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Date : 20120530

Dossier : IMM-8238-11

Référence : 2012 CF 668

[Traduction française certifiée, non révisée]

Toronto (Ontario), le 30 mai 2012

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

DEICY PRIETO SANABRIA, DANIEL FELIPE PRIETO ET CARLOS FERNANDO TORRES MAHECHA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

LE JUGE MOSLEY

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) datée du 20 octobre 2011 et rejetant les demandes d’asile des demandeurs.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

CONTEXTE

[3]               Les demandeurs sont des ressortissants de la Colombie. La demanderesse principale, Mme Deicy Prieto Sanabria, est l’épouse de Carlos Fernando Torres Mahecha et la mère de Daniel Felipe Torres Prieto. Les demandeurs craignent les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) et ont quitté la Colombie pour le Canada afin d’y demander l’asile.

 

[4]               La demanderesse principale a été abordée au début de mai 2008 par des ingénieurs qui ont prétendu travailler pour une entreprise de construction bien connue de Colombie. Les ingénieurs lui ont dit qu’elle leur avait été recommandée par un employeur précédent et qu’ils étaient intéressés à lui offrir un emploi. La demanderesse était alors étudiante en génie à l’Universidad Distral Fanscisco Jose de Caldas à Bogotá. Elle a rencontré les ingénieurs et leur a dit qu’elle était intéressée à travailler pour eux étant donné qu’ils lui avaient dit que l’entreprise paierait ses études de cycle supérieur. Elle a alors appris que les ingénieurs étaient membres des FARC.

 

[5]               En juin 2009, après avoir consulté un(e) ami(e) et avoir reçu des appels des FARC lui demandant si elle avait pris une décision, la demanderesse principale a dénoncé les ingénieurs à la police. L’agent de police lui a demandé d’être très prudente étant donné que la police n’était pas en mesure d’assurer sa sécurité. Deux semaines plus tard, elle a reçu un dépliant indiquant qu’elle était devenue une cible militaire. La demanderesse principale a quitté la Colombie avec son fils le 11 juillet 2008.

 

[6]               En ce qui concerne M. Torres Mahecha, il a commencé à recevoir des appels d’inconnus demandant à parler à son épouse en septembre 2008. Il a pendant un certain temps cessé de répondre au téléphone jusqu’à ce que cela lui cause des ennuis avec son employeur. Il était terrifié par les menaces et a décidé de quitter son travail et l’université pour rejoindre sa femme et son fils. Il a quitté la Colombie le 20 novembre 2008.

 

[7]               La demanderesse principale et son fils sont arrivés au Canada le 9 août 2008 et ont demandé l’asile. M. Torres Machecha est arrivé au Canada le 11 décembre 2008 et a aussi demandé l’asile. Sa demande d’asile a été jointe à celle de son épouse et de son fils.

 

DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE

 

[8]               La Commission a estimé qu’il était plausible que la demanderesse principale soit abordée étant donné son instruction et son expérience de travail. Cependant, elle n’a pas cru que les deux ingénieurs étaient membres des FARC. La Commission a accordé peu de poids au dépliant des FARC parce qu’il était simplement daté de juillet 2008 et qu’elle n’avait pas eu la possibilité d’examiner l’original. La Commission a également tiré une inférence défavorable du fait que la demanderesse principale avait reçu le dépliant la menaçant de représailles si elle dénonçait les ingénieurs après qu’elle soit allée voir la police.

 

[9]               La Commission n’a pas cru que l’époux de la demanderesse principale craignait avec raison la persécution. Elle a trouvé difficile de croire que les FARC aient pu établir un lien rapidement entre elle et son époux étant donné qu’ils ne vivaient pas ensemble alors. La Commission a jugé que la crédibilité du mari était entachée par le fait qu’il avait continué à travailler et à aller à l’université entre septembre et novembre 2008, malgré sa crainte alléguée.

