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Date : 20130219

Dossier : T‑2021‑10

Dossier : T‑833‑11

Référence : 2013 CF 141

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

ENTRE :

Dossier : T‑2021‑10

TEVA CANADA LIMITED

 

demanderesse

(défenderesse reconventionnelle)

 

et

 

NOVARTIS AG

 

défenderesse

(demanderesse reconventionnelle)

 

 

Dossier : T‑833‑11

ENTRE :

APOTEX INC.

 

demanderesse

(défenderesse reconventionnelle)

 

et

 

NOVARTIS AG

 

défenderesse

(demanderesse reconventionnelle)

 

 


MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

(Motifs confidentiels du jugement rendu le 8 février 2013)

 

 

LA JUGE SNIDER

 

I.                   Introduction

 

A.                Aperçu

 

[1]               Novartis AG (Novartis) est la propriétaire inscrite du brevet canadien no 2 093 203 (le brevet 203). La demande de brevet a été présentée le 1er avril 1993, le brevet a été accordé à Novartis le 26 novembre 2002, et il arrivera à échéance le 1er avril 2013. Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. (Novartis Canada), une entité sociale connexe, vend au Canada un médicament sous la marque de commerce GLEEVEC, lequel est le mieux connu pour sa très grande efficacité dans le traitement de la leucémie myéloïde chronique (LMC). La substance active de GLEEVEC est le mésylate d’imatinib. L’imatinib et son sel, le mésylate d’imatinib, sont des composés inclus dans le brevet 203.

 

[2]               Teva Canada Limited (Teva) souhaite vendre une version générique de l’imatinib. Le 3 décembre 2010, elle a intenté une action contre Novartis en vue d’obtenir un jugement déclaratoire fondé sur le paragraphe 60(1) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4 (la Loi sur les brevets), portant que certaines des revendications du brevet 203 sont invalides (l’action en invalidation de Teva; dossier de la Cour no T‑2021‑10).

 

[3]               Apotex Inc. (Apotex) envisage également de vendre une version générique de l’imatinib. Le 13 mai 2011, elle a intenté une action contre Novartis dans laquelle elle sollicite un jugement déclaratoire fondé sur le paragraphe 60(1) de la Loi sur les brevets portant que le brevet 203 et chacune de ses revendications sont invalides (l’action en invalidation d’Apotex; dossier de la Cour no T‑833‑11).

 

[4]               Teva et Apotex ont chacune de leur côté pris des mesures pour faire approuver la vente d’imatinib par voie réglementaire. Elles ont l’une et l’autre : a) demandé à la ministre de la Santé (la ministre) de délivrer un avis de conformité (AC) à l’égard des comprimés d’imatinib à 100 et 400 mg par voie orale, en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement AC ou le Règlement); et b) signifié à Novartis Canada un avis d’allégation à l’égard du brevet 203 suivant lequel l’ensemble ou certaines des revendications contenues dans celui‑ci étaient invalides.

 

[5]               Novartis Canada a déposé en réponse un avis de demande invitant la Cour : a) à prononcer la nullité de chacun des avis d’allégation; b) à délivrer un avis d’interdiction conformément au paragraphe 6(1) du Règlement sur les AC, pour empêcher la ministre d’autoriser la seconde personne à vendre l’imatinib avant l’expiration du brevet 203 (la demande d’interdiction concernant Teva – dossier de la Cour no T‑679‑11, et la demande d’interdiction concernant Apotex – dossier de la Cour no T‑599‑11).

 

[6]               Les actions en invalidation de Teva et d’Apotex de même que les demandes d’interdiction les concernant ont été réunies en vertu de l’ordonnance rendue par la protonotaire Tabib le 30 mai 2011. Les quatre instances ont été instruites en quatorze jours de présentation de la preuve et cinq jours de plaidoirie.

 

[7]               Les présents motifs de jugement intéressent les questions soulevées par les actions en invalidation de Teva et d’Apotex. Ces dernières seront ici désignées comme étant les demanderesses, à moins que le contexte n’exige qu’elles soient identifiées distinctement. La Cour a statué sur les deux demandes d’interdiction dans des motifs et un jugement distincts :

 

a)                  2013 CF 142 (la demande d’interdiction concernant Apotex – dossier de la Cour no T‑599‑11); et

 

b)                  2013 CF 142 (la demande d’interdiction concernant Teva – dossier de la Cour no T‑679‑11).

 

B.                 Résumé des questions en litige et conclusions

 

[8]               Dans leurs actions en invalidation, les demanderesses reconnaissent que l’imatinib est un [traduction] « médicament extraordinaire offrant des avantages thérapeutiques sans pareils aux personnes atteintes d’une maladie insidieuse » (observations écrites finales, paragraphe 2). Ni l’une ni l’autre ne font valoir que l’imatinib n’était pas, à la date pertinente, un médicament nouveau ou qu’il avait un caractère évident. Les arguments des demanderesses reposent principalement sur l’affirmation voulant qu’en date du 1er avril 1993 (date de dépôt au Canada), l’utilité de l’imatinib et des autres composés du brevet 203 n’ait pas été établie. Les demanderesses soutiennent par ailleurs que ledit brevet ne satisfait pas aux exigences en matière de divulgation énoncées au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets.

 

[9]               Dans sa demande reconventionnelle, Novartis sollicite un jugement déclaratoire portant que le brevet 203 est valide, et prie la Cour d’ordonner à Apotex de remettre toutes les quantités d’imatinib qui sont en sa possession.

 

[10]           Les principales questions à trancher sont donc les suivantes :

 

1.                  Le brevet 203 est‑il invalide parce qu’en date du 1er avril 1993, l’inventeur, M. Jürg Zimmermann, n’avait pas satisfait à la condition d’utilité relativement aux composés visés par les revendications du brevet 203;

 

                     en démontrant que les composés agiraient tel que promis;

 

                     au motif qu’il ne pouvait prédire de manière valable que les composés agiraient tel que promis?

 

2.                  Le mémoire descriptif du brevet 203 décrit‑il « d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur », au sens du paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets?

 

3.                  Si le brevet 203 est valide, les quantités d’imatinib dont Apotex est en possession constituent‑elles une contrefaçon du brevet 203, ou relèvent‑elles des exceptions réglementaires ou expérimentales prévues aux paragraphes 55.2(1) et (6) de la Loi sur les brevets?

 

[11]           Pour les motifs qui suivent, je conclus comme suit :

 

1.                  en date du 1er avril 1993, l’utilité des revendications 5, 7, 29, 44 et 46 du brevet 203 avait été démontrée ou pouvait faire l’objet d’une prédiction valable;

 

2.                  le brevet 203 satisfait à l’exigence de divulgation prévue au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets;

 

3.                  Apotex n’a pas à remettre les quantités d’imatinib qui se trouvent en sa possession.

 

II.                Contenu

 

[12]           Par commodité, je joins ici le plan des présents motifs. Les numéros de paragraphes correspondent au début de chaque section :

I.          Introduction.................................................................................. [1]

A.                Aperçu............................................................................... [1]

B.                 Résumé des questions en litige et conclusions ................. [8]

II.        Contenu....................................................................................... [12]

III.       Témoins....................................................................................... [13]

A.                Témoins des faits des demanderesses ............................ [14]

B.                 Experts des demanderesses............................................. [18]

C.                 Témoins des faits de Novartis......................................... [22]

D.                Experts de Novartis......................................................... [26]

E.                 Objections soulevées par les demanderesses au sujet des Drs Heldin et Van Etten ....................................................................... [32]

IV.       Contexte du brevet 203............................................................... [45]

A.                Les protéines kinases....................................................... [48]

B.                 Les inhibiteurs sélectifs des kinases................................ [61]

C.                Le groupe de recherche sur les protéines kinases de Ciba‑Geigy [63]

V.        Fardeau ....................................................................................... [72]

VI.       Interprétation des revendications................................................ [73]

A.                Principes régissant l’interprétation des revendications ... [73]

B.                 La personne fictive versée dans l’art............................... [79]

C.                 Le mémoire descriptif du brevet..................................... [83]

D.                La question du « et/ou »................................................ [120]

E.                 Sens de l’expression [traduction] « peuvent être utilisés »....................................................................................... [139]

F.                  Divulgation des données relatives à la kinase ABL ..... [152]

G.                Conclusion sur l’interprétation...................................... [158]

VII.     Utilité : Principes et promesses.................................................. [159]

A.                Principes........................................................................ [159]

B.                 La promesse du brevet 203........................................... [169]

VIII.    Utilité des revendications concernant les composés................. [200]

A.               Utilité démontrée des revendications concernant les composés            [200]

B.                 Utilité des revendications 1, 2, 3, 4, 5 et 7.................... [248]

C.                 Conclusion sur l’utilité des revendications concernant les composés....................................................................................... [264]

IX.       Utilité des revendications concernant l’utilisation.................... [266]

A.                Fondements factuels..................................................... [271]

B.                 Raisonnement clair ....................................................... [291]

C.                 Divulgation.................................................................... [317]

D.                Conclusion sur la prédiction valable liée aux revendications concernant l’utilisation..................................................................... [334]

X.        Caractère suffisant ou adéquat de la divulgation...................... [336]

A.                Introduction ................................................................. [336]

B.                 Leçons de l’arrêt Sildénafil (CSC)................................. [340]

C.                 Nature de l’invention.................................................... [346]

D.                Réalisation de l’invention ............................................. [356]

E.                 Conclusion sur le caractère suffisant............................. [387]

XI.       Contrefaçon d’Apotex.............................................................. [388]

XII.     Conclusion................................................................................. [402]

 

III.             Témoins

 

[13]           J’ai entendu un certain nombre de témoins experts et témoins des faits durant les quatorze jours de l’instruction consacrés à la présentation de la preuve. Teva et Apotex ont présenté conjointement des témoins experts et appelé leurs propres témoins des faits. Les paragraphes qui suivent offrent un survol rapide concernant ces témoins et les domaines auxquels se rapportaient leurs témoignages. J’ai rappelé très brièvement la formation et l’expérience acquise par chaque témoin expert dans les matières à l’égard desquelles la Cour les a jugés qualifiés. On trouvera des références plus détaillées aux témoignages des témoins experts ou des témoins des faits dans les sections pertinentes des présents motifs ou, le cas échéant, dans les motifs qui se rapportent aux demandes d’interdiction.

 

A.                Témoins des faits des demanderesses

 

[14]           Teva a fait témoigner M. Brian Des Islet, son directeur général des affaires scientifiques, pour qu’il explique les mesures prises par la compagnie (ou son prédécesseur, Ratiopharm) relativement aux présentations abrégées de drogue nouvelle (PADN) soumises à Santé Canada, ainsi que sa décision de déposer un avis d’allégation au titre du Règlement AC et d’intenter une action en invalidation.

 

[15]           Apotex a présenté un certain nombre de témoins des faits. Monsieur Bernard Sherman, fondateur et actuel président de cette compagnie, a témoigné sur deux sujets différents. Il s’est d’abord exprimé sur des questions générales se rapportant à la stratégie d’entreprise, et plus précisément sur la décision d’Apotex de déposer un avis d’allégation au titre du Règlement AC et d’intenter une action en invalidation. Monsieur Sherman a également évoqué des éléments factuels ayant trait aux exceptions à la contrefaçon liées à l’usage réglementaire et expérimental, dont la compagnie se réclame.

 

[16]           Un certain nombre d’autres témoins d’Apotex se sont exprimés sur des questions liées à l’exception expérimentale et réglementaire :

 

                     Monsieur Donald Barber, directeur du développement des formulations chez Apotex;

 

                     Madame Galina Ayyoubi, directrice associée – Processus et contrôle de la qualité, au Service de contrôle de la qualité chez Apotex;

 

                     Monsieur Gordon Fahner, vice‑président des opérations et des finances chez Apotex;

 

                     Madame Bernice Tao, directrice des opérations réglementaires mondiales chez Apotex, responsable des démarches réglementaires au Canada, aux États‑Unis, dans l’Union européenne et en Australie.

 

[17]           Les demanderesses ont appelé ensemble Mme Anne Bowes, directrice du Bureau des présentations de la propriété intellectuelle de la Direction des produits thérapeutiques de Santé Canada, pour qu’elle explique les exigences réglementaires du ministère se rapportant à l’approbation des médicaments.

 

B.                 Experts des demanderesses

 

[18]           Les services de M. Lars Rönnstrand, professeur de médecine moléculaire à l’Université de Lund, en Suède, ont été retenus par les avocats des demanderesses. Monsieur Rönnstrand a été reconnu à titre d’expert dans les domaines suivants :

 

                     les protéines kinases et leur rôle dans le fonctionnement cellulaire normal ou anormal;

 

                     les inhibiteurs des protéines kinases en tant qu’agents thérapeutiques potentiels pour le traitement de maladies hyperprolifératives, notamment les tumeurs;

 

                     la conception, l’analyse et la compréhension des essais in vitro et in vivo servant à évaluer les inhibiteurs des protéines kinases en tant qu’agents thérapeutiques potentiels pour le traitement de maladies hyperprolifératives, notamment les tumeurs.

 

[19]           Monsieur Rönnstrand s’est prononcé sur l’utilité de l’invention divulguée par le brevet 203 et sur la question de savoir si celle‑ci pouvait faire l’objet d’une prédiction valable. Il a passé en revue les articles scientifiques publiés en date du dépôt concernant les kinases décrites dans le brevet et l’éventualité d’un lien concluant avec les pathologies mentionnées dans le mémoire descriptif. Monsieur Rönnstrand a également fait l’analyse des essais divulgués dans le brevet 203 et de ceux qui ont été rapportés ultérieurement par Novartis.

 

[20]           Monsieur Clayton Heathcock est un chimiste qui compte plus de 50 ans d’expérience universitaire en chimie organique et en chimie thérapeutique. Il est actuellement professeur émérite à l’Université de Californie à Berkeley. De 2005 à 2008, il a également occupé le poste d’expert scientifique en chef de la branche du California Institute for Quantitative Biosciences à Berkeley. Monsieur Heathcock a été reconnu à titre d’expert en chimie organique de synthèse et en chimie thérapeutique, notamment en ce qui a trait à la compréhension et à l’analyse des procédés de synthèse pour la fabrication de composés organiques destinés à être utilisés comme produits pharmaceutiques et à l’étude des relations structure‑activité (RSA) de ces composés.

 

[21]           M. Heathcock s’est prononcé sur l’utilité de l’invention révélée par le brevet 203 et sur la question de savoir si celle‑ci pouvait faire l’objet d’une prédiction valable. Ses remarques concernaient plus particulièrement les procédés de préparation des composés revendiqués ainsi que leur structure et leurs propriétés chimiques.

 

C.                 Témoins des faits de Novartis

 

[22]           Novartis a appelé trois témoins des faits qui devaient s’exprimer sur la découverte et le développement des composés du brevet 203 chez Ciba‑Geigy Limited (Ciba‑Geigy), détentrice précédente des mêmes droits que Novartis.

 

[23]           Monsieur Nicholas Lydon, qui possède un doctorat en biochimie, a travaillé à la société Ciba‑Geigy de 1985 à 1997. Au cours de cette période, il y a mis sur pied le groupe de recherche sur les protéines kinases. Lors de son témoignage, M. Lydon a parlé des cibles du groupe de recherche et de la manière dont celui‑ci a poursuivi ses objectifs de recherche. Il a évoqué les processus décisionnels permettant de déterminer les molécules à évaluer et à favoriser. Il a présenté des rapports annuels, des rapports d’étape et d’autres documents produits par le groupe de recherche dans le cadre de ses travaux. Il a en outre expliqué le rôle des différents membres du groupe et l’intervention de certains collaborateurs externes, comme le Dr Brian Druker.

 

[24]           Monsieur Jürg Zimmermann, un chimiste thérapeutique, est l’inventeur nommé dans le brevet 203. Il a décrit son rôle au laboratoire de chimie du groupe de recherche sur les protéines kinases de Ciba‑Geigy et a expliqué comment les molécules étaient fabriquées, criblées et optimisées de manière à devenir des inhibiteurs sélectifs et puissants. Monsieur Zimmermann a parlé de son parcours vers l’invention qui est devenue l’objet du brevet 203.

 

[25]           Monsieur Doriano Fabbro est entré au service de Ciba‑Geigy en 1991. Il a travaillé au sein du groupe de recherche sur les protéines kinases à la mise au point d’essais et d’inhibiteurs associés à la protéine kinase C (PKC). Monsieur Fabbro a expliqué pourquoi la PKC présentait un intérêt pour les chercheurs dans le contexte du cancer et de la multirésistance aux médicaments à la date de dépôt. Il a également décrit certains des essais effectués sur les composés d’intérêt.

 

D.                Experts de Novartis

 

[26]           Le Dr Richard Van Etten est le chef de la division d’hématologie et d’oncologie et médecin traitant du service de greffe de moelle osseuse et de traitement des hémopathies malignes et du service de consultation en hématologie/oncologie du Tufts Medical Centre, à Boston, au Massachusetts, centre dont il est également le directeur actuel. En plus d’être médecin praticien, le Dr Van Etten est titulaire d’un doctorat en biophysique. Il était qualifié pour donner une opinion d’expert à titre de médecin et de chercheur scientifique sur les sujets suivants :

 

                     les mécanismes de la croissance et de la signalisation cellulaires, ainsi que l’importance des tyrosine kinases dans ces fonctions cellulaires;

 

                     les cellules cancéreuses, notamment le rôle des oncogènes et des gènes suppresseurs de tumeur dans les cellules cancéreuses;

 

                     les protéines kinases, notamment la protéine kinase C (PKC), la kinase du récepteur du facteur de croissance dérivé des plaquettes (PDGF‑R) et la kinase ABL, et leur association connue avec certains cancers (dont la leucémie myéloïde chronique [LMC]) et d’autres néoplasies prolifératives au 1er avril 1993;

 

                     les méthodes utilisées pour le traitement du cancer et les théories relatives à de nouveaux traitements anticancéreux possibles, notamment les méthodes et les théories concernant la LMC, au 1er avril 1993;

 

                     la pertinence de la sélectivité des kinases pour le choix des composés qui pourraient être utilisés comme inhibiteurs de protéines kinases;

 

                     les essais in vitro servant à déterminer les composés qui pourraient être efficaces en tant qu’inhibiteurs de protéines kinases, notamment les essais d’antiprolifération, les essais acellulaires et les essais sur cellules entières pouvant être réalisés sur diverses kinases;

 

                     l’utilisation d’essais in vivo pour évaluer l’efficacité des inhibiteurs de protéines kinases;

 

                     Gleevec et son impact sur le pronostic des patients ayant reçu un diagnostic de LMC.

 

[27]           Le Dr Van Etten a examiné le brevet 203 et donné son avis sur la promesse du brevet et sur l’utilité des revendications du brevet. Il a résumé l’état de la technique concernant la PKC, la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL à la date de dépôt et le rôle de ces kinases dans le cancer. Il a formulé des observations sur les essais réalisés par Novartis, les conclusions pouvant être tirées de ces essais et les méthodes d’analyse existantes à la date de dépôt.

 

[28]           Monsieur James Wuest, qui est titulaire d’un doctorat en chimie organique, est professeur de chimie à l’Université de Montréal. Il était qualifié pour donner son opinion à titre d’expert en chimie organique de synthèse, notamment les analyses des RSA et l’extrapolation de ces analyses aux questions relatives à la chimie thérapeutique.

 

[29]           Monsieur Wuest a témoigné au sujet de la chimie organique et de l’utilité de la revendication de procédé 44 et des revendications de composés. Il a décrit les trois procédés différents visés par la revendication 44 et la mesure dans laquelle ces procédés et les réactions inhérentes à ceux‑ci étaient connus au moment du dépôt. Monsieur Wuest a donné son avis sur les composés fabriqués et évalués par Novartis et indiqué s’ils étaient représentatifs de revendications particulières, en mettant l’accent sur la revendication 7 interprétée avec la revendication 5.

 

[30]           Le Dr Carl‑Henrik Heldin est le directeur du Ludwig Institute for Cancer Research d’Uppsala, en Suède. Le Dr Heldin était qualifié pour donner son opinion d’expert sur les sujets suivants :

 

                     les protéines kinases et leur rôle dans le fonctionnement cellulaire normal ou anormal;

 

                     l’utilisation des inhibiteurs des protéines kinases, notamment comme agents thérapeutiques potentiels contre les affections associées à la dysrégulation des kinases, telles que les tumeurs et l’athérosclérose;

 

                     la conception et l’analyse d’essais in vitro et in vivo servant à évaluer les inhibiteurs de protéines kinases, notamment comme agents thérapeutiques potentiels contre les affections associées à la dysrégulation des kinases, telles que les tumeurs et l’athérosclérose.

 

[31]           Lors de son témoignage, le Dr Heldin a évoqué l’état de la technique en 1993, les études menées par Novartis et la question de savoir si l’invention divulguée dans le brevet avait une utilité. Il a expliqué les essais réalisés sur divers composés de formule I et les conclusions qu’il était possible de tirer de ces résultats. Son témoignage portait principalement sur la revendication 29, la revendication 46, dépendante de la revendication 29 et la revendication 7, dépendante de la revendication 5.

 

E.                 Objections soulevées par les demanderesses au sujet des Drs Heldin et Van Etten

 

[32]           Dans leurs observations finales, les demanderesses se montrent généralement critiques à l’endroit des témoignages des Drs Van Etten et Heldin, et me demandent de leur accorder moins de poids. Je ne pense pas que la preuve de ces experts soit aussi douteuse que le font valoir les demanderesses. Leurs reproches concernent de petites parties de leurs témoignages et ne changent rien au fait que ces deux experts m’ont énormément aidée durant l’instruction à comprendre l’objet du brevet 203.

 

[33]           S’agissant du Dr Van Etten, la principale objection des demanderesses était qu’il n’a pas interprété le brevet du point de vue de la personne moyennement versée dans l’art, mais qu’il a plutôt tout envisagé comme un [traduction] « expert pur et dur » dans le domaine. Pour étayer leur point de vue, elles citent l’échange suivant (9T1741‑1742) où j’invite le Dr Van Etten à parler de la personne versée dans l’art :

[traduction

LA JUGE SNIDER : Pendant votre témoignage, vous avez souvent renvoyé à vos activités et à l’état de la technique en 1993, et il se trouve justement que vous étiez très actif dans ce domaine. Vous considérez‑vous comme une personne moyennement versée dans l’art?

 

LE TÉMOIN : Je ne suis pas certain de la signification exacte du terme au sens juridique. Si je puis m’exprimer dans le jargon, je me considère comme un expert pur et dur dans tout ce domaine. Ma carrière entière reposait là‑dessus. J’étais vraiment au cœur de l’action, en plein dedans, pour ce qui est notamment des kinases ABL, des inhibiteurs et des modèles de souris, je crois donc que je m’y connais assez bien.

 

[34]           Je ne suis pas sûre de savoir ce qu’est un [traduction] « expert pur et dur ». Je présume que le Dr Van Etten m’expliquait qu’il avait bien plus d’expertise que la personne « moyennement » versée dans l’art. Bien entendu, la Cour a besoin d’un [traduction] « expert pur et dur » pour saisir les concepts scientifiques complexes dont il est question. Cependant, contrairement aux demanderesses, je n’y vois pas l’admission de ce que le Dr Van Etten ne m’ait pas expliqué ce que la personne moyennement versée dans l’art aurait su à la date pertinente.

 

[35]           Le Dr Van Etten a effectivement fait allusion à sa compréhension de l’état de la technique au 1er avril 1993, ce qui soulève quelques questions. Particulièrement, en réponse à une question posée au cours de l’interrogatoire principal, le Dr Van Etten a déclaré (8T1554) qu’on lui avait demandé [traduction] « si une personne versée dans l’art comme moi pourrait tirer une conclusion raisonnable quant à l’utilité » (non souligné dans l’original). Plus loin au cours du même interrogatoire, il a dit (8T1555) que [traduction] « la question est vraiment de savoir si un expert en biologie du cancer à l’époque aurait été capable de raisonnablement conclure, compte tenu de la preuve, que le PDGF et son récepteur jouaient un rôle dans certains types de cancer » (non souligné dans l’original). Ces commentaires doivent être interprétés dans leur contexte. Après avoir lu la transcription en entier et le rapport du Dr Van Etten, j’estime que, malgré la première déclaration, il savait très bien comment interpréter un brevet et connaissait la différence entre un expert comme lui et la personne moyennement versée dans l’art. En ce qui concerne le commentaire sur l’« expert en biologie du cancer », je constate que la personne fictive versée dans l’art, en l’espèce et comme nous le verrons plus loin, aura une vaste expertise en chimie thérapeutique. La personne possédant une telle expertise peut fort bien être qualifiée d’« expert ».

 

[36]           Selon l’autre argument invoqué par les demanderesses, le Dr Van Etten agissait comme porte‑parole de Novartis, ce qui est en contradiction avec le rôle d’expert et la déclaration faite conformément à l’alinéa 52.2(1)c) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Cette observation est fréquente lorsque l’expert est d’un avis contraire à l’opinion de celui d’une partie ou à son opinion concernant la preuve. Dans certains cas, cet argument peut être fondé, mais pas en l’espèce. Le Dr Van Etten a répondu honnêtement et ouvertement aux questions qui lui étaient posées, même dans les exemples cités par les demanderesses. Il n’a pas souscrit aveuglément à des opinions infondées. Plutôt que de défendre la position de Novartis, le Dr Van Etten se fait d’après moi le porte‑parole de son opinion d’expert; je n’y vois rien de problématique.

 

[37]           En plus de soutenir qu’il prenait la défense de Novartis – argument que je rejette pour les mêmes motifs que ceux qui concernent le Dr Van Etten –, les demanderesses avancent que le Dr Heldin a donné son opinion sans consulter ni même demander à voir l’ensemble des documents pertinents.

 

[38]           Il est vrai que le Dr Heldin n’a pas reçu le document 250 produit par Novartis (ND250), qui décrit une expérience menée par les chercheurs de Ciba‑Geigy. Peut‑être que ce document aurait dû lui être remis – d’autant que M. Rönnstrand y renvoie dans son rapport. Cette omission me paraît toutefois insuffisante pour écarter l’ensemble du témoignage du Dr Heldin. L’importance présumée du ND250, et les résultats d’une expérience [traduction] « ratée » sur l’un des composés du brevet 203, sont bien exagérés. Cette expérience n’est pas nécessairement pertinente parce que M. Rönnstrand l’estime. Nous y reviendrons en détail plus loin.

 

[39]           Les demanderesses avancent un argument semblable à propos de certains rapports sommaires internes de Ciba‑Geigy (ND151 et ND153) qui n’ont pas été fournis au Dr Heldin. Ces deux rapports sont postérieurs au 1er avril 1993. Le fait que le Dr Heldin n’en ait pas disposé pour préparer son propre rapport d’expert est loin d’être étrange puisqu’il a été invité à donner son avis le 1er avril 1993.

 

[40]           Quoi qu’il en soit, le Dr Heldin a fourni, durant le témoignage qu’il a livré de vive voix, des réponses claires aux questions qui lui étaient posées sur les [traduction] « documents manquants ».

 

[41]           Je ne suis pas prête à écarter les opinions éclairantes que le Dr Heldin a données sur tous les sujets parce qu’il n’a pas reçu trois documents dont la pertinence est douteuse relativement aux questions dont je suis saisie.

 

[42]           Les demanderesses affirment que le témoignage des Drs Van Etten et Heldin ressemble à celui de M. Bartlett, dont la déposition a reçu moins de poids dans Sanofi‑Aventis Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CF 676, aux paragraphes 126 à 131, 77 CPR (4th) 99 [Ramipril I (CF)], conf. par 2011 CAF 300, 97 CPR (4th) 415 (15T2881‑2886). Bien que, en l’espèce, certaines des déclarations des experts de Novartis puissent présenter une similitude superficielle avec celles de M. Bartlett, le contexte dans lequel ces opinions ont été soumises démontre que la décision Ramipril I (CF) et le témoignage de M. Bartlett se rattachaient à des circonstances bien différentes.

 

[43]           Dans Ramipril I (CF), le brevet, la preuve des experts, les connaissances pertinentes de la personne versée dans l’art et les circonstances factuelles étaient tout autres. Pour ce seul motif, il est difficile de rapprocher de manière significative le témoignage de M. Bartlett de celui des Drs Van Etten et Heldin. Par exemple, l’historique des inhibiteurs de l’ECA et leur usage clinique étaient conséquents lorsque les inventeurs ont déposé le brevet de ramipril (Ramipril I (CF), précité, aux paragraphes 53 à 62), alors que l’utilisation des inhibiteurs sélectifs de la protéine kinase en vue du traitement de troubles hyperprolifératifs en était à ses balbutiements au moment du dépôt du brevet 203.

 

[44]           Par ailleurs, les préoccupations liées au témoignage de M. Bartlett dans Ramipril I (CF) ne se limitaient pas à la manière dont il a interprété la promesse du brevet; les contradictions entre le témoignage qu’il a livré durant l’instruction et celle qu’il avait fournie dans Laboratoires Servier c Apotex Inc, 2008 CF 825, 67 CPR (4th) 241 [Perindopril], conf. par 2009 CAF 222, 75 CPR (4th) 443, ont aussi été jugées troublantes par la Cour. Dans l’affaire Perindopril, M. Bartlett était d’avis que d’autres brevets dans ce domaine promettaient un effet antihypertenseur et une inhibition de l’ECA, alors que dans Ramipril, il a sérieusement nuancé cette déclaration, en ne parlant que d’une inhibition potentielle de l’ECA (Ramipril I (CF), précitée, aux paragraphes 129 et 130). Cette disparité importante explique dans une large mesure que la Cour ait remis en question l’objectivité de M. Bartlett et accordé moins de poids à son témoignage. Les demanderesses n’ont avancé aucun argument d’une telle portée pour établir que les Drs Van Etten et Heldin n’ont pas livré un témoignage objectif.

 

IV.             Contexte du brevet 203

 

[45]           Le brevet 203 et la présente instruction ont donné lieu à un nombre considérable d’éléments de preuve liés à la chimie thérapeutique et à d’autres disciplines scientifiques connexes. Dans la présente section des motifs, j’ai tenté de fournir un bref aperçu des concepts scientifiques complexes évoqués et de l’historique du brevet 203.

 

[46]           La présente affaire nécessite une connaissance sommaire des gènes humains et des protéines kinases. J’emploie pour parler des gènes et des protéines la nomenclature de la Human Genome Organisation (HUGO), qui est utilisée dans la communauté scientifique, comme l’ont expliqué le Dr Van Etten et M. Rönnstrand. Le nom des gènes humains est écrit en lettres majuscules et en italique, tandis que le nom des protéines est écrit en lettres majuscules, mais non en italique.

 

[47]           Les concepts clés visent certaines protéines kinases et la façon dont elles peuvent se détacher des systèmes qui les régulent, entraînant ainsi des maladies caractérisées par une division cellulaire anarchique comme le cancer. Tous les experts ayant témoigné ont été extrêmement utiles en fournissant de l’information et des connaissances de base sur lesquelles a pu s’appuyer ma décision. À cette étape‑ci, il n’y avait aucun désaccord parmi les experts.

 

A.                Les protéines kinases

 

Protéines kinases, signalisation cellulaire et prolifération cellulaire

 

[48]           Les enzymes catalysent des réactions chimiques entre certaines molécules, facilitant ainsi ces réactions et leur permettant d’avoir lieu. Les protéines kinases catalysent la liaison covalente d’un groupement phosphate de l’adénosine triphosphate (ATP) à une protéine, une réaction appelée phosphorylation. Les kinases peuvent être situées à l’intérieur de la cellule, dans le cytosol, ou elles peuvent être ancrées à la membrane cellulaire. Dans ces réactions, deux groupes de kinases présentent un intérêt :

 

                     un premier groupe de kinases, qui comprend la PKC, qui phosphorylent les acides aminés sérine et thréonine;

 

                     un second groupe de kinases, qui comprend la kinase du récepteur du facteur de croissance dérivé des plaquettes (kinase du PDGF‑R) et la kinase Abelson (kinase ABL), qui phosphorylent l’acide aminé tyrosine.

 

[49]           Les protéines kinases jouent un rôle important dans la signalisation cellulaire lorsque leur activité est correctement régulée. Les kinases sont généralement présentes dans une cellule à l’état inactif et ont une faible activité catalytique. Toutefois, elles peuvent devenir actives lorsqu’elles reçoivent un signal particulier qui les incite à phosphoryler d’autres protéines, modifiant ainsi le comportement de ces protéines phosphorylées. Celles‑ci peuvent interagir différemment avec d’autres protéines ou se déplacer vers une autre partie de la cellule; si la protéine phosphorylée est elle‑même une enzyme, son activité catalytique peut augmenter ou diminuer.

