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Date : 20130228

Dossier : IMM‑4106‑12

Référence : 2013 CF 211

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 février 2013

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

EPHRAIM TIANGHA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

       MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], visant la décision par laquelle une agente d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente formée par le demandeur au titre de la catégorie des aides familiaux. M. Tiangha remplissait les conditions d’admissibilité, mais il avait aussi exercé d’autres emplois sans autorisation et n’avait pas convaincu l’agente qu’il convenait de lui accorder une exemption pour des raisons d’ordre humanitaire.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

LE CONTEXTE

 

[3]               M. Tiangha est entré au Canada en provenance des Philippines le 30 septembre 2006 dans le cadre du programme des aides familiaux. Il est un infirmier autorisé. À son arrivée, il a appris que son employeur, qui habitait à Toronto, ne pouvait plus l’engager. Son agence lui a alors trouvé à Calgary un autre employeur, pour qui il a travaillé durant les 22 mois suivants. Après le décès de son employeur à l’âge de 100 ans en novembre 2008, M. Tiangha est resté deux mois de plus à Calgary pour aider au règlement de la succession, durée que Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a accepté d’intégrer dans le calcul de ses heures de travail aux fins réglementaires.

 

[4]               M. Tiangha a alors présenté une demande de résidence permanente et s’est mis à la recherche d’un autre employeur. Cette tâche s’est révélée difficile, la plupart des employeurs éventuels préférant engager un soignant de sexe féminin. De février 2009 à janvier 2010, M. Tiangha a touché des prestations d’assurance‑emploi. Il a trouvé en janvier 2010 un nouvel employeur, mais pour lequel il n’a pu travailler qu’un mois. Il a de nouveau chômé de février à octobre 2010.

 

[5]               Au début de février 2010, M. Tiangha a appris que son père était gravement malade. Afin de contribuer aux frais d’hospitalisation et de chirurgie de son père aux Philippines, qui s’élevaient à 10 000 $, M. Tiangha a commencé à travailler sans permis, d’abord comme aide familial, puis comme ouvrier agricole. Son père est décédé le 11 octobre 2010, et il est alors retourné aux Philippines pour un séjour de deux mois. Avant son départ, il avait trouvé un nouvel emploi de soignant, de sorte qu’il a pu quitter le Canada après avoir obtenu un permis de séjour temporaire et un permis de travail. Malheureusement, à son retour au Canada en décembre 2010, la personne qui devait l’employer était décédée.

 

[6]               M. Tiangha s’est donc trouvé de nouveau sans travail en décembre 2010. Il a alors recommencé à travailler sans autorisation, comme jardinier et employé de ménage, pour subvenir à ses besoins et continuer à payer les frais afférents à la dernière maladie et aux obsèques de son père. Il a finalement obtenu un autre emploi de soignant pour personne âgée en août 2011. On lui a délivré un nouveau permis de travail le 22 novembre de la même année.

 

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

 

[7]               Le 19 avril 2012, le bureau de Calgary de CIC a rejeté la demande de résidence permanente de M. Tiangha. La lettre où cette décision est consignée explique qu’il a rempli les conditions d’admissibilité pour la résidence permanente en tant que membre de la catégorie des aides familiaux, ayant travaillé 4 162 heures autorisées avant l’expiration, en septembre 2010, du délai de quatre ans dont il disposait pour accumuler 3 900 heures. Cependant, il a été déclaré interdit de territoire canadien sous le régime de l’article 41 de la LIPR pour avoir enfreint l’article 30 de cette même loi et l’alinéa 185b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR] en exerçant de multiples emplois sans autorisation. L’agente d’immigration a également conclu qu’il n’avait pas produit d’éléments de preuve suffisants pour justifier une exemption fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Selon elle, les circonstances ayant conduit à l’interdiction de territoire du demandeur n’étaient ni inhabituelles ni imméritées, et le refus de l’exemption n’entraînerait pas pour lui de difficultés excessives.

 

[8]               D’après l’agente, M. Tiangha aurait pu trouver du travail autorisé s’il avait fait plus d’efforts, et il aurait pu vivre à la charge d’amis et de parents au Canada pendant qu’il cherchait des emplois. L’agente a aussi noté qu’il n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour attester son établissement au Canada malgré son long séjour au pays, ni pour prouver qu’il subirait des difficultés excessives s’il devait partir; de plus, constatait‑elle, le sort d’aucun enfant n’était en jeu. En outre, le demandeur avait manifesté une disposition à travailler dans d’autres domaines que la prestation de soins.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE :

 

[9]               Les questions suivantes sont en litige dans la présente instance :

 

  1. L’agente d’immigration a‑t‑elle commis une erreur de droit en concluant que le demandeur était interdit de territoire canadien pour avoir travaillé sans autorisation?

 

  1. L’agente d’immigration a‑t‑elle rendu une décision CH déraisonnable eu égard aux éléments de preuve dont elle disposait?

