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Date : 20130311

Dossier : IMM-9217-11

Référence : 2013 CF 261

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 mars 2013

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

OSCAR DANIEL RODRIGUEZ RAMIREZ
(ALIAS DANIEL FELIPE RODRIGUEZ SUAREZ)
DANIEL FELIPE RODRIGUEZ SUAREZ
CLAUDIA LILIANA SUAREZ CHANCI

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision (la décision) par laquelle Mme Patricia Greenside (la commissaire) de la Section de la protection des réfugiés (la SPR ou la Commission) a rejeté les demandes d’asile d’Oscar Daniel Rodriguez Ramirez (âgé de 38 ans, le demandeur d’asile), de son épouse, Claudia Liliana Suarez Chanci (âgée de 35 ans, la demandeure d’asile) et de leur fils mineur, Daniel Felipe Rodriguez Suarez (âgé de 10 ans, le demandeur d’asile mineur) (appelés, collectivement, les demandeurs), tous citoyens de la Colombie. La commissaire a conclu qu’aucun des demandeurs n’avait la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

[2]               Les demandeurs ont fondé leur demande d’asile sur leurs opinions politiques ainsi que sur leur appartenance à un groupe social. La commissaire a conclu que le demandeur d’asile ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir qu’il existait une possibilité sérieuse de persécution pour un motif prévu par la Convention, ou qu’il s’exposait personnellement, selon la prépondérance des probabilités, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait en Colombie. Elle a également conclu qu’étant donné que les demandes d’asile de l’épouse et de l’enfant mineur reposaient entièrement sur les preuves du demandeur d’asile, il y avait lieu de les rejeter elles aussi.

 

[3]               Pour les motifs exposés ci-après, je conclus qu’il convient d’infirmer la décision de la commissaire et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

 

LES FAITS

[4]               Les faits allégués à l’origine de la demande d’asile des demandeurs sont les suivants. En Colombie, le demandeur d’asile a occupé un poste de cadre au sein d’une société pharmaceutique entre 1993 et 2010. Il allègue qu’à la suite d’une prise de contrôle de cette société en 2009, il a commencé à recevoir des menaces des Forces armées révolutionnaires de la Colombie (les FARC) parce qu’il refusait d’adhérer à un syndicat et qu’il aurait collaboré avec les Forces d’autodéfense unies de la Colombie (les AUC).

 

[5]               En août 2009, le demandeur d’asile est entré au service de l’entreprise qui avait pris le contrôle de son ancien employeur. À cette époque, allègue-t-il, les syndiqués de la société l’ont qualifié de traître, l’ont accusé de soutenir les AUC et ont mentionné son nom dans des tracts et des affiches, parce qu’il refusait d’adhérer au syndicat.

 

[6]               Le 1er février 2010, le demandeur d’asile a reçu un appel au cours duquel les FARC ont menacé de le tuer ainsi que les membres de sa famille. Il a signalé l’appel à la police et à son employeur. À la page 492 du dossier du tribunal, aux lignes 40 à 45, il déclare que les auteurs de l’appel n’ont rien dit à propos de son travail ou du syndicat. La police a pris sa déposition et a recommandé qu’il change d’habitudes, mais elle ne lui a pas offert d’autres mesures d’aide ou de protection.

 

[7]               Le 9 février 2010, le demandeur d’asile a fait une autre déposition à la police (dossier du tribunal, page 494, ligne 45) parce qu’il avait reçu, le 4 février 2010, un message texte lui demandant de communiquer avec l’expéditeur, lequel disait avoir besoin d’argent, et, quatre jours plus tard, un message vocal lui intimant de quitter la ville. Une copie de ces deux messages a censément été remise au bureau du procureur. Le demandeur d’asile allègue que le premier message avait pour but de le faire entrer en contact avec l’expéditeur et que le second confirmait que les deux messages émanaient des FARC.

 

[8]               Le 12 février 2010, le demandeur d’asile a reçu deux cartes d’invitation (l’une à son domicile et l’autre à son travail) en vue d’assister à une messe célébrant sa propre mort. Il déclare qu’après en avoir informé son employeur et les autorités (qui n’ont rien fait), il a remis les cartes au procureur général.