 

[50]           La réponse d’une protéine kinase à un stimulus peut entraîner des modifications de l’ensemble de la cellule par une cascade de signalisation. Le signal qu’une kinase transmet par la phosphorylation d’une protéine peut être relayé d’une molécule à une autre de façon linéaire ou ramifiée, ce qui permet la régulation de nombreux processus cellulaires. Par exemple, lorsque la kinase du PDGF‑R est activée par un facteur de croissance, elle peut phosphoryler des protéines de la famille des protéines RAS. Les protéines RAS activent une sérine/thréonine kinase appelée RAF, qui active une autre kinase appelée MEK qui, à son tour, active une MAP kinase. La MAP kinase active un certain nombre de protéines, notamment des facteurs de transcription, qui se lient à des régions précises de l’ADN et modifient l’expression de certains gènes, comme le gène c‑FOS.

 

[51]           La signalisation cellulaire amorcée par les protéines kinases peut modifier le comportement global des cellules. Les cellules peuvent, par exemple, se développer en un type de cellules spécialisées, un processus appelé différenciation. Elles peuvent également se diviser, un processus connu sous le nom de prolifération cellulaire. De plus, les protéines kinases peuvent favoriser l’attachement de la cellule à son milieu environnant ou son détachement de celui‑ci, de même que la survie ou la mort de la cellule.

 

[52]           Les gènes qui codent pour les protéines intervenant dans la signalisation cellulaire, notamment les tyrosine kinases, peuvent subir une mutation qui entraîne un dérèglement de la prolifération cellulaire et des maladies connexes. Dans le contexte du cancer, les oncogènes incitent les cellules à se comporter de la même façon que les cellules cancéreuses, souvent parce qu’elles produisent des protéines de signalisation présentant une activité accrue.

 

Kinase ABL et leucémie myéloïde chronique

 

[53]           La kinase ABL est une tyrosine kinase située dans le cytosol. Elle joue un rôle dans la signalisation cellulaire et elle est exprimée dans de nombreuses cellules du corps. Le gène codant cette kinase, appelé c‑ABL, se trouve sur le chromosome 9. Un gène similaire à c‑ABL, le gène v‑abl, est l’oncogène contenu dans le virus de la leucémie murine d’Abelson, virus responsable de la leucémie chez la souris.

 

[54]           Une forme mutée du gène c‑ABL, connue sous le nom de BCR‑ABL, est liée à une forme humaine de cancer appelée leucémie myéloïde chronique ou LMC. La LMC est une forme de cancer caractérisée par une prolifération excessive des neutrophiles, cellules du corps responsables en partie de la réponse immunitaire, et de leurs précurseurs. À mesure que la maladie évolue, ces cellules s’accumulent dans le sang et la rate. Tôt ou tard, la production des cellules sanguines matures normales devient insuffisante, ce qui finit par entraîner la mort.

 

[55]           Au 1er avril 1993, il y avait trois traitements possibles contre la LMC :

 

                     des médicaments myélosuppresseurs pouvant empêcher la prolifération des cellules sanguines dans la moelle osseuse, mais n’offrant guère plus qu’un traitement palliatif;

 

                     l’interféron alpha, auquel peu de patients répondaient et qui était extrêmement toxique;

 

                     la greffe de cellules souches, qui n’était efficace que chez 65 % des patients et qui, en raison de sa toxicité, était inaccessible pour de nombreux patients.

 

[56]           Le lien entre la kinase BCR‑ABL et la LMC est bien établi. En 1960, Nowell et Hungerford ont observé que les patients atteints de LMC possédaient une forme particulièrement réduite du chromosome 22, connue sous le nom de chromosome Philadelphie (chromosome Ph) (PC Nowell et PA Hungerford, « A minute chromosome in human chronic granulocytic leukemia », 132 Science 1497). On a découvert par la suite que le chromosome Ph était le résultat d’un échange de matériel génétique entre les chromosomes 9 et 22 qui forme le gène de fusion BCR‑ABL. Ce gène de fusion code pour la protéine de fusion BCR‑ABL. Les chercheurs ont découvert que la protéine BCR‑ABL est une tyrosine kinase constitutivement active, c’est‑à‑dire qu’elle présente une activité anormalement élevée par rapport à la kinase ABL normale.

 

[57]           Le lien entre la protéine BCR‑ABL et la LMC est important dans le contexte de l’imatinib et de la présente affaire. Une description plus détaillée de ce lien ainsi que des publications et d’autres connaissances qui étaient du domaine public au moment du dépôt du brevet 203 suivra dans les présents motifs.

 

Kinase du PDGF‑R

 

[58]           La kinase du PDGF‑R est une tyrosine kinase transmembranaire qui se trouve principalement dans les cellules du tissu conjonctif comme les fibroblastes, les cellules des muscles lisses, les péricytes à proximité des capillaires et les cellules gliales du système nerveux. Lorsque le facteur de croissance dérivé des plaquettes (PDGF) se lie à la portion extracellulaire de son récepteur, il y a formation d’un complexe de signalisation; deux molécules du PDGF‑R adjacentes s’unissent, elles se phosphorylent l’une l’autre et deviennent toutes les deux activées, créant ainsi des sites où d’autres protéines de signalisation peuvent se fixer.

 

[59]           Avant le 1er avril 1993, des chercheurs avaient étudié le lien entre le PDGF‑R et le cancer, de même que le lien entre le PDGF‑R et l’athérosclérose, comme je l’expliquerai en détail plus loin dans les présents motifs.

 

PKC

 

[60]           La PKC, une famille de sérine/thréonine kinases, compte un certain nombre d’isozymes de la PKC. Ces kinases sont situées dans le cytosol de presque toutes les cellules du corps, où elles régulent de nombreux processus dont la prolifération et la survie des cellules. Il existe trois sous‑groupes distincts d’isozymes de la PKC, qui diffèrent selon les substances dont elles ont besoin pour être activées et selon leur activité biologique. Au 1er avril 1993, les chercheurs avaient déjà étudié le lien entre la PKC et le cancer, de même que celui entre la PKC et la multirésistance aux médicaments.

 

B.                 Les inhibiteurs sélectifs des kinases

 

[61]           L’inhibition sélective de certaines protéines kinases constitue l’essence du brevet 203. Si l’activité d’une protéine kinase est d’une certaine façon « bloquée » par un composé, appelé inhibiteur, cette protéine kinase ne peut pas transmettre au noyau de la cellule les signaux qui provoquent la croissance et la prolifération des cellules.

 

[62]           Un inhibiteur de kinase qui agirait sur plusieurs protéines kinases perturberait de nombreux processus physiologiques normaux. Il s’ensuivrait des effets secondaires et toxiques inutiles et indésirables. Toutefois, un inhibiteur de kinase sélectif pour une kinase ou pour un petit sous‑groupe de kinases constituerait un bien meilleur médicament candidat offrant un potentiel de traitement.

 

C.                 Le groupe de recherche sur les protéines kinases de Ciba‑Geigy

 

[63]           Les composés du brevet 203 ont été mis au point dans les laboratoires de la société Ciba‑Geigy. Trois personnes ayant joué un rôle important dans cette réalisation ont témoigné dans le cadre de l’instruction : M. Lydon, M. Fabbro et l’inventeur dont le nom figure dans le brevet, M. Zimmermann. Ces trois scientifiques impressionnants ont témoigné de manière franche et crédible.

 

[64]           Monsieur Lydon a raconté comment, en 1985, le Dr Alex Matter et lui‑même ont créé le groupe de recherche sur les protéines kinases (le groupe PK) de Ciba‑Geigy. Les travaux du groupe portaient principalement sur le rôle des protéines kinases, les « interrupteurs moléculaires » de la signalisation cellulaire, et la mise au point d’inhibiteurs pour traiter des maladies lorsque ces « interrupteurs » se dérèglent (10T1956). Un groupe de chercheurs a travaillé sur la PKC et un autre groupe a travaillé sur quatre tyrosine kinases qui présentaient un intérêt : la kinase du récepteur du facteur de croissance épidermique (EGF‑R), la kinase c‑erb B2, la kinase du récepteur du PDGF et la kinase ABL. Une grande partie des premiers travaux a été menée pour établir le projet, entre autres l’élaboration d’outils et d’essais de même que l’isolement d’enzymes cibles. Une fois ces travaux réalisés, le thème central du projet est devenu la synthèse des composés de référence, l’identification de molécules têtes de série présentant une activité contre les enzymes cibles et l’optimisation de ces molécules en vue d’en améliorer la sélectivité et la puissance, de même que les propriétés physiques et chimiques.

 

[65]           Monsieur Zimmermann, inventeur désigné du brevet 203 et chimiste thérapeutique, a entrepris ses travaux sur le projet des protéines kinases en tant que chercheur au sein du groupe PK (12T2272‑2274, 2287‑2290). Il a fait l’historique de la mise au point des composés revendiqués à partir de certains composés de départ.

 

[66]           Le groupe PK a commencé avec quelques composés de référence, qui sont devenus le « point de départ » de leurs recherches (12T2288). Fait important à souligner, un composé connu sous le nom de staurosporine a éveillé l’attention du groupe en 1986. Comme l’a décrit M. Fabbro (12T2459), l’intérêt de ce composé résidait dans ses propriétés inhibitrices des protéines kinases; malheureusement, la staurosporine n’était pas sélective. Les chimistes de Ciba‑Geigy ont donc modifié la structure de la molécule pour en accroître la puissance et la sélectivité. Ces modifications ont mené aux composés qui sont devenus l’objet du brevet 203.

 

[67]           En avril 1992, au moment où le groupe PK avait mis au point des inhibiteurs de la PKC, les membres ont décidé de déposer une demande de brevet (12T2306‑2308). Ce brevet visant les inhibiteurs de la PKC a été déposé en Suisse, et c’est la demande prioritaire à laquelle le brevet 203 renvoie.

 

[68]           Deux découvertes importantes ont eu lieu au cours de l’année entre le dépôt de la demande prioritaire et le brevet canadien. La première est survenue lorsque les chimistes ont créé des molécules pouvant inhiber la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL, en plus de la PKC (12T2290‑2293). Ces composés contenaient un groupement NHCO‑phényle responsable de l’activité contre ces deux autres kinases. La deuxième découverte importante a été la création d’une molécule sélective pour la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL, mais qui n’inhibait pas la PKC (12T2293‑2308). Ces molécules contenaient un « groupement méthyle marqueur » (12T2294) responsable de leur sélectivité. Le groupe PK a continué à optimiser cette nouvelle classe d’inhibiteurs en ajoutant un groupement pipérazine pour améliorer la solubilité.

 

[69]           Le 1er avril 1993, le groupe PK a déposé une demande de brevet au Canada. C’est ce qui est devenu le brevet 203, délivré le 26 novembre 2002. Dans cette demande de brevet, et dans d’autres demandes déposées à la même époque dans d’autres pays, M. Zimmermann traitait des inhibiteurs de la PKC et de l’activité des nouveaux composés contre la kinase ABL et la kinase du PDGF‑R (12T2308‑2309).

 

[70]           Après le 1er avril 1993, Ciba‑Geigy s’est surtout concentrée sur les composés désignés plus tard sous le nom de composés du groupe 2. Au cours de l’année qui a suivi, des essais supplémentaires ont démontré que le CGP 57148 était la principale molécule d’intérêt. Le CGP 57148 – maintenant connu sous le nom d’imatinib – a franchi l’étape des essais cliniques en 1998 (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphe 156). Santé Canada a finalement délivré un avis de conformité conditionnel (AC‑C) pour l’imatinib, ce qui permet une approbation rapide des traitements novateurs et prometteurs (Anne Bowes, 2AT238‑243).

 

[71]           L’imatinib a révolutionné le traitement de la LMC. Avant que cette molécule ne soit offerte, les patients qui recevaient le meilleur traitement disponible présentaient un taux de survie moyen allant de 42 à 98 mois. Par contre, après que l’imatinib eut fait son entrée sur le marché, [traduction] « ce qui était auparavant une condamnation à mort est devenue une maladie chronique gérable dont les taux de survie globale sont équivalents à ceux de la population générale » (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphes 155 à 157). Il n’est pas exagéré de dire que le travail accompli par les scientifiques de Ciba‑Geigy a changé la vie des patients atteints de la LMC; grâce à l’imatinib, ces patients peuvent mener une existence presque normale tout en vivant avec une maladie qui aurait autrement été une condamnation à mort.

 

V.                Fardeau

 

[72]           Dans la présente instance, il incombe aux demanderesses d’établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits qui rendent le brevet 203 invalide, en gardant à l’esprit la présomption de validité (Eli Lilly and Co c Apotex Inc, 2009 CF 991, aux paragraphes 348, 349 et 370, 80 CPR (4th) 1 [Cefaclor], conf. par 2010 CAF 240, 90 CPR (4th) 327). Après avoir été délivré, et en l’absence de preuve contraire, le brevet est présumé valide dans sa totalité (paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets; voir par exemple Abbott Laboratories c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 455, [2008] 2 RCF 636, au paragraphe 90, conf. par 2008 CAF 44, 68 CPR (4th) 167; Windsurfing Int’l Inc c Entreprises Hermano Ltée (1982), 69 CPR (2d) 176, [1982] ACF no 1144 (1re inst.), aux pages 181 et 182). Une fois que la partie qui conteste le brevet a produit des éléments de preuve pour réfuter la présomption, la Cour doit évaluer la preuve selon la prépondérance des probabilités (Rubbermaid (Canada) Ltd c Tucker Plastic Products Ltd (1972), 8 CPR (2d) 6, [1972] ACF no 1003 (1re inst.), aux pages 13 et 14).

 

VI.             Interprétation des revendications

 

A.                Principes régissant l’interprétation des revendications

 

[73]           La première étape dans une action en matière de brevet consiste à interpréter les revendications, conformément aux principes bien établis par la jurisprudence (voir, par exemple, Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 S.C.R. 1067 [Whirlpool]). Cet arrêt nous enseigne que les revendications doivent être interprétées en fonction de leur objet, de manière à « assurer le respect de l’équité et la prévisibilité et pour cerner les limites du monopole » (Dimplex North America Ltd c CFM Corp, 2006 CF 586, au paragraphe 49, 54 CPR (4th) 435 [Dimplex], conf. par 2007 CAF 278, 60 CPR (4th) 277). Comme le rappelle sans cesse la jurisprudence, l’interprétation des revendications doit être le fait d’un esprit désireux de comprendre. Le juge Binnie, dans l’arrêt Whirlpool, précité, déclarait par exemple au paragraphe 49c) du jugement :

Selon la règle orthodoxe, un brevet [traduction] « doit être lu par un esprit désireux de comprendre, et non pas par un esprit désireux de ne pas comprendre », le juge Chitty dans Lister c. Norton Brothers and Co. (1886), 3 R.P.C. 199 (Ch. D.), à la p. 203. Un « esprit désireux de comprendre » prête nécessairement une grande attention au but et à l’intention de l’auteur.

 

 

[74]           Les commentaires du juge Dickson dans l’arrêt Consolboard Inc c MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd, [1981] 1 RCS 504 122 DLR (3d) 203 [Consolboard], à la page 520, invitent à prendre des précautions similaires :

Ce n’est pas le moment d’être trop rusé ou formaliste en matière d’oppositions soit au titre ou au mémoire descriptif puisque, comme le dit le juge en chef Duff, au nom de la Cour, dans l’arrêt Western Electric Company, Incorporated, et Northern Electric Company c. Baldwin International Radio of Canada [[1934] R.C.S. 570], à la p. 574 : [traduction] « quand le texte du mémoire descriptif, interprété de façon raisonnable, peut se lire de façon à accorder à l’inventeur l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi, la Cour, en règle générale, cherche à mettre cette interprétation à effet ». Sir George Jessel a dit à peu près la même chose il y a beaucoup plus longtemps dans l’arrêt Hinks & Son v. Safety Lighting Company [(1876), 4 Ch. D. 607]. Il a dit que l’on devait aborder le brevet « avec le souci judiciaire de confirmer une invention vraiment utile ». [Non souligné dans l’original.]

 

 

[75]           Il revient à la Cour de se prononcer sur l’interprétation des revendications. Elle doit déterminer objectivement ce que la personne fictive versée dans l’art aurait compris des revendications (Whirlpool, précité, aux paragraphes 45 et 53). Dans le cas des brevets hautement techniques, la personne versée dans l’art sera celle qui possède un niveau élevé de connaissances scientifiques et d’expertise dans le domaine particulier auquel se rapporte le brevet (Aventis Pharma Inc c Apotex Inc, 2005 CF 1283, 278 FTR 1, au paragraphe 64 [Ramipril II (CF)]; Apotex Inc c Syntex Pharmaceuticals International Ltd et al (1999), 166 FTR 161, [1999] ACF no 548 (1re inst.), au paragraphe 38).

 

[76]           J’aimerais souligner que les revendications – et non la divulgation – sont au cœur du brevet, et que ce sont elles qui doivent être interprétées. Le mémoire descriptif présente certes, dans son ensemble, l’invention, mais la portée du monopole est définie par les revendications (voir Amfac Foods Inc c Irving Pulp & Paper, Ltd (1986), 12 CPR (3d) 193, 72 NR 290, à la page 198 (CAF); CH Boehringer Sohn c Bell‑Craig Ltd (1962), 39 CPR 201, 1962 Ex CR 201, à la page 243, conf. par [1963] RCS 410, 41 DLR (2d) 611). Ainsi que l’affirmait le juge Binnie dans l’arrêt Whirlpool, précité, au paragraphe 45 :

L’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments « essentiels » de son invention. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[77]           Cependant, le cas échéant, la Cour peut se pencher sur la divulgation pour faciliter l’exercice (Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2008 CF 142, 63 CPR (4th) 406, au paragraphe 25, conf. par 2009 CAF 97, 78 CPR (4th) 388; Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2007 CF 596, 58 CPR (4th) 214, au paragraphe 103). En d’autres mots, la Cour doit interpréter les revendications à la lumière de l’énoncé contenu dans le mémoire descriptif, en s’aidant des experts pour comprendre les termes techniques si la lecture du mémoire ne lui permet pas d’en dégager le sens (Shire Biochem Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 538, 328 FTR 123, au paragraphe 22; Whirlpool, précité, au paragraphe 45).

 

[78]           Gardant ces principes importants à l’esprit, j’aborde à présent le brevet en cause.

 

B.                 La personne fictive versée dans l’art

 

[79]           Comme nous l’avons déjà observé, les revendications doivent être interprétées du point de vue de la personne fictive versée dans l’art. Je dois donc, à titre préliminaire, définir les attributs particuliers de cette personne fictive versée dans l’art ou moyennement versée dans l’art.

 

[80]           Apotex soutient que je devrais accepter la description faite par M. Rönnstrand, tirée de son rapport d’expert (TX 13, paragraphe 19), pour définir notre personne versée dans l’art :

[traduction]

Le brevet 203 s’adresse à des personnes titulaires d’un diplôme universitaire de deuxième ou de troisième cycle en pharmacologie, biologie, biochimie, chimie thérapeutique, chimie organique, sciences pharmaceutiques ou dans un domaine étroitement connexe. Ces personnes posséderaient également au moins deux ou trois ans d’expérience dans un domaine d’application lié à la mise au point d’agents pour le traitement d’états morbides ou de maladies, par exemple des tumeurs, qui répondent à l’inhibition des protéines kinases, notamment une expérience dans la réalisation de divers essais in vitro et in vivo.

 

[81]           Novartis n’est pas en désaccord, mais fait remarquer que M. Wuest insiste dans son rapport sur les connaissances en chimie organique et médicinale (TX 53, par. 17).

 

[82]           Comme c’est souvent le cas, la personne fictive versée dans l’art consistera probablement en un ensemble de personnes possédant une combinaison de compétences définies par les experts. De plus, même si la personne moyennement versée dans l’art ne sera pas un « expert » au sens où l’entend la Cour, le brevet 203 exige que la personne détienne une expertise considérable dans les domaines de la chimie organique et médicinale, comme l’observent également M. Heathcock (T938; rapport de M. Heathcock, TX 22, par. 23) et le Dr Heldin (T2624; rapport du Dr Heldin, TX 71, par 27).

 

C.                 Le mémoire descriptif du brevet

 

[83]           Les brevets contiennent normalement deux sections distinctes – la divulgation ou la description de l’invention, suivie des revendications. La divulgation et les revendications constituent le mémoire descriptif du brevet (voir Consolboard, précité, à la page 520).

 

[84]           Bien que je doive maintenant interpréter les revendications du brevet 203, je commencerai par examiner la divulgation, ce qui permettra non seulement de dégager la bonne interprétation, mais nous sera utile lorsque nous aborderons plus loin : a) l’utilité des revendications au moment de déterminer la promesse du brevet; b) le caractère suffisant du brevet 203 au moment d’élucider la nature de l’invention.

 

[85]           L’importance du volet chimie du brevet 203 se manifeste dans son titre, « Dérivés pyrimidine et procédés pour leur préparation ». Le premier paragraphe de la description est beaucoup plus précis :

[traduction]

L’invention concerne des dérivés de N‑phényl‑2‑pyrimidine‑amine, les procédés pour leur préparation, des médicaments comprenant ces composés et l’utilisation de ceux‑ci dans la fabrication de compositions pharmaceutiques pour le traitement curatif des animaux à sang chaud.

 

[86]           Cette description en quatre parties est reprise dans les revendications :

 

                     les revendications 1 à 39 sont des revendications de composés;

 

                     les revendications 40 à 43 sont des revendications de « compositions pharmaceutiques » (médicaments);

 

                     la revendication 44 est une revendication du procédé de fabrication des composés revendiqués;

 

                     les revendications 45 à 48 visent des utilisations particulières des composés.

 

[87]           À la suite de ces commentaires préliminaires, le brevet présente une illustration de la structure chimique des composés de formule I :

 

[88]           Les quatre prochaines pages du brevet décrivent les divers substituants possibles de R1 à R8.

 

[89]           À la page 5 de la description, les inventeurs commencent à décrire l’invention et à en délimiter la portée, en précisant d’abord l’utilisation thérapeutique importante à laquelle les composés peuvent être destinés :

[traduction]

Les composés de formule I ont des propriétés pharmacologiques intéressantes et peuvent être utilisés, par exemple, comme médicaments antitumoraux et comme médicaments contre l’athérosclérose.

 

[90]           Un survol des connaissances du domaine est ensuite présenté, dont la phosphorylation des protéines et le rôle des kinases. Les kinases particulièrement pertinentes sont [traduction] « les sérine/thréonine kinases [notamment] la protéine kinase C et les tyrosine kinases [notamment] la tyrosine kinase du récepteur du facteur de croissance dérivé des plaquettes ». Ces enzymes particulières sont également désignées sous les acronymes PKC et PDGF‑R.

 

[91]           On trouve ensuite une description plus détaillée des composés, en commençant par un sous‑ensemble de composés de formule I qui, dans la présente affaire (mais pas dans le brevet 203), sont appelés composés du groupe 1. Comme il est mentionné dans la description (sixième paragraphe entier, p. 5), [traduction] « [l]es composés de formule I, dans lesquels R4 et R8 représentent un atome d’hydrogène, inhibent sélectivement l’enzyme [PKC] » (non souligné dans l’original).

 

[92]           Il s’agit de la première utilisation dans le brevet 203 des termes « inhibent » et « sélectivement », des termes qui auraient été bien connus des personnes moyennement versées dans l’art.

 

[93]           Les quelques paragraphes suivants de la description (pages 5 à 7) semblent porter exclusivement sur les composés du groupe 1 (pages 5 à 7). On présente plus de détails sur l’inhibition sélective et sur l’utilisation potentielle des composés du groupe en raison de la fonction de la PKC, l’enzyme qu’ils inhibent de façon sélective.

 

[94]           L’inventeur explique d’abord les essais in vitro des composés du groupe 1 effectués avec la PKC extraite du cerveau de porc. Aucun composé précis n’est mentionné, bien qu’il soit raisonnable de supposer que, dans les exemples présentés aux pages 25 à 35, ce sont les composés du groupe 1 qui sont évalués (M. Rönnstrand, 4T733‑734). Les résultats de ces essais sont exprimés sous la forme d’intervalles de concentrations inhibitrices 50 % (CI50). Une inhibition de la PKC a été observée [traduction] « à une CI50 d’aussi peu que d’environ 0,1 à 10 µmol/litre, particulièrement entre environ 0,05 et 5 µmol/litre ». En ce qui concerne l’inhibition d’autres enzymes (avec certains exemples divulgués), les composés n’inhibaient ces autres enzymes [traduction] « qu’à une concentration bien supérieure, par exemple, 100 fois supérieure ». Cette différence, selon la déclaration de l’inventeur, [traduction] « est une indication de la sélectivité des composés de formule I ».

 

[95]           Dans le paragraphe qui suit, l’inventeur attribue certaines propriétés aux composés du groupe 1, lesquelles découlent de l’activité inhibitrice des composés :

[traduction]

En raison de leur activité inhibitrice à l’égard de la [PKC], les [composés du groupe 1] peuvent être utilisés comme substances actives inhibant les tumeurs, immunomodulatrices ou antibactériennes et, en outre, comme médicaments contre l’athérosclérose, le sida et les maladies de l’appareil cardiovasculaire et du système nerveux central. [Non souligné dans l’original.]

 

[96]           D’autres essais sont expliqués au troisième paragraphe entier de la page 6. L’inventeur décrit l’essai réalisé pour évaluer l’activité inhibitrice des composés du groupe 1 sur la croissance de cellules humaines du carcinome de la vessie (cellules T24). L’inventeur signale que les CI50 obtenues avec la méthode décrite dans la description du brevet se situent [traduction] « entre 0,1 et 10 µmol/litre ». Encore une fois, le brevet ne fournit qu’un intervalle de CI50.

 

[97]           Cette section de la description contient un autre paragraphe dans lequel on vante les possibilités thérapeutiques des composés du groupe 1, qui découlent encore une fois de leurs propriétés inhibitrices :

[traduction]

En raison des propriétés décrites, les [composés du groupe 1] peuvent être utilisés particulièrement comme substances actives inhibant les tumeurs, par exemple pour le traitement des tumeurs de la vessie. En outre, ils sont appropriés pour les autres utilisations susmentionnées à titre de modulateurs de la [PKC] et peuvent être utilisés en particulier pour le traitement de maladies qui répondent à l’inhibition de la [PKC]. [Non souligné dans l’original.]

 

[98]           La description porte ensuite sur deux autres sous‑ensembles de composés de formule I; en l’espèce (mais pas dans le brevet), ces composés sont désignés comme les composés du groupe 1A et du groupe 2. Dans un paragraphe plus ou moins confus, l’inventeur présente les descriptions suivantes des deux sous‑ensembles :

[traduction]

Certains composés de formule I dans lesquels R4 et R8 représentent un atome d’hydrogène inhibent non seulement la [PKC], à une CI50 d’aussi peu que d’environ 0,01 à 5 µmol/litre, particulièrement d’environ 0,05 à 1 µmol/litre, mais également certaines tyrosine kinases, en particulier la kinase du PDGF‑R ou la kinase abl, par exemple la kinase v‑abl. Les composés de formule I dans lesquels au moins un des radicaux R4 et R8 est un atome autre que l’hydrogène, par exemple un groupement alkyle inférieur comme le méthyle, sont particulièrement sélectifs de la tyrosine kinase du récepteur du PDGF et de la tyrosine kinase abl susmentionnées et ils n’inhibent essentiellement pas la [PKC].

 

[99]           Dans la première phrase de ce paragraphe, l’inventeur décrit les composés du groupe 1A. Il indique qu’ils inhibent la PKC, de même que la kinase du PDGF‑R ou la kinase v‑ABL. L’inhibition est apparemment démontrée par l’intervalle des CI50 fourni. Même s’ils ne l’ont pas mentionné en tant que tel, les experts semblaient être d’accord pour dire que l’intervalle indiqué s’appliquait à l’inhibition de la kinase du PDGF‑R et de la kinase ABL pour les composés du groupe 1A.

 

[100]       Dans la deuxième phrase de ce paragraphe se trouve la première description des composés qui sont devenus, dans les années qui ont suivi le dépôt de la demande du brevet 203, les composés les plus utiles du brevet. Lors de l’instruction, ces composés étaient désignés comme étant les composés du groupe 2, dont l’un est l’imatinib. D’après la description du brevet, les composés du groupe 2 inhibent la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL, mais pas la PKC. Le principal problème d’interprétation soulevé par le libellé de ce paragraphe consiste à savoir si l’inventeur nous dit que l’inhibition de la kinase du PDGF‑R et de la kinase ABL est divulguée (la thèse des demanderesses) ou que l’inhibition de l’une ou de l’autre est divulguée (la thèse de Novartis). Cette question sera examinée plus loin.

 

[101]       Ce paragraphe est suivi d’une courte description du rôle du PDGF dans [traduction] « la croissance normale et dans la prolifération cellulaire pathologique, comme ce que l’on observe dans la carcinogenèse et dans les maladies des cellules des muscles lisses des vaisseaux sanguins, par exemple, dans l’athérosclérose et la thrombose ».

 

[102]       À la page 8 du brevet, tout le premier paragraphe décrit trois types d’essais visant à déterminer les caractéristiques de certains composés de formule I relativement à l’inhibition de la kinase du PDGF‑R. Même si le paragraphe n’indique pas quels sous‑ensembles précis de composés ont été évalués ni dans quelles expériences, M. Rönnstrand était d’avis que les composés évalués étaient ceux indiqués dans les exemples (4T733‑734). Voici les trois types d’essais :

 

1.                  L’inhibition en milieu acellulaire de l’activité kinase du PDGF‑R in vitro [traduction] « est mesurée dans des complexes immuns de récepteur de PDGF de cellules BALB/c 3T3 », à l’aide de méthodes connues. On mentionne dans la description que [traduction] « les composés de formule I décrits en détail plus haut [probablement les composés du groupe 2, bien que rien ne l’indique précisément] inhibent la phosphorylation du récepteur acellulaire dépendant du PDGF à des concentrations comprises entre 0,005 et 5 µmol/litre, particulièrement entre 0,01 et 1,0, plus particulièrement entre 0,01 et 0,1 µmol/litre ».

 

2.                  La partie suivante du paragraphe décrit une méthode visant à détecter l’inhibition de l’activité kinase du PDGF‑R dans la cellule intacte par transfert Western. Les composés de formule I [traduction] « décrits en détail plus haut inhibent l’activité tyrosine kinase du récepteur du PDGF à des concentrations comprises entre 0,005 et 5 µmol/litre, particulièrement entre 0,01 et 1,0, plus particulièrement entre 0,01 et 0,1 µmol/litre ».

 

3.                  Enfin, il est mentionné dans la description que [traduction] « à des concentrations inférieures à 1,0 µmol/litre, ces composés inhibent également la croissance cellulaire d’une lignée cellulaire dépendante du PDGF, à savoir les fibroblastes de souris BALB/c 3T3 ».

 

[103]       Le prochain paragraphe renferme la seule mention précise de l’évaluation de l’inhibition de la kinase v‑ABL, soit :

[traduction]

L’inhibition susmentionnée de la tyrosine kinase v‑abl est déterminée selon les méthodes de N. Lydon et autres [...] et de J.F. Geissler et autres [...] Dans ces méthodes, la [Val5]‑angiotensine II et le [γ‑32P]‑ATP sont utilisés comme substrats.

 

[104]       Aucun résultat n’est présenté dans ce paragraphe. On indique simplement que « l’inhibition susmentionnée » de la kinase v‑ABL est déterminée selon des méthodes exposées dans une des publications, et on donne le nom des composés utilisés comme substrats. Cela a donné lieu à un désaccord entre les parties. Novartis soutient qu’il faut interpréter ce paragraphe comme s’il comprenait les résultats d’essais présentés dans le paragraphe précédent; les demanderesses affirment qu’aucun résultat n’est fourni quant à la capacité inhibitrice des composés du groupe 2 à l’égard de la kinase v‑ABL. Bienq ue ce point ne soit pas directement pertinent pour l’interprétation des revendications, il l’est en ce qui concerne la suffisance de la divulgation. J’aborderai ce point plus loin.

 

[105]       Enfin (p. 8, troisième et quatrième paragraphes entiers), on mentionne ce qui suit dans le brevet :

[traduction]

En raison des propriétés décrites, les composés de formule I peuvent être utilisés non seulement comme substances actives inhibant les tumeurs, mais également comme médicaments contre les maladies prolifératives non malignes [...] [Non souligné dans l’original.]

 

[106]       Les experts conviennent que ce paragraphe ne renvoie probablement qu’aux composés du groupe 2 (voir, par exemple, l’interrogatoire principal de M. Rönnstrand, 3T437‑438). Toutefois, ils ne s’entendent pas sur le sens de l’expression [traduction] « peuvent être utilisés ». Cette question est au cœur du désaccord entre les parties concernant à la fois la « promesse » du brevet 203 et la nature de l’invention.

 

[107]       La description se poursuit sur plusieurs pages avec une description des réalisations préférentielles (p. 9 à 12), une description du procédé de fabrication des composés (p. 12 à 25) et des descriptions de 32 exemples qui illustrent l’invention (p. 25 à 35). L’exemple 21 (p. 31), d’une pertinence particulière, est l’imatinib.

