour harcèlement dans la région de l'Atlantique, M. Swain a reçu la plainte de Mme Thomas en mars. La plainte a été examinée par le directeur des relations de travail et de la rémunération pour décider de la meilleure suite à y donner. M. Swain a ensuite estimé qu'il y avait lieu d'ouvrir une enquête sur les allégations de harcèlement et il a ordonné de retenir les services d'un enquêteur indépendant. Les mesures prises par M. Swain étaient conformes à la politique et aux lignes directrices.

 

[81]           L’enquêteure a également suivi la procédure prévue tant par la politique du Conseil du Trésor que par les lignes directrices de TPSGC. L’enquêteure a soumis un rapport provisoire à Mme Thomas en juin et l'a invitée à formuler ses observations. Mme Thomas a fourni des observations détaillées au sujet du rapport provisoire dont certaines reprenaient ses observations antérieures. L’enquêteure a confirmé avoir pris connaissance de toutes les observations formulées par Mme Thomas au sujet du rapport provisoire et a révisé le rapport pour en tenir compte chaque fois qu'elle estimait que leur inclusion [traduction] « offrirait un éclairage utile ou permettrait de se prononcer sur la véracité des allégations ».

 

[82]           L’enquêteure a soumis à M. Swain un rapport écrit résumant les renseignements qui avaient été recueillis et exposant son analyse et ses conclusions au sujet de chacune des allégations, ainsi que la plainte initiale et tous les documents à l'appui qui avaient été fournis par Mme Thomas.

 

[83]           L’enquêteure a reçu et examiné plus de 66 pages de la plainte initiale, 64 pages de documents à l'appui, l'annexe de huit pages ainsi qu'environ 38 pages d'observations portant sur le rapport provisoire. De plus, l'enquêteure a interrogé plusieurs témoins. Le fait que l'enquêteure n'ait pas mentionné chacun des éléments de preuve dans son rapport ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Newfoundland and Labrador (Treasury Board), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16).

 

[84]           En ce qui concerne la possibilité de commenter le rapport, voici ce que prévoit la politique du Conseil du Trésor :

g) Les plaignants et les mis en cause doivent revoir une copie du rapport préliminaire pour en confirmer l'exactitude. Ils seront informés, par écrit, de l'issue de l'enquête et ils recevront une copie du rapport final.

 

[Non souligné dans l'original]

 

[85]           Les lignes directrices de TPSGC disposent :

4.  L'enquêteur fournira au représentant du SM un rapport provisoire sur les faits.

 

5.  Le plaignant et le ou les intimés recevront une copie du rapport provisoire et auront la possibilité de signaler, par écrit, les éventuelles erreurs de fait et omissions. Ces contestations seront incluses dans le rapport final.

 

6.  Les faits rassemblés au cours de l'enquête seront soumis au représentant du SM dans un rapport qui servira de fondement à la décision.

 [Non souligné dans l'original]

 

 

[86]           Comme nous l'avons déjà signalé, la plaignante et le défendeur ont tous les deux eu l'occasion de présenter leurs observations au sujet du rapport provisoire.

 

[87]           Ni la politique du Conseil du Trésor ni les lignes directrices de TPSGC n'exigent que l'on permette à la demanderesse d'examiner et de commenter le rapport final. Les lignes directrices prévoient que la demanderesse peut signaler les erreurs de fait et les omissions relevées dans le rapport provisoire, ce qui ne lui donne pas pour autant le droit de contester les conclusions et l'analyse de l'enquêteure avant que le rapport final ne soit soumis à la personne chargée de prendre la décision finale. Si tel était le cas, les personnes visées seraient en mesure de contester la décision avant même qu'elle ne soit prise simplement parce qu'elles sont en désaccord avec l'analyse de l'enquêteur.

 

[88]           La demanderesse affirme, s'agissant des principes d'équité procédurale, que la démarche appropriée consisterait à fournir le rapport final aux parties pour commentaires.