 

[9]               Les demandeurs d’asile ont changé de lieu de résidence, leur fils a changé d’école et ils ont quitté la ville provisoirement. Même si cela n’est pas mentionné dans l’exposé circonstancié du Formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur d’asile, ce dernier a allégué, lors de l’audience tenue devant la SPR, que, du 13 février au 14 mars 2010, ils étaient partis à Bogota en vue de s’installer chez des membres de leur famille et d’échapper aux menaces (dossier du tribunal, page 513, ligne 47). À leur retour, la situation s’était améliorée durant un certain temps.

 

[10]           En juillet 2010, une fois de plus, le demandeur d’asile a commencé à recevoir sur son téléphone cellulaire des appels des FARC, l’intimant de quitter le pays. Les demandeurs ont évité leur domicile et le demandeur d’asile a pris soin de ne pas rester seul.

 

[11]           Le 20 septembre 2010, l’automobile du demandeur d’asile a été endommagée et vandalisée par l’inscription du message suivant : [traduction] « Partez maudits traîtres ».

 

[12]           Le 19 novembre 2010, le demandeur d’asile a reçu sur son téléphone cellulaire une autre menace de mort des FARC. Il s’est présenté à la police [traduction] « pour la troisième fois » le 22 novembre 2010, en vue de le signaler, et il en a fait de même auprès de son employeur. Il a démissionné de son poste en date du 30 novembre 2010, car il a considéré qu’il ne bénéficiait d’aucune mesure d’aide ou de protection. À ce moment-là, la demandeure d’asile a commencé, elle aussi, à recevoir des appels anonymes, dans lesquels on demandait à parler à son époux (trois en tout).

 

[13]           Le 7 décembre 2010, son épouse a reçu un appel qu’elle a reconnu comme émanant du même membre des FARC qui lui avait téléphoné auparavant. Celui-ci lui a rappelé la menace qu’il avait faite, à savoir que les demandeurs avaient intérêt à quitter la ville et que les FARC étaient présentes dans tout le pays. Les demandeurs disent avoir signalé cet appel à la police, soit le même jour (dossier du tribunal, page 505, ligne 45), soit le 9 décembre 2010 (dossier du tribunal, page 506, ligne 5).

 

[14]           Les demandeurs ont décidé de partir pour le Canada sur les conseils de la sœur du demandeur d’asile, à qui l’on avait accordé, ici, le statut de réfugié.

 

[15]           Les demandeurs ont quitté la Colombie et sont arrivés au Canada le 27 décembre 2010, et ils ont présenté leur demande d’asile le même jour. Cette dernière a été entendue le 27 septembre 2011 et a été rejetée par une décision datée du 17 novembre suivant.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[16]           La commissaire a considéré que les questions déterminantes étaient les suivantes : (i) si le demandeur d’asile avait un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention, (ii) s’il y avait ou non une protection adéquate de l’État en Colombie (et, par ailleurs, si le demandeur d’asile avait pris toutes les mesures raisonnables pour se prévaloir de cette protection) et (iii) si le demandeur d’asile avait prouvé de manière claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer une protection. Elle a également examiné si la ville de Cali offrait une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable.

 

[17]           La commissaire a conclu que le demandeur d’asile n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, parce qu’il bénéficiait d’une protection de l’État et qu’il existait une PRI viable à Cali.

 

[18]           Pour ce qui était de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi), la commissaire a conclu que le demandeur d’asile, victime d’actes criminels, n’avait pas de lien avec un motif prévu par la Convention. Elle a rejeté son argument selon lequel il avait été pris pour cible par les FARC du fait qu’il refusait d’adhérer à un syndicat, concluant plutôt, selon la prépondérance des probabilités, qu’il s’agissait d’une simple question d’extorsion. Comme le demandeur d’asile n’avait pas fourni suffisamment de preuves dignes de foi ou convaincantes qui établissaient qu’il avait des opinions politiques, perçues ou non, ou que les présumés persécuteurs lui en attribuaient, elle a conclu qu’il n’y avait pas de lien attribuable à des opinions politiques.