 

[108]       Le reste du mémoire descriptif contient les 48 revendications. De façon générale, les revendications sont réparties en quatre catégories, qui correspondent directement au premier paragraphe de la description :

 

                     les revendications 1 à 39 sont des revendications de composés, les revendications 1 à 8 visant des composés décrits en fonction de leur substitution chimique possible aux positions R1 à R8 dans la formule I et les revendications 9 à 39 visant des composés distincts, qui sont tous visés par une ou plusieurs des revendications 1 à 8;

 

                     les revendications 40 à 43 concernent des compositions pharmaceutiques utilisées pour des traitements particuliers;

 

                     la revendication 44 est une revendication du procédé de fabrication des composés de formule I;

 

                     les revendications 45 à 48 sont des revendications relatives à l’utilisation des composés de l’une ou l’autre des revendications 1 à 39 en vue de la fabrication d’une composition pharmaceutique employée pour le traitement de l’athérosclérose (revendications 45 et 48) et pour la chimiothérapie de tumeurs (revendications 46 et 47.

 

[109]       D’après les nombreuses substitutions chimiques possibles aux positions R1 à R8, la classe de composés visés par la revendication 1 est extrêmement large, comme l’ont reconnu les experts, s’étendant probablement à des milliards de composés.

 

[110]       Les revendications ci‑après commencent à restreindre la sélection. Les revendications 5 et 7 présentent un intérêt particulier :

[traduction]

5.         Un composé de formule I selon la revendication 1, où

R1        est un pyridyle ou un N‑oxydo‑pyridyle lié à un atome de carbone,

R2 et R3 sont tous les deux un atome d’hydrogène,

R4        est un atome d’hydrogène ou un alkyle inférieur,

R5        est un atome d’hydrogène, un alkyle inférieur ou un trifluorométhyle,

R6        est un atome d’hydrogène,

R7        est un nitro, un alkoxy inférieur substitué par un atome de fluor, ou un radical de formule II où

R9        est un atome d’hydrogène,

X         est un oxo

N         est le nombre 0 et

R10       est un pyridyle lié à un atome de carbone, un phényle qui est non substitué ou substitué par un halogène, un cyano, un alkoxy inférieur, un carboxy, un alkyle inférieur ou par un 4‑méthyl‑pipérazinyl‑méthyle, ou un alkyle en C5‑C7, un thiényle, un 2‑naphtyle ou un cyclohexyle, et

R8        est un atome d’hydrogène,

ou un sel de pharmaceutiquement acceptable d’un tel composé ayant au moins un groupe formant un sel.

 

7.         Un composé selon l’une ou l’autre des revendications 1 à 5 de formule I, où au moins un des radicaux R4 et R8 est un alkyle inférieur ou un sel pharmaceutiquement acceptable d’un tel composé ayant au moins un groupe formant un sel.

 

 

[111]       La revendication 7 ne porte que sur des composés du groupe 2 parce que, comme l’a déclaré M. Rönnstrand (TX 13, paragraphe 109) :

[traduction]

au moins un des groupements chimiques substitués en position R4 et R8 doit être un groupement alkyle inférieur et, par conséquent, les composés du groupe 1 sont exclus puisque seuls des atomes d’hydrogène peuvent occuper les positions R4 et R8.

 

[112]       Les experts s’entendent pour dire que les revendications 9 à 27 et 34 à 39 visent des composés faisant partie du groupe 1. Ils conviennent également que les composés des revendications 28 à 33 appartiennent au groupe 2 et que la revendication 29 vise le composé imatinib.

 

[113]       Les revendications d’« utilisation », à savoir les revendications 45 à 48, visent toutes [traduction] « l’utilisation d’un composé de formule I selon l’une ou l’autre des revendications 1 à 39 » (non souligné dans l’original). Un exemple de la manière dont les revendications de composés devraient être interprétées conjointement avec les revendications d’utilisation est que la revendication 29, interprétée avec la revendication 46, est une revendication visant l’imatinib lorsqu’il est utilisé pour la chimiothérapie de tumeurs. Les experts reconnaissent que l’utilisation d’imatinib pour traiter la LMC est une utilisation qui serait considérée comme une « chimiothérapie de tumeurs ».

 

[114]       Un point très important sur lequel s’entendaient les experts est que la personne moyennement versée dans l’art serait en mesure de reconnaître que le brevet 203 porte sur des composés appartenant à deux classes : le groupe 1 et le groupe 2. Il y avait un certain manque de clarté au sujet des composés du groupe 1A; aucun expert n’a identifié de composé du groupe 1A dans les exemples ou dans les revendications particulières du brevet. Toutefois, le brevet 203 précise clairement les exemples et les composés spécifiquement revendiqués qui appartiennent au groupe 1 et ceux qui appartiennent au groupe 2. En outre, la personne versée dans l’art connaîtrait également les principales caractéristiques de chacun de ces deux groupes ou sous‑classes. De façon plus précise, les composés du groupe 1 inhibent sélectivement la PKC. Objets du différend entourant le sens de la conjonction « et », les composés du groupe 2 inhibent sélectivement la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL, mais non la PKC.

 

[115]       Les observations des parties soulèvent de sérieux problèmes quant à l’interprétation du brevet 203.

 

[116]       La première question concerne l’expression « et/ou ». Devrait‑on interpréter le brevet 203 – et la revendication 46 en particulier – de façon telle que chacun des composés revendiqués du groupe 2 peut traiter à la fois les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R et les tumeurs induites par la kinase ABL? Ou l’interprétation la plus juste est‑elle celle selon laquelle chacun des composés du groupe 2 peut traiter une tumeur induite par la kinase du PDGF‑R ou une tumeur induite par la kinase ABL?

 

[117]       La deuxième question porte sur la signification de l’expression [traduction] « peuvent être utilisés » telle qu’elle figure dans la description.

 

[118]       Enfin, dans la présente section, j’examinerai la question de savoir si le brevet 203 divulgue des données ou des résultats d’essais concernant l’inhibition de la kinase ABL par les composés du groupe 2.

 

[119]       L’intention ou la portée du brevet 203 constitue un autre sujet de préoccupation important. Dans un langage permettant une analyse de l’utilité du brevet, quelle est la « promesse » du brevet 203? Dans un même ordre d’idées, la question à poser pour l’examen de la suffisance de la divulgation est la suivante : quelle est la nature de l’invention? Ces deux questions seront traitées dans les sections pertinentes des présents motifs.

 

D.                La question du « et/ou »

 

[120]       La question centrale consiste à savoir si la revendication 46 devrait être interprétée comme signifiant que chaque composé du groupe 2 est un inhibiteur sélectif de la kinase du PDGF‑R et de la kinase ABL. Ou l’interprétation la plus raisonnable est‑elle celle selon laquelle chacun des composés du groupe 2 est un inhibiteur sélectif de la kinase du PDGF‑R ou de la kinase ABL? La revendication 46 porte sur :

[traduction]

46.       Une utilisation d’un composé de formule I selon l’une ou l’autre des revendications 1 à 39 ou d’un sel pharmaceutiquement acceptable dudit composé ayant au moins un groupe formant un sel pour la fabrication d’une composition pharmaceutique destinée à la chimiothérapie de tumeurs.

 

[121]       Selon les demanderesses, la bonne façon d’interpréter la revendication 46 est de tenir pour acquis que chacun des composés du groupe 2 est utile dans le traitement des tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R et celles induites par la kinase ABL. Le terme « tumeurs » n’est pas défini dans les revendications; le lecteur doit consulter la description pour y trouver ce terme.

 

[122]       Le paragraphe qui semble répondre à cette question se trouve à la page 7 de la divulgation :

[traduction]

Certains composés de formule I dans lesquels R4 et R8 représentent un hydrogène inhibent non seulement la protéine kinase C, à une CI50 d’aussi peu que d’environ 0,01 à 5 µmol/litre, particulièrement d’environ 0,05 à 1 µmol/litre, mais également certaines tyrosine kinases, en particulier la kinase du PDGF‑R ou la kinase abl, par exemple la kinase v‑abl. Les composés de formule I dans lesquels au moins un des radicaux R4 et R8 est un atome autre que l’hydrogène, par exemple un groupement alkyle inférieur comme le méthyle, sont particulièrement sélectifs de la tyrosine kinase du récepteur du PDGF et de la tyrosine kinase abl susmentionnées et ils n’inhibent essentiellement pas la protéine kinase C.

 

[123]       Tous les experts s’accordent pour dire que la première phrase de ce paragraphe renvoie à un groupe distinct de composés appelés composés du groupe 1A, qui sont décrits comme suit :

[traduction]

[Les composés du groupe 1A] inhibent non seulement la protéine kinase C, mais […] également certaines tyrosine kinases, en particulier la kinase du PDGF‑R ou la kinase ABL […]. [Non souligné dans l’original.]

 

[124]       Dans le même paragraphe, on poursuit avec une phrase concernant les composés du groupe 2 :

[traduction]

[Les composés du groupe 2] sont particulièrement sélectifs de la tyrosine kinase du récepteur du PDGF et de la tyrosine kinase abl susmentionnées et ils n’inhibent essentiellement pas la protéine kinase C. [Non souligné dans l’original.]

 

[125]       Les demanderesses soutiennent que l’inventeur a choisi d’utiliser le mot « ou » pour décrire la fonction des composés du groupe 1A. En lisant cette phrase en l’associant avec la revendication 46, le lecteur comprendrait que certains composés du groupe 1A seraient utiles pour traiter les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R, tandis que d’autres pourraient traiter des tumeurs induites par la kinase ABL.

 

[126]       À l’opposé, les demanderesses font valoir que, en choisissant le mot « et » en association avec les composés du groupe 2, l’inventeur amène le lecteur fictif à comprendre que chacun des composés du groupe 2 serait utile pour le traitement des tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R ou à la kinase ABL. Il s’ensuit que, de l’avis des demanderesses, le terme « tumeurs » figurant dans la revendication 46 signifie que n’importe quel composé du groupe 2 peut traiter à la fois les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R et celles induites par la kinase ABL. Aussi, affirment‑elles, un composé du groupe 2 qui inhibe la kinase du PDGF‑R, mais non la kinase ABL ne remplit pas la promesse du brevet selon laquelle les composés seraient utiles pour « la chimiothérapie de tumeurs ».

 

[127]       Sans raisonnement ni analyse, M. Rönnstrand interprète le brevet en lui donnant le sens de la conjonction « et » (TX 13, paragraphe 79) :

[traduction]

À mon avis, la personne versée dans l’art aurait compris à la lecture du passage ci‑dessus du brevet 203 que les composés du groupe 2 inhibent tant la kinase du PDGF‑R que la kinase ABL, mais qu’ils n’inhibent pratiquement pas la PKC (ou pas du tout). Autrement dit, les composés du groupe 2 auraient une activité contre la protéine kinase du PDGF‑R et la protéine kinase ABL, mais n’auraient aucune activité inhibitrice à l’égard de la PKC.

 

[128]       Il est bien connu que la conjonction « et » est un terme ambigu. Je n’ai pas besoin qu’un expert en chimie thérapeutique me dise que le mot « et » prend son sens dans son contexte. Le problème que pose l’interprétation proposée par les demanderesses et M. Rönnstrand est qu’elle ne prend pas en considération le contexte du paragraphe en entier dans lequel se situe le terme « et ». Dans la première partie du paragraphe, on parle des qualités inhibitrices des composés du groupe 1A. Or, d’après ma lecture de la deuxième partie du paragraphe, où sont mentionnés explicitement les composés du groupe 2, la sélectivité de ces composés particuliers est précisément indiquée. Cette partie intègre par renvoi la première partie du paragraphe et s’appuie sur elle. Autrement dit, l’inventeur dit au lecteur que les composés du groupe 2 possèdent les mêmes caractéristiques que les composés du groupe 1A, mais qu’ils sont davantage sélectifs parce qu’ils n’inhibent pas la PKC. Les mots « tyrosine kinase du récepteur du PDGF et de la tyrosine kinase abl susmentionnées » doivent être liés à la première phrase qui mentionne les deux tyrosine kinases de façon disjonctive. Lu dans son intégralité, ce paragraphe étaye une interprétation raisonnable selon laquelle les composés du groupe 2 peuvent inhiber la kinase du PDGF‑R ou la kinase ABL.

 

[129]       Cette interprétation est également compatible avec les données scientifiques connues sur les tumeurs en 1993. Comme l’a expliqué le Dr Van Etten dans son rapport d’expert (TX 37, paragraphe 111) :

[traduction]

J’interpréterais le brevet comme s’il portait sur les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R ou les tumeurs induites par la kinase ABL. En 1993, on savait que les tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R activée et les tumeurs associées à la kinase ABL activée étaient distinctes. C’est‑à‑dire qu’il n’y a pas d’exemple, que ce soit en 1993 ou aujourd’hui, de tumeurs associées à l’activation des deux kinases.

 

[130]       Cet énoncé est logique. À mon avis, la personne versée dans l’art, possédant cet élément d’information en 1993, aurait conclu que le brevet 203 divulgue que les caractéristiques thérapeutiques des composés du groupe 2 visent les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R ou les tumeurs induites par la kinase ABL.

 

[131]       Les demanderesses affirment que le Dr Heldin, lors de son contre‑interrogatoire, était d’avis que le brevet promettait le traitement curatif des tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R et des tumeurs associées à la kinase ABL (14T2740‑2743). Lorsqu’on décrit les propriétés des composés du groupe 2, on peut dire qu’ils inhibent la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL, comme l’a fait le Dr Heldin au cours de son témoignage. Toutefois, ces commentaires n’ont pas, à mon avis, résolu la controverse concernant l’utilisation du mot « et ». Le Dr Heldin explique que, vu le contexte, l’utilisation d’un composé du groupe 2 selon la revendication 46 peut porter sur le traitement de deux types de tumeurs – celles associées à la kinase du PDGF‑R et celles associées à la kinase ABL. On s’éloigne dans une interprétation très forcée en disant qu’un tel énoncé signifie qu’un composé de groupe 2 qui inhibe la kinase du PDGF‑R mais pas la kinase ABL ne remplit pas la promesse du brevet voulant que les composés soient utiles pour « la chimiothérapie de tumeurs », surtout que le Dr Heldin a manifestement exprimé un avis contraire dans son rapport (TX 71, paragraphe 114). Les demanderesses ont interprété les remarques générales du Dr Heldin hors de leur contexte.

 

[132]       Les demanderesses citent, à l’appui de leur thèse en l’espèce, la décision que j’ai rendue dans l’affaire Schering‑Plough Canada Inc c Pharmascience Inc, 2009 CF 1128, 81 CPR (4th) 9 [Desloratadine (CF)], où j’ai eu l’occasion d’examiner le sens que prend le mot « ou » dans un brevet.

 

[133]       La revendication 1 du brevet en cause dans Desloratadine (CF), précitée, au paragraphe 76, visait « une composition pharmaceutique ». La revendication 9 du brevet concernait :

La composition pharmaceutique de la revendication 1 sous forme de comprimé ou de capsule.

 

[134]       Dans cette affaire, la demanderesse, Schering‑Plough Canada Inc (Schering‑Plough), faisait valoir que la revendication 9 définissait, par variantes, l’objet de l’invention – la revendication décrivant l’invention sous forme de comprimé ou de capsule (paragraphe 89). Schering‑Plough soutenait donc que, même si je concluais que le composé sous forme de capsule était antériorisé, le médicament en comprimé pouvait être traité comme une revendication distincte et être maintenu. Je n’ai pas accepté cet argument et j’ai conclu que l’ensemble de la revendication 9 était invalide pour cause d’antériorité.

 

[135]       D’après les demanderesses, l’interprétation de la revendication 9 que j’ai adoptée dans Desloratadine (CF) s’accorde avec celle qu’elles proposent pour le mot [traduction] « tumeurs » dans la revendication 46 et le mot « et » dans la divulgation.

 

[136]       Le sens que j’ai donné à la phrase « sous forme de comprimé ou de capsule » dans cette affaire dépend d’un facteur clé mentionné au paragraphe 78 de Desloratadine (CF), où je déclarais :

La revendication 9 porte sur la [traduction] « composition pharmaceutique de la revendication 1 » sous forme de comprimé ou de capsule. Aucun expert ne semble contester cette conclusion. [Non souligné dans l’original.]

 

[137]       Le renvoi à Desloratadine (CF) sur lequel s’appuient les demanderesses pose problème en ceci qu’aucun expert dans cette affaire n’avait prôné une interprétation contraire de l’expression « sous forme de comprimé ou de capsule », alors que je dispose en l’espèce des avis opposés du Dr Van Etten et de M. Rönnstrand. Contrairement à l’affaire Desloratadine (CF), je dois envisager ici l’autre interprétation. Il m’est impossible d’affirmer que la conclusion à laquelle je suis parvenue dans Desloratadine (CF), affaire dans laquelle un brevet différent et des questions différentes étaient en jeu et dans laquelle les experts s’accordaient sur le sens du mot, peut faire autorité.

 

[138]       Pour résumer cette question, j’estime qu’il ne s’agit pas d’une interprétation raisonnable du brevet 203 que de conclure que le terme [traduction] « tumeurs » figurant dans la revendication 46 signifie que n’importe quel composé du groupe 2 peut traiter à la fois les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R et les tumeurs induites par la kinase ABL. Selon le sens à accorder à la revendication 46 du brevet 203, un composé du groupe 2 pourrait plutôt être utile pour traiter les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R ou les tumeurs induites par la kinase ABL.

 

E.                 Sens de l’expression [traduction] « peuvent être utilisés »

 

[139]       Le désaccord suivant entre les parties s’articule autour des mots [traduction] « peuvent être utilisés », relevés à plusieurs endroits dans la description.

 

[140]       L’utilisation prévue des composés est très souvent mentionnée dans le brevet 203. La première mention se trouve à la page 5, dans le quatrième paragraphe complet, où l’auteur dit ceci :

[traduction]

Les composés de formule I ont des propriétés pharmacologiques intéressantes et peuvent être utilisés, par exemple, comme médicaments antitumoraux et comme médicaments contre l’athérosclérose.

 

[141]       Une deuxième mention se trouve à la page 6, dans le deuxième paragraphe complet, dans lequel les utilisations des composés du groupe 1 sont décrites comme suit :

[traduction]

En raison de leur activité inhibitrice à l’égard de la protéine kinase C, les composés de formule 1 […] peuvent être utilisés comme substances […] inhibant les tumeurs […].

 

[142]       Une déclaration similaire est faite concernant les composés du groupe 2 (troisième paragraphe complet, p. 8).

 

[143]       Lorsqu’on parle de l’usage thérapeutique des composés, l’utilisation du terme « peuvent » signifie-t-elle qu’il est garanti que les composés traiteront les affections décrites? C’est ce que semblent invoquer les demanderesses, comme en témoigne leur plaidoirie (15T2970) :

[traduction]

En réalité, le débat entre les parties porte sur la question de savoir si l’expression « peuvent être utilisés » veut dire « pourraient être utilisés » ou « ont un potentiel d’utilisation ». Selon mon collègue, c’est ce que quelqu’un conclut des mots « peuvent être utilisés ».

 

Nous soutenons que l’expression « peuvent être utilisés » a une signification tout à fait différente de celle de « pourraient être utilisés » ou « ont un potentiel d’utilisation ».

 

[144]       Les experts n’étaient pas d’accord sur cette question. Dans son rapport et tout au long de son témoignage de vive voix, M. Rönnstrand estimait que le mot « peuvent » indique une certitude. À l’opposé, les Drs Van Etten et Heldin, croyaient plutôt que la personne versée dans l’art comprendrait que les termes du brevet dénotent un degré moins élevé de certitude. Par exemple, dans son rapport (TX 71, paragraphe 129), le Dr Heldin a déclaré que [traduction] « des composés comme l’imatinib ont le potentiel d’être utiles dans le traitement de tumeurs ou de l’athérosclérose » (non souligné dans l’original). Voici un extrait de l’argumentation finale des demanderesses :

[traduction]

Les experts de Novartis ont fréquemment employé les mots « pourraient » et « potentiel » dans leur interprétation du brevet, malgré le fait que ces mots ne sont jamais utilisés dans le brevet de la manière suggérée par eux.

 

[145]       Selon le premier argument des demanderesses, l’expression employée par l’auteur du brevet est « peuvent être utilisés » et non « ont le potentiel d’utilisation ». Elles ont raison. Cependant, leur argument n’est pas déterminant.

 

[146]       Le Canadian Oxford Dictionary, 2e éd., donne au moins deux sens au mot « can » [peuvent] : il peut signifier [traduction] « être en mesure de », ce qui appuie la thèse des demanderesses, mais aussi [traduction] « potentiellement capable de », ce qui va dans le sens de la thèse de Novartis. Pour dégager le sens téléologique de l’expression « peuvent être utilisés », nous devons examiner le contexte et l’objet du brevet 203.

 

[147]       Les demanderesses invoquent la décision de mon collègue, le juge Boivin, dans Apotex Inc c Sanofi‑Aventis, 2011 CF 1486, 101 CPR (4th) 1 [Clopidogrel], où ce dernier était saisi d’une question semblable sur l’interprétation de l’expression [traduction] « peut être utile lorsqu’il est administré pour le traitement et la prévention des troubles plaquettaires », utilisée dans le brevet en cause. Tout en reconnaissant que le libellé ne mentionnait pas de garantie de traitement chez les humains, il a conclu comme suit :

[L]a conclusion que la page 21 du brevet 777, où l’on peut lire que [TRADUCTION] « le médicament de l’invention peut être utile lorsqu’il est administré pour le traitement et la prévention des troubles plaquettaires associés aux circuits sanguins extracorporels ou des conséquences des complications de l’athérome », confirme que, bien que ce ne soit pas une garantie, le clopidogrel promet, au titre de ses propriétés, davantage qu’un simple potentiel : il peut être utilisé dans le traitement de certaines affections thrombotiques humaines. [Souligné dans l’original.]

 

[148]       Sans le dossier complet dont était saisi le juge Boivin dans la décision Clopidogrel, il m’est difficile de bien comprendre comment il a tiré cette conclusion ou ce qu’il a voulu dire par « davantage qu’un simple potentiel ». Toutefois, je constate qu’il a rejeté tous les arguments relatifs à une « garantie » et que, d’après les termes soulignés qui figurent dans sa conclusion, il a mis l’accent sur les termes « utilisé » et « humaines ». En somme, j’estime que cette citation ne constitue pas une autorité qui serait contraire à ma conclusion sur cette question ou qui me lie.

 

[149]       Dans le contexte du brevet 203 et dans le monde de la recherche sur le cancer, le terme [traduction] « peuvent » n’évoque pas une certitude; il devrait plutôt être considéré comme équivalent au terme « potentiel ». Je conviens que l’utilisation du terme « peuvent » dans son contexte suppose davantage qu’une simple spéculation ou un vœu pieux. Je reconnais également que l’expression [traduction] « peuvent être utilisés » signifie davantage que « pourraient être utilisés »; un potentiel d’utilisation constitue certainement un critère plus rigoureux que le terme « pourraient ». Autrement dit, le lien entre l’utilisation revendiquée et le traitement contre le cancer doit être réel.

 

[150]       Je constate également que le brevet 203 renferme des termes qui supposent une certitude en ce qui a trait aux propriétés inhibitrices des composés revendiqués. Il est dit dans le brevet 203 que les composés [traduction] « ont des propriétés pharmacologiques intéressantes ». Il n’y a aucun potentiel ni aucune incertitude dans cette phrase, ce qui laisse croire que, dans le cas des propriétés inhibitrices, l’auteur présente au lecteur une affirmation très ferme – une garantie presque – que les composés seront des inhibiteurs sélectifs des kinases nommées. Toutefois, en utilisant l’expression [traduction] « peuvent être utilisés » ailleurs dans le texte, l’auteur a sans doute voulu dénoter un degré moins élevé de certitude.

 

[151]       Pour conclure sur cette question d’interprétation, je privilégie l’opinion des Drs Heldin et Van Etten. Je suis d’avis que la personne fictive versée dans l’art comprendrait en lisant la phrase [traduction] « les composés […] peuvent être utilisés » dans le brevet 203 que les composés ont le potentiel, établi ou prédit, d’être utilisés comme [traduction] « substances actives inhibant les tumeurs ».

 

F.                  Divulgation des données relatives à la kinase ABL

 

[152]       Les demanderesses soutiennent que le brevet 203 [traduction] « ne présente absolument aucun fondement factuel sur lequel s’appuyer pour prédire que les composés du groupe 2 pourraient traiter les tumeurs associées à la kinase ABL ». Plus particulièrement, elles invoquent le deuxième paragraphe complet de la page 8, qui contient la seule mention précise d’une évaluation de la kinase ABL :

[traduction]

L’inhibition susmentionnée de la tyrosine kinase v‑abl est déterminée selon les méthodes de N. Lydon et autres […]

 

[153]       Les demanderesses interprètent ce paragraphe comme suit :

[traduction]

La personne versée dans l’art qui aurait lu cette partie du brevet n’aurait pas compris qu’elle indiquait qu’un essai d’inhibition de la kinase v‑abl avait été réalisé, mais plutôt qu’un tel essai pouvait être réalisé. Le confirme le fait qu’on ne fournit aucune valeur ni aucun intervalle de CI50 qui auraient été obtenus lors de cet essai, alors que des intervalles de CI50 pour chacun des autres essais mentionnés dans le brevet sont donnés dans les exemples.

 

[154]       Il est vrai que le paragraphe en question ne renferme aucune valeur de CI50. Toutefois, les premiers mots, [traduction] « l’inhibition susmentionnée de la tyrosine kinase v‑abl », renvoient le lecteur aux valeurs d’inhibition indiquées précédemment dans le brevet. Dans son rapport (TX 13, paragraphe 85), M. Rönnstrand était d’avis que le brevet 203 ne fournissait aucune donnée concernant l’évaluation de la kinase ABL. Par contre, lors de son contre‑interrogatoire, il a reconnu que les valeurs de CI50 présentées à la page 7 du brevet 203 étaient à la fois des [traduction] « intervalles de valeurs pour la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL » (4T748‑750). Voici comment il explique la déclaration contenue dans son rapport :

[traduction]

Il s’agit d’un intervalle de valeurs pour deux kinases; nous ne pouvons donc pas dire : voici un intervalle de valeurs pour la kinase du PDGF‑R et voici un intervalle de valeurs pour la kinase ABL. C’est ce que j’ai voulu dire.

 

[155]       Lorsqu’on lit le paragraphe de la page 8 dans son contexte en tenant compte des valeurs de CI50 citées précédemment, le brevet 203 divulgue un intervalle de CI50 pour l’inhibition de la kinase v‑ABL allant de [traduction] « 0,01 à 5 µmol/litre, particulièrement d’environ 0,05 à 1 µmol/litre » (p. 7, troisième paragraphe complet).

 

[156]       Je ne souscris pas non plus à l’opinion des demanderesses selon laquelle le paragraphe ne fait que divulguer qu’un [traduction] « essai peut être réalisé ». Il s’agit simplement d’une interprétation du brevet caractéristique d’un esprit non disposé à comprendre.

 

[157]       Je suis convaincue que la personne versée dans l’art qui lirait ce paragraphe du brevet comprendrait que les essais, conformes aux méthodes décrites, ont été réalisés et qu’un intervalle de CI50 concernant l’inhibition de la kinase ABL a été divulgué précédemment dans le brevet.

 

G.                Conclusion sur l’interprétation

 

[158]       Sous réserve de l’analyse à venir au sujet de la promesse du brevet et de la nature de l’invention, je suis convaincue que la personne moyennement versée dans l’art aurait interprété le brevet 203, dans la mesure où les parties sont en désaccord, comme suit :

 

1.                  selon le sens à accorder à la revendication 46 du brevet 203, un composé du groupe 2 peut être utile pour traiter les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R ou les tumeurs induites par la kinase ABL;

 

2.                  la phrase [traduction] « les composés […] peuvent être utilisés » signifie que les composés ont le potentiel, établi ou prédit selon des conclusions raisonnables, d’être utilisés aux fins prévues dans le brevet 203;

 

3.                  l’inhibition de la kinase ABL a été évaluée, selon les méthodes décrites dans le deuxième paragraphe de la page 8, et un intervalle de CI50 correspondant a été divulgué précédemment dans le brevet.

 

VII.          Utilité : Principes et promesses

 

A.                Principes

 

[159]       L’article 2 de la Loi sur les brevets précise qu’une « invention » peut désigner « toute composition de matières, ainsi que tout perfectionnement […], présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité ». L’« invention » du brevet 203 doit donc à la fois présenter le caractère de la « nouveauté » et de l’« utilité ».

 

[160]       Les demanderesses ne contestent pas que les composés du brevet 203 étaient nouveaux ou novateurs. Leur argument principal veut qu’à la date de dépôt au Canada, soit le 1er avril 1993, l’inventeur ne pouvait établir que l’« invention » du brevet était utile. En d’autres mots, les demanderesses affirment que le brevet 203 n’a pas d’« utilité », au sens où ce terme a été expliqué et appliqué dans la jurisprudence.

 

[161]       L’utilité est établie à la date du dépôt au Canada en fonction de l’état de la technique et des données disponibles à cette date (Aventis Pharma Inc c Apotex Inc, 2006 CAF 64, 265 DLR (4th) 308, au paragraphe 30; Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Ltd, 2010 CAF 197, [2012] 1 RCF 349, au paragraphe 74 [Olanzapine]; Apotex Inc c Pfizer Canada Inc, 2011 CAF 236, 95 CPR (4th) 193, au paragraphe 17 [Latanoprost]). Les éléments de preuve et les connaissances disponibles après la date du dépôt ne peuvent servir à établir l’utilité (Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, [2002] 4 RCS 153, au paragraphe 46 [AZT]).

 

[162]       Comme le montrent l’arrêt AZT et d’autres jugements, même si l’utilité n’est pas établie à la date du dépôt, l’exigence qui s’y rapporte peut être remplie au moyen d’une prédiction valable (AZT, précité, au paragraphe 46). Bien que le brevet dans AZT portât sur une nouvelle utilisation (le traitement du VIH/sida) d’un vieux composé chimique (l’AZT), la Cour d’appel a estimé que la doctrine de la prédiction valable s’appliquait à une revendication visant un nouveau composé (Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2007 CAF 195, 60 CPR (4th) 177, au paragraphe 3). La règle de la prédiction valable oblige le breveté à donner un « enseignement solide », et ne peut servir à protéger « les vœux pieux » ou de « simples spéculations » (AZT, précité, aux paragraphes 69 et 83). Le breveté n’est pas tenu d’expliquer exactement pourquoi l’invention fonctionne, mais il doit divulguer les connaissances sous‑jacentes qui le confirment (AZT, précité, au paragraphe 70).

 

[163]       La prédiction valable est une question de fait (AZT, précité, au paragraphe 71). Elle implique trois exigences (AZT, précité, au paragraphe 70) :

 

1)                  la prédiction doit avoir un fondement factuel;

 

2)                  un raisonnement clair et valable doit permettre d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

 

3)                  ce fondement factuel et ce raisonnement doivent faire l’objet d’une divulgation suffisante dans le brevet.

 

La Cour d’appel a récemment assimilé ces trois indices à l’exigence générale d’« une inférence prima facie raisonnable de l’utilité » (Olanzapine, précité, au paragraphe 85).

 

[164]       La prédiction valable ne constitue pas une exigence législative autonome. Il s’agit plutôt d’un moyen de montrer qu’une invention est utile lorsqu’il n’a pas été directement établi qu’elle fonctionnait. À mon avis, ce concept n’a pas été introduit en droit canadien pour servir d’argument massue à ceux qui contestent des brevets.

 

[165]       Comme le faisait observer le juge Dickson dans l’arrêt Consolboard, précité, aux pages 525 à 526, une invention n’a pas d’utilité s’il est établi qu’elle « ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera » (non souligné dans l’original). De là vient la notion de « promesse du brevet », qui a été l’un des principaux points de désaccord durant l’instruction en l’espèce.

 

[166]       La promesse du brevet doit être déterminée au début de l’analyse sur l’utilité, en fonction de son objet (Olanzapine, précité, au paragraphe 93; Latanoprost, précité, au paragraphe 17). Si les inventeurs énoncent une promesse spécifique dans le brevet, la Cour doit évaluer l’utilité en fonction de cette promesse (Pfizer Canada Inc c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 547, 93 CPR (4th) 193, au paragraphe 212 [Donepezil (CF)], conf. par 2012 CAF 103, 100 CPR (4th) 203 [Donepezil (CAF)]; Olanzapine, précité, au paragraphe 93). La « moindre parcelle » d’utilité ne suffit pas si une promesse spécifique exige davantage (Novopharm Ltd c Eli Lilly and Co, 2011 CAF 220, 94 CPR (4th) 95, aux paragraphes 31 à 34).

 

[167]       La promesse du brevet est une question de droit que la Cour évalue selon le point de vue de la personne versée dans l’art, en s’aidant de la preuve d’expert (Olanzapine, précité, aux paragraphes 80 et 93).

