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Date : 20130117

Dossier : T-86-12

Référence : 2013 CF 38

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2013

En présence de madame la juge Gagné

 

ENTRE :

 

DANIEL CHRISTIE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et
LA COMMISSION NATIONALE DES LIBÉRATIONS CONDITIONNELLES

 

 

 

défendeurs

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Monsieur Christie [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles [la Section d’appel] confirmant la révocation de la semi-liberté du demandeur par la Commission nationale des libérations conditionnelles [la Commission] en vertu de l’alinéa 107(1)b) de de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC]. Le demandeur estime que la décision de la Section d’appel et celle de la Commission sont toutes les deux déraisonnables et inéquitables dans leur interprétation d’une condition de la mise en liberté conditionnelle du demandeur, à savoir celle de ne pas entretenir de rapports avec des personnes qui se livrent à des activités criminelles, et dans leur évaluation de la preuve.

 

[2]               En début d’audience devant la Cour, j’ai été informée par l’avocate du demandeur que celui-ci s’était récemment vu accorder de nouveau la semi-liberté. Bien que la présente demande de contrôle judiciaire puisse sembler dénuée d’intérêt pratique, le demandeur a tenu à épuiser ses recours et à plaider sa cause.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’aucun des motifs de contrôle avancés par le demandeur ne justifie l’intervention de la Cour dans les circonstances.

 

Contexte

[4]               Le demandeur est un détenu incarcéré dans un pénitencier fédéral âgé de 42 ans qui purge, depuis octobre 2007, une peine d’emprisonnement de six ans pour des infractions relatives au trafic des stupéfiants et aux armes à feu. La date d’expiration de son mandat est le 1er octobre 2013.

 

[5]               Auparavant, le demandeur avait purgé une autre peine fédérale de six ans, de juillet 1998 à mai2005, pour sa participation à l’importation/exportation de narcotiques (cocaïne). En octobre 2000, il s’est vu accorder une libération conditionnelle totale, mais celle-ci a été révoquée un an plus tard, en décembre 2001, à la suite d’une détérioration de son comportement et d’une autre condamnation pour possession de biens volés. Le demandeur a fini par mériter une semi-liberté régulière, suivie d’une libération d’office et d’une expiration du mandat en mai 2005, soit 18 mois avant la survenue des infractions à l’origine de la peine actuelle.

[6]               Sur la recommandation de son équipe de gestion de cas et à la suite d’un examen des progrès accomplis depuis son incarcération en octobre 2007, le demandeur a été mis en semi-liberté le 30 août 2012, sous réserve cependant de certaines conditions réglementaires (article 161 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 [le RSCMLC]) et particulières (article 133 de la LSCMLC). La décision de mise en semi-liberté rendue par la Commission en date du 11 août 2010 comprenait des conditions particulières portant sur une divulgation complète de sa situation financière, la recherche et le maintien d’un emploi légitime ou de plans d’études, ainsi que des consultations psychologiques régulières. Fait particulièrement important en l’espèce, la décision comportait aussi la condition de non-association suivante :

[traduction]
Semi-liberté – Condition prélibératoire – Obligation d’éviter certaines personnes
Il est interdit d’entretenir des rapports avec une personne qui, à votre connaissance, se livre à des activités criminelles ou dont vous avez des motifs de croire qu’elle se livre à des activités criminelles.

 

[7]               Peu après sa libération, le 21 septembre 2010, l’agente de libération conditionnelle du demandeur a délivré un mandat d’arrestation et de suspension à la suite de deux incidents qui, à son avis, constituaient des violations de la condition de non-association imposée au demandeur.

 

[8]               Le premier de ces incidents a trait à deux courriels datés du 16 septembre 2010, que le demandeur a envoyés à un détenu en liberté conditionnelle qu’il avait rencontré en prison. Le demandeur a joint une copie de ces courriels à son affidavit; il affirme que s’il a communiqué avec son ami, c’était dans le seul but de lui demander de l’aide et des conseils pour sa fiancée qui, à l’époque, vivait aux États-Unis et était à la recherche d’un emploi au Canada. D’après la preuve versée au dossier, l’ami du demandeur a répondu à son courriel en l’informant qu’il n’était pas en mesure de l’aider de quelque façon que ce soit. Le demandeur lui a ensuite envoyé un autre courriel dans lequel il réitérait que son ami pouvait le contacter en tout temps par courriel ou au téléphone, ajoutant son numéro de téléphone.

 

[9]               Le second incident a trait à un message vocal que le demandeur a laissé le même jour, ou vers la même date, à l’intention d’un autre détenu en liberté conditionnelle dont il avait fait la connaissance avant d’aller en prison. Le demandeur déclare que cet appel avait pour but de lui demander de l’aide pour établir la cote de crédit de sa fiancée. Il déclare que le message était bref et que la personne à qui il avait téléphoné ne l’a pas rappelé.