 

[19]           Estimant que les craintes du demandeur d’asile n’étaient pas liées à la race, à la nationalité, à la religion, à des opinions politiques réelles ou présumées ou à l’appartenance à un groupe social en particulier, la commissaire a conclu qu’il avait été simplement victime d’actes criminels ou d’une vendetta et que la demande d’asile présentée en vertu de l’article 96 de la LIPR ne pouvait pas être retenue.

 

[20]           La commissaire a pris en considération la disponibilité d’une protection de l’État en tant que solution de rechange à sa conclusion relative à l’existence d’un lien ainsi qu’en rapport avec l’article 97 de la LIPR.

 

[21]           Elle a conclu qu’étant donné que, d’après la preuve documentaire, la Colombie était une démocratie qui tenait des élections libres et équitables et qui était dotée d’un système judiciaire « relativement indépendant et impartial », la prépondérance de la preuve objective concernant la situation actuelle de la Colombie donnait à penser que, dans ce pays, la protection de l’État, bien qu’imparfaite, était adéquate pour les victimes d’actes criminels, que la Colombie faisait de sérieux efforts pour lutter contre le problème de la criminalité et que la police était à la fois disposée et apte à protéger les victimes. Par ailleurs, comme le demandeur d’asile n’avait pas établi qu’il avait un profil susceptible d’intéresser qui que ce soit en Colombie, il y avait moins qu’une simple possibilité qu’il soit pris pour cible pour un motif (admissible) quelconque.

 

[22]           La commissaire a conclu que la police avait pris une déposition chaque fois que le demandeur d’asile avait signalé les menaces dont il était victime et que le fait que la police disait faire enquête sur les plaintes (sans résultats concrets toutefois) était une preuve que l’on offrait au demandeur d’asile une protection adéquate de l’État.

 

[23]           La commissaire a rejeté l’explication du demandeur d’asile au sujet des contradictions relevées entre l’exposé circonstancié de son FRP, où il avait déclaré s’être présenté à la police pour la troisième fois le 22 novembre 2010, et son témoignage, où il avait déclaré s’être présenté à la police environ douze fois avant cette date-là, et elle a conclu qu’il n’était allé voir la police qu’à trois reprises entre les mois de février et de novembre 2010. Malgré cette conclusion défavorable quant à la crédibilité, elle a laissé entendre que, si le demandeur d’asile avait sollicité chaque fois la protection de la police, ainsi qu’il le prétendait, et si la police avait pris ses dépositions et ouvert des enquêtes, « cela aurait constitué des éléments de preuve de sa volonté et de sa capacité d’assurer la protection du demandeur d’asile en l’espèce » (paragraphe 30).

 

[24]           Selon la commissaire, en quittant la Colombie avant la fin des enquêtes, le demandeur d’asile avait privé l’État d’une possibilité d’agir. Elle a conclu que les lettres d’amis et de membres de la famille du demandeur d’asile qui faisaient foi des divers incidents étaient intéressées et elle ne leur a accordé aucune valeur probante, parce qu’elles avaient été écrites après le dépôt du FRP ainsi qu’à la requête du demandeur d’asile.

 

[25]           Selon la commissaire, le simple fait que les efforts d’un État ne soient pas toujours fructueux ne suffit pas pour réfuter la présomption d’une protection de l’État : « [l]e fait de mettre en doute l’efficacité de la protection offerte par l’État alors que celle-ci n’a pas vraiment été mise à l’épreuve ne permet pas de réfuter la présomption de la protection de l’État » (paragraphe 33).

 

[26]           La commissaire a cité des preuves de revers subis par les FARC ainsi que des statistiques gouvernementales faisant état d’un contrôle croissant de la part du gouvernement (p. ex., la condamnation d’accusés pour crimes contre les droits de la personne), et elle a conclu qu’au vu de la totalité des éléments de preuve, le demandeur d’asile n’était pas parvenu à réfuter la présomption d’une protection de l’État, au moyen d’éléments clairs et convaincants, dans sa situation particulière.