 

[168]       L’une des plus récentes affirmations des principes applicables à l’utilité et à la promesse figure dans l’arrêt Donepezil (CAF), précité, au paragraphe 57 :

Bien qu’on trouve dans le brevet 808 certains passages où il est question de toxicité éventuelle et des avantages que comporte le donépézil sur le plan de l’efficacité ainsi que ses éventuels avantages par rapport aux composés antérieurs, le juge de première instance a conclu à bon droit, en se fondant sur les témoignages des experts, que les mentions en question ne devaient pas être interprétées comme des promesses. Il a fait observer que « [l]es avocats n’en sont pas pour autant invités à faire du zèle en interprétant le mémoire descriptif du brevet de sorte à convaincre le tribunal, d’une façon ou d’une autre, d’adopter leur point de vue sur la nature de la promesse » (motifs, au paragraphe 213). Ainsi que le juge Zinn de la Cour fédérale l’a récemment fait remarquer fort à propos : « la jurisprudence ne permet pas à une partie de se servir de la divulgation comme un cheval partant à l’aventure, la bride sur le cou et sans cavalier » (Janssen‑Ortho Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2010 CF 42, 82 C.P.R. (4th) 336, aux paragraphes 119 et 120). Le mémoire descriptif du brevet doit être interprété du point de vue de la personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention sans recourir à des détails techniques, et dans le simple but de proposer une interprétation des revendications qui est raisonnable et juste tant pour le breveté que pour le public (Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, pages 520 et 521).

 

B.                 La promesse du brevet 203

 

Thèses des parties quant à la promesse du brevet

 

[169]       L’utilité doit être évaluée en fonction de la promesse du brevet 203. Les parties ne s’entendent pas sur sa nature.

 

[170]       Dans leur argumentation finale, les demanderesses ont fait valoir que la promesse comportait trois éléments, que voici (15T2967) :

[traduction]

Premièrement, la promesse faite dans ce brevet – et elle s’applique à l’ensemble des revendications pour les motifs que je vous ai exposés plus tôt – est un effet thérapeutique in vivo. C’est ainsi que nous commençons.

 

Selon le deuxième élément de la promesse, l’effet thérapeutique in vivo sert à traiter quelque chose. Je me concentrerai donc sur le traitement des tumeurs.

 

Enfin, nous soutenons que les tumeurs à traiter seront celles associées à la kinase du PDGF‑R et celles associées à la kinase Abl. D’après nous, cela signifie que s’il n’a pas pu être démontré ou prédit de façon valable que ces composés pouvaient traiter l’un ou l’autre de ces deux types de tumeurs, alors le composé ne remplirait pas sa promesse pour cause d’absence d’utilité.

 

[171]       J’ai déjà abordé le troisième élément de la promesse alléguée dans la section des présents motifs portant sur l’interprétation du brevet. Il s’agit de l’argument « et/ou ». Je n’admets pas que la personne versée dans l’art interpréterait la revendication 46 d’une manière signifiant que le brevet promet que chaque composé traitera tant les maladies associées à la kinase du PDGF‑R que celles associées à la kinase ABL. Dans la mesure où le composé fonctionne tel que promis contre les maladies associées à l’une ou à l’autre de ces kinases, il remplira la promesse du brevet.

 

[172]       La prochaine question consiste à savoir si la « promesse » représente une quasi‑certitude, comme le soutiennent les demanderesses. Comme je l’ai déjà mentionné dans la section des présents motifs portant sur l’interprétation des revendications, il convient d’interpréter les termes [traduction] « peuvent être utilisés » dans le sens que les composés ont le potentiel d’être utilisés conformément aux façons décrites. Dans ce contexte, le mot « potentiel » doit avoir une signification plus large qu’une simple spéculation ou qu’un vœu pieux; il faut soit une utilité démontrée soit une prédiction valable portant que les composés seront efficaces in vivo. Il me reste à examiner l’affirmation des demanderesses selon laquelle chaque revendication du brevet 203 promet un effet thérapeutique in vivo.

 

[173]       La thèse de Novartis sur l’utilité promise du brevet comporte deux aspects selon que nous mettons l’accent sur les revendications de composés ou sur les revendications d’utilisation :

 

1.                  l’utilité promise des revendications de composés est que ces composés sont des inhibiteurs sélectifs de certaines kinases;

 

2.                  l’utilité promise de la revendication 45, lorsque celle‑ci est lue conjointement avec lue avec la revendication 7 ou la revendication 29, est l’utilisation de ces composés, comme inhibiteurs sélectifs de la kinase du PDGF‑R, pour traiter l’athérosclérose;

 

3.                  la revendication 46, lorsqu’elle est lue conjointement avec la revendication 29, est l’utilisation de l’imatinib pour la chimiothérapie de tumeurs.

 

Utilité ou promesse différenciée

 

[174]       Selon les demanderesses, toutes les revendications doivent avoir la même utilité. À mon avis, ce point de vue ne concorde tout simplement pas avec la réalité du brevet 203. Dès le premier paragraphe, le lecteur versé dans l’art est informé que le brevet comporte quatre aspects et quatre groupes de revendications qui correspondent à ces aspects. L’auteur déclare que l’invention concerne les éléments suivants :

 

1.                  les composés eux‑mêmes (dérivés de N‑phényl‑2‑pyrimidine‑amine);

 

2.                  les procédés de fabrication des composés;

 

3.                  les médicaments comprenant ces composés;

 

4.                  l’utilisation de ces composés pour le traitement curatif des animaux à sang chaud.

 

[175]       Je ne peux imaginer une délimitation plus nette des parties d’une invention. En l’espèce, une fois qu’on a lu le mémoire descriptif au complet, il apparaît très clairement que les revendications de composés sont l’aspect le plus important du brevet; les revendications d’utilisation, la revendication de procédé et les revendications de compositions thérapeutiques découlent des propriétés des composés. Je remarque que durant l’instruction, le débat et les éléments de preuve ont peu touché aux revendications de compositions pharmaceutiques, soit les revendications 40 à 42. En outre, ni Novartis ni les demanderesses n’ont abordé ces revendications précises au cours de la plaidoirie finale. Je n’ai pas examiné ces revendications davantage.

 

[176]       Les revendications du brevet 203 sont ensuite subdivisées selon que les composés appartiennent au groupe 1 ou au groupe 2. Selon l’utilité des revendications de composés (revendications 1 à 39), les composés inhibent sélectivement : a) la PKC, dans le cas des composés du groupe 1; et b) la kinase du PDGF‑R ou la kinase ABL, mais non la PKC, dans le cas des composés du groupe 2. Cela signifie qu’un composé qui n’inhibe pas de façon sélective les enzymes pertinentes (ou dont la capacité d’inhibition ne peut être valablement prédite) ne remplit pas la promesse du brevet.

 

[177]       Les revendications d’utilisation (revendications 45 à 48) concernent l’usage de ces inhibiteurs sélectifs pour traiter certaines maladies, et leur utilité devrait être évaluée sur ce fondement. En conséquence, si le composé n’a pas le potentiel pour traiter les maladies ou états morbides nommés – les tumeurs dans le cas des revendications 46 et 47 et l’athérosclérose dans le cas des revendications 45 et 48 –, les revendications d’utilisation visant ce composé ne remplissent pas leur promesse et seront invalides.

 

[178]       La structure des revendications du brevet 203 ressemble étroitement à celle du brevet examiné par le juge O’Reilly dans Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2007 CF 26, 59 CPR (4th) 183 [Sildénafil I (CF)], conf. par 2007 CAF 195, 60 CPR (4th) 177) : la revendication 6 visait un composé spécifique (le sildénafil), et la revendication 17 concernait l’utilisation de composés visés par le brevet (y compris le sildénafil) dans le traitement de quatre affections médicales particulières. Au moment d’aborder l’utilité du brevet, le juge O’Reilly a exprimé les points de vue suivants, aux paragraphes 41 à 44 :

J’ai lu le brevet et examiné la preuve d’expert produite par les deux parties, et le brevet fait état en réalité de deux niveaux d’utilité. Le premier niveau concerne les propriétés des composés mêmes en tant qu’inhibiteurs « actifs et sélectifs » de PDE réagissant à la GMP cyclique. Les composés qui présentent ces qualités pourraient être utiles, par exemple, en raison de leur aptitude à faire se relâcher des muscles lisses, de leur action anti‑agrégante ou anti‑hypertensive, ou de leur emploi en laboratoire. Au second niveau, à cause de telles propriétés intrinsèques, les composés pourraient être utiles dans le traitement d’un large éventail de pathologies.

 

Une bonne part de l’argumentation d’Apotex porte sur l’absence d’une utilité attestée ou d’une prédiction valable quant à l’utilisation des composés dans le traitement des pathologies désignées dans le brevet. Cependant, je suis d’accord avec Pfizer que, du moins pour sa revendication 6 (une revendication applicable au seul composé qu’est le sildénafil), il suffit à Pfizer de prouver que le sildénafil avait une propriété utile (c’est‑à‑dire qu’il était un inhibiteur actif et sélectif de PDE réagissant à la GMP cyclique) pouvant le rendre apte à une utilisation dans le traitement de certaines maladies ou pathologies, ou à une utilisation en laboratoire. Pfizer montrerait par là que son produit répondait à la définition d’une « invention », énoncée dans la Loi. Je suis persuadé, au vu de la preuve, que, à la date de priorité du brevet, on croyait que des inhibiteurs de PDE pourraient être utiles dans le traitement de certaines pathologies. Les savants étaient en quête de composés qui fussent des inhibiteurs plus actifs et plus sélectifs de PDE réagissant à la GMP cyclique que ceux qui existaient alors. Par conséquent, pour la revendication 6, il suffit à Pfizer d’établir qu’il avait été démontré ou que l’on avait valablement prédit que le sildénafil était utile du seul fait de sa capacité à agir comme inhibiteur actif et sélectif de PDE réagissant à la GMP cyclique.

 

Cependant, lorsque le brevet est plus précis et prétend qu’un composé est véritablement utile dans le traitement de maladies et pathologies particulières, le breveté doit établir l’utilité du composé dans ces domaines. Par conséquent, pour la revendication 17 du brevet de Pfizer (revendication portant sur l’emploi des composés dans des traitements particuliers), Pfizer doit prouver l’utilité effective dans ces domaines, ou établir que telle utilité pouvait être valablement prédite dans ces domaines. Mais Pfizer ne pourra réussir à justifier la revendication 17 de son brevet que si elle réussit à justifier la revendication 6. La preuve de l’utilité du sildénafil dans le traitement des pathologies dont fait état la revendication 17 (c’est‑à‑dire l’angine, l’hypertension artérielle, l’insuffisance cardiaque et l’athérosclérose), ou la prédiction valable que le sildénafil serait utile à ces fins, est évidemment tributaire de la preuve selon laquelle on savait (ou l’on avait prédit valablement) que le sildénafil était en 1990 un inhibiteur actif et sélectif de PDE réagissant à la GMP cyclique.

 

 

[179]       Comme l’ont fait remarquer les demanderesses, le juge O’Reilly n’a pas suivi cette démarche dans la décision ultérieure Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Ltd, 2011 CF 1288, 100 CPR (4th) 269. Cependant, une lecture attentive révèle que la divulgation et les revendications du brevet y étaient bien différentes dans cette dernière décision. Le brevet de sélection en cause reposait entièrement sur le fait que l’olanzapine traitait la schizophrénie en clinique mieux que les autres antipsychotiques; rien ne justifiait d’appliquer une promesse différente aux revendications. Le brevet 203 et celui dont il était question dans Sildénafil I (CF) ne donnent pas l’exemple d’une telle promesse globale.

 

[180]       Si je suis le raisonnement qu’a tenu mon collègue dans la décision Sildénafil I (CF), l’utilité alléguée dans les revendications litigieuses (revendications 1 à 39, 44 à 48) serait différenciée selon l’aspect des revendications. L’utilité promise serait la suivante :

 

1.                  Pour les revendications 1 à 39, la promesse ou l’utilité est que les composés inhiberont sélectivement la PKC, la kinase du PDGF‑R ou la kinase ABL. C’est tout.

 

2.                  Pour les revendications 45 à 48, le brevet prévoit une utilité plus explicite : qu’un composé inclus dans les revendications 1 à 39 peut être utilisé pour traiter l’athérosclérose (revendications 45 et 48) et pour la [traduction] « chimiothérapie de tumeurs » (revendications 46 et 47). À mon avis et selon les experts, cela introduirait la notion d’efficacité in vivo, soit démontrée, soit valablement prédite (voir, p. ex. le témoignage du Dr Van Etten, 8T1602).

 

3.                  Pour la revendication 44, l’utilité consiste à offrir un procédé permettant de fabriquer les composés revendiqués.

 

[181]       Les demanderesses soulignent un échange survenu en contre‑interrogatoire entre l’avocat et le Dr Van Etten au cours duquel ce dernier semblait même convenir que chacune des revendications de composé doit porter sur un composé qui aurait une efficacité in vivo. Cette conversation se déroule comme suit (8T1601‑1602) :

[traduction]

Q.        En ce qui concerne les revendications de composés, dans le cas où une revendication vise un seul composé, n’êtes‑vous pas d’accord avec moi pour dire que le fait pour ces revendications de viser des composés qui auraient une efficacité thérapeutique in vivo constitue une interprétation raisonnable du brevet?

 

R.        Peut‑être.

 

Q.        Examinons le brevet.

 

R.        Parlez‑vous maintenant des cas où il y a un seul composé?

 

Q.        Oui?

 

R.        En tant que groupe, la revendication concerne certains d’entre eux.

 

Q.        La revendication 29 porte sur un seul composé?

 

R.        C’est exact.

 

Q.        Ne serait‑il pas raisonnable de penser qu’on promet que ce composé aura une efficacité thérapeutique in vivo chez les personnes?

 

R.        Non.

 

Q.        Pourquoi dites‑vous cela?

 

R.        Vous avez dit « chez les personnes ».

 

Q.        D’accord. Chez les animaux?

 

R.        Oui. On parle de traitement de tumeurs qui, par définition, doit avoir lieu in vivo.

 

[182]       En toute déférence pour le Dr Van Etten, je ne crois pas qu’il ait bien compris le sens des termes « promesse du brevet ». L’expression « traitement de tumeurs » ne figure pas dans les revendications de composés. Il semble que le Dr Van Etten interprétait les revendications d’utilisation conjointement avec les revendications de composés, par exemple, la revendication 46 conjointement avec la revendication 29.

 

[183]       Je reconnais que les revendications d’utilisation du brevet 203 promettent une certaine efficacité in vivo chez les animaux à sang chaud. Toutefois, comme nous l’avons déjà mentionné, il ne s’agit pas d’une garantie ou d’une certitude, comme c’est le cas avec les propriétés inhibitrices des composés; ces revendications promettent plutôt la possibilité de traiter in vivo les maladies ou états morbides nommés.

 

[184]       Voici un exemple qui est devenu le point central d’une grande partie de l’instruction. La revendication 46, lorsqu’elle est lue conjointement avec la revendication 29, promet que l’imatinib : a) inhibera la kinase du PDGF‑R ou la kinase ABL; et b) aura le potentiel de traiter des tumeurs chez des animaux à sang chaud.

 

Opinion de M. Rönnstrand sur la promesse

 

[185]       Monsieur Rönnstrand avait une opinion bien tranchée sur la promesse du brevet 203, qui allait à l’encontre de celle des Drs Heldin et Van Etten. Cette opinion comporte trois éléments que j’aimerais aborder :

 

1.                  l’opinion de M. Rönnstrand selon laquelle l’utilisation promise est le traitement de maladies chez les animaux à sang chaud;

 

2.                  son point de vue voulant que le brevet 203 promette sans condition une telle utilité;

 

3.                  sa conclusion que les composés du groupe 2 promettent une inhibition de la kinase ABL et de la kinase du PDGF‑R.

 

[186]       Selon M. Rönnstrand, le brevet 203 promet que [traduction] « les composés peuvent être utilisés dans le traitement d’une maladie ou d’un état morbide chez les animaux à sang chaud » (TX 13, paragraphe 41) et que « l’utilisation de l’expression “propriétés pharmacologiques intéressantes” indique que les composés de formule I auraient une activité biologique bénéfique chez des organismes vivants, comme les animaux à sang chaud » (TX 13, paragraphe 45). Monsieur Rönnstrand précise cette opinion plus loin dans son rapport, selon que les composés appartiennent au groupe 1 ou au groupe 2 :

[traduction]

À mon avis, la personne versée dans l’art aurait compris que l’utilité promise d’un composé du groupe 1 est le traitement chez les animaux à sang chaud de maladies ou d’états morbides dans lesquels une ou plusieurs isozymes de la PKC ont un rôle causal parce que le composé inhibe sélectivement ces isozymes. (TX 13, paragraphe 100)

 

À mon avis, la personne versée dans l’art aurait compris que l’utilité promise d’un composé du groupe 2 est le traitement chez les animaux à sang chaud de maladies ou d’états morbides dans lesquels la protéine kinase du PDGF‑R ou la protéine kinase Abl a un rôle causal parce que le composé inhibe sélectivement chacune de ces kinases, tout en inhibant faiblement ou pas du tout les isozymes de la PKC. (TX 13, paragraphe 102)

 

[187]       Pour commencer, je suis d’accord avec M. Rönnstrand pour dire que [traduction] « la personne versée dans l’art aurait compris que l’utilité promise du brevet 203 dépend du groupe auquel le composé appartient » (TX 13, paragraphe 99). Toutefois, le problème que pose, à mon avis, son opinion va au‑delà de sa délimitation des composés du groupe 1 et de ceux du groupe 2.

 

[188]       Dans ses rapports, M. Rönnstrand traite l’ensemble du brevet comme un brevet d’utilisation. Le brevet 203 est principalement un brevet de composés; les utilisations potentielles découlent du fait que l’inhibition sélective des kinases identifiées constitue une propriété pharmacologique intéressante pouvant mener à un usage thérapeutique. Comme l’a admis M. Rönnstrand, l’inhibition sélective est en soi une propriété pharmacologique intéressante. En sautant à la composante secondaire du brevet – l’utilisation potentielle découlant des propriétés inhibitrices sélectives des composés – M. Rönnstrand fait fi (ou ne tient carrément pas compte) de l’utilité évidente des composés en tant qu’inhibiteurs sélectifs de kinases.

 

[189]       Le deuxième élément clé de l’opinion d’expert de M. Rönnstrand est illustré par sa déclaration selon laquelle [traduction] « les composés du groupe 1 ont une utilité dans le traitement d’une ou de plusieurs des maladies, ou des états morbides, énumérées chez les animaux à sang chaud. […] la présomption sous‑jacente étant que les maladies ou les états morbides énumérés sont traités de façon curative par l’inhibition sélective d’une ou de plusieurs isozymes de la PKC in vivo » (TX 13, paragraphe 59).

 

[190]       Monsieur Rönnstrand comprend que le brevet offre, sans équivoque, un traitement curatif. Comme je l’ai indiqué dans la section des présents motifs portant sur l’interprétation, je ne crois pas que le brevet 203 promette ce type de certitude, et la loi n’exige pas une telle certitude inconditionnelle. Seuls sont requis une conclusion raisonnable et le fait pour les mots employés dans le brevet de répondre aux exigences relatives à la prédiction valable.

 

[191]       Mon dernier point concernant l’opinion de M. Rönnstrand est que, selon lui, [traduction] « les composés du groupe 2 inhibent tant la kinase du PDGF‑R que la kinase ABL, mais qu’ils n’inhibent pratiquement pas la PKC (ou pas du tout) » (TX 13, paragraphe 79). Il s’agit de la question du « et/ou », que j’ai abordée précédemment. La prémisse de M. Rönnstrand selon laquelle chacun des composés du groupe 2 inhibera la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL ne me paraît pas exacte.

 

[192]       En résumé, la démarche et les conclusions de M. Rönnstrand concernant la promesse du brevet me causent de grandes difficultés. Je tiens toutefois à souligner que M. Rönnstrand s’est montré extrêmement patient et soigné dans ses explications des principes scientifiques qui sous‑tendent le brevet 203. Monsieur Rönnstrand est un bon scientifique, et il a été un témoin expert crédible.

 

Revendication 44

 

[193]       S’agissant de la revendication 44 ‑ une revendication du procédé de fabrication des composés de formule I ‑, tous les experts s’accordent pour dire que les diverses étapes de fabrication des composés auraient été connues de la personne moyennement versée dans l’art. Comme l’a mentionné M. Rönnstrand, si les composés de formule I n’ont pas d’utilité, alors la revendication 44 n’en a pas non plus (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 116; 3T446). Toutefois, comme l’a dit M. Wuest, si les types de réactions utilisées dans la revendication de procédé étaient connus, aucun n’avait été appliqué aux matières de base pour créer les produits finis du brevet 203. Si les composés sont nouveaux et utiles, le procédé servant à les fabriquer est également nouveau (rapport de M. Wuest, TX 53, paragraphe 44; 9T1842‑1844). Je suis d’accord.

 

Conclusion sur l’utilité promise

 

[194]       Pour ces motifs, je conclus que l’utilité promise est la suivante :

 

1.                  Pour les revendications 1 à 39, la promesse est que les composés inhiberont sélectivement la PKC, la kinase du PDGF‑R ou la kinase ABL.

 

2.                  Pour les revendications 45 à 48, le brevet présente au lecteur une promesse précise d’utilité in vivo : qu’un composé inclus dans les revendications 1 à 39 peut être utilisé pour traiter l’athérosclérose (revendications 45 et 48) et pour la « chimiothérapie de tumeurs » (revendications 46 et 47). À mon avis et selon les experts, cela introduirait la notion d’efficacité in vivo, soit démontrée, soit valablement prédite (voir, p. ex. le témoignage du Dr Van Etten à 18T1602).

 

3.                  Pour la revendication 44, l’utilité consiste à offrir un procédé permettant de fabriquer les composés revendiqués.

 

[195]       Par conséquent, si Ciba‑Geigy avait démontré ou avait pu prédire de façon valable que, au 1er avril 1993, les composés de formule I étaient des inhibiteurs sélectifs de la PKC, de la kinase du PDGF‑R ou de la kinase ABL, elle aurait établi l’utilité de ces composés.

 

[196]       Lors des observations préliminaires, les demanderesses ont concédé ce qui suit (1T72) :

[traduction]

Teva et Apotex concèdent que si nous ne réussissons pas à établir que le brevet 203 promet une utilité thérapeutique in vivo relativement à la kinase du PDGF‑R et à la kinase v‑ABL, Novartis gagnera la cause, car il ressort clairement de la preuve que l’activité in vitro de la revendication 29 a été établie ou à tout le moins prédite.

 

[197]       Cette concession est liée, du moins en partie, aux questions auxquelles je dois répondre dans les présents motifs. Les demanderesses admettent que l’activité in vitro de l’imatinib (revendication 29) a été démontrée ou valablement prédite. Étant donné que j’ai conclu que l’utilité des revendications des composés du groupe 2 tient au fait qu’ils seront des inhibiteurs sélectifs de la kinase du PDGF‑R ou de la kinase v‑ABL, il s’ensuit que l’utilité de la revendication 29, à tout le moins, a été reconnue par les demanderesses. Malgré cette apparente concession, j’évaluerai si l’utilité de tous les composés du groupe 2 avait été établie au 1er avril 1993.

 

[198]       Il convient de souligner que la déclaration des demanderesses ne s’applique pas à l’utilité promise de la revendication 46 lorsqu’elle est lue conjointement avec la revendication 29. J’en suis arrivée à la conclusion que les revendications d’utilisation du brevet promettent davantage qu’une inhibition sélective in vitro. Par conséquent, je dois encore examiner l’utilité de ces revendications par rapport à la promesse que j’ai relevée concernant ces composés.

 

[199]       Établir l’utilité des revendications 45 à 48 exige davantage que de montrer que les composés inhiberaient sélectivement des enzymes particulières. Pour satisfaire à la promesse contenue dans ces revendications, l’inventeur doit me convaincre que les composés ont le potentiel de traiter l’athérosclérose (revendications 45 et 48) ou d’être utilisés pour la chimiothérapie de tumeurs (revendications 46 et 47).

VIII.       Utilité des revendications de composés

 

A.                Utilité démontrée des revendications de composés

 

[200]       Après mon analyse des principes généraux de l’utilité et de la promesse du brevet 203, j’examinerai maintenant la question de l’utilité des composés du brevet 203. Je vérifierai d’abord si l’utilité des revendications de composés du brevet 203 (revendications 1 à 39) avait été démontrée au 1er avril 1993.

 

Chimie thérapeutique générale

 

[201]       Certaines notions de chimie thérapeutique générale s’appliquent directement à la tâche qui m’a été confiée.

 

[202]       Monsieur Heathcock a expliqué que les structures chimiques des composés de formule I permettraient à la personne versée dans l’art de déterminer la taille, la forme, la polarité et l’hydrophobie/hydrophilie d’une molécule (rapport de M. Heathcock, TX 22, paragraphe 52). Cette personne saurait que certaines molécules dotées de propriétés particulières seraient suffisamment solubles pour être des inhibiteurs de kinase efficaces in vivo (rapport de M. Heathcock, TX 22, paragraphe 54; 5T986‑989).

 

[203]       Messieurs Wuest et Heathcock ont reconnu que la personne versée dans l’art pourrait faire la distinction entre les composés du groupe 1 et les composés du groupe 2 faisant l’objet du brevet 203 (rapport de M. Heathcock, TX 22, paragraphe 55; 5T956; rapport de M. Wuest, TX 53, annexe C; 9T1832). Les deux experts ont classé chacun des composés mentionnés dans les exemples dans le groupe 1 ou le groupe 2, en fonction de leur structure chimique.

 

[204]       Il s’agit d’une considération importante, et cela signifie qu’il pourrait être possible de conclure raisonnablement que n’importe quel composé d’une revendication générale – comme la revendication 5 ou la revendication 7 – aurait des propriétés inhibitrices similaires à celles des composés qui ont été évalués et qui sont représentatifs de la revendication générale. La valeur de cette hypothèse concernant les revendications particulières du brevet 203 sera examinée plus loin.

 

Propriétés pharmacologiques intéressantes

 

[205]       Je suis arrivée à la conclusion que, relativement aux revendications de composés, la promesse du brevet 203 est que les composés de formule I inhiberont de façon sélective certaines kinases. Deux questions se posent. Premièrement, l’inhibition sélective est‑elle une « propriété pharmacologique intéressante »? Autrement dit, un composé ayant cette propriété est‑il utile? Deuxièmement, au 1er avril 1993, avait‑il été établi que les composés de formule I possédaient cette importante capacité d’inhibition sélective?

 

[206]       La réponse à la première question est sans conteste « oui ». Les experts – même M. Rönnstrand – conviennent que l’inhibition sélective de kinases est une « propriété pharmacologique intéressante » (4T670). Ce fait était connu au 1er avril 1993.

 

Valeur des essais in vitro

 

[207]       Pour répondre à la seconde question, j’examinerai d’abord ce qui est nécessaire pour établir qu’un composé donné inhibe sélectivement une protéine kinase, comme la kinase ABL ou la kinase du PDGF‑R. C’est une opinion largement répandue chez les experts que l’inhibition sélective ne peut être démontrée qu’au moyen d’essais in vitro. L’échange qui suit entre M. Rönnstrand et l’avocat de Novartis illustre bien ce point de vue (4T661) :

[traduction]

Q.        ... Comment déterminez‑vous qu’une kinase est un inhibiteur sélectif?

 

R.        En l’évaluant par rapport à d’autres kinases et par rapport à la kinase contre laquelle elle est censée être dirigée.

 

Q.        Et le type d’analyse que vous mèneriez serait une expérience in vitro. C’est bien cela?

 

R.        Pour évaluer la sélectivité, oui.

 

Q.        Vous ne pouvez pas la déterminer à l’aide d’un essai in vivo?

 

R.        Non, parce que beaucoup de facteurs peuvent influer sur les résultats.

 

Essais de Ciba‑Geigy

 

[208]       Après avoir établi que seuls des essais in vitro permettent de démontrer l’inhibition sélective, j’examinerai ensuite la question de savoir si, au 1er avril 1993, Ciba‑Geigy avait établi que les composés du brevet 203, ou l’un ou l’autre d’entre eux, avaient inhibé sélectivement les kinases mentionnées dans le brevet. Je m’attarderai aux revendications relatives aux composés du groupe 2, notamment la revendication 29 visant l’imatinib, parce qu’il s’agit des composés suscitant le plus d’intérêt. Plus précisément, le brevet divulgue (aux pages 7 et 8) que les composés du groupe 2 ont inhibé la kinase du PDGF‑R et la kinase v‑ABL dans un certain nombre d’essais in vitro. En ce qui concerne l’inhibition de la kinase du PDGF‑R, il est clairement indiqué dans le brevet que le degré d’inhibition exercé se situait autour de 1µM. Le lecteur versé dans l’art aurait reconnu qu’un tel degré d’inhibition est impressionnant. Comme je l’ai déjà dit dans les présents motifs, il n’est pas déraisonnable de conclure que le deuxième paragraphe de la page 8 comporte un renvoi aux degrés d’inhibition mentionnés précédemment pour la kinase ABL.

 

[209]       Ces déclarations sont étayées par les essais in vitro réalisés dans les laboratoires de Ciba‑Geigy, décrits plus loin.

 

[210]       Dans le cadre de l’instruction, beaucoup de temps a été consacré à l’examen des types d’essais in vitro et in vivo effectués par Ciba‑Geigy, au caractère suffisant de ces essais et à la déclaration de leurs résultats dans le brevet 203. Pour résumer, les demanderesses soutiennent que Ciba‑Geigy n’a pas mené un nombre suffisant d’essais pour démontrer, ou pour prédire de façon valable, que les composés du brevet 203 remplissent la promesse d’effets thérapeutiques in vivo contre les tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R ou à la kinase ABL. En outre, en raison de certains essais ayant supposément échoué, il avait été démontré que les composés du groupe 2 n’avaient pas d’utilité au 1er avril 1993.

 

[211]       Au cours de l’instruction, j’ai écouté les nombreuses critiques formulées par les demanderesses au sujet des essais qui avaient été ou qui n’avaient pas été réalisés par Ciba‑Geigy avant la date de dépôt au Canada. J’ai certaines réserves générales à propos de l’approche adoptée par les demanderesses.

 

[212]       L’ordre habituel des essais d’inhibition in vitro peut se résumer comme suit :

Question à résoudre

Essais

Le composé peut‑il se lier à la kinase cible et l’inhiber en l’absence (ou à l’extérieur) de la membrane cellulaire?

Essai acellulaire

Le composé peut‑il pénétrer dans les cellules intactes et inhiber la kinase pertinente?

a)        Transfert Western

b)         Épreuve ELISA

Le composé peut‑il inhiber une activité kinase en aval induite par une enzyme donnée?

a)         Test avec la MAP kinase

b)         Transfert Northern (ou test sur le gène c‑FOS)

 

[213]       Comme l’ont expliqué les experts, chacun de ces essais peut démontrer la capacité (ou l’incapacité) du composé à inhiber une kinase cible. Ces essais n’ont pas tous été effectués sur chacun des composés du groupe 2. Toutefois, à mon avis, il n’est pas nécessaire que chaque test soit effectué sur chaque composé du groupe 2 pour démontrer l’utilité.

 

[214]       Il est logique de croire qu’un composé qui réagit positivement (c.‑à‑d. qu’il inhibe une kinase cible) lors d’un transfert Western, d’un transfert Northern ou d’une épreuve ELISA inhibera également cette kinase dans un essai acellulaire. Autrement dit, on peut supposer qu’un composé capable de pénétrer dans une cellule et d’inhiber la kinase « réussira » le test acellulaire.

 

[215]       Je tiens à souligner que l’examen des essais in vitro réalisés par Ciba‑Geigy doit être fait de manière cumulative. Il n’est pas indiqué d’isoler un essai non concluant et de le considérer comme une preuve de l’absence d’utilité sans l’examiner à la lumière de l’ensemble des résultats d’analyse pour ce composé en particulier.

 

[216]       La situation peut être différente lorsqu’un essai in vitro montre de façon concluante qu’un composé est incapable d’inhiber la kinase cible. Dans ces circonstances, on pourrait se questionner sérieusement sur l’utilité de ce composé. Je serais également préoccupée si la seule analyse réalisée sur un composé donné s’avérait non concluante. Dans ce cas, il serait difficile de conclure que l’utilité a été démontrée.

 

[217]       La chimie des composés constitue le deuxième aspect du programme d’essais qui devrait être reconnu. Plus particulièrement, les experts en chimie thérapeutique (MM. Wuest et Heathcock) ont présenté des éléments de preuve concernant la similitude des composés du groupe 2. Cette similitude permettrait à notre personne versée dans l’art de tirer des conclusions au sujet d’un composé du groupe 2 d’après les essais réalisés sur un autre composé. Même si cela évoque davantage la notion de prédiction valable, c’est aussi un rappel que le programme d’essais de Ciba‑Geigy doit être examiné dans son intégralité.

 

[218]       Dans leur quête pour trouver des failles dans des essais spécifiques ou omis, les demanderesses (et, dans une certaine mesure, M. Rönnstrand dans ses rapports) n’ont pas tenu compte de l’ensemble des essais.