 

[10]           La Commission a conclu qu’il n’y avait pas de lien avec un des motifs prévus dans la Convention et n’a pas cru que la demanderesse principale était prise pour cible en raison de ses opinions politiques. La Commission a plutôt conclu qu’elle était prise pour cible en raison de son instruction. Elle a aussi conclu que les demandeurs n’appartenaient pas à un certain groupe social étant donné que les ingénieurs ne forment pas un groupe social.

 

[11]           La Commission a jugé que le risque auquel était exposée la demanderesse principale était généralisé. Elle a indiqué que, étant donné que la demanderesse principale était prise pour cible en raison de son instruction, elle n’était pas exposée à un risque personnalisé étant donné que tous les Colombiens instruits sont exposés au même risque.

 

[12]           Enfin, la Commission a conclu que la protection de l’État était disponible en Colombie. Elle a signalé que, même si les FARC étaient toujours actives, elles se retiraient des zones urbaines. La Commission a estimé que l’État augmentait ses effectifs pour combattre les FARC et réalisait des progrès à cet égard. Elle a également signalé que la plainte avait été transmise au Bureau du procureur général, puis à la police de Bogotá en vue d’une évaluation des risques après que la demanderesse principale ait quitté la Colombie. La Commission a aussi indiqué que la demanderesse principale avait reçu une lettre du ministère de la Justice et de l’Intérieur au sujet d’un programme destiné aux personnes exposées à un risque imminent de perdre la vie.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[13]           La présente demande soulève les questions suivantes :

a.       La Commission a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?

b.      La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

 

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[14]           La protection de l’État, le risque généralisé, le lien avec un des motifs prévus dans la Convention et la crédibilité sont des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 51 et 53; Martinez Caicedo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 749, au paragraphe 17; Arevalo Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 493, au paragraphe 5; et Bledy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, au paragraphe 20. Le caractère raisonnable d’une décision tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59.

 

[15]           Pour les questions d’équité procédurale, la Cour déterminera si les conditions s’y rapportant sont remplies; aucune déférence n’est nécessaire : Khosa, précité, au paragraphe 43; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 813, au paragraphe 9; et Krishnamoorthy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1342, au paragraphe 13.

 

AnalysE

 

[16]           Le défendeur concède que la Commission a manqué à l’équité procédurale en induisant les demandeurs en erreur en ce qui concerne la conclusion voulant qu’il n’y avait pas de lien avec un des motifs prévus dans la Convention. À l’issue de l’audience, pendant la plaidoirie, la commissaire a interrompu l’avocat pour reconnaître qu’il y avait bien un lien, nommément les opinions politiques, en l’espèce. L’avocat s’est fondé sur cette reconnaissance pour passer à d’autres arguments. Dans la décision, rédigée quatre mois plus tard, la Commission a tiré une conclusion contraire sans donner de préavis aux demandeurs ni leur offrir une autre possibilité d’être entendus sur la question.

 

[17]           Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dhaliwal‑Williams, [1997] ACF no 567, le juge Pinard a affirmé au paragraphe 7 qu’« [i]l est également acquis que l’équité procédurale exige, au minimum, que l’on donne à chacune des parties l’occasion de faire valoir ses arguments et à chacune des parties l’occasion d’être entendue ».

 

[18]           Les demandeurs ont été privés de leur droit à une audience équitable et du droit de faire valoir tous leurs moyens : Yildiz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1551, au paragraphe 11; et Bokhari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 574.

 

[19]           Un manquement à l’équité procédurale invalidera une décision s’il touche une condition essentielle de l’obligation d’équité dans les circonstances particulières en l’espèce : Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, aux paragraphes 23 et 24. Un manquement à la justice naturelle ne justifie pas l’annulation de la décision du tribunal si le fait de corriger l’erreur n’a pas d’effet sur l’issue de l’affaire : Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada-Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, aux paragraphes 52 et 53; Yassine c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 949 (CAF), au paragraphe 9; et Uniboard Surfaces Inc c Kronotex Fussboden GmbH, 2006 CAF 398, aux paragraphes 13 et 14.