 

[27]           Après avoir résumé les règles de droit applicables aux analyses relatives à la PRI, la commissaire a examiné la disponibilité d’une PRI viable en tant que solution de rechange à ses autres constatations et elle a conclu qu’il y en avait une de disponible à Cali. Le demandeur d’asile a soutenu que les FARC étaient actifs dans tout le pays et qu’il ne serait pas en sécurité à Cali, à cause surtout du travail très en vue qu’il exerçait auprès d’une société pharmaceutique nationale. La commissaire a conclu qu’il ne serait pas exagérément difficile pour le demandeur d’asile de trouver du travail dans un secteur autre que l’industrie pharmaceutique et qu’il ne serait pas déraisonnable ou indûment pénible, vu l’ensemble des circonstances, y compris celles qui étaient propres au demandeur d’asile, que ce dernier trouve refuge à Cali.

 

[28]           Comme il a déjà été mentionné, la commissaire a conclu que la preuve n’était pas suffisante pour indiquer que le demandeur d’asile avait un profil susceptible d’intéresser qui que ce soit en Colombie ou que, selon la prépondérance des probabilités, les FARC avaient un motif quelconque pour le rechercher.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[29]           Les questions à trancher sont les suivantes :

(i)         Était-il loisible à la commissaire de conclure que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention?

(ii)        Les conclusions que la commissaire a tirées au sujet de la protection de l’État étaient-elles raisonnables et déterminantes?

(iii)       La commissaire a-t-elle commis une erreur dans son analyse concernant l’existence d’une PRI viable à Cali?

 

[30]           J’examinerai chacune de ces questions, en plus d’analyser si la commissaire a interprété correctement l’article 97 de la LIPR.

 

L’ANALYSE

[31]           Je conviens avec le défendeur qu’il y a lieu de maintenir la décision, sauf si les demandeurs obtiennent gain de cause à l’égard de deux motifs au moins : la protection de l’État et la PRI. Cela dit, ces deux motifs sont étroitement liés. Comme les conclusions que la commissaire a tirées au sujet de la disponibilité d’une PRI viable étant subordonnées à celles qu’elle a tirées au sujet de la protection de l’État, il s’ensuit, ainsi que je le démontrerai plus loin, que, si ses conclusions relatives à la protection de l’État sont déraisonnables, il en est de même de celles qui se rapportent à la PRI.

 

[32]           Ni les demandeurs ni le défendeur n’ont présenté d’observations précises sur la norme de contrôle à appliquer à la décision de la commissaire. Cependant, il ne fait aucun doute que la norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions de fait telles que les conclusions que tire un agent au sujet de la crédibilité, tout comme les conclusions concernant la disponibilité d’une protection de l’État et d’une possibilité de refuge intérieur : voir Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 58.

 

[33]           Cela dit, la norme qu’il convient d’appliquer à l’interprétation de l’article 97 de la LIPR est moins évidente du point de vue juridique. En examinant la jurisprudence, la juge Gleason a récemment invoqué de solides raisons en faveur d’un argument selon lequel « l’interprétation que la SPR fait des articles 96 et 97 de la LIPR – par opposition à l’application, aux faits d’une espèce, des conditions qui y sont prévues – est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte » : Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 26. Et, ajoute-t-elle ensuite :

[26]      […] On pourrait prétendre que ces deux articles impliquent que l’on interprète les obligations contractées par le Canada aux termes des traités internationaux auxquels il a souscrit (la Convention relative au statut des réfugiés et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants), ce qui soulève des questions de droit général pouvant être considérées comme étrangères au domaine propre à la SPR. Il existe des précédents qui appuient la proposition que l’interprétation des dispositions de la LIPR qui touchent les obligations contractées par le Canada aux termes de traités internationaux ou qui découlent de celles-ci est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. Dans l’arrêt Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, aux paragraphes 42 à 50 [Pushpanathan], la Cour suprême du Canada a jugé que la norme de contrôle de la décision correcte était celle qui s’appliquait à l’interprétation faite par la Commission de la définition de réfugié au sens de la Convention figurant dans la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies, que met en œuvre le paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration, LRC, 1985, c I‑2, et qu’on retrouve maintenant à l’article 96 de la LIPR, en partie en raison de la nature des questions en cause et du fait que ces questions sont étrangères au domaine de spécialisation de la Commission.