 

[219]       De façon générale, Ciba‑Geigy a exprimé les résultats de ses essais menés sur 29 composés du brevet 203 sous la forme de CI50. La puissance d’un inhibiteur enzymatique et sa sélectivité sont mesurées en déterminant sa CI50. La CI50 représente la concentration de l’inhibiteur nécessaire pour inhiber 50 % de l’activité d’une enzyme cible. Un inhibiteur enzymatique puissant aura une faible CI50 par rapport à son enzyme cible, ce qui démontre qu’une faible concentration du composé est requise pour inhiber l’activité enzymatique. Dans le cas d’un inhibiteur sélectif, la CI50 sera faible par rapport à l’enzyme cible, mais plus élevée par rapport à d’autres enzymes.

 

[220]       Pour aider le lecteur, je fournis ci‑après un tableau de concordance montrant les six composés du groupe 2 faisant chacun l’objet d’une revendication distincte et leur numéro de composé respectif établi par Ciba‑Geigy.

 

No du composé de Ciba‑Geigy

No de la revendication

CGP 53716

28

CGP 57148 (imatinib)

29

CGP 57011

30

CGP 57014

31

CGP 57012

32

CGP 57010

33

 

[221]       En plus d’être visé par les revendications précisément désignées du brevet 203, chacun des composés du groupe 2 analysés est inclus dans les revendications 1 à 3, la revendication 5 et la revendication 7.

 

[222]       Dans la présente section des motifs, je résume les éléments de preuve sur les essais in vitro de Ciba‑Geigy et examine certains des désaccords entre les parties en ce qui concerne les essais.

a)                  Inhibition en milieu acellulaire

 

[223]       Un essai acellulaire est un test qui permet de déterminer si un composé se liera à la tyrosine kinase cible et l’inhibera en l’absence de membrane cellulaire.

 

[224]       Au 1er avril 1993, un seul des composés du groupe 2, le CGP 53716, avait été soumis à des essais ayant pour but d’évaluer sa capacité d’inhiber la protéine kinase du PDGF‑R en milieu acellulaire (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 236). Le Dr Heldin a interprété les résultats des essais et a conclu que la CI50 du CGP 53716 était [traduction] « d’environ 0,1 µmol/litre » (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 61 à 64).

 

[225]       Cependant, les six composés du groupe 2 faisant chacun l’objet de revendications distinctes ont inhibé la kinase v‑ABL lors d’un essai acellulaire. Les essais effectués sur cinq de ces six composés ont été examinés par M. Rönnstrand dans son rapport. Il est arrivé à la conclusion que [traduction] « pour chacun […] une inhibition de la kinase v‑ABL était observée à des CI50 de l’ordre de la micromole » (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 237). L’inhibition de la kinase v‑ABL lors d’un essai acellulaire par le composé restant du groupe 2 revendiqué séparément, le CGP 53716, est mentionnée par le Dr Van Etten (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphe 150 en référence à TX 55, onglets 2 à 11, 18). Monsieur Rönnstrand a convenu en contre‑interrogatoire qu’un certain nombre d’essais avaient révélé une inhibition de la kinase v‑ABL en milieu acellulaire par le CGP 53716 et que ces résultats auraient dû figurer dans son rapport (4T781‑782, 785, 788).

 

[226]       Monsieur Rönnstrand a conclu que cinq des composés du groupe 2 faisant l’objet d’une revendication distincte avaient été évalués avec six différentes isozymes de la PKC. Ces composés n’ont pas du tout inhibé les isozymes ou ne l’ont fait que très peu (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 231 et 232). Le CGP 57010, l’autre composé revendiqué séparément, a été évalué avec au moins une isozyme de la PKC, mais il est possible qu’il ne l’ait pas été avec d’autres (TX 55, onglet 23).

 

[227]       Ciba‑Geigy a également mené quelques tests qui ont révélé non seulement les propriétés inhibitrices des composés du groupe 2, mais également leur sélectivité.

 

1.                  Les six composés du groupe 2 revendiqués séparément ont été évalués avec la kinase de l’EGF‑R. Ils se sont avérés de faibles inhibiteurs de cette kinase (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 233 et 234).

 

2.                  Deux composés du groupe 2 ont été évalués avec la phosphorylase protéine kinase (PPK). Ces composés sont de faibles inhibiteurs de la PPK (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 233 et 234).

 

3.                  Deux composés du groupe 2 revendiqués séparément ont été évalués avec la protéine kinase A (PKA). Ces composés sont de faibles inhibiteurs de la PKA (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 233 et 234).

 

[228]       Ainsi, au 1er avril 1993, les résultats des essais acellulaires de Ciba‑Geigy ont révélé que : a) les six composés du groupe 2 inhibaient la kinase v‑ABL; et b) un des composés du groupe 2 inhibait la kinase du PDGF‑R. Si les composés du groupe 2 n’ont pas tous été évalués avec chaque kinase connue, dans l’ensemble, les analyses ont révélé qu’ils n’inhibaient pas d’autres kinases; autrement dit, il s’agit d’inhibiteurs sélectifs.

 

[229]       Puisqu’un seul composé du groupe 2 a fait l’objet d’un essai acellulaire avec la kinase du PDGF‑R, je ne puis conclure, en fonction de l’essai acellulaire uniquement, que l’inhibition de cette kinase précise a été démontrée. Toutefois, comme nous le verrons ci‑après, les essais sur cellules entières réalisés par Ciba‑Geigy sont instructifs et appuient une inhibition établie.

 

b)         Essais d’inhibition sur cellules entières

 

[230]       Les chercheurs de Ciba‑Geigy ont eu recours à un autre essai in vitro, le transfert Western, afin de déterminer si les composés à évaluer pouvaient pénétrer dans les cellules intactes et inhiber les kinases pertinentes (rapport du DVan Etten, TX 37, paragraphes 117 à 119). Lors de cet essai, les chercheurs ont exposé les cellules à un inhibiteur et ils ont ensuite mesuré la phosphorylation de la kinase du PDGF‑R et de la kinase v‑ABL par rapport à des cellules témoins. Deux composés du groupe 2 revendiqués séparément, le CGP 57148 et le CGP 53716, ont été évalués par cette méthode (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 247).

 

[231]       Le Dr Heldin a décrit les transferts Western réalisés sur ces composés avec la kinase du PDGF‑R et a conclu que les composés pouvaient traverser la membrane cellulaire et inhiber la kinase du PDGF‑R à l’intérieur de la cellule (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 72 à 74).

 

[232]       Au cours du témoignage qu’il a livré de vive voix, M. Rönnstrand a mis en doute la fiabilité des résultats du transfert Western pour le CGP 53716, qui selon lui défiaient la logique, et il s’est demandé si l’expérience avait été répétée (témoignage de M. Rönnstrand, 4T820‑823). Il a toutefois reconnu que le CGP 53716 avait été évalué dans trois autres essais in vitro : le transfert Northern, le test avec la MAP kinase et l’épreuve ELISA, également réalisés sur culture cellulaire. Selon le Dr Heldin, dans le test sur la MAP kinase et le transfert Northern, le CGP 53716 a spécifiquement inhibé la voie de signalisation en aval de la kinase du PDGF‑R, à l’exclusion de toute autre voie de signalisation (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 84 à 91). Ces essais montrent donc que le CGP 53716 peut traverser la membrane cellulaire, inhiber sélectivement la kinase du PDGF‑R et activer la voie de signalisation médiée par le PDGF‑R. M. Rönnstrand a lui‑même reconnu dans son rapport que le CGP 53716 inhibait l’expression de c‑FOS induite par le PDGF‑R (TX 13, paragraphe 252). En outre, il a admis en contre‑interrogatoire qu’il n’avait pas tenu compte des données obtenues lors du test avec la MAP kinase, ni lors de l’épreuve ELISA, un essai équivalent au transfert Western qui mesure également l’inhibition enzymatique à l’intérieur des cellules (4T784, 810‑811). Il aurait dû prendre en considération les résultats du transfert Western, dont il doutait de la fiabilité, à la lumière des autres essais effectués sur le CGP 53716, notamment l’épreuve ELISA, le transfert Northern et le test avec la MAP kinase.

 

[233]       Dans le cas du CGP 53716, qui a été soumis à d’autres essais fructueux, le transfert Western, dont les résultats ne sont pas concluants, ne permet pas d’établir l’inutilité de ce composé.

 

[234]       En ce qui concerne les transferts Western réalisés avec la kinase v‑ABL, M. Rönnstrand a conclu que le CGP 53716 avait donné un résultat positif, mais que le CGP 57148 n’avait pas inhibé la kinase v‑ABL dans cette lignée cellulaire (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 249 et 250; T 483‑484, 863 à 865). Il a toutefois admis que les transferts Western relatifs au CGP 57148 étaient difficiles à interpréter en raison d’une surexposition et de l’absence d’étalons de masse moléculaire (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 248 à 250; 4T804‑805, 868; voir aussi le témoignage du Dr Van Etten à 8T1650‑1651). Vu ces difficultés, il ne faudrait tirer aucune conclusion de cet essai du CGP 57148.

 

[235]       Comme le transfert Western, les épreuves ELISA mesurent l’inhibition enzymatique dans les cellules intactes (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphe 126). Le Dr Van Etten a examiné les données de trois épreuves ELISA concernant le CGP 57148 et a conclu que ce composé était très efficace pour inhiber la kinase du PDGF‑R à l’intérieur d’une cellule intacte (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphes 125 à 127). Les documents examinés par le Dr Etten révèlent que les cinq autres composés du groupe 2 revendiqués séparément ont également été évalués et que leur capacité d’inhibition était similaire (sélection des essais in vitro, TX 19, onglets 12 à 16; voir aussi TX 55, onglet 23).

 

c)         Essais antiprolifération

 

[236]       Ciba‑Geigy a également mené des essais sur culture cellulaire visant à mesurer la capacité des composés évalués d’empêcher ou de ralentir la multiplication de cellules malignes (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 79 à 91; rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 244; rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphes 121 et 122).

 

[237]       Une série d’expériences avait pour but de mesurer la capacité de quatre composés du groupe 2 revendiqués séparément d’inhiber la multiplication des cellules de la lignée BALB/c 3T3 v‑SIS (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 241, 244 et 245). Monsieur Rönnstrand a conclu que ces quatre composés avaient [traduction] « fortement inhibé la prolifération cellulaire »; compte tenu de la surexpression du PDGF dans cette lignée cellulaire, ce résultat semblait indiquer une inhibition de la prolifération cellulaire par l’inhibition du PDGF‑R.

 

[238]       Les chercheurs de Ciba‑Geigy ont mené une deuxième série d’expériences visant à mesurer l’inhibition par le CGP 53716 de la prolifération cellulaire dépendante de v‑ABL. Les demanderesses soutiennent que ces essais ont échoué, ce qui démontre l’inutilité du composé. Je ne suis pas d’accord avec les demanderesses lorsqu’elles déclarent que ces expériences [traduction] « ont échoué ». Au mieux, il est possible que ces études ne soient pas concluantes parce que la lignée cellulaire n’était pas vraiment dépendante de v‑ABL. Monsieur Rönnstrand a simplement indiqué que tout résultat positif ne serait pas déterminant, puisque d’autres essais seraient nécessaires pour démontrer que l’inhibition de la prolifération cellulaire était médiée par l’inhibition de la kinase v‑ABL (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 240 et 246). Selon le Dr Van Etten, cet essai a échoué pour une « raison technique » ou parce que « la lignée cellulaire employée n’était pas vraiment dépendante d’ABL » (Dr Van Etten, 8T1654, 1658 à 1661, 9T1698; voir également les remarques similaires de M. Lydon, 10T2010‑2017, 2070, 2095). Le Dr Van Etten a fait également remarquer que, dans un article de 1996 rédigé par le groupe PK, une lignée cellulaire différente avait été utilisée, même si l’ancienne lignée cellulaire avait été mentionnée dans d’autres essais (9T1736‑1739; TX 46). Enfin, les chercheurs de Ciba‑Geigy n’ont pas mentionné ces expériences dans leur rapport sommaire sur le CGP 53716, ce qui indique qu’ils ne leur accordaient pas beaucoup de poids (rapports de Novartis, TX 55, onglet 2). Puisque la plupart des éléments de preuve laissent croire que la lignée cellulaire en question n’est pas dépendante de v‑ABL, les demanderesses ne se sont pas acquittées de leur fardeau de démontrer que cette expérience révèle une absence d’utilité selon la prépondérance des probabilités.

 

d)         Autres essais de sélectivité in vitro

 

[239]       Outre certains essais acellulaires décrits plus haut, les chercheurs de Ciba‑Geigy ont mené d’autres tests afin d’établir la sélectivité des composés revendiqués.

 

[240]       L’un d’eux était un essai avec la MAP kinase. La MAP kinase est une protéine qui est activée par la voie de signalisation induite par le PDGF‑R. Une fois activée, elle transmet des signaux provenant de la kinase du PDGF‑R au noyau de la cellule, qui régule la croissance cellulaire (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 52 et 84). Les tests avec la MAP kinase effectués par Ciba‑Geigy avaient pour but de déterminer si l’activation de la MAP kinase induite par un inhibiteur survenait de façon sélective par une voie particulière, dans le cas présent, l’activation du récepteur du PDGF par son ligand, le PDGF. Le Dr Heldin est arrivé à la conclusion que le CGP 53716 inhibe l’activation de la MAP kinase induite par le PDGF, mais non l’activation de la MAP kinase induite par trois autres molécules (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 84 et 85).

 

[241]       Les chercheurs ont également réalisé des transferts Northern afin de déterminer la quantité d’ARN messager transcrit à partir du gène c‑FOS comme mesure de l’expression génique induite par la voie de signalisation activée par le PDGF‑R (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 52 et 86 à 91; témoignage de M. Rönnstrand à 3T480‑481). L’ARN messager est transcrit à partir des gènes et transporté à l’extérieur du noyau où il sert à fabriquer des protéines. Le gène c‑FOS régit la croissance et la prolifération cellulaires, et son expression est induite par la voie de signalisation activée par le PDGF‑R.

 

[242]       Les tests réalisés sur le gène c‑FOS sont importants parce qu’ils démontrent l’inhibition sélective de la voie de signalisation en aval du PDGF‑R sans qu’on ait à évaluer toutes les kinases (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphe 91; témoignage du Dr Heldin, 13T2640‑2641; témoignage de M. Lydon, 10T1987‑1988, 1991‑1992, 2007‑2008; témoignage de M. Zimmermann, 12T2423‑2426). Même M. Rönnstrand a conclu de cette expérience que les deux composés, le CGP 53716 et le CGP 57148, inhibaient l’expression du gène c‑FOS induite par le PDGF‑R (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 252; 3T485).

 

e)         Résumé de l’évaluation des composés du groupe 2

 

[243]       Lors de l’évaluation des composés du groupe 2 en vue de déterminer s’ils inhibent ou non la kinase v‑ABL dans un essai acellulaire, M. Rönnstrand a peut‑être le mieux résumé les tests de Ciba‑Geigy aux paragraphes 237 et 238 de son rapport (TX 13) :

[traduction]

Un examen des documents de Novartis révèle que, au 1er avril 1993, Ciba‑Geigy avait évalué six composés du groupe 2 afin de déterminer leur capacité d’inhiber la protéine kinase v‑Abl en milieu acellulaire (CGP 53714 [ND 94], 57010 [ND 94], 57011 [ND 94 et 95], 57012 [ND 94], 57014 [ND 94 et 95] et 57148 [ND 94 et 95]). Chacun de ces composés a inhibé la kinase v‑Abl à une CI50 de l’ordre de la micromole.

 

[244]       Cette déclaration, conjuguée à la reconnaissance par M. Rönnstrand de l’évaluation du CGP 53716 en contre‑interrogatoire, montre que les six composés du groupe 2 faisant chacun l’objet de revendications distinctes ont inhibé la kinase v‑ABL dans un essai acellulaire. De plus, il ressort clairement de la preuve que la sélectivité a été démontrée par un certain nombre d’essais dans lesquels les composés ont été évalués avec d’autres kinases (comme la PKC).

 

[245]       Par conséquent, j’estime que, au 1er avril 1993, Novartis avait démontré que l’imatinib et cinq autres composés revendiqués séparément (appartenant tous au groupe 2) inhibaient sélectivement la protéine kinase v‑ABL dans un essai in vitro. Compte tenu de la promesse de ces revendications d’inhiber la kinase du PDGF‑R ou la kinase ABL, l’utilité des revendications 28 à 33 a été établie.

 

[246]       Au cas où je serais dans l’erreur et que les revendications de composés promettent que chacun des composés du groupe 2 inhibera tant la kinase ABL que la kinase du PDGF‑R, j’examinerai les éléments de preuve associés à l’inhibition de la kinase PDGF‑R. Au 1er avril 1993, un seul composé du groupe 2 avait été soumis à un essai acellulaire visant à déterminer sa capacité d’inhibition de la kinase du PDGF‑R. Cependant, d’autres essais in vitro avaient été effectués sur le reste des composés. Tous les composés du groupe 2 revendiqués séparément avaient été soumis à une épreuve ELISA d’inhibition de la kinase du PDGF‑R. Monsieur Rönnstrand a admis qu’il n’aurait pas dû passer ce test sous silence. En outre, quatre composés du groupe 2 avaient fortement inhibé la prolifération cellulaire dans l’essai antiprolifération. La sélectivité à l’égard de la voie de signalisation activée par le PDGF‑R a été mise en évidence par l’évaluation du CGP 53716 dans le test avec la MAP kinase, de même que par l’évaluation du CGP 57148 et du CGP 53716 dans le transfert Northern. Pris globalement, les essais démontrent amplement l’utilité des composés du groupe 2 en tant qu’inhibiteurs sélectifs de la kinase du PDGF‑R. Par conséquent, même si le brevet promet que chacun des six composés inhibera sélectivement la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL, l’utilité a été établie.

 

[247]       Des éléments de preuve similaires qui m’ont été soumis montrent que les essais effectués par Ciba‑Geigy ont démontré l’utilité des composés du groupe 1 expressément revendiqués (revendications 9 à 27 et 34 à 39). S’appuyant sur l’analyse de M. Rönnstrand, les demanderesses semblent reconnaître que 11 composés du groupe 1 ont été évalués avec un ou plusieurs isozymes de la PKC et qu’ils inhibaient la PKC. Bon nombre de ces composés ont été évalués avec la PKA et la kinase de l’EGF‑R (et quelques‑uns l’ont aussi été avec la PPK), et il a été établi qu’ils n’inhibaient ces enzymes qu’à des concentrations beaucoup plus élevées, ce qui est une indication de leur sélectivité. L’utilité des composés du groupe 1 a également été démontrée.

 

B.                 Utilité des revendications 1, 2, 3, 4, 5 et 7

 

[248]       Les revendications 1 à 8 du brevet 203 suivent le modèle de bien des brevets pharmaceutiques comportant des « revendications en cascade ». La revendication 1 concerne des « milliards » de composés. Les revendications deviennent de plus en plus précises à mesure qu’on avance dans le texte. Les revendications 5 et 7 présentent un intérêt particulier. De toute évidence, Ciba‑Geigy n’a pas évalué tous les composés de formule I (revendication 1) ni ceux des autres revendications d’une large portée, et toute utilité dépendrait donc de la prédiction valable. La question qui se pose est de savoir si l’on peut raisonnablement extrapoler les résultats des composés revendiqués séparément qui se sont avérés des inhibiteurs sélectifs des kinases pour les appliquer aux classes de composés comprises dans les revendications plus générales. Dans certaines circonstances, la Cour fédérale a reconnu que l’utilité de certains composés non soumis à des essais pouvait faire l’objet d’une prédiction valable fondée sur l’information et les connaissances scientifiques disponibles à la date de dépôt (voir par exemple Périndopril, précité, au paragraphe 345).

 

[249]       Les revendications 6 et 8 sont des revendications d’une large portée englobant des composés qui, de par leur structure chimique, excluent l’imatinib. Ni les parties ni les experts n’ont procédé à l’examen de ces revendications. Je ne le ferai pas non plus.

 

[250]       Lorsqu’il y a des revendications générales, comme c’est le cas avec le brevet 203, la question importante consiste à savoir s’il est raisonnable de prédire, sur la base de quelques exemples, que tous les composés de la revendication générale se comporteront de la même manière. La possibilité d’extrapoler des résultats d’essai précis pour les appliquer à une revendication plus générale est un sujet à l’égard duquel j’ai apprécié l’aide qui m’a été offerte par les experts du domaine de la chimie thérapeutique. C’est ici que MM. Heathcock et Wuest ont été d’un grand secours.

 

[251]       En contre‑interrogatoire, M. Heathcock a expliqué, dans un langage très facile à comprendre, comment un chimiste thérapeutique examine les interactions entre les inhibiteurs et les enzymes et comment il en vient à extrapoler les résultats des essais sur un composé pour les appliquer à une classe de composés (5T997‑998) :

[traduction]

Le principe de la clé dans la serrure, c’est ainsi que la plupart des chimistes pharmaceutiques considèrent les enzymes. L’enzyme correspond à la serrure, et la clé doit entrer parfaitement dans la serrure. C’est la raison pour laquelle vous voulez que toutes ces petites bosses s’adaptent parfaitement à l’intérieur.

 

Vient ensuite la partie variable. Lorsque vous découvrez une série de médicaments dont il est possible de modifier considérablement une partie, on suppose habituellement que cette partie se trouve dans la tige de la clé, n’est‑ce pas? La partie en question est dotée d’un rabat à l’extérieur et peut aider à fixer la clé à l’extérieur de la porte ou à la transporter partout dans le corps ou quelque chose comme ça, mais ce n’est pas le cas. Vous pouvez jouer avec cette partie sans modifier les dents proprement dites de la clé. [Non souligné dans l’original.]

 

[252]       Cette notion de « clé dans la serrure » constitue le fondement sur lequel l’utilité d’un composé donné (ou, s’il y a lieu, d’une classe de composés) peut être établie par prédiction valable, et ce, même si le composé n’a pas fait l’objet d’essais. Bien entendu, il va de soi que, pour se fonder sur cette théorie, il faut examiner les réactions chimiques probables et les structures.

 

[253]       Monsieur Wuest a expliqué (TX 53, paragraphes 81 et 82), en des termes plus techniques, comment un chimiste thérapeutique extrapolerait de façon raisonnable les résultats des composés spécifiques évalués et les appliquerait aux revendications plus générales du brevet 203 visant des classes de composés.

[traduction]

[…] Je crois que, dans les faits, il est exact que certains composés comportant des substituants alkyle inférieurs n’ont pas été fabriqués. En effet, seuls des substituants méthyle semblent avoir été employés en R4 et R8. Néanmoins, si le rôle des substituants alkyle consiste à modifier très légèrement la forme de la molécule, en partie en favorisant une conformation précise différente de celle favorisée lorsque R4 et R8 sont tous les deux un atome d’hydrogène, un chimiste reconnaîtra alors que les groupes méthyle et d’autres substituants alkyle inférieurs auront probablement des effets similaires. Comme il est précisé dans le brevet 203, les composés dans lesquels R4 et R8 sont des atomes d’hydrogène inhibent la PKC, et les composés dans lesquels ou R4 ou R8 est un alkyl inférieur (p. ex. un groupement méthyle) inhibent la kinase du récepteur du PDGF et la tyrosine kinase abl. Il est clair qu’on a fabriqué au moins 22 composés dans lesquels R4 et R8 sont des atomes d’hydrogène et au moins 7 composés dans lesquels R4 ou R8 est un méthyle. Les composés du premier groupe inhibent la PKC, et ceux du second groupe inhibent la kinase du récepteur du PDGF et la tyrosine kinase abl. À la lumière de ces faits, il est relativement simple de déduire que d’autres alkyles inférieurs fonctionneront de la même façon. Par conséquent, un nombre relativement faible de substituants devrait être examiné. En effet, de nombreuses paires de composés mentionnés dans les exemples du brevet 203 [diffèrent] seulement par la substitution aux positions R4 et R8, et les autres parties des molécules sont identiques par ailleurs. Les différents comportements en tant qu’inhibiteurs de kinases, malgré la similitude moléculaire générale, cadrent avec la notion que le substituant méthyle induit un changement de forme et que d’autres substituants alkyle inférieurs auront probablement un comportement similaire.

 

Pour obtenir une confirmation complète, il faudrait bien entendu effectuer des expériences, mais les chimistes sont formés pour faire des déductions en fonction de la structure de base. De telles déductions plausibles ont été faites dans d’innombrables brevets délivrés. [Non souligné dans l’original.]

 

[254]       On a demandé à M. Heathcock d’examiner les revendications pertinentes de classes de composés et de

[traduction]

donner son opinion sur la portée des revendications 1 à 5 et 7 du brevet 203 par rapport aux composés fabriqués et évalués par Novartis avant le 1er avril 1993 dans les documents de Novartis (TX 22, paragraphe 19).

 

[255]       Dans son rapport (TX 22, paragraphe 52), M. Heathcock a exprimé l’opinion suivante :

[traduction]

Compte tenu de la formule I et des substituants possibles à chaque position (R1 à R10), il est manifeste que la revendication 1 englobe un grand nombre de composés. En effet, d’après mon estimation, la revendication 1 porte sur plusieurs milliards de composés. Les substituants aux positions R1 à R10 possèdent des caractéristiques très variables, notamment la taille, la forme, la polarité et l’hydrophilie/hydrophobie. La personne versée dans l’art comprendrait que chacune de ces caractéristiques peut avoir une incidence majeure sur la capacité de liaison d’un composé au site actif d’une enzyme. [Renvois omis.]

 

[256]       Monsieur Heathcock a examiné et expliqué les différences de nature chimique entre les composés évalués et les milliards de variantes possibles avec la revendication 1. Voici ce qu’il a conclu :

[traduction]

[L]a diversité structurale des 29 composés fabriqués et évalués était très restreinte par rapport à l’étendue des substituants chimiques possibles […] [L’]inventeur (ou quelqu’un d’autre) ne pouvait absolument pas savoir comment tous les substituants sur les composés non fabriqués ni évalués auraient une incidence sur l’activité ultérieure des composés.

(TX 22, paragraphe 68)

 

Autrement dit, selon M. Heathcock, il était impossible de prédire l’activité inhibitrice sélective de l’ensemble des composés de la revendication 1 d’après les composés évalués dans les laboratoires de Ciba‑Geigy. Monsieur Heathcock s’est livré à une analyse similaire pour les revendications 2, 3 et 4 et a tiré les mêmes conclusions. Personne n’a sérieusement contesté ces conclusions. Il s’ensuit que nous ne pouvons pas conclure que parce que les composés évalués étaient efficaces, tous les composés visés par les revendications 1, 2, 3 et 4 ont l’utilité promise par le brevet 203.

 

[257]       La situation est différente dans le cas des revendications 5 et 7. Monsieur Heathcock, dans son rapport (TX 22, paragraphe 71) a indiqué ce qui suit :

[traduction]

De même, la revendication 5, bien qu’elle soit encore plus restreinte que la revendication 4, prévoit toujours une très vaste sélection de substituants chimiques à la position R10, de sorte que l’inventeur (ou quelqu’un d’autre) n’aurait pas pu prédire de façon fiable l’activité de l’ensemble des composés visés par cette revendication. Bien que la revendication 5 ne comporte pas certaines des définitions plus larges des substituants à la position R10 qui figurent dans les revendications 1 à 4 et 7, elle comprend tout de même des substituants allant bien au‑delà des exemples fabriqués et évalués et ne restreint pas la combinaison de ces substituants inédits. Par exemple, même la revendication 5 comprend l’exemple qui suit, qui, comme le reconnaîtrait la personne moyennement versée dans l’art, n’a pratiquement aucune chance en tant qu’inhibiteur de kinase in vivo en raison de sa forte hydrophobie (faible solubilité dans l’eau).  [Non soulignée dans l’original.]

 

[258]       L’opinion de M. Heathcock sur la revendication 5 pose problème parce qu’il cherchait des preuves que les composés seraient des inhibiteurs in vivo potentiels. Cette utilité dépasse la promesse des revendications de composés. Dans la mesure où les composés ont une activité inhibitrice sélective in vitro – ou qu’ils peuvent faire l’objet d’une prédiction valable en ce sens – ils auront une utilité.

 

[259]       Au cours de son contre‑interrogatoire, M. Heathcock a reconnu que les 29 composés fabriqués et évalués par Ciba‑Geigy sont tous inclus dans la revendication 5 (5T1093). Au cours de l’échange qui a suivi avec l’avocat de Novartis, M. Heathcock a examiné tous les substituants possibles en R1 à R10 des composés de la revendication 5 et a établi un lien entre ces composés et ceux évalués (5T1095‑1107). L’avocat de Novartis lui a posé la question suivante :

[traduction]

Donc, si nous examinons la portée de la revendication 5 et que nous comparons avec les 29 composés, les inventeurs, les chercheurs de Ciba‑Geigy avaient exploré chacune des possibilités exposées ici, n’est‑ce pas? (5T1107)

 

[260]       Après de nombreuses autres observations, M. Heathcock a résumé ainsi son opinion au sujet de la revendication 5 :

[traduction]

Oh, je vois ce que vous voulez dire, oui, d’accord. Ils ont donc… ils ont fait un assez bon travail pour déterminer l’étendue des conditions qui devaient rester variables.

 

Mon objection – je n’ai pas d’objection très forte à l’égard de la revendication 5. Je crois qu’ils sont sortis de leur zone de confort en permettant, vous savez, des structures du genre de celle que j’ai illustrée.

 

Nous… je pense que c’est écrit au paragraphe 61 de mon rapport, vous savez, où il est possible d’avoir plusieurs groupements alkyle qui rendraient les composés plus lipophiles que ce avec quoi un chimiste thérapeutique serait à l’aise à mon avis. Par contre, la revendication 5 ferait une revendication 1 respectable. (5T1108‑1109)

 

[261]       Dans son rapport, M. Heathcock décrit la revendication 7 comme étant une [traduction] « revendication légèrement plus restrictive des composés du groupe 2 » (TX 22, paragraphe 73), et il a conclu que l’activité des composés de la revendication 7 était impossible à prédire pour les mêmes raisons que celles qu’il avait mentionnées pour la revendication 5. Toutefois, les opinions qu’il a exprimées au cours de son contre‑interrogatoire devraient être prises en compte. Puisque la revendication 7, qui est dépendante de la revendication 5, comprendrait une classe encore plus restreinte de composés que la revendication 5, il semble que M. Heathcock admet maintenant qu’on peut prédire de façon raisonnable que les composés de la revendication 5 ou de la revendication 7 auront les mêmes propriétés que les composés évalués.

 

[262]       Cette compréhension de la revendication 7 concorde avec celle de M. Wuest. Selon l’interprétation de ce dernier, la revendication 7 dépendait de la revendication 5. Il a souligné (TX 53, paragraphes 93 à 95) que [traduction] « pratiquement tous les aspects de la revendication 5 sont illustrés par des exemples afin de justifier la portée revendiquée ». Dans cette optique, il était d’avis que, dans la revendication 7 :

[traduction]

[…] les composés revendiqués sont bien représentés sous forme d’exemples concrets. Puisque les exemples sont nombreux, il serait raisonnable de supposer que les composés auraient une activité inhibitrice similaire. [Non souligné dans l’original.] (TX 53, paragraphe 95)

 

[263]       Pour résumer, je conclus qu’on peut raisonnablement déduire que n’importe quel composé des revendications 5 ou 7 aura probablement les mêmes propriétés inhibitrices que les composés évalués. Par conséquent, l’opinion finale de M. Heathcock, rectifiée en contre‑interrogatoire, et celle de M. Wuest étayent la conclusion que l’inhibition sélective des protéines kinases (selon que le composé appartienne au groupe 1 ou au groupe 2) est valablement prédite pour tous les composés des revendications 5 et 7.

 

C.                 Conclusion sur l’utilité des revendications de composés

 

[264]       En ce qui concerne la question de l’utilité des revendications de composés du brevet 203, je conclus que, au 1er avril 1993 :

 

1.                  l’utilité des composés des revendications 9 à 27 et 34 à 39 en tant qu’inhibiteurs sélectifs de la PKC et des revendications 28 à 33 en tant qu’inhibiteurs sélectifs de la kinase ABL ou de la kinase du PDGF‑R avait été établie au 1er avril 1993;

 

2.                  l’utilité des composés des revendications 5 et 7 en tant qu’inhibiteurs sélectifs pouvait faire l’objet d’une prédiction valable au 1er avril 1993;

 

3.                  l’utilité de tous les composés des revendications 1, 2, 3 et 4 n’a été ni établie ni valablement prédite.

 

[265]       Il s’ensuit que l’utilité de la revendication 44, une revendication du procédé de fabrication de ces composés utiles, a également été établie.

 

IX.             Utilité des revendications concernant l’utilisation

 

[266]       Dans le cas des revendications d’utilisation (revendications 45 à 48), la promesse est qu’un composé inclus dans les revendications 1 à 39 peut être utilisé pour traiter les maladies ou états morbides précisés dans les revendications d’utilisation. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’une démonstration d’une telle utilité exigerait davantage que les essais in vitro réalisés dans les laboratoires de Ciba‑Geigy. Même si, comme nous le verrons plus loin, dans l’état de la technique certaines déductions solides avaient été faites quant au lien entre l’inhibition de la kinase v‑ABL et la LMC, ce lien n’avait pas été établi au 1er avril 1993. Par conséquent, je dois examiner la question de la prédiction valable.