 

[20]           En l’espèce, le défendeur soutient que l’effet du manquement a été [traduction] « neutralisé » par la conclusion sur la protection de l’État. Cependant, l’accumulation d’erreurs jette un doute sur le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble : Huot c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 180, au paragraphe 26; et Paramasivam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 811, au paragraphe 50.

 

[21]           La commissaire a fondé en partie sa conclusion relative à la crédibilité sur le fait qu’elle n’a pas vu l’original d’un dépliant des FARC laissé au domicile des demandeurs dans lequel la demanderesse principale était désignée comme une cible militaire. Cependant, le dossier montre que les originaux du dépliant et d’autres documents étaient disponibles pour fins d’inspection, et l’avocat l’a fait savoir à la Commissaire pendant l’audience. Cette erreur et d’autres montrent un manque d’attention accordé à la preuve et aux observations des demandeurs.

 

[22]           En ce qui concerne la conclusion relative au risque généralisé, la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que la demanderesse était personnellement prise pour cible par les FARC pour fins de recrutement et avait reçu des menaces après avoir porté plainte auprès des autorités : Arevalo Pineda, précitée; Garicia Vasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 477, aux paragraphes 31 et 32; et Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403, aux paragraphes 12 et 13.

 

[23]           La commissaire, dans sa conclusion sur la protection de l’État, a mené une analyse suffisante de la preuve documentaire en ce qui concerne l’amélioration des conditions en Colombie. Sur la foi de cette analyse, il lui était loisible de conclure, comme elle l’a fait, que le gouvernement avait le contrôle de son territoire et déployait des efforts sérieux pour protéger ses citoyens. Cependant, la commissaire a mal interprété les efforts de la demanderesse principale pour être protégée et les réponses qu’elle a reçues des autorités étatiques.

 

[24]           La commissaire a mal interprété la correspondance reçue de plusieurs agences étatiques qui ont examiné la dénonciation de la demanderesse principale, particulièrement une lettre datée du 2 février 2010 du ministère de la Justice et de l’Intérieur. La commissaire a interprété la lettre comme une réponse à une lettre de la demanderesse principale après que celle‑ci a demandé l’asile au Canada. Cette conclusion n’est pas étayée par le dossier. La lettre du 2 février 2010 renvoie à des lettres reçues d’autres agences étatiques, et non pas de la demanderesse.

 

[25]           Rien dans la transcription n’indique que la demanderesse principale a été interrogée à ce sujet ou qu’elle a fourni des éléments de preuve voulant qu’elle échangeait de la correspondance avec le Ministère en 2009. La commissaire, par conséquent, a commis une erreur en concluant que la demanderesse principale avait continué à demander la protection du gouvernement colombien en 2009 et que cela contredisait son affirmation voulant qu’elle ne croyait plus que le gouvernement pouvait les protéger, son fils et elle.

 

[26]           Le ministère de la Justice et de l’Intérieur a fini par indiquer à la demanderesse principale qu’elle n’était pas admissible à sa protection. La Police nationale lui a en fait recommandé d’être très prudente. Il incombe à la demanderesse de produire des éléments de preuve clairs et convaincants pour convaincre la Commission, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle ne bénéficierait vraisemblablement pas d’une protection de l’État adéquate si elle devait rentrer dans son pays d’origine. En l’espèce, la conclusion a été tirée sans égard à la preuve dont disposait la Commission : Arguedas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 112, au paragraphe 9; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Abboud, 2012 CF 72, au paragraphe 35. Elle ne peut pas servir à [traduction] « neutraliser » les autres erreurs commises par la Commission.Aucune partie n’a présenté de question grave de portée générale à certifier en ce qui concerne les questions déterminantes.



JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du 29 septembre 2011 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

2.      Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

Traduction certifiée conforme
Line Niquet

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-8238-11

 

INTITULÉ :                                      DEICY PRIETO SANABRIA, DANIEL FELIPE PRIETO, ET CARLOS FERNANDO TORRES MAHECHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 29 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Mosley

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 30 mai 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael Brodzky

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michael Brodzky

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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