 

[34]           Souscrivant à l’analyse que fait la juge Gleason, je conclus que les trois questions que soulève le défendeur sont toutes susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable pour ce qui est des faits de l’espèce, mais que l’interprétation implicite que fait la commissaire de l’article 97 de la LIPR, de même que son interprétation du principe de la PRI (qui fait partie inhérente de l’article 96 et de l’article 97 de la Loi), sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.

 

(i)         Était-il loisible à la commissaire de conclure que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention?

[35]           Les demandeurs allèguent que la commissaire a mal interprété les éléments de preuve ou en a fait abstraction et qu’elle n’a pas nié que le demandeur d’asile avait subi un préjudice ou qu’on avait menacé de lui en faire subir un, mais qu’elle a plutôt conclu qu’il fallait qualifier ce préjudice d’acte criminel ou de vendetta. Le demandeur d’asile soutient toutefois que l’exposé circonstancié de son FRP témoigne de la nature politique des menaces et qu’elle est corroborée par la preuve de deux rapports de police. Il signale que la commissaire s’est fondée sur ces rapports comme preuve que l’État était disposé à lui assurer une protection.

 

[36]           Je conviens avec le défendeur qu’il était loisible à la commissaire de conclure que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention. À cet égard, la commissaire a pris en considération mais rejeté l’observation du demandeur d’asile selon laquelle il était une personne bien connue qui avait un profil politique et que ses craintes étaient liées à son refus d’adhérer à un syndicat ainsi qu’à de présumés liens avec les AUC. Elle a conclu également que le demandeur d’asile n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve corroborants sur les tracts qui l’auraient étiqueté comme un traître. Même si le demandeur d’asile était ciblé par les FARC, la commissaire avait toute latitude pour conclure que ce n’était que pour l’extorquer et qu’il s’agissait là d’un motif insuffisant pour fonder une demande d’asile sur des opinions politiques.

 

[37]           Contrairement aux observations des demandeurs, la commissaire a traité expressément des rapports de police et a conclu que ceux-ci n’aidaient pas les demandeurs à établir l’existence d’un lien, car il n’y était pas question du mobile des présumées menaces :

En ce qui concerne le premier rapport de police, à la question de savoir pourquoi, si aucun autre employé n’avait refusé d’adhérer au syndicat à son lieu de travail, et il alléguait être menacé en raison de son refus de s’affilier au syndicat, il était indiqué que des collègues avaient également été menacés, le demandeur d’asile a répondu qu’ils avaient été menacés pour d’autres raisons, n’ayant aucun lien avec le syndicat.

 

À la question de savoir pourquoi le second rapport de police indiquait que son interlocuteur avait exigé qu’il verse de l’argent et, encore une fois, il n’y avait aucune mention de présumés motifs liés à son refus d’adhérer au syndicat, le demandeur d’asile a répondu que la véritable intention des auteurs des menaces était simplement de l’inciter à les rappeler.

 

Décision, paragraphe 15.

 

[38]           La conclusion de la commissaire selon laquelle le demandeur d’asile n’avait pas établi l’existence d’une preuve crédible et probante suffisante qu’il avait été persécuté pour ses opinions politiques relevait donc de son pouvoir discrétionnaire, car il n’avait pas expliqué les incohérences relevées dans la preuve qui donnait à penser que certains collègues avaient été menacés pour des raisons non liées au syndicat et que l’un des appels qu’il avait reçus était une demande de paiement d’argent, sans faire état de ses motivations politiques. La commissaire aurait pu arriver à une conclusion différente, mais celle qu’elle a tirée en se fondant sur les éléments de preuve dont elle disposait n’était certes pas déraisonnable.

 

[39]           La commissaire a examiné avec soin l’existence d’un lien au regard de l’article 96 de la LIPR, mais elle n’a pas procédé à une analyse précise relativement à l’article 97, vraisemblablement à cause de sa conclusion selon laquelle la nature et le degré du risque allégué étaient de peu d’importance à la lumière de ses conclusions concernant la disponibilité d’une protection de l’État et d’une PRI à Cali. Il est toutefois difficile de saisir comment la commissaire a pu examiner correctement la question de la disponibilité d’une protection de l’État et d’une PRI après avoir omis de caractériser la nature et le degré des risques, quels qu’ils soient, auquel les demandeurs s’exposeraient s’ils retournaient en Colombie. À l’évidence, la disponibilité d’une protection de l’État et d’une PRI viable varie en fonction du fait de savoir si une personne s’expose à un risque généralisé ou personnel.