 

[267]       Il est important de répéter que le fardeau en matière de validité incombe aux demanderesses. Pour démontrer le manque d’utilité, elles doivent établir « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera » (Consolboard, précité, aux pages 525 et 526). En ce qui touche plus précisément à la question de la prédiction valable, une partie qui conteste l’utilité d’un brevet en invoquant cet argument doit démontrer que cette prédiction n’était pas valable ou que l’absence d’utilité est étayée par la preuve. Ainsi que le déclarait la Cour dans l’arrêt AZT, précité, au paragraphe 56 :

Si un brevet qu’on a tenté d’étayer par une prédiction valable est par la suite contesté, la contestation réussira si, comme l’a affirmé le juge Pigeon dans l’arrêt Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108, page 1117, la prédiction n’était pas valable à la date de la demande ou si, indépendamment du caractère valable de la prédiction, « [i]l y a preuve de l’inutilité d’une partie du domaine visé ».

 

[268]       L’ensemble de la preuve et les arguments présentés dans le cadre de l’instruction étaient axés sur la revendication 46 lue conjointement avec la revendication 29. Comme je l’ai déjà conclu dans les présents motifs, la revendication 46 lue conjointement avec la revendication 29 promet que l’imatinib : a) inhibera la kinase du PDGF‑R ou la kinase ABL; et b) aura le potentiel pour traiter des tumeurs chez les animaux à sang chaud. Nous savons que l’inhibition de la kinase ABL par l’imatinib (revendication 29) a été démontrée. Par conséquent, en matière d’utilité, au 1er avril 1993, l’utilisation de l’imatinib (revendication 29) pour la [traduction] « chimiothérapie de tumeurs » (revendication 46) pouvait-elle faire l’objet d’une prédiction valable? C’est la question que j’aborderai.

 

[269]       Comme je l’ai indiqué précédemment dans les présents motifs, une prédiction valable d’utilité exige que la preuve établisse les éléments suivants :

 

1.                  un fondement factuel pour la prédiction;

 

2.                  un raisonnement clair et valable permettant d’établir un lien entre le résultat souhaité et le fondement factuel;

 

3.                  la divulgation du fondement factuel et du raisonnement dans le brevet.

 

[270]       J’examinerai chacune de ces exigences dans le contexte de la revendication 46 lorsqu’elle est lue conjointement avec la revendication 29. Certains des essais mentionnés concernent également la revendication 46 lue conjointement avec les autres composés revendiqués séparément.

A.                Fondements factuels

 

[271]       La prédiction valable est une question de fait (AZT, précité, au paragraphe 71). Les inventeurs doivent être en mesure d’établir qu’à la date pertinente, un fondement factuel les autorisait à inférer le résultat souhaité. La perspective envisagée à ce stade‑ci est subjective. Les connaissances, les activités et les efforts des inventeurs eux‑mêmes doivent être pris en compte (Merck & Co c Apotex Inc, 2010 CF 1265, 91 CPR (4th) 1, au paragraphe 498 [Lovastatin (CF)], conf. par 2011 CAF 363, 102 CPR (4th) 9).

 

[272]       C’est vers le milieu des années 1980 que Ciba‑Geigy a commencé à s’intéresser aux inhibiteurs sélectifs de kinases. Au fur et à mesure que l’intérêt général envers le domaine grandissait, les travaux de la société prenaient de l’ampleur. Une description du groupe PK et de ses réalisations figure dans la section « Contexte » des présents motifs. Trois des scientifiques ayant une connaissance directe des recherches menées par Ciba‑Geigy entre 1985 et 1993 – M. Zimmermann, l’inventeur, et MM. Lydon et Fabbro – ont décrit leurs connaissances, leurs activités et leurs projets. Il ne fait aucun doute que leurs efforts ont donné lieu à une nouvelle classe de composés pouvant inhiber sélectivement certaines kinases. Toutefois, à ce stade‑ci de mon analyse, la question générale est de savoir si ces scientifiques disposaient d’un fondement factuel pour prédire l’efficacité in vivo des composés dans le traitement de tumeurs (revendications 46 et 47) et de l’athérosclérose (revendications 45 et 48). Quant à la question précise concernant la revendication 46 lue conjointement avec la revendication 29, les scientifiques de Ciba‑Geigy disposaient‑ils d’un fondement factuel pour prédire que l’imatinib serait utile pour la chimiothérapie de tumeurs?

 

[273]       J’ai déjà traité longuement de la preuve sur laquelle je me suis appuyée pour conclure à l’utilité des composés du groupe 2 découlant de leur capacité d’inhibition sélective in vitro. Elle constitue l’essentiel du fondement factuel de la prédiction valable que ces composés (en particulier l’imatinib) peuvent être utiles dans la chimiothérapie de tumeurs, comme le laissent croire les études in vitro divulguées dans le brevet 203.

 

[274]       À ce stade‑ci de mon analyse, j’examinerai les essais in vivo effectués dans les laboratoires de Ciba‑Geigy. Selon les demanderesses, Ciba‑Geigy n’a pas réalisé suffisamment d’essais pour qu’il soit possible de prédire de façon valable que les composés du brevet 203 remplissent la promesse d’effets thérapeutiques in vivo sur les tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R et celles associées à la kinase ABL. Elles affirment également que les essais réalisés montrent que les composés sont dépourvus d’utilité à cet égard. L’un des problèmes immédiats que pose la thèse des demanderesses sur cette question est ma décision portant qu’un effet thérapeutique sur les tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R et celles associées à la kinase ABL n’est pas obligatoire pour que la promesse soit remplie; il faut simplement que le composé puisse traiter les tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R ou à la kinase ABL.

 

[275]       Pour évaluer l’étendue du fondement factuel de Ciba‑Geigy, j’ai examiné les essais in vivo qui ont été réalisés. Des essais in vivo ont été menés dans le but de déterminer si les inhibiteurs mis au point par Ciba‑Geigy pouvaient réduire la taille des tumeurs chez la souris (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphe 92). Les sujets de ces essais étaient principalement des souris nude, dont le thymus est détérioré ou absent. Incapables de produire des lymphocytes T, ces souris présentent un déficit immunitaire grave (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 129).

 

[276]       En général, M. Rönnstrand accordait peu de valeur à l’utilisation de souris nude pour évaluer l’efficacité des composés revendiqués. En réponse à cette critique, le Dr Van Etten a expliqué que le recours à des souris immunodéficientes est acceptable si le système immunitaire ne joue aucun rôle dans la réponse à la tumeur (9T1708). Je n’avais aucune preuve indiquant que le système immunitaire jouait un tel rôle. J’en conclus que l’utilisation de souris nude dans des essais est une façon valable de déterminer l’efficacité chez des animaux à sang chaud des composés évalués.

 

Tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R

 

[277]       Je vais commencer par les essais in vivo réalisés sur des tumeurs dépendantes de la kinase du PDGF‑R. Quatre composés du groupe 2 faisant chacun l’objet d’une revendication distincte ont été mis à l’essai chez des souris nude auxquelles on a injecté des fibroblastes 3T3 v‑SIS dans lesquels on avait transfecté un gène surexprimant le PDGF (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 134 à 136). Monsieur Rönnstrand a reconnu que les essais indiquaient de manière générale un ralentissement de la croissance de la tumeur (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 136). Il s’agit là d’un résultat positif.

 

[278]       Toutefois, outre son problème avec le recours à des souris nude, M. Rönnstrand était préoccupé par les faits suivants : a) le traitement a été mis en route dans les 24 heures suivant l’implantation de la tumeur, ce qui n’a pas laissé assez de temps aux cellules cancéreuses pour se multiplier et s’établir; et b) les fibroblastes ont subi des modifications après leur mise en culture et ne correspondaient plus aux cellules humaines (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 135, 141 à 144, 259 et 260; 3T573‑574). Dans le contexte du brevet, de l’état de la technique et du témoignage des deux autres experts, M. Rönnstrand semble avoir cherché une certitude qui n’est pas nécessaire pour démontrer une prédiction valable.

 

[279]       Les Drs Heldin et Van Etten ont admis que les expériences menées dans des modèles murins comportent des limites et que les prédictions au sujet du traitement chez l’humain ne peuvent être fondées sur de telles études avec une certitude absolue (9T1705‑1707, 13T2659‑2660). Toutefois, les deux experts ont estimé que, malgré le moment où le traitement a commencé et les cellules ont été utilisées, ces expériences ont démontré une réduction pertinente de la croissance tumorale (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphes 134 à 138; rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphe 149).

 

[280]       En particulier, le Dr Heldin a admis le bien‑fondé des critiques de M. Rönnstrand concernant le début du traitement dans les 24 heures suivant l’implantation de la tumeur (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphe 198). Il a fait remarquer qu’un traitement prophylactique de cette nature comprendrait la chimiothérapie de tumeurs au sens de la revendication 46.

 

[281]       Le Dr Van Etten a expliqué de façon adéquate le changement survenu dans les fibroblastes. Bien que ceux‑ci aient subi des changements en raison d’une dérive génétique, de nombreuses modifications dans ces cellules étaient nécessaires afin qu’elles puissent avoir les propriétés de cellules cancéreuses permettant leur utilisation dans l’expérience au départ (9T1711‑1713). De plus, le Dr Van Etten a confirmé que ces fibroblastes avaient conservé leurs caractéristiques d’origine.

 

[282]       La comparaison entre le témoignage de M. Rönnstrand et ceux des Drs Heldin et Van Etten révèle chez M. Rönnstrand une compréhension erronée de la notion de prédiction valable. Les Drs Heldin et Van Etten ont tous deux reconnu les limites des souris nude soumises aux essais. Toutefois, avec un esprit disposé à comprendre, ils ont tenu compte de la possibilité que ces expériences démontrent une certitude en ce qui a trait au traitement in vivo ou une inférence raisonnable d’utilité. En revanche, M. Rönnstrand semblait exiger une certitude, et il n’est pas certain qu’il existe un modèle animal qui lui fournirait une certitude suffisante. Lors de son témoignage, il a déclaré que même [traduction] « un très bon système expérimental » reste tout de même un modèle qui ne reflète pas nécessairement un état pathologique humain (3T573‑574). En outre, dans son rapport, M. Rönnstrand semble soulever des questions sans se demander s’il est possible de faire des déductions raisonnables (TX 13, paragraphes 259 à 263). Cette compréhension erronée de la notion de prédiction valable, qui ne requiert aucune certitude (AZT, précité au paragraphe 76), signifie que la preuve de M. Rönnstrand sur ce point est d’une utilité limitée. Je privilégie donc les témoignages des Drs Heldin et Van Etten.

 

Tumeurs associées à la kinase ABL

 

[283]       Un seul composé, le CGP 53716, a été mis à l’essai in vivo avec la kinase v‑ABL. Les demanderesses font état de cette expérience in vivo en soutenant qu’elle s’est soldée par un échec, ce qui montre que la prédiction n’était pas valable. Je ne suis pas de cet avis.

 

[284]       L’expérience en question visait à évaluer le CGP 53716 chez des souris nude auxquelles on a injecté des fibroblastes BALB/c AMulV en vue de déterminer si le composé inhibait la croissance des tumeurs associées à la kinase ABL (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphe 137). M. Rönnstrand a d’abord considéré cette expérience comme un échec, indiquant dans son rapport que [traduction] « aucun effet statistiquement significatif sur la croissance tumorale n’a été observé » (rapport de M. Rönnstrand, TX 13, paragraphes 137 à 139 renvoyant à la pièce 20, onglet 2; 3T463‑467). Il a laissé entendre que ce résultat n’était pas attribuable à un problème de solubilité, puisque le CGP 53716 avait provoqué une inhibition dans l’essai in vivo sur la kinase du PDGF‑R décrit précédemment.

 

[285]       Par ailleurs, le Dr Van Etten et M. Lydon ont témoigné à propos d’un problème de solubilité concernant cette formulation particulière du CGP 53716 (10T2020‑2021; 8T1559‑1560). Le Dr Van Etten a expliqué que la concentration efficace du CGP 53716 était trop faible pour qu’on puisse observer un effet quelconque dans le cadre de cette expérience, tandis qu’on avait observé un résultat positif contre la kinase du PDGF‑R parce que le CGP 53716 était plus puissant contre cette kinase (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphes 149 et 150; 8T1557‑1559). En outre, M. Lydon a souligné les tentatives du Groupe PK pour régler le problème de solubilité; dans au moins une des expériences sur la kinase PDGF‑R faisant appel à des souris nude, on a employé un surfactant, Tween 80, pour accroître la biodisponibilité du CGP 53716 (10T2090).

 

[286]       En contre‑interrogatoire, M. Rönnstrand semblait être d’accord avec le DVan Etten et M. Lydon. Il a convenu que le CGP 53716 inhibait mieux la kinase du PDGF‑R que la kinase ABL. De plus, il semblait reconnaître qu’on ne devait accorder aucun poids à cette expérience puisque les réactifs étaient en suspension (4T828‑829, 842‑843). Bien que les demanderesses aient dit que l’échange entre M. Rönnstrand et l’avocat représentant Novartis ne faisait que répéter que le composé avait échoué, et non l’expérience, la transcription révèle le contraire. L’avocat de Novartis a clairement demandé à M. Rönnstrand si aucun poids ne devait être accordé à l’expérience et si l’expérience avait échoué, et ce dernier a répondu par l’affirmative :

[traduction]

R :       Si je mène une expérience en laboratoire, je veux obtenir une solution. Je ne préparerais jamais une solution dans laquelle le composé n’a pas été dissous. De cette manière, je sais que je n’ai aucun contrôle sur la concentration si le composé est en suspension. Je ferais cela dans des solutions.

 

Q :       Dans le cas d’une suspension, vous n’accorderiez aucune importance aux résultats. C’est ce que vous êtes en train de me dire?

 

R :       Je ne procéderais pas à une expérience scientifique dans laquelle les réactifs sont en suspension. Cela cause de gros problèmes lorsqu’il y a un risque de sédimentation, et bien d’autres choses.

 

Q :       Nous ne devrions vraiment pas accorder de poids à l’expérience mentionnée à la page 250. Parfait. L’expérience est donc un échec?

 

R :       Oui, de toute évidence.

 

[287]       Par conséquent, les témoignages de M. Rönnstrand et du Dr Van Etten montrent que, selon la prépondérance des probabilités, cette expérience in vivo a échoué à cause d’un problème de solubilité et non parce que le CGP 53716 était un mauvais inhibiteur. Une expérience manquée est très différente d’une expérience qui révèle qu’un composé n’a pas donné les résultats attendus. Par conséquent, sur la base de cette expérience, les demanderesses n’ont pas démontré que le CGP 53716 était dépourvu de l’utilité promise par la revendication 46 lorsqu’elle est lue conjointement avec la revendication 28.

 

Dose maximale tolérée

 

[288]       L’un des problèmes qui surviennent lors de la mise au point d’un médicament est la capacité pour une personne de tolérer ce médicament; en effet, il ne sert à rien de poursuivre l’élaboration d’un médicament qui s’avère toxique à des concentrations qui auraient un effet thérapeutique. Au 1er avril 1993, les composés du brevet 203 étaient loin d’avoir franchi l’étape des essais cliniques. Néanmoins, pour se donner une idée, les chercheurs avaient soumis les composés CGP 53716 et CGP 57148 à une évaluation de la dose maximale tolérée. Pour ce faire, les chercheurs avaient administré de grandes quantités d’un composé à des souris afin de déterminer une dose létale (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 96 à 98; 13T2621‑2624). Le Dr Heldin avait conclu que les souris avaient toléré de grandes quantités de CGP 53716 et de CGP 57148. Il s’agit d’un facteur de prédiction assez juste, bien que non concluant, que la toxicité ne constituera pas un facteur de dissuasion important pour l’utilisation thérapeutique chez des animaux à sang chaud.

 

[289]       Je remarque que les essais de toxicité présentaient des limites à cette étape et qu’ils ne sont pas nécessaires pour étayer la prédiction valable. Toutefois, il est important de mentionner que les chercheurs n’étaient pas encore à l’étape des essais définitifs; en effet, ils ne savaient toujours pas quels composés du groupe 2 deviendraient éventuellement des médicaments. Ces essais, s’ils avaient présenté des résultats négatifs (à savoir, s’ils avaient présenté des effets toxiques à de faibles doses), auraient presque certainement indiqué que ces deux composés (et, par extrapolation, tous les autres composés du groupe 2) n’auraient pas répondu à la promesse des revendications d’utilisation contenues dans le brevet 203. Toutefois, les essais ont été fructueux, ce qui a permis d’appuyer davantage l’idée de la prédiction valable.

 

Résumé concernant le fondement factuel

 

[290]       Pour résumer la question du fondement factuel, tous les essais de Ciba‑Geigy ont mené à la conclusion que les composés du groupe 2, notamment l’imatinib, seraient utiles dans le traitement de tumeurs chez des animaux à sang chaud. Si quelques essais ont pu s’avérer non concluants, aucun n’a présenté de résultat négatif. J’estime que les chercheurs de Ciba‑Geigy disposaient d’un fondement factuel pour prédire l’utilité des composés du groupe 2 pour la chimiothérapie de tumeurs.

 

B.                 Raisonnement clair

 

[291]       J’aborderai maintenant la question qui consiste à savoir si les demanderesses ont montré qu’il n’existait aucun raisonnement clair qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité.

 

[292]       Une grande partie de la preuve qui m’a été présentée relativement à l’usage de ces composés concernait l’état actuel de la technique – c’est‑à‑dire les connaissances générales courantes des scientifiques travaillant dans le domaine. Chaque personne versée dans l’art lit le brevet en se servant de ses connaissances dans le domaine auquel celui‑ci se rapporte. La personne moyennement versée dans l’art est censée éclairer sa lecture par un fondement de connaissances générales courantes grâce auquel elle peut comprendre et réaliser le brevet. Dans Latanoprost, la Cour d’appel a reconnu que la preuve d’expert se rapportant aux connaissances de la personne versée dans l’art pouvait permettre de combler l’écart entre le fondement factuel divulgué dans le brevet et la prédiction de l’inventeur (Latanoprost, précité, aux paragraphes 45 à 47). Dans cette affaire, la Cour a toutefois conclu qu’aucun des experts ne reconnaissait quoi que ce soit dans le brevet qui permette d’inférer un raisonnement, et l’état de la technique telle qu’ils l’avaient décrite contredisait la prédiction.

 

[293]       La conclusion de la Cour dans l’arrêt Latanoprost m’amène à reconnaître que je dois me montrer prudente dans l’utilisation de l’antériorité pour combler les lacunes entre les résultats expérimentaux et la prédiction valable. La question est la suivante : compte tenu des résultats de laboratoire et des expériences qui constituent le fondement factuel pour la mise au point de l’imatinib (revendication 29), Novartis pouvait‑elle raisonnablement conclure que l’imatinib serait utile pour la chimiothérapie de tumeurs (revendication 46)? S’il y a une « lacune », cette lacune peut‑elle être comblée par l’antériorité?

 

[294]       Dans la présente partie des motifs, je résume ce que j’estime être les connaissances générales courantes de notre personne fictive versée dans l’art. Ces connaissances sont bel et bien « générales » en ce qu’elles étaient généralement et largement partagées par les personnes travaillant dans le domaine. Là encore, les experts m’ont été d’un grand secours et, hormis les endroits où j’en ferai mention dans le cadre de mon analyse, ils n’étaient pas en désaccord.

 

Protéines kinases et troubles hyperprolifératifs

[295]       Comme je l’ai déjà mentionné, l’inhibition sélective de certaines protéines kinases constitue l’essence du brevet 203. La mise au point d’inhibiteurs de protéines kinases était un domaine de recherche actif pour les sociétés pharmaceutiques au moment du dépôt du brevet 203 (M. Rönnstrand, 4T635‑636, 642 à 644). Les chercheurs savaient qu’il était possible de traiter diverses maladies hyperprolifératives, comme le cancer, en entravant la signalisation médiée par les kinases (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 57 à 59; M. Rönnstrand, 4T635‑636, 642 à 644).

 

[296]       Monsieur Rönnstrand (4T642‑643) a fait l’une des affirmations les plus claires sur le lien entre l’inhibition des protéines kinases et le traitement curatif des cancers :

[traduction]

Je n’ai rien contre l’idée d’intervenir pharmaceutiquement sur les voies de signalisation médiées par les facteurs de croissance pour guérir ou traiter un cancer à l’aide d’un inhibiteur de kinase ou d’autres inhibiteurs. Je crois que cette idée était judicieuse et valable à l’époque [avril 1993] et qu’elle l’est encore aujourd’hui.

 

a)         Kinase ABL et LMC

 

[297]       Le fait pour le Dr Van Etten, le Dr Heldin et M. Rönnstrand d’avoir reconnu que la personne versée dans l’art serait au courant du rôle causal joué par BCR‑ABL dans la LMC est d’une importance cruciale.

 

[298]       Au 1er avril 1993, les chercheurs avaient étudié en détail le lien entre la kinase BCR‑ABL et la LMC (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphes 49 à 70; 8T1513‑1516). Voici quelques exemples :

 

                     En 1960, Nowell et Hungerford ont observé pour la première fois le chromosome Ph dans les cellules leucémiques de patients atteints de la LMC.

 

                     Par la suite, on a découvert que le chromosome Ph était un gène de fusion, le gène BCR‑ABL, codant pour une tyrosine kinase qui présente une activité accrue par rapport à son homologue normal, le gène c‑ABL.

 

                     L’introduction du gène BCR‑ABL dans des cellules souches de souris a provoqué des pathologies analogues à la LMC. Les chercheurs ont démontré, à l’aide des postulats de Koch, que le gène BCR‑ABL était à la fois nécessaire et suffisant pour causer une leucémie analogue à la LMC chez la souris.

 

                     L’inhibition de l’expression de BCR‑ABL à l’aide d’ADN anti‑sens a sélectivement ralenti la croissance des cellules précurseures de la LMC.

 

                     L’inhibition de la protéine de fusion BCR‑ABL à l’aide d’inhibiteurs non sélectifs a diminué la prolifération et la survie des cellules leucémiques chez des patients atteints de LMC et des cellules exprimant BCR‑ABL.

 

[299]       S’appuyant sur ces études, les Drs Heldin et Van Etten ont affirmé qu’il était connu en 1993 que BCR‑ABL était la cause directe de la LMC (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphe 70; rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 54, 57; 13T2609). Même M. Rönnstrand a convenu que la mise au point d’un traitement anticancéreux contre la LMC constituait un bon choix parce qu’il s’agissait d’un cancer simple, qui était bien compris et qui ne dépendait que d’une seule voie de signalisation (3T611‑613). Il a reconnu que la kinase BCR‑ABL était la cause directe de la LMC, indiquant que les études menées avant 1993 avaient produit des [traduction] « preuves vraiment concluantes » (4T705‑711).

 

b)         Inhibiteurs de la kinase v‑ABL et de la kinase BCR‑ABL

 

[300]       Selon les demanderesses, rien n’indiquait que l’inhibition de la kinase v‑ABL se traduirait par l’inhibition de la kinase BCR‑ABL. D’après M. Rönnstrand, on ignorait en 1993 si un inhibiteur de la kinase v‑ABL inhiberait également la kinase BCR‑ABL. Par conséquent, affirment les demanderesses, le raisonnement comporte une faille majeure entre l’imatinib et le traitement de la LMC.

 

[301]       Je conviens que l’existence d’un lien entre v‑ABL et BCR‑ABL n’était pas du tout certaine en 1993. Or, comme l’ont expliqué les Drs Van Etten et Heldin, la similitude des deux molécules était bien connue à cette époque. Le Dr Van Etten l’a d’ailleurs expliquée comme suit :

 

[traduction]

Q.       Dans ce paragraphe 54, vous faites également allusion à BCR‑ABL?

 

R.        Oui.

 

Q.       Quel lien peut‑on faire avec le v‑ABL dont il est question?

 

R.        Le gène BCR‑ABL résulte d’une fusion du gène humain c‑ABL et d’une protéine appelée BCR. La presque totalité de c‑ABL est comprise dans cette fusion. Seule la partie initiale est disparue, soit à peine 25 ou 20 acides aminés. Donc, c’est la partie du gène ABL qui est présente, y compris l’extrémité complète d’ABL, y compris la totalité de ce domaine kinase ou domaine catalytique. Cette partie est donc identique à c‑ABL, qui est très proche du gène ABL de la souris, qui lui est identique à v‑ABL. C’est donc ainsi qu’ils se comparent. Dans cette portion de la protéine entre v‑ABL, c‑ABL de souris, c‑ABL humain et BCR‑ABL, [il y a] trois acides aminés de différence.

 

Q.       À l’époque, que pouvaient conclure de tout cela les chercheurs quant à la valeur de v‑ABL dans les essais?

 

R.        […]

 

Je leur ai dit qu’ils s’attendaient à ce que les effets physiologiques de l’inhibition de l’expression de différentes formes d’ABL soient similaires entre v‑ABL et BCR‑ABL. Et cela a été effectivement le cas. Je ne connais aucun composé, à cette époque ou maintenant, qui a un effet différent sur v‑ABL et BCR‑ABL. [Non souligné dans l’original.] (8T1500‑1501)

 

[302]       De même, le Dr Heldin a mentionné que la personne versée dans l’art ne pouvait pas supposer qu’il y aurait nécessairement inhibition de BCR‑ABL parce qu’il y avait inhibition de v‑ABL; toutefois, cette hypothèse était raisonnable étant donné ce qu’on savait en 1993 au sujet de la similitude de deux protéines.

 

[303]       Monsieur Rönnstrand semble fonder son opinion sur un article paru en 1992, dans lequel il était précisé que certains composés inhibaient v‑ABL mais pas BCR‑ABL, et vice versa (4T786‑787). Monsieur Rönnstrand n’a pas cité ces travaux dans son rapport, bien qu’il ait formulé une opinion à ce sujet. À l’opposé, le Dr Van Etten a dit qu’il n’était pas au courant de l’existence de tels inhibiteurs en 1993, et le Dr Heldin a qualifié cette possibilité de « théorique » (8T1500‑1501, 13T2658).

 

[304]       Selon les éléments de preuve présentés, je crois que le meilleur point de vue à adopter est que la personne versée dans l’art aurait su que les deux protéines auraient probablement le même mode de régulation, la même fonction et la même réponse aux inhibiteurs.

 

c)         Autres connaissances pertinentes à l’égard des composés du brevet 203

 

[305]       Comme je l’ai déjà mentionné, les éléments de preuve qui m’ont été soumis portaient surtout sur la revendication visant l’imatinib (revendication 29) pour la chimiothérapie de la LMC (revendication 46). Toutefois, on connaissait énormément de choses au sujet du PDGF‑R (pour les composés du groupe 2) et de la PKC (pour les composés du groupe 1). On en savait également beaucoup sur le rôle potentiel du PDGF‑R dans l’athérosclérose. Ces éléments de preuve sont présentés ci‑après de façon très sommaire.

 

[306]       En 1993, il était raisonnable de supposer que le PDGF‑R jouait un rôle dans l’athérosclérose (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 55, 58; 13T2605‑2607, 2654‑2657). Même M. Rönnstrand a reconnu que le PDGF avait été décelé dans des plaques d’athérosclérose et, à l’époque, on croyait qu’il jouait un rôle dans l’athérosclérose par la migration et la prolifération de cellules musculaires lisses à l’intérieur des parois des vaisseaux sanguins (3T581, 591‑592, 4T677‑680).

 

[307]       Le Dr Van Etten, le Dr Heldin et M. Rönnstrand ont tous convenu que le rôle du PDGF‑R dans le cancer constituait une théorie raisonnable au 1er avril 1993.

 

[308]       Voici les liens entre le PDGF‑R et le cancer qui étaient connus à l’époque et que M. Rönnstrand a examinés :

 

                     Il était établi que la protéine codée par l’oncogène viral v‑SIS était pratiquement identique au PDGF. Monsieur Rönnstrand a reconnu qu’il était raisonnable de supposer que la multiplication cellulaire anarchique liée à v‑SIS chez des singes était causée par une expression anormale du PDGF ou d’une protéine apparentée (3T544‑545, 563 à 565, 575 à 578, 4T719‑720).

 

                     Monsieur Rönnstrand était d’accord pour dire qu’on savait en 1993 que des tumeurs chez l’humain étaient associées au PDGF. On avait observé, par exemple, une expression élevée du PDGF dans des glioblastomes (3T556‑558, 604 à 606, 4T718).

 

                     Monsieur Rönnstrand a admis que des expériences avaient révélé que les anticorps anti‑PDGF pouvaient inhiber la multiplication des cellules cancéreuses. Selon lui, deux théories raisonnables pouvaient expliquer ce résultat : le PDGF causait le cancer et les cellules n’étaient pas correctement transformées (3T594‑598).

 

[309]       Monsieur Rönnstrand était donc d’accord avec les Drs Heldin et Van Etten pour dire que la théorie voulant que le PDGF‑R joue un rôle dans le cancer était raisonnablement fondée d’après l’état de la technique en avril 1993, même s’il n’existait pas de données concluantes à ce sujet à cette date (M. Rönnstrand, 3T575‑578; rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphes 47 et 48, 144; 8T1493‑1494; rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphes 47 à 49, 57 et 196; 13T2597‑2605).

 

[310]       Certains résultats expérimentaux disponibles en 1993 révélaient un lien possible entre la PKC et le cancer. Toutefois, ce lien n’est pas aussi fort que dans le cas de la kinase du PDGF‑R ou de la kinase ABL (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphe 59; 14T2736, 2739‑2740). Ces résultats expérimentaux démontraient une association possible entre la PKC et le cancer en 1993 :

 

                     Il était connu que des promoteurs tumoraux appliqués à la peau de souris en association avec un agent cancérogène activaient les PKC atypiques et les PKC classiques (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphes 45 et 46; 8T1485‑1487).

 

                     Les cellules cancéreuses de la vessie (cellules T24) contenaient un gène H‑RAS activé; à l’époque, les chercheurs croyaient que ce gène était lié de façon plausible à la multiplication de ces cellules. Il était connu que plusieurs membres de la famille des PKC jouaient un rôle dans la signalisation médiée par l’oncogène RAS (rapport du Dr Van Etten, TX 37, paragraphe 151; 8T1487‑1490).

 

[311]       Le Dr Heldin et M. Rönnstrand ont expliqué une théorie qui existait en 1993 concernant le rôle de la PKC dans la multirésistance aux médicaments. Le Dr Heldin a expliqué que les cellules multirésistantes aux médicaments exprimaient de façon accrue la PKC et que les chercheurs, à l’époque, avaient formulé l’hypothèse que l’inhibition de la PKC pouvait diminuer la résistance (rapport du Dr Heldin, TX 71, paragraphe 211; 13T2660‑2662). Même M. Rönnstrand a reconnu que la personne versée dans l’art en 1993 aurait associé la PKC et, par conséquent uniquement les composés du groupe 1, à la multirésistance aux médicaments (4T723‑726, 765‑766).

 

Résumé du raisonnement

 

[312]       En résumé, j’estime qu’il existait un raisonnement clair permettant d’établir un lien entre le résultat souhaité et le fondement factuel.

 

[313]       Élément particulièrement pertinent en l’espèce, au 1er avril 1993, le raisonnement clair en faveur de l’utilisation des composés du groupe 2 pour traiter la LMC se déclinait comme suit :

 

1.                  n’importe quel composé du groupe 2 s’était avéré efficace pour inhiber sélectivement la kinase v‑ABL;

 

2.                  on peut prédire de façon valable qu’un composé qui inhibe la kinase v‑ABL inhibera également la kinase BCR‑ABL en raison de la grande similitude de ces deux kinases;

 

3.                  il existait des « preuves concluantes » que la LMC était causée par la kinase BCR‑ABL;

 

4.                  par conséquent, on peut prédire de façon valable que l’imatinib (revendication 29), ou en fait n’importe quel composé du groupe 2, serait utile dans le traitement de la LMC.

 

[314]       Le lien entre v‑ABL et BCR‑ABL et entre BCR‑ABL et la LMC signifiait que la découverte des propriétés inhibitrices sélectives des composés du groupe 2 était la clé du traitement de la LMC. Même si on ne tenait compte que des essais in vitro de Ciba‑Geigy, les solides connaissances acquises au sujet des kinases étayaient de façon robuste la prédiction de l’utilité de ces composés pour la « chimiothérapie de tumeurs ». Les essais in vivo réalisés par Ciba‑Geigy n’étaient pas essentiels pour établir le raisonnement; néanmoins, le fait qu’on ne peut prétendre qu’une expérience a « échoué » renforce la prédiction et confirme la justesse du raisonnement.

 

[315]       En ce qui concerne le traitement des tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R, la combinaison des connaissances dans le domaine et des essais effectués par Ciba‑Geigy permet de conclure fermement que ces composés seraient utiles dans le traitement de ce type de tumeurs et de l’athérosclérose.