 

[10]           Dans son évaluation en vue d’une décision [ED] remplie le 20 octobre 2010 après une rencontre avec le demandeur, l’agente de libération conditionnelle a signalé qu’il était très préoccupant que les deux détenus en liberté conditionnelle que le demandeur avait tenté de contacter purgeaient une peine pour des infractions relatives au trafic de stupéfiants et à la fraude semblables à celles du demandeur.

 

[11]           L’agente de libération conditionnelle a également déclaré que le demandeur avait donné des réponses contradictoires quand on lui a demandé pourquoi il avait communiqué avec les deux délinquants, sachant qu’ils s’étaient déjà livrés à des activités criminelles. Il est utile de citer les portions pertinentes de l’ED :

[traduction]

En réponse à la question de savoir pourquoi il avait contacté [X] et [Y], le délinquant a indiqué qu’il leur demandait d’aider sa petite amie à établir des contacts en Ontario, car elle prévoyait quitter les États-Unis pour s’y installer. [Le demandeur] s’est fait demander en quoi il estimait aider sa petite amie, qui n’a pas de casier judiciaire, en lui présentant deux détenus fédéraux en liberté conditionnelle. Il a fini par admettre que, rétrospectivement, cela n’avait pas été une très bonne idée. Cependant, l’auteure de ces lignes doute fortement de sa sincérité.

[Le demandeur] a indiqué qu’il avait téléphoné à [X] et lui avait laissé un message une seule fois et qu’il avait envoyé un courriel à [Y] une seule fois. Il a d’abord indiqué qu’il ne croyait pas que cela constituait une violation de sa condition d’association, car il n’avait pas rencontré ces délinquants en personne, puis il a déclaré qu’il devait avoir mal compris l’expression « entretenir des rapports ». Cette méprise sur le sens d’« entretenir des rapports » est fondée sur le même raisonnement qu’il a présenté à un autre agent de libération conditionnelle en 2000; elle semble donc extrêmement difficile à croire. De plus, son agente de libération conditionnelle actuelle a examiné cette condition en détail avec lui le jour de sa libération, et [le demandeur] s’est montré apparemment disposé à s’y conformer en demandant l’approbation de son agente de libération conditionnelle à l’égard de plusieurs amis et parents.

Plus tard au cours de l’entrevue, [le demandeur] a tenté de minimiser ses gestes en indiquant qu’il n’avait eu de nouvelles d’aucun de ces délinquants. [Le demandeur] a été informé que le fait pour ces deux délinquants d’avoir respecté leur condition de non-association ne serait pas reconnu en sa faveur et il s’est fait rappeler qu’il avait été l’instigateur du contact et qu’il n’avait donc pas respecté les conditions de sa libération. Plus tard, [le demandeur] a reconnu qu’il avait eu une fois des nouvelles de [Y], mais qu’il n’avait pas répondu. Après une communication avec l’agent de libération conditionnelle de [Y], qui a discuté de cette question directement avec [Y], il a été noté que [le demandeur] lui avait bien envoyé un courriel pour lui demander s’il pouvait aider sa petite amie. [Y] a indiqué qu’il avait répondu qu’il n’était pas en mesure de l’aider et que [le demandeur] avait de nouveau écrit, bien que brièvement (un détail que [le demandeur] n’a pas divulgué lors de l’entrevue postsuspension).

 

[12]           Dans son ED, l’auteure concluait en faisant la recommandation de maintenir la révocation. Sa liberté conditionnelle ayant été suspendue, le demandeur a été de nouveau incarcéré à partir du 21 septembre 2010.

La décision contestée de la Commission

[13]           Une audience postsuspension a eu lieu devant la Commission le 14 décembre 2010, en présence du demandeur et de son assistant.

 

[14]           Dans la décision qu’elle a prononcée à la suite de l’audience, la Commission a souligné que le comportement du demandeur pendant sa libération conditionnelle correspondait à son comportement lors de sa libération en 2000. En 2000, ce comportement avait mené à sa suspension à trois reprises avant la révocation de sa libération conditionnelle et sa réincarcération.

 

[15]           La Commission a également fait remarquer qu’au cours de l’entrevue initiale menée par l’agente de libération conditionnelle du demandeur immédiatement après sa mise en semi-liberté, le demandeur avait fait le point sur toutes les conditions particulières imposées par la Commission. Celui-ci a alors indiqué à l’agente de libération conditionnelle qu’il comprenait lesdites conditions, et il a signé la liste de contrôle de l’entrevue initiale, reconnaissant ainsi que la teneur du document lui avait été expliquée en détail.