 

[40]           Une personne qui est victime d’un préjudice de nature criminelle ne peut pas être automatiquement exclue du champ d’application de l’article 97 de la LIPR. Après avoir examiné l’abondante jurisprudence sur le sujet, la juge Gleason a avancé, au paragraphe 40 de la décision Portillo, que le point de départ essentiel d’une analyse relative à l’article 97 consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur d’asile est exposé. Il convient tout d’abord de déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir, la nature du risque ainsi que son fondement, avant de le comparer au risque auquel est exposé un groupe important de la population de son pays, en vue de déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité.

 

[41]           Cette évaluation revêt une pertinence particulière dans le cas présent, car la commissaire a rejeté la demande fondée sur l’article 96 au motif que le demandeur d’asile était victime d’actes criminels. La commissaire ne conclut pas que certaines des allégations du demandeur d’asile étaient dignes de foi, mais elle souscrit à la teneur et à la valeur probante des deux rapports de police et, en fait, se fonde sur eux comme preuve que l’État était disposé à protéger les demandeurs. Bien qu’elle conclue à deux reprises que la preuve n’était pas suffisante pour indiquer que le demandeur d’asile avait un profil susceptible d’intéresser qui que ce soit en Colombie et que, de ce fait, il y avait moins qu’une simple possibilité que les FARC le considèrent comme une cible (la décision, aux paragraphes 42 et 51), il n’est pas clair si ces conclusions peuvent être dissociées de la conclusion simpliste de la commissaire selon laquelle le demandeur d’asile était « victime de la criminalité ».

 

[42]           Par exemple, la commissaire n’a pas traité du témoignage du demandeur d’asile (aux pages 505 et 506 du dossier du tribunal) selon lequel les FARC avaient continué de le menacer après qu’il avait quitté son emploi pour [traduction] « montrer leur pouvoir », [traduction] « rallier plus de gens à leur cause » et [traduction] « terrifier les gens » en montrant [traduction] « qu’elles pouvaient détruire à n’importe quel moment la vie d’une personne qui n’était pas d’accord avec elles ou ne voulait pas… n’était pas d’accord avec le syndicat ou avec une personne qui pouvait exercer une influence ». Si le demandeur d’asile était bel et bien exposé à un risque personnel pour sa vie ou à un risque de peines ou traitements cruels et inusités, la commissaire ne pouvait pas rejeter ce risque en disant qu’il s’agissait d’un risque général de nature criminelle. Il est possible que l’on puisse dire des constatations de la commissaire à propos du profil (ou de l’absence de profil) du demandeur d’asile qu’elles établissent que ce dernier n’est pas parvenu à prouver l’existence d’un risque personnel, mais, en l’absence de toute analyse fondée sur l’article 97 qui soit distincte des constatations relatives à la protection de l’État et à la PRI, une telle conclusion serait purement conjecturale.

 

[43]           De ce fait, et malgré que les demandeurs n’aient pas développé cet argument en détail, je m’estime obligé de conclure, selon la norme de la décision correcte, que la commissaire a commis une erreur en omettant de tenir compte de cet aspect de l’article 97 de la LIPR. Vu l’effet qu’elle pourrait avoir sur les analyses relatives à la protection de l’État et à la PRI, cette erreur serait en soi suffisante pour qu’on infirme la décision et qu’on la renvoie pour nouvelle décision.

 

(ii)        Les conclusions que la commissaire a tirées au sujet de la protection de l’État étaient-elles raisonnables et déterminantes?

[44]           La commissaire a eu raison de dire qu’il incombe au demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir une protection dans les cas où cette protection peut être raisonnablement assurée. Il est absolument vrai que, pour prétendre au statut de réfugié, il est nécessaire de convaincre la Commission qu’on a sollicité, sans succès toutefois, la protection de son État d’origine ou, subsidiairement, qu’on ne peut pas s’attendre à ce que cet État, d’un point de vue objectif, assure une protection.