 

[316]       Le lien entre la PKC et les composés du groupe 1 était beaucoup moins certain. Je ne crois pas qu’un raisonnement clair en faveur de l’utilisation des composés du groupe 1 pour traiter l’athérosclérose ou pour la chimiothérapie de tumeurs a été établi.

 

C.                 Divulgation

 

[317]       La dernière exigence pour établir la prédiction valable concerne la divulgation des fondements dans le brevet.

 

[318]       Les demanderesses font valoir que la prédiction valable – si elle était effectivement possible – nécessitait la divulgation des données issues des essais effectués par Ciba‑Geigy, qui ne figuraient pas dans le brevet 203.

 

[319]       Les demanderesses s’appuient très largement sur la décision de mon collègue, le juge Hugues, dans Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2008 CF 142, 63 CPR (4th) 406 [Raloxifène (CF)], conf. par 2009 CAF 97, 78 CPR (4th) 388 [Raloxifène (CAF)], pour soutenir que les données et les résultats d’essais importants auraient dû être divulgués dans le brevet 203. À mon avis, la décision Raloxifène (CF), ou la confirmation ultérieure de cette décision par la Cour d’appel dans l’arrêt Raloxifène (CAF), ne justifient pas la position radicale des demanderesses.

 

[320]       Dans Raloxifène (CF), le juge Hugues a conclu que l’exigence de divulgation liée à la prédiction valable n’avait pas été remplie, Eli Lilly n’ayant pas révélé, dans le brevet, les résultats d’une étude – dite l’étude de Hong Kong – qu’elle avait menée avant la date de dépôt au Canada. Cette étude portait sur des essais directs avec le raloxifène et, comme l’a conclu le juge Hughes, suffisait à faire de la prédiction concernant l’efficacité de cet agent dans le traitement de l’ostéoporose et de la perte osseuse une prédiction valable (Raloxifène (CF), précitée, au paragraphe 156). En d’autres termes, sans l’étude de Hong Kong, Eli Lilly ne pouvait pas valablement prédire que le raloxifène aurait les effets promis dans les revendications.

 

[321]       La Cour d’appel a souligné l’importance particulière de l’étude de Hong Kong et affirmé ce qui suit (Raloxifène (CAF), précité, au paragraphe 15) :

En toute déférence, j’estime que le juge de la Cour fédérale s’est fondé sur le principe approprié lorsqu’il a conclu, en s’appuyant sur l’arrêt AZT, que lorsqu’un brevet est fondé sur une prédiction valable, la divulgation doit inclure la prédiction. Puisque la prédiction devenait valable grâce à l’étude de Hong Kong, cette étude devait être divulguée. [Non souligné dans l’original.]

 

[322]       Des arguments très semblables m’ont été présentés dans Lovastatin (CF). Dans cette affaire, il ne faisait aucun doute que des renseignements connus des inventeurs n’avaient pas été divulgués dans le brevet. Voici les paragraphes 527 et 528 :

[traduction] Je conviens que le contre‑interrogatoire de M. Alberts a permis d’obtenir une liste de faits et de renseignements connus des inventeurs du brevet 380 à la date du dépôt au Canada. L’un des sujets d’intérêt concerne les études effectuées sur le chien en 1979. Apotex s’accroche à ces données parce qu’elle croit qu’elles auraient dû être divulguées dans le brevet 380 pour justifier la prédiction valable. Cependant, je ne pense pas que la jurisprudence impose de divulguer dans le mémoire descriptif du brevet absolument tout ce que l’inventeur savait jusqu’à la date pertinente. Dans [Raloxifène (CF), précitée], la personne versée dans l’art n’aurait pas eu assez d’information pour comprendre le bien‑fondé de la prédiction sans l’étude de Hong Kong. Nous devons examiner le mémoire descriptif pour décider si la personne versée dans l’art pouvait, grâce aux renseignements divulgués (même si d’autres éléments disponibles ne l’ont pas été), valablement prédire que l’invention fonctionnerait une fois présentée sous forme pratique.

 

En ce qui concerne le brevet 380, la question est de savoir si les renseignements divulgués étaient suffisants pour permettre à la personne versée dans l’art de prédire de manière valable que les composés de l’invention seraient « efficaces comme antihypercholestérolémiques dans le traitement de l’athérosclérose, de l’hyperlipidémie et d’autres maladies semblables chez l’humain ».

 

[323]       À mon avis, le fait que tous les essais de Ciba‑Geigy ne soient pas décrits dans le brevet ne justifie pas le rejet de la thèse Novartis. Si l’on applique la jurisprudence pertinente quant au brevet 203 à l’examen, la question qui se pose est de savoir si les renseignements divulgués étaient suffisants pour permettre à la personne versée dans l’art de prédire de manière valable que le composé de la revendication 29 (imatinib) serait efficace dans la chimiothérapie des tumeurs. Je souligne que la personne concernée par cette question est versée dans l’art et ferait entrer dans cet exercice les connaissances générales courantes dont j’ai parlé plus tôt.

 

[324]       Les brevetés ne peuvent pas simplement invoquer les antériorités pour remplir les exigences en matière de divulgation; le brevet doit divulguer davantage que les antériorités pour satisfaire aux exigences de la prédiction valable (Latanoprost, précité, au paragraphe 44). Par conséquent, je me pencherai à présent sur la divulgation du brevet 203.

 

[325]       En plus des connaissances générales courantes décrites plus haut, le lecteur versé dans l’art qui lirait le brevet 203 verrait que des renseignements importants concernant les composés du groupe 1 et du groupe 2 y sont divulgués. Ces renseignements comprennent à la fois de l’information générale sur l’invention et de l’information sur les essais les plus importants réalisés et les résultats de ceux‑ci. Sous forme succincte, les renseignements suivants figurent dans la description du brevet 203 et sont particulièrement pertinents :

 

                     La phosphorylation des protéines joue un rôle important dans la différenciation et la prolifération cellulaires (page 5).

 

                     Les réactions de phosphorylation sont catalysées par des protéines kinases, qui peuvent être réparties en deux groupes : les sérine/thréonine kinases et les tyrosine kinases (page 5).

 

                     La PKC est un exemple de sérine/thréonine kinase. Elle participe à de nombreux processus cellulaires importants, notamment la prolifération et la différenciation cellulaires. Il est possible de modifier les fonctions cellulaires auxquelles participe la PKC en modulant l’activité enzymatique de celle‑ci (pages 5 et 6).

 

                     Les composés du groupe 1 sont des inhibiteurs sélectifs de la PKC. Grâce à cette propriété, les composés du groupe 1 ont le potentiel pour traiter un certain nombre d’affections, notamment des tumeurs et l’athérosclérose (pages 5 à 7 et 24).

 

                     Le brevet 203 décrit l’évaluation des composés du groupe 1. On y cite une méthode visant à déterminer l’inhibition en milieu acellulaire de la PKC extraite du cerveau de porc de même qu’une méthode pour effectuer un essai antiprolifération à l’aide de cellules de carcinome de la vessie T24. Le brevet fournit les intervalles de CI50 pour chacun de ces essais (pages 5 et 6).

 

                     Les résultats de ces essais révèlent une inhibition sélective de la PKC. La sélectivité des inhibiteurs est importante pour réduire les effets secondaires indésirables (page 6).

 

                     Le récepteur du PDGF est un exemple de tyrosine kinase. Le PDGF est un facteur de croissance participant à la prolifération cellulaire, tant normale que pathologique, qui peut intervenir dans l’apparition du cancer et de l’athérosclérose (pages 5 et 7).

 

                     Les composés du groupe 2 inhibent sélectivement la tyrosine kinase du PDGF‑R et la tyrosine kinase v‑ABL, et ils n’inhibent presque pas ou pas du tout la PKC. Grâce à ces propriétés inhibitrices, ces composés ont le potentiel pour traiter des tumeurs et des maladies prolifératives non malignes, comme l’athérosclérose (pages 7, 8 et 24).

 

                     Le brevet 203 décrit également l’évaluation des composés du groupe 2. On y cite des méthodes permettant de déterminer l’inhibition de la kinase du PDGF‑R en milieu acellulaire et un essai de type transfert Western. Le brevet décrit également une méthode pour effectuer un essai antiprolifération visant le PDGF‑R. Pour chacun de ces essais, un intervalle de CI50 est donné. Le brevet cite également une méthode visant à déterminer l’inhibition de la kinase v‑ABL en milieu acellulaire; on fait remarquer que cette méthode a été utilisée pour déterminer « l’inhibition susmentionnée » à la page 7, où un intervalle de CI50 est indiqué (pages 7 et 8).

 

[326]       À mon avis, les renseignements divulgués, combinés aux connaissances générales courantes de l’époque, étayent la prédiction valable de l’utilité de la revendication 46 lorsque lue conjointement avec la revendication 29.

 

[327]       La question de la prédiction valable de la revendication 46 me fait penser au brevet examiné par la Cour suprême dans l’arrêt AZT, précité. La Cour suprême notait, au paragraphe 75, que les conclusions du juge de première instance étaient justifiées en ce qui a trait à la prédiction valable, et plus précisément :

Le juge de première instance a décidé que les inventeurs possédaient et divulguaient dans le brevet les données factuelles sur lesquelles pouvaient reposer une prédiction et le raisonnement (l’effet bloquant sur l’élongation de la chaîne) leur permettant de faire une prédiction valable au moment où ils ont déposé leur demande de brevet.

 

La situation en l’espèce est très semblable.

 

[328]       Le brevet 203 divulgue des données factuelles concernant l’inhibition sélective de la kinase du PDGF‑R et de la kinase ABL par les composés du groupe 2, ainsi que des explications sur la façon dont l’inhibition sélective peut mener au traitement de tumeurs. Il faut ajouter à cela les renseignements généraux connus dans le milieu scientifique concerné. En clair, ces renseignements – bien connus et acceptés – indiquaient qu’un composé pouvant inhiber sélectivement la kinase du PDGF‑R ou la kinase v‑ABL aurait le potentiel pour traiter des tumeurs. Ce lien, accepté par l’ensemble des experts, était bien connu, voire réputé.

 

[329]       Nous ne parlons pas de spéculation ni d’une lointaine possibilité. Pour reprendre les paroles de M. Rönnstrand (4T642‑643) :

[traduction]

Je n’ai rien contre l’idée d’intervenir pharmaceutiquement sur les voies de signalisation médiées par les facteurs de croissance pour guérir ou traiter un cancer à l’aide d’un inhibiteur de kinase ou d’autres inhibiteurs. Je crois que cette idée était judicieuse et valable à l’époque [avril 1993] et qu’elle l’est encore aujourd’hui.

 

 

[330]       Selon les demanderesses, il y avait beaucoup de travail à faire avant qu’on puisse conclure qu’un des composés pourrait servir à des fins de traitement. Elles soulignent le nombre insuffisant d’essais et soutiennent que les essais réalisés par Ciba‑Geigy ne permettent pas de répondre aux questions suivantes :

 

                     Le composé peut‑il pénétrer dans une cellule, inhiber l’enzyme visée et avoir un effet antiprolifératif?

 

                     Les lignées cellulaires cultivées reflètent‑elles un véritable état pathologique chez l’animal?

 

                     Le composé atteindra‑t‑il le site d’action et le fera‑t‑il en quantité suffisante pour produire un effet antiprolifératif in vivo?

 

                     Le composé conservera‑t‑il sa sélectivité in vivo et, par conséquent, évitera‑t‑on les effets secondaires toxiques?

 

[331]       Je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que plus de travail était requis avant qu’un des composés, notamment l’imatinib, puisse se retrouver sur le marché ou puisse démontrer sans équivoque sa capacité à traiter le cancer chez des animaux à sang chaud. Le problème que pose la thèse des demanderesses est qu’elle va au‑delà de ce qui est requis pour établir une prédiction valable. Le fait que les demanderesses semblent exiger des essais pour chacune des étapes constitue un autre problème. Selon l’état des connaissances dans le milieu scientifique, il n’était peut‑être pas nécessaire de procéder à des essais. Par exemple, on aurait pu tirer une conclusion raisonnable au sujet de v‑ABL et de BCR‑ABL grâce à la similitude de ces deux protéines, qui était bien connue de la personne versée dans l’art.

 

[332]       Apotex et Novopharm (son nom à l’époque) ont présenté des arguments très semblables dans AZT, précité. Elles ont fait valoir, par exemple, que l’utilité devait être démontrée par des essais cliniques sur des humains pour satisfaire aux exigences réglementaires du ministère de la Santé aux fins des présentations de drogue, notamment pour ce qui est de la toxicité, des caractéristiques métaboliques, de la biodisponibilité et d’autres facteurs (paragraphes 24 et 77). Elles soutenaient également que l’invention était imprévisible à la date du dépôt – qu’il ne s’agissait que de « vœux pieux » – eu égard aux essais in vitro effectués alors (paragraphes 55 et 72). Dans l’arrêt AZT, précité, la Cour suprême a répondu à ces arguments en déclarant, au par. 77 :

Les conditions préalables en matière de preuve que doit remplir le fabricant qui souhaite commercialiser une drogue nouvelle visent un objectif différent de celui visé par le droit des brevets. Dans le premier cas, on parle d’innocuité et d’efficacité alors que, dans le deuxième cas, il est question d’utilité, mais dans le contexte de l’inventivité. De par sa nature, la règle de la prédiction valable présuppose l’existence d’autres travaux à accomplir. [Non souligné dans l’original.]

 

[333]       Elles ne vont peut‑être pas aussi loin dans leurs arguments actuels que dans ceux qu’elles avaient fait valoir dans l’arrêt AZT, mais les demanderesses exigent encore bien davantage du brevet 203 que ce que réclame le respect de la règle de la prédiction valable. Comme je l’expliquais plus tôt, j’estime que les essais effectués par Ciba‑Geigy (et divulgués dans le brevet), combinés aux connaissances dans le domaine, permettent de prédire de manière valable que l’imatinib serait efficace comme traitement de chimiothérapie.

 

D.                Conclusion sur la prédiction valable liée aux revendications concernant l’utilisation

 

[334]       Pour résumer sur ce point, je ne suis pas convaincue par les arguments des demanderesses en ce qui concerne les revendications d’utilisation lorsqu’elles sont lues conjointement avec les revendications de composés du groupe 2. Il existait un fondement factuel, un raisonnement et une divulgation relativement à la prédiction de l’utilité de l’un ou l’autre des composés du groupe 2 pour la chimiothérapie des tumeurs induites par la kinase ABL ou par la kinase du PDGF‑R. Parmi toutes les conclusions, la plus forte – en raison de l’état de la technique au 1er avril 1993 – était peut‑être qu’un composé du groupe 2 serait utile dans le traitement de « tumeurs », notamment la LMC.

 

[335]       Par contre, il m’est difficile de conclure que l’utilité des composés du groupe 1 dans la chimiothérapie de tumeurs ou dans le traitement de l’athérosclérose aurait pu être valablement prédite au 1er avril 1993. Bien que les revendications des composés du groupe 1 aient démontré l’utilité de ces composés en tant qu’inhibiteurs de la PKC, rien n’indique clairement comment cette utilité se traduirait par le traitement de l’athérosclérose ou de la chimiothérapie de tumeurs. Cela n’invalide aucune des revendications d’utilisation puisqu’elles doivent être lues conjointement avec chacune des revendications de composés.

 

X.                Caractère suffisant ou adéquat de la divulgation

 

A.                Introduction

 

[336]       Comme l’a souligné la Cour suprême dans le récent arrêt Teva Canada Ltée c Pfizer Canada Inc, 2012 CSC 60, 351 DLR (4th) 503 [Sildénafil (CSC)], au paragraphe 34 :

[L]a divulgation suffisante de l’invention dans le mémoire descriptif est une condition préalable à la délivrance du brevet.

 

 

[337]       Teva et Apotex font toutes deux valoir – quoiqu’en des termes légèrement différents – que le mémoire descriptif du brevet 203 est insuffisant en ce qu’il ne divulgue pas adéquatement l’invention, ce qui le rendrait invalide aux termes de l’article 27 de la Loi sur les brevets.

 

[338]       L’exigence en matière de divulgation est énoncée au paragraphe 27(3) :

27.

 

[. . .]

 

 

(3) Le mémoire descriptif doit

 

 

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

 

b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

 

c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

 

 

d) s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions.

27.

 

. . .

 

 

(3) The specification of an invention must

 

(a) correctly and fully describe the invention and its operation or use as contemplated by the inventor;

 

 

(b) set out clearly the various steps in a process, or the method of constructing, making, compounding or using a machine, manufacture or composition of matter, in such full, clear, concise and exact terms as to enable any person skilled in the art or science to which it pertains, or with which it is most closely connected, to make, construct, compound or use it;

 

 

 

 

 

(c) in the case of a machine, explain the principle of the machine and the best mode in which the inventor has contemplated the application of that principle; and

 

(d) in the case of a process, explain the necessary sequence, if any, of the various steps, so as to distinguish the invention from other inventions.

 

[339]       Le paragraphe 27(4), qui trouve également à s’appliquer, prévoit :

(4) Le mémoire descriptif se termine par une ou plusieurs revendications définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif.

(4) The specification must end with a claim or claims defining distinctly and in explicit terms the subject‑matter of the invention for which an exclusive privilege or property is claimed.

 

B.                 Leçons de l’arrêt Sildénafil (CSC)

 

[340]       Dans l’arrêt Sildénafil (CSC), précité, la Cour suprême du Canada fournit des indications très précises concernant l’importance et l’application de l’exigence en matière de divulgation.

 

[341]       Dans cette affaire, le brevet en cause (le brevet 446) visait le traitement de la dysfonction érectile (DE) par l’utilisation nouvelle d’une classe de composés existants, parmi lesquels le sildénafil. Le brevet 446 contenait sept revendications, la première se rapportant à une catégorie immense de composés, et les deux dernières à des composés spécifiques, alors que la revendication 7 concernait le sildénafil. La preuve produite établissait qu’au moment de la demande de brevet, Pfizer avait mené des essais qui démontraient que le sildénafil était efficace dans le traitement de la DE, ce qui n’était le cas d’aucun des autres composés du brevet 446.

 

[342]       La Cour suprême a établi un cadre d’analyse très utile pour déterminer si les brevets satisfont à l’exigence en matière de divulgation. Elle a jugé bon, pour elle et pour nous, de revenir sur le « marché » ou « quid pro quo » qui est le raisonnement politique fondamental sous‑tendant la Loi sur les brevets. Au paragraphe 32, la Cour cite le juge Binnie qui déclarait dans AZT, précité, au paragraphe 37 : « La divulgation est le prix à payer pour obtenir le précieux droit de propriété exclusif qui est une pure création de la Loi sur les brevets. » Pour clarifier cette déclaration générale, la Cour suprême a également repris les propos de lord Halsbury dans Tubes, Ltd v Perfecta Seamless Steel Tube Company, Ltd (1902), 20 RPC 77, aux pages 95 et 96 :

La portée que […] on a toujours attaché à l’objet et au but du mémoire descriptif, est de permettre non pas à n’importe qui, mais à l’homme du métier raisonnablement bien renseigné œuvrant dans son domaine de fabriquer la chose de façon à la rendre disponible au public à la fin de la période de monopole. [Souligné dans Sildénafil (CSC).]

 

[343]       Pour conclure que Pfizer n’avait pas respecté le paragraphe 27(3), la Cour a suivi le raisonnement de l’arrêt Pioneer Hi‑Bred Ltd c Canada (Commissaire aux brevets), [1989] 1 RCS 1623, 60 DLR (4th) 223, à la page 1638, où la Cour avait dit ce qui suit : « Quant à la description, elle doit promettre à une personne versée dans l’art ou le domaine de l’invention de la construire à partir des seules instructions contenues dans la divulgation. » Dans Sildénafil (CSC), la Cour suprême a conclu que Pfizer n’avait pas satisfait à cette exigence puisqu’on ne savait pas exactement lequel des composés revendiqués était efficace dans le traitement de la dysfonction érectile. La personne versée dans l’art n’aurait pas été en mesure de répondre à cette question sans effectuer d’autres essais. Les tribunaux inférieurs avaient commis l’erreur de limiter la portée des exigences en matière de divulgation aux composés individuels plutôt qu’à l’ensemble du mémoire descriptif.

 

[344]       Si l’on se fie au cadre analytique élaboré par la Cour suprême dans Sildénafil (CSC), précité, au paragraphe 70, la Cour doit répondre à trois questions :

 

a)                  En quoi consiste votre invention?

 

b)                  Comment fonctionne‑t‑elle?

 

c)                  En partant seulement du mémoire descriptif, la personne versée dans l’art peut‑elle réaliser l’invention à l’aide des seules instructions contenues dans la divulgation?

 

[345]       Après avoir appliqué cette analyse au brevet 446, la Cour suprême a conclu que l’exigence en matière de divulgation n’avait pas été remplie. Les faits essentiels qui sous‑tendaient cette conclusion étaient les suivants :

 

                     l’invention visait l’utilisation du sildénafil dans le traitement de la DE;

 

                     le mémoire descriptif ne précisait pas que le sildénafil (revendication 7) était le composé efficace;

 

                     le public ne pouvait pas « utiliser l’invention avec le même succès que l’inventeur, à l’époque de la demande », car le lecteur aurait été obligé de mener « un projet de recherche mineur » pour savoir laquelle des revendications 6 ou 7 constituait la « véritable invention ») (paragraphe 74);

 

                     Pfizer disposait des renseignements nécessaires pour divulguer le composé efficace, mais « elle s’en est abstenue » (paragraphe 76);

 

                     même si la Cour n’a rien trouvé à redire aux « revendications en cascade », il y a eu atteinte au droit du public à une divulgation, « car deux composés individuels sont revendiqués en dernier lieu, ce qui brouille l’identité véritable de l’invention » (paragraphe 80).

 

C.                 Nature de l’invention

 

[346]       Comme l’indique la Cour suprême du Canada dans Sildénafil (CSC), précité, au paragraphe 53, la première étape pour établir si les exigences en matière de divulgation prévues à l’article 27 ont été remplies consiste à définir la nature de l’invention du brevet 203.

 

[347]       Novartis et les demanderesses conviennent que le brevet 203 ne divulgue qu’une seule invention, mais ne s’entendent pas sur sa nature.

 

                     Novartis soutient que l’invention du brevet 203 est une classe de composés qui sont de nouveaux inhibiteurs sélectifs de kinases. Rien de plus.

 

                     Selon les demanderesses, la nature de l’invention est que les composés de formule I auront un effet thérapeutique in vivo contre des affections hyperprolifératives (tumeurs et athérosclérose) et que, plus précisément, les composés du groupe 2 peuvent être utilisés pour traiter des affections hyperprolifératives associées à la dysrégulation de la kinase du PDGF‑R et de la kinase ABL. Rien de moins.

 

[348]       Après mûre réflexion, et en restant très soucieuse des leçons de la Cour suprême dans Sildénafil (CSC), je souscris pour l’essentiel aux arguments de Novartis.

 

[349]       Les revendications du brevet 203 se divisent en quatre catégories : les composés (revendications 1 à 39), les compositions pharmaceutiques contenant les composés (revendications 40 à 43), le procédé de fabrication des composés (revendication 44) ou l’utilisation des composés (revendications 45 à 48). La question à laquelle nous devons répondre est de savoir si le brevet 203 repose sur « une seule idée originale générale » (Sildénafil (CSC), précité, au paragraphe 64), ou si ce partage des revendications en catégories produit quatre inventions. À cet égard, il est faux de dire, comme le soutiennent les demanderesses, qu’il ne peut y avoir qu’une seule invention par brevet. Comme le soulignait la Cour suprême dans l’arrêt Sildénafil (CSC), précité, au paragraphe 64 :

Il se peut que chacune des revendications d’un brevet divulgue une invention distincte, comme dans Boehringer. Toutefois, on ne peut se prononcer qu’à l’issue d’une analyse des faits propres à une affaire. Selon moi, Teva propose au par. 119 de son mémoire une démarche appropriée en l’espèce : [traduction] « … [l]e mémoire descriptif doit être considéré dans son ensemble pour déterminer si le sildénafil et les autres composés revendiqués sont liés de telle sorte qu’ils forment une seule idée originale générale ». Cette approche concorde avec l’observation de notre Cour selon laquelle « [i]l faut considérer l’ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement… » (Consolboard, à la p. 520). [Non souligné dans l’original.]

 

[350]       En l’espèce cependant, j’estime qu’il existe un rapport étroit entre toutes les revendications, ce qui m’amène à conclure qu’il y a une seule idée originale. Subsidiairement, nous sommes en présence de deux inventions : la première vise le groupe 1 des composés et la deuxième le groupe 2.

 

[351]       Comme le fait valoir Novartis, l’invention d’une classe de composés constitue l’essence du brevet 203. La nature de l’invention se reflète sur l’ensemble du mémoire descriptif, d’abord avec le titre [traduction] dérivés pyrimidine et procédés pour leur préparation ». Il s’agit de la première invention du brevet 203 et de la plus importante. Le brevet 203 est un brevet complexe qui comprend un grand nombre de composés et quatre types de revendications. Toutefois, que les revendications visent les composés (revendications 1 à 39), les compositions pharmaceutiques contenant les composés (revendications 40 à 43), le procédé de fabrication des composés (revendication 44) ou l’utilisation des composés (revendications 45 à 48), le lien essentiel est l’invention d’une classe de composés, chacun d’eux pouvant inhiber sélectivement certaines kinases.

 

[352]       La manière dont les demanderesses décrivent la nature de l’invention pose problème en ce qu’elles considèrent uniquement le brevet 203 comme un brevet d’utilisation, en ignorant qu’il concerne surtout une, voire deux, catégories de composés nouveaux. C’est pourquoi elles passent immédiatement à l’utilité des composés, notion distincte que nous avons abordée plus tôt dans les présents motifs. Bien que certaines des revendications portent sur l’emploi des composés, l’idée originale générale du brevet se rapporte à la découverte par M. Zimmermann et l’équipe de scientifiques chez Ciba‑Geigy du fait que certains composés, de la manière revendiquée, pouvaient sélectivement inhiber les kinases de la manière suivante :

 

1.                  les composés du groupe 1 inhibent sélectivement la PKC;

 

2.                  les composés du groupe 2 inhibent sélectivement la kinase PDGF‑R ou la kinase ABL.

 

[353]       Cette évaluation figure dans le libellé du brevet 203, où le lien entre les composés et le traitement curatif potentiel est directement mentionné dans des phrases comme celle‑ci :

[traduction]

                     En raison de leur activité inhibitrice à l’égard de la protéine kinase C, les composés de formule I, dans lesquels R4 et R8 représentent un atome d’hydrogène, [...] peuvent être utilisés [...] (deuxième paragraphe entier, page 6);

 

                     En raison des propriétés décrites, les composés de formule I, dans lesquels R4 et R8 représentent un atome d’hydrogène, [...] peuvent être utilisés [...] (deuxième paragraphe, page 7);

 

                     En raison des propriétés décrites, les composés de formule I peuvent être utilisés non seulement comme substances actives inhibant les tumeurs [...] (troisième paragraphe entier, page 8).

 

[354]       Ce n’est pas l’utilisation quelconque d’un composé, découverte et revendiquée après la découverte et le brevetage des composés (comme dans Sildénafil (CSC) et AZT) qui donne à ces derniers leur efficacité potentielle. Les emplois potentiels sont plutôt inhérents aux propriétés des nouveaux composés inventés dans les laboratoires de Ciba‑Geigy.

 

[355]       Je pense aussi qu’il serait plus conforme à la nature de l’invention divulguée par le brevet 203 de considérer qu’il s’agit en fait de deux inventions visant respectivement le groupe 1 et le groupe 2. Contrairement à l’affaire Sildénafil (CSC), où rien ne permettait de distinguer le sildénafil des autres composés revendiqués (paragraphe 66), le fondement probatoire des deux inventions du brevet 203 est incontesté. Comme l’ont reconnu tous les experts, les deux groupes de composés sont aisément identifiables par la personne moyennement versée dans l’art. Ces deux groupes sont clairement décrits tout au long de la divulgation et des revendications elles‑mêmes. Non seulement les composés peuvent‑ils être identifiés par leur structure organique, mais l’emploi potentiel de chaque groupe est bien expliqué. Cela ne veut pas dire que je doive considérer chaque revendication comme une invention distincte, mais plutôt que les revendications peuvent être regroupées ensemble.

 

D.                Réalisation de l’invention

 

[356]       Les demanderesses n’ont présenté aucune observation sur le deuxième volet de l’analyse relative au caractère suffisant. Je tiens pour acquis que le brevet explique la manière dont l’invention fonctionne.

 

[357]       Par conséquent, la dernière question à régler est la suivante :

En partant seulement du mémoire descriptif, la personne moyennement versée dans l’art peut‑elle réaliser l’invention à l’aide des seules instructions contenues dans la divulgation?

 

[358]       Comme les parties se sont concentrées sur les revendications du groupe 2, j’envisagerai cette question en me rapportant aux composés de ce groupe. Les composés spécifiques qui relèvent de ce deuxième groupe sont décrits dans les exemples et visés par les revendications 28 à 33. Il s’agit de composés qui inhibent sélectivement la kinase PDGF‑R ou la kinase ABL.

 

[359]       J’examinerai d’abord ce que la personne moyennement versée dans l’art serait capable de faire avec le brevet 203 ‑ et rien d’autre ‑ devant elle. Outre le mémoire descriptif, la personne fictive versée dans l’art aborderait le brevet avec les connaissances faisant partie de l’état de la technique, comme il a déjà été mentionné. À la lumière de la description et de l’art antérieur, le lecteur versé dans l’art serait en mesure de faire ce qui suit :

 

                     déterminer quels composés revendiqués appartiennent au groupe 2;

 

                     fabriquer n’importe quel composé du groupe 2;

 

                     déterminer le degré d’inhibition de la kinase v‑ABL au moyen des méthodes décrites dans la description (page 8, deuxième paragraphe entier);

 

                     déterminer le degré d’inhibition de la kinase du PDGF‑R au moyen des méthodes décrites dans la description (page 8, premier paragraphe entier);

 

                     comprendre que les composés, en raison de leurs propriétés, peuvent être utilisés « comme substances actives inhibant les tumeurs » et comme médicaments contre « d’autres maladies prolifératives non malignes » (comme l’athérosclérose) (page 8, troisième paragraphe).

 

[360]       Le brevet 203 ne contenait pas un seul composé du groupe 2 pour lequel il n’existait aucun résultat positif. Autrement dit, les six composés du groupe 2 faisant chacun l’objet d’une revendication distincte ont été soumis à des essais dans les laboratoires de Ciba‑Geigy et tous les six inhibaient de façon sélective les enzymes de v‑ABL et du PDGF‑R. Cette information n’était pas cachée au public.

 

[361]       Comparons la divulgation du brevet 203 à celle du brevet 446 dans Sildénafil (CSC), lequel ne révélait pas expressément que le sildénafil était le seul des deux composés spécifiquement revendiqués à avoir été testé et dont l’efficacité avait été établie. Cette omission a amené le juge de première instance à déclarer que la divulgation du brevet relatif au sildénafil « joue au plus fin avec le lecteur » (Pfizer Canada Inc c Novopharm, 2009 CF 638, au paragraphe 135, 76 CPR (4th) 83 [Sildénafil II CF]), et la Cour suprême à conclure en fin de compte que la divulgation était inadéquate.

 

[362]       Les demanderesses signalent un certain nombre d’omissions dans la divulgation du brevet 203 qui, d’après elles, sont de nature à empêcher la personne versée dans l’art de réaliser l’invention. Le premier problème avec toutes leurs observations sur ce point est qu’elles ont élevé l’« invention » au‑delà du raisonnable. Comme je l’ai fait observer plus tôt, il ne s’agit pas d’un brevet d’utilisation mais d’un brevet revendiquant de nouveaux composés incontestablement inventés par M. Zimmermann et l’équipe de Ciba‑Geigy.

 

[363]       Il est important de se rappeler que, au 1er avril 1993, l’imatinib était loin d’avoir atteint le stade où il pourrait être employé comme médicament pour traiter la LMC. À cette date, les scientifiques de Ciba‑Geigy avaient identifié un certain nombre de composés du groupe 2 qui étaient des inhibiteurs sélectifs de la kinase ABL, mais ils n’avaient pas effectué les essais de suivi permettant de déterminer lequel de ces six composés ferait l’objet d’un développement plus approfondi ou d’essais cliniques. Devant les renseignements contenus dans la description, la personne moyennement versée dans l’art ne se trouverait pas dans une meilleure situation que les scientifiques de Ciba‑Geigy. Elle saurait, d’après la description uniquement, que six composés inhibent sélectivement la kinase ABL et qu’ils ont le potentiel pour traiter la LMC. De plus, tout comme ce que Ciba‑Geigy devait faire après la date de dépôt, l’« ouvrier raisonnablement bien renseigné » pouvait réaliser, après la date de dépôt, les expériences et les essais qui feraient passer l’une ou l’autre de ces molécules de l’idée originale (inhibition sélective) au traitement prédit.

 

[364]       L’état des connaissances de Ciba‑Geigy concernant les composés du groupe 2 est attesté par le témoignage de MM. Zimmermann, Lydon et Fabbro et par un certain nombre de documents.