 

[89]           Je ne suis pas d'accord pour dire que l'équité procédurale commande une telle approche. Obliger l'enquêteure à soumettre aux parties l'avant-dernier rapport avec ses conclusions et son analyse avant de le remettre au représentant du sous-ministre risquerait d'entraîner une enquête sans fin étant donné que les parties continueraient à commenter ou à réfuter leurs commentaires respectifs. Cette façon de procéder minerait également le rôle et la mission de l'enquêteur indépendant et relèguerait son rôle à celui d’une simple personne chargée de recueillir des renseignements, de les résumer et de formuler des suggestions. Le représentant du sous-ministre, qui est la personne chargée de prendre la décision, se retrouverait dans la position de devoir examiner tous les renseignements, d'examiner le rapport provisoire et les observations de chacun des intéressés sur celui‑ci et sur les observations, bref, à se charger lui-même de l'essentiel de l'enquête. Ce n'est pas ce que prévoit la politique ou les lignes directrices applicables et cette façon de procéder ne serait ni efficace ni pratique, compte tenu des nombreuses autres obligations dont le représentant du sous-ministre doit s'acquitter, notamment en ce qui concerne les autres plaintes prévues par la politique et les lignes directrices. L'enquête doit être déléguée et le représentant du sous-ministre doit ensuite rendre sa décision en se fondant sur le rapport final que lui soumet l'enquêteur indépendant.

 

[90]           Je répète qu'aucun manquement à l'équité procédurale n'a été commis en l'espèce. La demanderesse a eu la possibilité de formuler ses observations au sujet du rapport provisoire et celles-ci ont été dûment examinées.

 

[91]           L’enquêteure a examiné l'ensemble des renseignements et rien ne permet de penser que son enquête n'était pas exhaustive.

 

Dispositif

[92]           La décision était fondée sur un rapport d'enquête dans lequel six allégations spécifiques ont été examinées. L’enquêteure a examiné les relations de travail tendues qui ont servi de toile de fond à l'ensemble des allégations. Bien que certaines des observations de l'enquêteure puissent sembler moins pertinentes pour ce qui est de l'allégation de harcèlement découlant des références négatives, elles sont pertinentes pour l'enquête globale. La demande de contrôle judiciaire porte uniquement sur les allégations de harcèlement découlant des références négatives.

 

[93]           Les répercussions d'une éventuelle plainte pour harcèlement ne sont pas négligeables pour ceux qui donnent des références ainsi que pour les éventuels employeurs qui demandent réclament de telles références. Si la personne qui donne des références ne s’assure pas que ses réponses ne soient pas considérées comme répondant à la vaste définition du harcèlement, l'éventuel employeur risque de ne pas recevoir des renseignements véridiques et de douter peut-être de la véracité des réponses qui lui sont données.

 

[94]           Dans le cas qui nous occupe, l’enquêteure ne s'est pas expressément penchée sur la question de savoir si les observations formulées dans le cadre des références données pouvaient constituer du harcèlement. L’enquêteure s'est seulement demandée si les propos précis tenus par le défendeur, M. Murphy, dans les circonstances de la présente affaire, constituaient du harcèlement.

 

[95]           Comme la Cour s'est déclarée compétente pour examiner la demande de contrôle judiciaire de la décision définitive du directeur de TPSGC, il ne lui appartient pas de réexaminer la preuve ou de tirer de nouvelles conclusions, ou, en l'espèce, de décider s'il y a eu ou non harcèlement. Le rôle de la Cour consiste plutôt à déterminer si la décision qui a été rendue appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit. Or, compte tenu du rapport d'enquête et du dossier soumis à la Cour, j'estime que la décision était raisonnable.

 

[96]           Il n'y a pas eu de manquement à l'équité procédurale. L'enquête et le processus de prise de décision étaient conformes à la politique du Conseil du Trésor et aux lignes directrices de TPSGC. La demanderesse a eu amplement l'occasion de formuler ses allégations et de commenter le rapport provisoire préparé par l'enquêteure indépendante. Le rapport d'enquête précisait que la demanderesse avait fourni ses commentaires et que le rapport avait été révisé pour tenir compte de ceux-ci le cas échéant.

 

[97]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[98]           Les parties ont convenu que des dépens de 3 000 $, plus les débours, seraient adjugés selon l'issue de la cause.

 


JUGEMENT

 

LA COUR REJETTE la présente demande de contrôle judiciaire et adjuge la somme de 3 000 $, plus les débours, à titre de dépens au défendeur, le Procureur général du Canada.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1613-11

 

INTITULÉ :                                      FLORENCE THOMAS c.

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUTRE

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :             le 24 septembre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE KANE

 

 

DATE DES MOTIFS :                     le 20 mars 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me David Yazbeck

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Joshua Alcock

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

RAVEN, CAMERON, BALLANTYNE, YAZBECK, LLP/s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.