 

[45]           En l’espèce, la commissaire a reconnu qu’il y avait des problèmes en Colombie, notamment à cause des FARC et d’autres groupes de guérilla, mais elle a conclu, après examen, que le gouvernement avait fait des progrès considérables sur le plan de la lutte contre ces organisations. La Colombie, a-t-elle conclu, se situait à un stade où de tels groupes ne menaçaient plus sa sécurité nationale; des milliers de paramilitaires avaient été démobilisés, l’État exerçait davantage de contrôle sur des régions autrefois occupées, et les activités de ces groupes avaient nettement diminué.

 

[46]           L’avocat des demandeurs a fait valoir que la commissaire avait commis une erreur dans son appréciation de la situation en Colombie, et il a fait référence à des extraits de la preuve documentaire selon lesquels, en Colombie, le système judiciaire était dysfonctionnel et le gouvernement devait déployer son armée et solliciter l’aide d’autres pays pour lutter contre les insurgés, ce qui reconnaissait ainsi que les services de police locaux n’étaient pas en mesure de défendre ou de protéger une victime en particulier contre le préjudice qu’un tel groupe causerait. Je conviens avec le défendeur que ces observations ne représentent rien de plus qu’un désaccord quant à l’appréciation de la preuve. Il n’y a pas lieu d’examiner à la loupe les motifs que la commissaire a énoncés, et il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de soupeser à nouveau la preuve qui a été soumise à la Commission.

 

[47]           Cela dit, je suis néanmoins d’avis que la commissaire s’est trompée en appréciant la situation personnelle du demandeur d’asile. Tout d’abord, elle ne pouvait pas conclure de manière raisonnable que les demandeurs avaient privé l’État d’une occasion d’agir du fait qu’ils avaient quitté le pays peu après avoir reçu d’autres menaces en décembre 2010. Le demandeur d’asile recevait des menaces depuis février 2010 et il avait sollicité l’aide de la police à un certain nombre de reprises au cours de cette année-là. Contrairement à ce que la commissaire semble sous-entendre au paragraphe 31 de sa décision, nous n’avons pas affaire ici à une situation où le demandeur d’asile tente de réfuter la présomption d’une protection de l’État en faisant simplement état d’une réticence subjective à solliciter cette protection. Il y a peut-être bien des incohérences dans les déclarations que le demandeur d’asile a faites quant au nombre de fois où il s’était présenté à la police, mais il a clairement fait au moins trois dépositions à propos des incidents survenus entre les mois de février et de novembre 2010. Il se peut que ces tentatives n’aient pas été suffisantes pour montrer que les demandeurs avaient épuisé tous les recours dont ils disposaient à l’échelon national dans un pays tel que les États-Unis (voir Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, 282 DLR (4th) 413, au paragraphe 57) mais, dans un pays où la protection de l’État est loin d’être parfaite – et la commissaire a admis que c’était le cas en Colombie – et où le gouvernement doit compter sur l’armée pour protéger les citoyens, on ne peut pas dire de manière raisonnable que le demandeur d’asile doutait de l’efficacité de la protection qu’offrait l’État sans l’avoir réellement mise à l’essai.

 

[48]           Par ailleurs, la commissaire laisse entendre que la disposition de la police à accepter les dépositions du demandeur d’asile (qu’il y en ait eu trois, ou douze comme l’a affirmé le demandeur d’asile) et à lancer des enquêtes est, sans plus, la preuve que l’État assurait une protection adéquate (décision, paragraphe 39). Dans la décision Tomlinson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 822, au paragraphe 26, la juge Mactavish conclut qu’il est déraisonnable de mettre sur le même pied « le caractère suffisant de la protection de l’État [et] la volonté de la police de faire de sérieux efforts pour protéger les citoyens. » L’avocate du défendeur a soutenu qu’il n’y avait pas grand détails qui auraient permis à la police de poursuivre son travail, car le demandeur d’asile n’avait pas pu identifier les persécuteurs ou fournir des renseignements sérieux qui auraient permis à la police de mener leur enquête plus avant. Il a toutefois fourni les numéros de téléphone d’où venaient les menaces, ainsi que l’enveloppe annonçant ses funérailles. Après un délai de dix mois, rien n’indiquait que la police avait fait quoi que ce soit de plus que prendre les dépositions du demandeur d’asile. Dans de telles circonstances, et sans plus, je ne crois pas qu’il était raisonnable de conclure que le demandeur d’asile n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle une protection de l’État était disponible, et sa crédibilité n’a pas été mise en doute à cet égard.