 

ANALYSE

 

            La norme de contrôle judiciaire

 

[10]           La norme de contrôle applicable aux questions formulées ci‑dessus est déjà établie de manière satisfaisante par la jurisprudence; voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], paragraphe 57. La cour de révision doit faire preuve d’un degré élevé de retenue à l’égard de l’interprétation que donne un décideur administratif de sa propre loi constitutive; voir Dunsmuir, paragraphe 54; Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, paragraphe 28; et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, paragraphe 30. En outre, la décision prononcée par un agent d’immigration sur une demande CH met en jeu des questions mixtes de fait et de droit; voir Russom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1311, paragraphes 11 à 13. Les deux questions en litige commandent donc l’application de la norme du caractère raisonnable. Pour reprendre les termes du paragraphe 47 de Dunsmuir, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de ladite décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

L’agente d’immigration a‑t‑elle commis une erreur de droit en concluant que le demandeur était interdit de territoire canadien pour avoir travaillé sans autorisation?

 

[11]           Le demandeur soutient qu’aux termes de l’alinéa 200(3)e) du RIPR, la délivrance du nouveau permis de travail qu’il a obtenu en novembre 2011 a réparé l’interdiction de territoire qui le frappait auparavant. En effet, le sous‑alinéa 200(3)e)(ii) du RIPR dispose que l’étranger peut obtenir un autre permis de travail si son travail n’a pas été autorisé pour la seule raison qu’il n’a pas respecté les conditions visées aux alinéas 185a), b) ou c). Le demandeur avait enfreint l’alinéa 185b) en exerçant des emplois non autorisés chez des employeurs non autorisés, mais cette infraction ne créait pas d’empêchement permanent, et il a en fait par la suite obtenu un autre permis de travail. Le moment par rapport auquel il fallait se prononcer sur son interdiction de territoire, fait valoir le demandeur, était celui de la décision concernant sa demande de résidence permanente, rendue en avril 2012; or, à cette date, il n’était plus interdit de territoire.

 

[12]           Le défendeur avance pour sa part qu’aucun élément de preuve ne démontre que, lorsqu’on a délivré au demandeur un permis de séjour temporaire (PST) le 6 décembre 2010, il avait avisé les autorités qu’il avait enfreint les conditions de son premier permis de travail en travaillant sans autorisation. Par conséquent, le PST n’a pas été délivré pour neutraliser le fait qu’il avait travaillé sans autorisation et ne pouvait réparer son interdiction de territoire antérieure. Il s’ensuit que le nouveau permis de travail ne pouvait la réparer non plus. Le défendeur n’a cité aucune source au soutien de cette thèse.

 

[13]           Il existe peu de jurisprudence sur le sous‑alinéa 200(2)e)(ii) du RIPR. Aucune des parties n’a pu proposer à la Cour de précédents portant sur le point de savoir si un nouveau permis de travail peut ou non réparer une infraction antérieure à l’examen de la demande considérée. Cependant, le fait que le sous‑alinéa 200(2)e)(ii) dispose qu’il doit s’être écoulé une période de six mois avant que l’étranger ayant exercé un emploi sans autorisation puisse obtenir un nouveau permis donne à penser que l’empêchement n’est pas de durée indéfinie et qu’on peut se voir délivrer un autre permis après cette période. En outre, le fait que le sous‑alinéa 200(3)e)(ii) dispose qu’on peut délivrer un nouveau permis si le travail en question n’a pas été autorisé pour la seule raison que n’ont pas été respectées les conditions visées à l’alinéa 185b) touchant le genre de travail et/ou l’employeur tend à indiquer que de telles infractions sont réparables.

 

[14]           M. Tiangha a dans les faits obtenu un nouveau permis, qui était valide au moment où l’agente a rendu sa décision sur la demande de résidence permanente.

 

[15]           La Cour a examiné l’effet juridique du rétablissement de la qualité de résident temporaire au paragraphe 15 de Ozawa c Canada (MCI), 2010 CF 444, où l’on peut lire : « Le Règlement dispose que le rétablissement du statut de résident temporaire d’une personne a pour effet juridique de corriger tout manquement à l’exigence relative à la durée de séjour qui fait partie inhérente du visa de résident temporaire initial. » Je conclus que la délivrance d’un nouveau permis de travail a réparé de façon analogue l’infraction antérieure et que M. Tiangha était admissible au Canada à la date où l’agente d’immigration a examiné sa demande. Par conséquent, l’agente pouvait se fonder sur le travail antérieur non autorisé effectué par le demandeur pour évaluer la crédibilité de ce dernier, mais non pour le déclarer interdit de territoire.

L’agente d’immigration a‑t‑elle rendu une décision CH déraisonnable eu égard aux éléments de preuve dont elle disposait?