 

[16]           Par ailleurs, la Commission a déclaré que le demandeur avait lu la décision de remise en liberté prononcée par la Commission, laquelle comprenait la condition de non-association et justifiait expressément la nécessité de cette condition en faisant observer i) que le demandeur avait commis d’autres infractions environ 18 mois après l’expiration du mandat de sa première peine et ii) qu’il avait recommencé à entretenir des rapports avec des délinquants appartenant à ce milieu marginal, sans se soucier des conséquences de son choix, et qu’il avait amorcé un nouveau cycle de délinquance peu de temps après sa libération.

[17]           La Commission a rejeté l’argument présenté par l’assistant du demandeur, selon lequel la condition de non-association était rédigée en des termes trop généraux et avait semé la confusion dans l’esprit du demandeur, étant donné que ses termes différaient de la condition de non-association qui lui avait été imposée en 2000. En fait, l’assistant du demandeur a déclaré que, comme le demandeur, il croyait lui-même que la condition de non-association se rapportait à la situation actuelle des personnes avec qui il entrait en rapport, à savoir si elles se livraient actuellement et activement à des activités criminelles.

 

[18]           Par souci de clarté et pour faciliter la comparaison, voici le libellé de la condition de non-association antérieure :

[traduction]

Libération conditionnelle totale – Condition prélibératoire – Obligation d’éviter certaines personnes
1. Qui, à votre connaissance, ont un casier judiciaire, ou dont vous avez des motifs de croire qu’elles ont un casier judiciaire, y compris les consommateurs ou trafiquants de stupéfiants connus. 2. Aucun contact direct ou indirect avec [une personne nommée dans la décision]

 

[19]           La Commission a rejeté l’argument du demandeur et conclu que le manque de transparence et la tromperie étaient les éléments clés de son non-respect de la condition imposée, un fait que le demandeur a admis au cours de l’audience. En conséquence, la semi-liberté du demandeur a été révoquée, compte tenu de l’objectif primordial de la protection de la société.

 

[20]           En février 2011, le demandeur a fait appel de la décision devant la Section d’appel, soutenant que la révocation de sa semi-liberté était déraisonnable du fait que la Commission avait avancé des hypothèses sur les motifs de l’imposition de la condition et sur le comportement qu’elle visait à éviter. Le demandeur a soutenu que la formulation au présent de la condition de non-association signifiait qu’elle visait à déterminer les activités actuelles des personnes avec qui il entretiendrait des rapports afin de savoir si ces personnes se livraient au moment en question à des activités criminelles, et il a soutenu que ce n’était pas le cas des personnes qu’il avait contactées.

 

[21]           Le demandeur a de plus fait valoir que la condition de non-association était frappée de nullité en raison de son imprécision, parce qu’elle était formulée d’une façon trompeuse et qu’elle serait arbitraire et discriminatoire si on lui donnait l’interprétation générale que proposait l’agente de libération conditionnelle.

 

[22]           Enfin, le demandeur s’est fondé sur des extraits des transcriptions d’audience pour soutenir que la décision de maintenir la révocation avait été prise avant la fin de l’audience et que la Commission avait des préjugés à son endroit. Plus particulièrement, du demandeur invoquait les éléments suivants au soutien de sa contestation :

 

         la déclaration de la Commission, au début de l’audience, selon laquelle ce serait [traduction] « une audience sans distractions. Plutôt brève même »;

         l’affirmation directe de la Commission selon laquelle le demandeur avait [traduction] « eu des contacts avec des personnes dont vous saviez ou auriez dû savoir qu’elles se livraient à des activités criminelles, car il s’agissait de délinquants incarcérés dans un pénitencier fédéral »;

         la déclaration suivante d’un membre de la Commission concernant la condition de non-association : [traduction] « Je pense que vous saviez exactement quelle était notre intention – sinon vous auriez dû poser la question », ou encore : « La Commission est entièrement convaincue que la condition est claire et vous auriez dû poser la question – vous auriez dû être plus avisé. »

 

[23]           Cependant, comme le demandeur a renoncé à ce dernier argument à l’audience que j’ai présidée, je n’en parlerai plus dans les motifs qui suivent.

 

La décision de la Section d’appel

[24]           Le 28 juin 2011, après avoir examiné le dossier et les observations du demandeur et écouté l’enregistrement de l’audience, la Section d’appel a confirmé la décision de la Commission.

 

[25]           La Section d’appel a conclu que la Commission avait pris en considération les facteurs pertinents et les critères de risque appropriés pour en arriver à sa conclusion.