 

(iii)       La commissaire a-t-elle commis une erreur dans son analyse concernant l’existence d’une PRI viable à Cali?

[49]           Les demandeurs contestent le passage suivant, extrait des motifs de la commissaire, et soutiennent qu’il est suffisant pour établir que cette dernière a appliqué le mauvais critère au moment d’apprécier l’existence d’une PRI :

Il ne s’agit pas de savoir si l’autre partie du pays plaît ou convient au demandeur d’asile, mais plutôt de savoir si on peut s’attendre à ce qu’il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d’aller chercher refuge dans un autre pays à l’autre bout du monde.

 

Décision, paragraphe 44.

 

[50]           Je conviens avec le défendeur que, si on lit ce passage dans son contexte, la commissaire ne laisse pas entendre que les demandeurs étaient obligés de montrer qu’ils s’étaient rendus à Cali et qu’ils y avaient bel et bien été persécutés. Il ressort clairement d’une lecture attentive du paragraphe 44 dans son intégralité, ainsi que du paragraphe 45, que la commissaire n’a pas commis d’erreur dans sa formulation des règles de droit régissant les possibilités de refuge intérieur et qu’elle était bien au fait de la jurisprudence et des principes généraux qui s’appliquent à cette question. En fait, l’avocat des demandeurs a admis à l’audience qu’il ne s’agissait pas là de son argument le plus solide.

 

[51]           S’il s’agissait là du seul problème que présentait la conclusion de la commissaire, je conclurais donc que la décision relative à la disponibilité d’une PRI viable n’était pas déraisonnable. Cependant, compte tenu des commentaires que j’ai faits plus tôt quant aux lacunes de l’analyse de la commissaire à propos de la disponibilité d’une protection de l’État, je ne puis retenir la conclusion relative à la PRI car il est loin d’être clair que la commissaire serait parvenue à la même conclusion sans ses constatations relatives à la protection de l’État. En fait, les propos suivants, relevés dans les motifs de la commissaire, dénotent l’interdépendance des deux conclusions :

À la question de savoir s’il pouvait habiter à Cali pour éviter les FARC, le demandeur d’asile a répondu qu’il ne pouvait pas parce qu’elles sévissaient partout au pays. À la question de savoir pourquoi il craignait que les FARC le poursuivent s’il devait retourner à Cali, le demandeur d’asile a répondu qu’elles voudraient montrer leur pouvoir et faire de lui un exemple. À la question de savoir s’il serait en sécurité à Cali et s’il pourrait y solliciter la protection, s’il en avait besoin, le demandeur d’asile a répondu que non, parce que les autorités n’ont ni le temps ni les ressources pour faire quoi que ce soit. Le demandeur d’asile s’est vu demander s’il existait des motifs, autres que sa crainte des FARC, pour lesquels il serait incapable de vivre à Cali et il a répondu par la négative. Je rejette les affirmations du demandeur d’asile et je conclus, comme je l’ai mentionné plus tôt dans la présente décision, que la protection de l’État serait offerte au demandeur d’asile en l’espèce, s’il en avait besoin et la sollicitait.

 

Décision, paragraphe 47.

 

[52]           Compte tenu de ce qui précède, il est évident qu’après avoir conclu que les constatations de la commissaire au sujet de la protection de l’État sont déraisonnables, il me faut également conclure que ses constatations relatives à la PRI le sont aussi, car elles ne peuvent guère être dissociées dans les circonstances de l’espèce.

 

[53]           Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie. Il n’y aura pas de question à certifier.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche, traducteur

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9217-11

 

INTITULÉ :                                      OSCAR DANIEL RODRIGUEZ RAMIREZ ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 12 DÉCEMBRE 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 11 MARS 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ildikó Erdei

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Czuma, Ritter

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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