 

[365]       L’argument avancé par les demanderesses selon lequel le brevet aurait dû préciser quels étaient les meilleurs inhibiteurs ne tient pas compte de la totalité de la preuve, qui laisse croire que le groupe PK lui‑même ne disposait pas de cette information au moment du dépôt du brevet. Ces chercheurs avaient découvert un certain nombre d’inhibiteurs efficaces, mais il restait à effectuer d’autres essais afin de déterminer lequel choisir en vue de la mise au point d’un médicament.

 

[366]       Cela a été démontré de deux manières dans le cadre de l’instruction. Premièrement, cette conclusion est étayée par les résultats des essais en milieu acellulaire effectués par Ciba‑Geigy, qui ont été analysés et acceptés par les experts sans contestation, comme il a été mentionné précédemment. Ces résultats ont révélé que les six composés du groupe 2 revendiqués séparément étaient des inhibiteurs efficaces de la kinase v‑ABL. Deuxièmement, les témoignages de MM. Zimmermann et Lydon, de même que des rapports et d’autres documents rédigés à l’époque, témoignent des travaux qu’il restait à accomplir. J’examinerai brièvement ces éléments de preuve.

 

[367]       Personne n’a cherché à dissimuler le meilleur inhibiteur ou les meilleurs inhibiteurs, puisque le groupe PK de Ciba‑Geigy procédait encore à l’évaluation des inhibiteurs candidats en vue de la mise au point d’un médicament. Au 1er avril 1993, le CGP 53716 était le composé prioritaire (M. Zimmermann, 12T2361; rapport de biologie concernant le CGP 53716, TX 55, onglet 2; contrat du Dr Druker, TX 63). Toutefois, selon MM. Lydon et Zimmermann, le CGP 53716 présentait ses propres difficultés sur le plan de la solubilité, et les chercheurs avaient mis au point un certain nombre d’autres composés hautement sélectifs (M. Lydon, 10T2020‑2021, 2109, 2113; M. Zimmermann, 12T2316‑2318, 2361, 2391‑2395). À l’époque, le CGP 57148 [traduction] « connaissait un bon départ » dans les laboratoires de Ciba‑Geigy, mais il restait beaucoup à faire (M. Zimmermann, 12T2309‑2310; M. Lydon, 10T1976‑1980). En outre, après le dépôt du brevet, les composés CGP 53716, 57148 et 57012 – tous des composés du groupe 2 revendiqués séparément – ont été envoyés au Dr Druker afin qu’il puisse les utiliser dans ces expériences (TX 63). Même si le CGP 53716 était considéré comme le composé prioritaire, tous ces composés ont été présentés comme des [traduction] « inhibiteurs relativement sélectifs de la protéine tyrosine kinase v‑abl à des CI50 in vitro comprises entre 0,04 et 1,5 μM » (contrat du Dr Druker, TX 63). Ce n’est qu’une fois les expériences « déterminantes » du Dr Druker terminées que les chercheurs ont présenté les travaux de Ciba‑Geigy et ceux du Dr Druker en appui à la mise au point de l’imatinib en particulier comme médicament contre la LMC (témoignage de M. Lydon, 11T2163‑2164).

 

[368]       Si l’on s’attarde à l’inhibition sélective de la kinase v‑ABL par les six composés du groupe 2 faisant chacun l’objet d’une revendication distincte, le fait que l’inventeur n’a pas divulgué plus de renseignements au sujet de l’évaluation de ces composés est troublant. L’absence de renseignements dans la description justifie‑t‑elle le rejet de la demande du brevet 203? Les demanderesses affirment que oui. Je ne suis pas d’accord avec elles.

 

[369]       Les demanderesses soulèvent quatre grandes préoccupations quant à l’absence de renseignements dans le brevet 203. Je tenterai de résumer chaque argument et d’y répondre.

 

[traduction]

Premier argument : Le lecteur versé dans l’art est amené à croire que tous les composés du groupe 2 inhibent la kinase du PDGF‑R et la kinase ABL de façon égale, puisque de grands intervalles de CI50 sont donnés pour la kinase du PDGF‑R et qu’aucune donnée sur la kinase ABL n’est fournie.

 

[370]       Le premier de ces arguments est, en fait, un argument selon lequel les données précises sur l’inhibition de la kinase ABL ne sont pas divulguées. Les demanderesses se préoccupent particulièrement du fait que le mémoire descriptif ne divulgue pas l’obtention par Ciba‑Geigy d’une CI50 de 0,038 μM pour le composé CGP 57148 testé avec la kinase v‑ABL. De l’avis des demanderesses, si la personne versée dans l’art avait su que la CI50 du CGP 57148 était de 0,038 μM, elle aurait tout de suite su – à l’instar de l’inventeur – que ce composé était largement supérieur aux autres composés du groupe 2. Par conséquent, les demanderesses soutiennent que l’omission de cette donnée essentielle a masqué l’invention, obligeant ainsi la personne versée dans l’art à mener des essais sur les six composés pour découvrir lequel aurait eu la même capacité d’inhibition que celle connue des inventeurs.

 

[371]       Cet argument n’est pas convaincant pour trois raisons.

 

[372]       Je répondrai tout d’abord à cet argument, comme je l’ai déjà mentionné dans la section des présents motifs sur l’interprétation juste du brevet, que les CI50 figurant dans le premier paragraphe entier de la page 8 du brevet 203 s’appliquent à l’inhibition de la kinase ABL de même qu’à l’inhibition de la kinase du PDGF‑R. Vu l’inclusion des termes « l’inhibition susmentionnée de la tyrosine kinase v‑abl » dans le deuxième paragraphe entier, le lecteur est dirigé vers les CI50 mentionnées à la page 7 du brevet 203. Même si ma conclusion est erronée, deux autres motifs m’amènent à rejeter l’argument des demanderesses sur ce point.

 

[373]       La seconde réponse à cet argument est qu’en général, l’absence de données n’a rien à voir avec le caractère suffisant prévu au paragraphe 27(3). C’est ce que fait valoir Novartis en invoquant l’arrêt Pfizer Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CAF 108, 67 CPR (4th) 23 [Atorvastatin (CAF)] de la Cour d’appel fédérale. Comme le déclarait la Cour dans cette affaire au paragraphe 56 :

Le juge des demandes a eu tort d’interpréter l’exigence de divulgation du paragraphe 27(3) de la Loi comme exigeant qu’un breveté appuie son invention sur des données. Ce faisant, il a confondu l’exigence qu’une invention soit nouvelle, utile et non évidente avec l’exigence, suivant le paragraphe 27(3), que le mémoire descriptif divulgue « l’usage » auquel l’invention se prêtait selon l’inventeur : Consolboard, précité, à la page 527. La question de savoir si un breveté a obtenu suffisamment de données pour étayer son invention n’est pas pertinente, à mon sens, au regard de l’application du paragraphe 27(3). L’analyse à cet égard met en cause le caractère suffisant de la divulgation et non le caractère suffisant des données sous‑jacentes à l’invention. Permettre à Ranbaxy d’attaquer l’utilité, la nouveauté et/ou l’évidence du brevet 546 par le biais de l’exigence de divulgation élargit indûment la portée de l’obligation de l’inventeur suivant le paragraphe 27(3), et ignore l’objet de cette disposition.

 

 

[374]       Selon ma compréhension des faits de cette affaire, la personne fictive versée dans l’art n’avait pas besoin des données en question pour « utiliser » ou réaliser l’invention. La Cour d’appel a fait remarquer que la promesse du brevet en litige était que « les composés en cause “inhibent de façon inattendue et surprenante la biosynthèse du cholestérol” » (paragraphe 54). L’inventeur ne revendiquait aucun degré d’inhibition et, par conséquent, il n’était pas nécessaire de fournir des données pour être conforme à l’exigence relative à la divulgation du paragraphe 27(3). Même sans ces données, la personne versée dans l’art pouvait fabriquer les composés en question, « utilisant » ainsi l’invention.

 

[375]       À mon avis, la décision Atorvastatine (CAF) nous enseigne que l’absence de données ne peut pas en tant que telle aboutir à une conclusion d’insuffisance. Il faut plutôt se demander si l’omission des données du brevet empêche la personne moyennement versée dans l’art d’utiliser l’invention telle que l’a conçue l’inventeur. En l’espèce, l’absence de données n’empêche pas la personne versée dans l’art d’utiliser l’invention au sens envisagé. Les experts qui ont examiné les essais réalisés par Ciba‑Geigy ont confirmé que les CI50 des six composés du groupe 2 s’étaient révélées impressionnantes au moment des essais, ce qui indique que n'importe lequel de ces composés pouvait faire l’objet d’un développement menant à un médicament utile. L’inclusion de données ou de CI50 précises n’aurait rien ajouté à l’énoncé du mémoire descriptif ou à la promesse du brevet 203 que tous les composés du groupe 2 inhiberaient sélectivement la kinase v‑ABL (ou la kinase du PDGF‑R).

 

[376]       Le dernier motif qui m’amène à rejeter cet argument est que les demanderesses soulèvent en réalité un argument concernant la « meilleure manière ». Autrement dit, elles affirment que le brevet 203 aurait dû divulguer que le CGP 57148 était le meilleur des six composés. Vu la preuve que les six composés étaient des inhibiteurs efficaces, cet argument ne saurait être retenu. L’alinéa 27(3)c) de la Loi sur les brevets prévoit qu’un inventeur doit « s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application » (non souligné dans l’original). Rien n’exige dans le paragraphe 27(3) que « la meilleure manière » soit divulguée dans les inventions qui ne sont pas des machines.

 

[traduction]

Deuxième argument : D’après le témoignage du Dr Van Etten, les composés du groupe 2 inhiberaient les tumeurs associées à la kinase du PDGF‑R ou les tumeurs associées à la kinase ABL. Toutefois, rien dans le brevet n’indique quels composés du groupe 2 sont utiles contre l’un ou l’autre de ces types de tumeurs.

 

[377]       Je conviens que le brevet n’indique pas lesquels des composés du groupe 2 revendiqués séparément qui sont cités en exemple peuvent être efficaces contre des tumeurs. Pour décrire de façon juste le témoignage du Dr Van Etten, on peut dire qu’au moins un des composés revendiqués séparément pourrait servir pour la chimiothérapie des tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R ou par la kinase ABL. Toutefois, le Dr Van Etten était incapable de dire, à la lecture du brevet uniquement, quel composé est efficace (ou quels composés sont efficaces) contre des tumeurs, et encore moins quel composé exerce une activité contre quel type de tumeur (TX 37, paragraphe 150; 8T1600‑1608). Selon les demanderesses, l’inventeur connaissait la puissance étonnante de l’imatinib contre la kinase ABL, tandis que d’autres composés du groupe 2 étaient plus puissants contre la kinase du PDGF‑R que contre à la kinase ABL. De plus, l’inventeur disposait également de données in vivo indiquant que quatre composés du groupe 2 avaient un effet positif contre les tumeurs induites par la kinase du PDGF‑R. D’après les demanderesses, aucun de ces renseignements n’a été divulgué.

 

[378]       À mon avis, ces omissions en matière de divulgation ne contreviennent pas au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets. L’arrêt Sildénafil (CSC), précité, au paragraphe 70, exige simplement que le lecteur du brevet puisse discerner la nature de l’invention, la manière dont elle fonctionne et comment il peut en tirer un usage aussi réussi que ne l’aurait fait l’inventeur au moment où il a déposé le brevet. Les omissions invoquées par les demanderesses concernent des distinctions qui ne font pas partie intégrante de l’invention véritable. Elles se rapportent pour la plupart aux travaux qu’il reste à effectuer. Par ailleurs, ces reproches concernent la divulgation des données, laquelle n’est pas requise d’un point de vue juridique. Pour ce motif, les affirmations des demanderesses à ce chapitre sont fondamentalement erronées.

 

[379]       Eu égard au contexte et à la description de l’invention par l’inventeur, les demanderesses placent la barre trop haut. Elles s’appuient uniquement sur le témoignage du Dr Van Etten, et ne peuvent renvoyer au moindre extrait du brevet lui‑même qui tend à indiquer que la distinction qu’elles invoquent est pertinente quant à l’invention véritable. Le paragraphe 27(3) ne vise pas à invalider les brevets sur la base de distinctions qui ne sous‑tendent pas la véritable invention. En accordant une importance excessive à la composante de l’usage thérapeutique du brevet 203, les demanderesses oublient d’apprécier la nature de l’invention dans son ensemble, comme le spécifiait la Cour suprême dans Sildénafil (CSC), précité, aux paragraphes 58 à 68.

 

[380]       En outre, un examen des résultats des essais de Novartis révèle que Ciba‑Geigy n’aurait pas été en mesure d’établir avec certitude une distinction entre les composés du groupe 2 selon le type de tumeur qu’ils inhibent. Premièrement, comme l’a expliqué M. Lydon, Ciba‑Geigy n’était pas certaine que sa lignée cellulaire v‑ABL était vraiment dépendante de v‑ABL (M. Lydon, 10T2070, 2095). De même, Ciba‑Geigy n’avait effectué qu’une seule expérience in vivo sur des tumeurs dépendantes de v‑ABL, expérience qui s’est avérée non concluante à cause d’un problème de solubilité du CGP 53716 (voir, par exemple, le témoignage de M. Rönnstrand, 4T842‑843). Sur cette base, il aurait été impossible pour les inventeurs de tirer des conclusions précises quant à la capacité relative des composés du groupe 2 d’inhiber les tumeurs induites par la kinase v‑ABL ou par la kinase du PDGF‑R. Par conséquent, le lecteur versé dans l’art ne peut pas avoir besoin de cette distinction pour utiliser l’invention de la même façon fructueuse que l’inventeur.

 

[traduction]

Troisième argument : Le lecteur versé dans l’art n’est pas au courant du problème de solubilité du composé CGP 53716.

 

[381]       Bien que le CGP 53716 ait semblé prometteur avant le dépôt du brevet, les scientifiques de Ciba‑Geigy se sont rendu compte que la vitesse de dissolution de ce composé était faible (M. Zimmermann, 12T2295‑2296). Ce problème s’est manifesté lorsque le groupe PK a commencé à évaluer le composé (M. Zimmermann, 12T2316‑2317; M. Lydon, 11T2255). Les demanderesses soutiennent que la gravité de ce problème aurait empêché le CGP 53716 de devenir un composé efficace et que le problème aurait dû être divulgué.

 

[382]       La première difficulté que pose cet argument est que, malgré son problème de solubilité, le CGP 53716 était toujours considéré par les scientifiques de Ciba‑Geigy comme un composé très prometteur. Il était le composé tête de série en avril 1993 et l’est demeuré quelques mois par la suite. Même en septembre 1993, lorsque Ciba‑Geigy a demandé au Dr Druker de réaliser des essais supplémentaires, le CGP 53716 était encore un composé de grand intérêt.

 

[383]       La deuxième raison pour laquelle cet argument n’est pas convaincant est que le problème de solubilité pouvait être résolu grâce à des moyens relativement simples. En effet, c’est ce qui a été fait à Ciba‑Geigy. Monsieur Lydon a expliqué que le CGP 53716 avait été combiné à un certain nombre de solvants comme Tween, le DMSO et l’éthanol, dans l’espoir d’en améliorer la solubilité dans un modèle animal (M. Lydon, 10T2020‑2021). Plus précisément, dans le cas d’expériences de xénogreffes, sur des souris, de tumeurs induites par v‑SIS, Tween 80, un surfactant, a été utilisé pour améliorer la biodisponibilité du CGP 53716 (M. Lydon, 10T2090).

 

[384]       En somme, tout ce dont la personne versée dans l’art a besoin pour utiliser avec succès le CGP 53716, c’est un bon système de solvants qui comprend un surfactant comme Tween (11T2229‑2230). Bien que la Cour suprême ait affirmé qu’un lecteur versé dans l’art ne devrait pas être obligé d’entreprendre un projet de recherche de faible envergure (Sildénafil (CSC), ci‑dessus, paragraphe 75), cela n’exclut pas la possibilité qu’il puisse devoir procéder à quelques essais et erreurs. La reconnaissance d’un problème de solubilité et une modification courante du protocole d’essai constituent, à mon avis, une simple question d’essais et erreurs de la part de la personne moyennement versée dans l’art et non, comme le soutiennent les demanderesses, un « projet de recherche ». Pour cette raison, l’absence de divulgation du problème mineur de faible solubilité du CGP 53716 et de la solution adoptée par le groupe PK de Ciba‑Geigy n’était pas essentielle à la compréhension ou à la mise en pratique de l’invention.

 

[traduction]

Quatrième argument : Aucun résultat in vivo n’est divulgué, bien que le groupe PK ait procédé à une évaluation in vivo des composés.

 

[385]       Le fait de ne pas mentionner les résultats des essais in vivo ne constitue pas une lacune qui entraînerait le rejet de la demande du brevet 203. En effet, il n’est pas nécessaire que les données in vivo soient divulguées pour que la personne moyennement versée dans l’art puisse réaliser l’invention.

 

[386]       Je conclus, en adaptant la tournure utilisée par la Cour suprême dans Sildénafil (CSC), qu’en partant uniquement du mémoire descriptif du brevet 203, la personne moyennement versée dans l’art pourrait réaliser l’invention à l’aide des seules instructions contenues dans la divulgation. La troisième condition de l’analyse relative au caractère suffisant est remplie.

 

E.                 Conclusion sur le caractère suffisant

 

[387]       Pour conclure sur ce point, je ne crois pas que le brevet 203 ne satisfait pas à l’exigence en matière de divulgation prévue au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets. Dans Sildénafil (CSC), précité, au paragraphe 80, la Cour suprême a défini ainsi la « question fondamentale » concernant la divulgation fondée sur le paragraphe 27(3) :

On ne saurait ni sur le plan des principes ni sous l’angle de la juste interprétation des lois permettre au breveté de se « jouer » ainsi du régime légal. Là réside à mon sens la question fondamentale que soulève le présent pourvoi, et celle‑ci doit être tranchée au détriment de Pfizer.

 

J’estime qu’en l’espèce le breveté ne s’est pas « joué » du régime légal.

 

XI.             Contrefaçon d’Apotex

 

[388]       La question de la contrefaçon ne se pose que dans le cas d’Apotex. Celle‑ci a reconnu avoir en sa possession certaines quantités d’imatinib dont elle a fait divers usages, comme nous le verrons plus loin. Novartis ne réclame pas de dommages à l’égard de ce médicament qui aurait été contrefait; elle demande toutefois :

 

1.                  un jugement déclaratoire portant qu’Apotex a contrefait : les revendications 5, 7 et 29; la revendication 46, lue conjointement avec les revendications 5, 7 et 29; et la revendication 44;

 

2.                  une injonction et la remise de tous les médicaments contrefaits fabriqués jusqu’à maintenant et qui ne doivent pas être expressément conservés à des fins réglementaires.

 

[389]       Apotex affirme en réponse que toutes les quantités d’imatinib ont été ou seront utilisées à des fins réglementaires ou expérimentales et non à des fins commerciales. À ce titre, elle tombe sous le coup de l’exception à la contrefaçon prévue par les paragraphes 55.2(1) et (6) de la Loi sur les brevets et la common law.

 

[390]       Pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que les revendications 5, 7 et 29, que la revendication 46, lue conjointement avec les revendications 5, 7 et 29, et que la revendication 44 sont valides. L’imatinib est visé par toutes ces revendications. Apotex a acquis et utilisé – ou détient en inventaire – un total de [caviardé] kg d’imatinib. Il s’ensuit qu’elle a contrefait les revendications spécifiées dans le brevet 203, hormis pour ce qui est des exceptions liées à l’usage réglementaire et expérimental. La question est de savoir si ces quantités peuvent tomber sous le coup de l’exception statutaire prévue à l’article 55.2 de la Loi sur les brevets.

 

[391]       Je commencerai avec l’argument de l’exception à la contrefaçon fondée sur les paragraphes 55.2(1) et (6) de la Loi sur les brevets. Cette disposition prévoit ce qui suit :

55.2 (1) Il n’y a pas contrefaçon de brevet lorsque l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée se justifie dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit.

 

[…]

 

(6) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de porter atteinte au régime légal des exceptions au droit de propriété ou au privilège exclusif que confère un brevet en ce qui touche soit l’usage privé et sur une échelle ou dans un but non commercial, soit l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée dans un but d’expérimentation.

55.2 (1) It is not an infringement of a patent for any person to make, construct, use or sell the patented invention solely for uses reasonably related to the development and submission of information required under any law of Canada, a province or a country other than Canada that regulates the manufacture,

construction, use or sale of any product.

 

 

. . .

 

(6) For greater certainty, subsection (1) does not affect any exception to the exclusive property or privilege granted by a patent that exists at law in respect of acts done privately and on a non‑commercial scale or for a non‑commercial purpose or in respect of any use, manufacture, construction or sale of the patented invention solely for the purpose of experiments that relate to the subject‑matter of the patent.

 

[392]       Il est bien établi en droit (et Novartis ne le conteste pas) qu’Apotex peut se soustraire à sa responsabilité à l’égard de certaines quantités du produit de contrefaçon (Merck & Co c Apotex Inc, 2006 CF 524, 53 CPR (4th) 1, au paragraphe 153 [Merck (CF)], infirmée pour d’autres motifs par 2006 CAF 323, [2007] 3 RCF 588 [Merck (CAF)], autorisation d’appel à la CSC refusée, [2006] CSCR no 507; Périndopril, précitée, au paragraphe 163; Cefaclor, précitée, au paragraphe 344). Cependant, pour se prévaloir de l’exception prévue par l’article 55.2 de la Loi sur les brevets ou la common law, il incombe à Apotex de démontrer que l’inventaire d’imatinib était utilisé à des fins expérimentales ou réglementaires, et qu’aucune quantité n’a été ou ne sera employée à des fins commerciales.

 

[393]       Par le biais de M. Fahner en particulier, et d’autres témoins des faits, Apotex a présenté des éléments de preuve solides et soigneusement préparés en ce qui concerne les quantités de médicaments contenant le principe actif imatinib qu’elle (ou sa société affiliée Apotex Pharmachem Inc.) avait obtenues et les usages auxquels le médicament a servi.

 

[394]       Plus précisément, Apotex énumère certaines de ses utilisations de l’imatinib en vrac, affirmant qu’elles ne constituent pas une contrefaçon (nouvelle réponse modifiée et défense reconventionnelle d’Apotex, paragraphe 41B). En voici quelques‑unes :

 

1)                  utilisation de l’imatinib à des fins de recherche et développement, comme la détermination de l’utilité de l’imatinib en vrac, l’élaboration de formulations, les essais précliniques et cliniques et les tests de bioéquivalence;

 

2)                  utilisation de l’imatinib à des fins de contrôle de la qualité interne et externe;

 

3)                  utilisation de l’imatinib pour se conformer aux exigences réglementaires fédérales du Règlement sur les aliments et drogues du Canada, CRC, c 870;

 

4)                  utilisation de l’imatinib pour se conformer aux exigences réglementaires provinciales de la Loi sur l’interchangeabilité des médicaments et les honoraires de préparation, RRO 1990, article 935, article 6;

 

5)                  utilisation de l’imatinib pour se conformer à la Federal Food, Drug and Cosmetic Act des États‑Unis, 21 USC § 301, et aux règlements pris en application de cette loi;

 

6)                  utilisation de l’imatinib pour se conformer aux exigences réglementaires d’autres pays.

 

[395]       Selon le témoignage de M. Fahner, j’estime que la totalité de l’IPA en vrac, à part [caviardé] kg, a été obtenue et utilisée aux fins suivantes : a) élaborer des formulations et des procédés adéquats; b) obtenir une approbation réglementaire pour la vente de formulations commerciales; et c) démontrer que son procédé de fabrication pouvait être appliqué à une échelle commerciale. Pour cette raison, on ne peut conclure qu’Apotex a contrefait les revendications spécifiées du brevet 203 concernant ces quantités d’imatinib en vrac ayant été utilisées.

 

[396]       Le seul problème possible concerne la quantité approximative de [caviardé] kg (imatinib en vrac en stock) qu’Apotex a toujours en stock. [caviardé] Novartis soutient que cette quantité devrait être remise. Il y a trois raisons pour lesquelles je ne suis pas disposée à accéder à la demande de Novartis.

 

[397]       Premièrement, selon les témoignages de MM. Sherman et Fahner et de Mme Ayyoubi, lesquels ne sont pas contestés, la date de péremption, fixée par le fabricant, de tout l’imatinib en stock est dépassée et, à moins que le vendeur ne réévalue le produit, celui‑ci ne peut pas servir à des fins commerciales. Voici ce qu’a expliqué Mme Ayyoubi (6T1285) :

[traduction]

Si le lot d’IPA n’est pas utilisé avant la date de péremption, on doit le soumettre à de nouveaux essais pour s’assurer qu’il est conforme aux spécifications si l’on veut s’en servir à des fins de fabrication commerciale.

 

Dans le cas d’activités de formulation et de mise au point, le produit peut servir à certaines expériences, mais si on souhaite l’utiliser à des fins de fabrication commerciale, on doit respecter la date de péremption du vendeur et la date de péremption interne [Apotex].

 

[398]       Deuxièmement, même si le produit n’est pas réévalué, Apotex pourra peut‑être utiliser les lots restants d’imatinib en vrac pour [traduction] « d’autres évaluations expérimentales et évaluations de traitement » au laboratoire de recherche et développement, ou elle pourra [traduction] « les retourner au vendeur pour qu’ils soient traités ou pour obtenir un crédit » (M. Fahner, 6T1330‑1331). Dans un cas comme dans l’autre, l’imatinib en vrac en stock ne se retrouvera pas dans la filière commerciale.

 

[399]       Enfin, M. Sherman s’est engagé, durant son témoignage, à ce que les quantités d’imatinib en inventaire ne soient jamais utilisées à des fins commerciales (2BT103) :

[traduction]

[V]ous avez ma parole que nous ne vendrons commercialement aucune quantité de médicament en notre possession. C’était – ou que nous acquerrons avant l’expiration du brevet, avant que le brevet soit déclaré invalide.

 

Certaines circonstances particulières de la présente affaire nous font craindre que le brevet pourrait être jugé valide, nous espérons évidemment que ce ne sera pas le cas, mais dans ce cas [celui où le brevet 203 serait déclaré valide] je vous ai donné ma parole, et je la tiendrai, que nous n’utiliserons pas le médicament que nous avons acquis à des fins de développement dans un objectif commercial. C’est ce à quoi il servira, et la quantité restante qui n’aura pas été utilisée à l’expiration du médicament sera jetée. [Non souligné dans l’original.]

 

[400]       Compte tenu de la preuve dont je dispose et de l’engagement de M. Sherman, je n’ordonnerai pas la remise des quantités d’imatinib en inventaire. Cependant, l’engagement de M. Sherman sera intégré au jugement.

 

[401]       En somme, je conclu comme suit :

 

1.                  tout l’imatinib acquis par Apotex (ou sa société affiliée), à l’exception des quantités en inventaire, tombe sous le coup de l’exception prévue par les paragraphes 55.2(1) et 6) de la Loi sur les brevets et la common law;

 

2.                  il ne sera pas ordonné à Apotex de remettre les quantités d’imatinib en inventaire, sous réserve de l’engagement de M. Sherman et de l’ordonnance de la Cour portant qu’elles ne seront pas utilisées à des fins commerciales et qu’elles seront détruites après la date d’expiration du médicament.

 

XII.          Conclusion

 

[402]       En conclusion, et pour l’essentiel, les demandes de Teva et d’Apotex seront rejetées. Les demanderesses ne m’ont pas convaincue que les revendications 5, 7 et 9 à 48 du brevet 203 étaient invalides, nulles et inopérantes.

 

[403]       En revanche, les demanderesses se sont acquittées de leur fardeau à l’égard des revendications 1, 2, 3 et 4. Plus précisément, ces dernières seront déclarées invalides, nulles et inopérantes au motif que Novartis ne pouvait pas valablement prédire l’utilité de tous les composés qui y sont inclus à titre d’inhibiteurs sélectifs des kinases PKC, PDGF‑R ou ABL.

 

[404]       Je souligne qu’Apotex et Teva sollicitaient dans leurs demandes respectives des jugements déclaratoires portant que les revendications 40 à 43 sont invalides. Les observations finales n’ont fait aucune mention de ces revendications. Je tiens donc pour acquis que les demanderesses ne souhaitent plus les faire déclarer invalides.

 

[405]       Dans les demandes reconventionnelles qu’elle a opposées à ces actions, Novartis sollicite un jugement déclaratoire portant que les revendications 1 à 5, 7, 29 et 40 à 48 du brevet 203 sont valides. Dans ses observations finales, toutefois, elle ne s’est attardée que sur les revendications 5, 7 et 29, les revendications 45 et 46 lues conjointement avec l’une de ces revendications visant les composés, et la revendication 44. Novartis a également mentionné la revendication 45, qui vise l’utilisation des composés dans le traitement de l’athérosclérose. Elle n’y a pas fait référence dans son exposé préliminaire. De plus, cet emploi n’a été qu’indirectement abordé dans les témoignages entendus dans le cadre de l’instruction. Je ne suis pas disposée à invalider la revendication 45, mais je ne suis pas non plus convaincue que le fondement probatoire est suffisant pour la déclarer valide. Par conséquent, j’estime qu’en ce qui concerne les parties, les revendications 5, 7 et 29, la revendication 46 (lue conjointement avec l’une des revendications visant les composés) et la revendication 44 sont valides.

 

[406]       Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la demande de Novartis visant à obtenir une injonction et la remise des quantités d’imatinib encore détenues par Apotex n’est pas justifiée. Cependant, l’engagement de M. Sherman concernant les quantités d’imatinib en inventaire sera intégré au jugement.

 

[407]       En tant que partie ayant eu gain de cause, Novartis a droit à ses dépens. Comme elle l’a réclamé (ce que n’ont pas commenté les demanderesses), ses dépens doivent comprendre les intérêts après jugement, pour la période allant de la date du jugement à la date du paiement, à raison d’un taux de 5 % conformément à l’article 4 de la Loi sur l’intérêt, LRC c I‑15. Mis à part ce détail, j’espère que les parties pourront s’entendre sur la question des dépens. Si toutefois elles n’y parviennent pas, elles peuvent signifier et déposer des observations, qui ne devront pas dépasser dix pages, dans les 60 jours de la date du jugement. Les parties disposeront de quinze jours additionnels pour signifier et déposer une réponse, qui ne devra pas dépasser cinq pages.

 

[408]       Enfin, je remercie les parties pour la coopération, la courtoisie et le professionnalisme dont elles ont fait preuve tout au long de l’instruction.

 

POST‑SCRIPTUM

 

[1]               Les motifs confidentiels du jugement ont été communiqués aux parties le 8 février 2013. À cette date, la Cour les a priées de lui indiquer quelles parties de ces motifs elles voulaient faire expurger de la version publique. Les 14 et 15 février 2013, les avocats de Novartis AG et Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. et ceux de Teva Canada Limitée ont informé la Cour par écrit, chacun de leurs côtés, qu’ils ne souhaitaient supprimer aucune partie des motifs du jugement. L’avocat d’Apotex Inc. a soumis à la Cour des observations écrites datées du 15 février 2013 dans lesquelles il demandait que certains éléments soient expurgés.

 

[2]               Les présents motifs de jugement contiennent les éléments qui ont été expurgés des motifs confidentiels rendus le 8 février 2013, conformément à l’ordonnance conservatoire modifiée du 13 décembre 2011. Elles ont été faites conformément à la demande écrite des avocats d’Apotex Inc., avec l’assentiment de la Cour, et sont maintenant intégrées aux motifs publics du jugement.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Motifs publics – 19 février 2013

Motifs confidentiels – 8 février 2013

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑2010‑10; T‑833‑11

 

INTITULÉ :                                                  TEVA CANADA LIMITED c NOVARTIS

                                                                        (T‑2021‑10)

 

                                                                        APOTEX INC. c NOVARTIS AG (T‑833‑11)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

                                                                        Ottawa (Ontario) (16 novembre 2012)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Les 24, 25, 27, 28 septembre 2012

                                                                        Les 1er, 2, 3, 10, 11, 12, 15, 16, 17 octobre 2012

                                                                        Les 6, 7, 8, 9, 16 novembre 2012

 

MOTIFS PUBLICS

DU JUGEMENT :                                        LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 19 février 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Brodkin

Daniel Cappe

Dino Clarizio

David Scrimger

Nando DeLuca

Michel Anderson

 

POUR LA DEMANDERESSE APOTEX INC.

(T‑833‑11)

 

Jonathan Stainsby

Andrew McIntyre

Andrew Skodyn

Lesley Caswell

 

POUR LA DEMANDERESSE TEVA CANADA LTD.

(T‑2021‑10)

 

Anthony Creber

Isabel Raasch

John Norman

Jennifer Wilkie

Marc Richard

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(T‑833‑11 et T‑2021‑10)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE APOTEX INC.

(T‑833‑11)

 

Heenan Blaikie S.E.N.C.R.L., SRL

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE TEVA CANADA LTD.

(T‑2021‑10)

 

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(T‑833‑11 and T‑2021‑10)

 

 

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