 

[16]           Le demandeur soutient que l’agente d’immigration a commis de nombreuses erreurs de fait dans les motifs de sa décision, qu’elle a mal interprété les éléments de preuve à de multiples égards, qu’elle a manqué d’empathie et qu’elle s’est montrée tout à fait inconsciente de la réalité de sa situation. Par conséquent, son examen des facteurs CH doit être considéré comme déraisonnable. Le demandeur rappelle que la Cour a en effet indiqué au paragraphe 34 de Damte c Canada (MCI), 2011 CF 1212 [Damte], que « [l]e décideur doit formuler sa réponse en écoutant son cœur aussi bien que son esprit analytique ».

 

[17]           Le défendeur fait valoir quant à lui que l’exemption CH prévue au paragraphe 25(1) n’est pas destinée à servir de méthode de rechange pour immigrer au Canada; elle constitue plutôt un recours exceptionnel et discrétionnaire. Il incombe à la personne qui demande cette exemption de convaincre l’agent d’immigration que sa situation personnelle est telle que l’obligation de demander un visa à partir de l’étranger lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Les remarques formulées par la Cour au paragraphe 34 de Damte étaient de nature incidente et ne faisaient pas partie des motifs de cette décision; qui plus est, les faits de Damte se distinguent de ceux de la présente espèce. Ni la LIPR ni le RIPR n’obligent l’agent d’immigration à faire preuve d’un niveau déterminé d’empathie en réaction aux faits invoqués dans les demandes CH. Son obligation est de rendre une décision raisonnable après avoir dûment examiné et pris en compte les éléments de preuve qu’on lui a présentés.

 

[18]           L’agente d’immigration, soutient le défendeur, a pris en considération comme elle le devait les motifs donnés par le demandeur pour avoir travaillé sans autorisation, et elle a conclu qu’ils étaient intéressés, contradictoires et non corroborés. L’agente était également en droit de conclure que le frère du demandeur, d’autres membres de sa famille ou des amis auraient pu le loger et le nourrir gratuitement pendant qu’il cherchait un emploi autorisé. Il lui incombait de maintenir son statut jusqu’à la fin du traitement de sa demande de résidence permanente.

 

[19]           J’estime que l’agente n’a fait aucun effort pour mesurer les difficultés que M. Tiangha devait affronter et qu’elle a tiré des inférences déraisonnables touchant les possibilités qui s’offraient à lui. Le dossier montre que, après avoir rempli toutes les conditions du programme des aides familiaux et avoir présenté sa demande de résidence permanente, il n’a cessé de chercher d’autres emplois d’infirmier à domicile, et que, devant l’échec de ces efforts, il ne s’est résigné à prendre des emplois manuels que pour payer les frais inattendus et considérables causés par la maladie et les obsèques de son père. Il a travaillé dur, dans une série d’emplois non spécialisés et peu rémunérés qui ne correspondaient pas à ses qualités professionnelles d’infirmier. Il n’était pas raisonnable de la part de l’agente de conjecturer que le demandeur pouvait, au lieu de travailler, compter sur des largesses illimitées, dont l’hébergement gratuit, de parents et amis hypothétiques établis au Canada, ni de ne pas comprendre que la mort de son père n’avait pas éteint les dettes résultant de la maladie finale de celui‑ci.

 

[20]           Malgré l’obligation de retenue judiciaire applicable, j’estime que les conclusions de l’agente ici considérées n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables.

 

[21]           La Cour a accordé aux parties un délai pour proposer des questions aux fins de certification relativement à la question mixte de fait et de droit que soulève la présente affaire.

 

[22]           Le demandeur a proposé la question suivante :

[TRADUCTION] L’étranger qui, en vertu des sous‑alinéas 200(3)e)(i) ou (ii) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, n’est plus inadmissible au bénéfice d’un permis de travail en raison d’un emploi antérieur non autorisé cesse‑t‑il également d’être inadmissible aux fins de la résidence permanente en vertu des mêmes dispositions?

 

[23]           Le défendeur demande de son côté à la Cour de certifier la question qui suit :

[TRADUCTION] L’interdiction de territoire d’un demandeur découlant de l’exercice d’un emploi sans autorisation au Canada se trouve‑t‑elle réparée par le fait que, après cet exercice mais avant la décision sur sa demande de résidence permanente, un autre agent lui a délivré un permis de travail en vertu de l’alinéa 200(3)e) de la LIPR?

 

[24]           Comme j’ai conclu que le demandeur a gain de cause à l’égard des deux moyens invoqués, la réponse à l’une ou l’autre des questions proposées ne permettrait pas de trancher un appel. En conséquence, je ne certifierai aucune question.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE comme suit :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La décision en date du 19 avril 2012 par laquelle Citoyenneté et Immigration Canada a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il effectue un nouvel examen conformément aux présents motifs.

3.      Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑4106‑12

 

INTITULÉ :                                                  EPHRAIM TIANGHA

 

                                                                        et

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 13 février 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 28 février 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rekha P. McNutt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Camille Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

REKHA P. McNUTT

Caron & Partners, LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

WILLIAM F. PENTNEY

Sous‑procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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