 

[26]           S’agissant de l’allégation portant que la décision de la Commission était déraisonnable et hypothétique quant au sens de la condition de non-association, la Section d’appel a indiqué que la question à laquelle il fallait répondre était de savoir non seulement si le comportement du délinquant constituait une violation de la condition, mais également si, du fait de ce comportement, sa libération dans la collectivité présentait un risque inacceptable (article 135 de la LSCMLC). En conséquence, la Section d’appel a conclu que la Commission avait procédé à une évaluation du risque adéquate fondée à la fois sur i) les contacts du demandeur avec des pairs négatifs, cet élément constituant un facteur de risque important et étant réputé constituer une violation de la condition particulière, et ii) le comportement trompeur du demandeur et son manque de transparence envers son agente de libération conditionnelle.

 

[27]           La Section d’appel renvoyait par ailleurs i) au témoignage de l’agente de libération conditionnelle du demandeur à l’audience, au cours duquel elle avait déclaré avoir, au moment de sa libération, minutieusement fait le point avec le demandeur sur ses conditions particulières afin de s’assurer qu’il comprenait bien quels types d’association étaient autorisés ou non, et ii) à l’ED de l’agente de libération conditionnelle, dans lequel elle indiquait que le comportement actuel du demandeur était [traduction] « incroyablement similaire » à son comportement lors de sa libération précédente d’une peine fédérale, alors qu’il avait communiqué avec des délinquants incarcérés dans un pénitencier fédéral sans révéler la nature et la portée de ces contacts. La Section d’appel a donc conclu que la Commission avait de bonnes raisons de douter de la crédibilité du demandeur, étant donné qu’il avait demandé l’approbation de l’agente de libération conditionnelle dans certains cas, mais non dans d’autres.

Questions en litige

[28]           Le demandeur soulève les questions suivantes dans sa demande de contrôle judiciaire :

1)      La décision de la Commission, telle qu’elle a été confirmée par la Section d’appel, était-elle raisonnable?

2)      L’audience postsuspension du demandeur était-elle équitable (renonciation à l’argument du préjugé)?

La norme de contrôle

[29]           L’article 107 de la LSCMLC confère à la Commission « toute compétence et latitude » pour mettre fin à une libération conditionnelle ou la révoquer ou pour annuler la révocation d’une libération conditionnelle. Suivant l’alinéa 147(4)d), la Section d’appel est autorisée à infirmer ou modifier la décision rendue par la Commission. Toutefois, l’alinéa 147(5)a) réduit substantiellement le pouvoir d’intervention de la Section d’appel – renforçant ainsi la latitude de la Commission – et impose explicitement la norme de contrôle de la décision raisonnable quand la Section d’appel annule une décision de la Commission et que cette annulation « entraîne la libération immédiate du délinquant ».

 

[30]           Dans l’arrêt Cartier c Canada (Procureur général), 2002 CAF 384 [Cartier], la Cour d’appel fédéral qualifie la Section d’appel de « créature hybride » présentant à la fois les caractéristiques d’un tribunal d’appel et d’un tribunal de révision. Bien que les pouvoirs exercés par la Section d’appel soient étroitement associés à ceux d’un tribunal d’appel, les moyens d’appel énumérés au paragraphe 147(1) de la LSCMLC sont restreints et ressemblent davantage à ceux d’un contrôle judiciaire.

[31]           La Cour d’appel fédérale et notre Cour ont toutes deux uniformément affirmé que la situation inusitée dans laquelle se trouve la Section d’appel implique que même si le tribunal de révision est saisi d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel, par laquelle celle-ci confirmait la décision de la Commission, la Cour a l’obligation de s’assurer, en dernière analyse, de la légalité de la décision de la Commission. La jurisprudence établit également que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, que la Section d’appel ait annulé ou confirmé la décision de la Commission (Cartier, précité, aux paragraphes 6 à 10; Aney c Canada (Procureur général), 2005 CF 182, au paragraphe 29; Ngo c Canada (Procureur général du Canada), 2005 CF 49, aux paragraphes 7 et 8; Rootenberg c Canada (Procureur général), 2012 CF 1289, aux paragraphes 28 et 29).

 

[32]           Par conséquent, j’examinerai en l’espèce la décision de la Commission selon la norme de la décision raisonnable. Mon évaluation se borne « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]), tout en gardant à l’esprit le fait qu’« [i]l peut exister plus d’une issue raisonnable » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59).

 

Analyse

[33]           Le demandeur allègue que la décision de révocation est déraisonnable à deux égards : premièrement, en raison de son interprétation erronée de la condition de non-association, laquelle constitue une erreur de droit d’après Franchi c Canada (Procureur général), 2011 CAF 136 [Franchi (CAF)]; deuxièmement, en raison de sa conclusion erronée portant que le demandeur présentait un risque de récidive inacceptable pour la société. Avec égards, je ne souscris pas à ces deux arguments.

 

[34]           Le demandeur affirme que la [traduction] « simple lecture » de la condition de non-association laisse supposer qu’elle porte plutôt sur la conduite actuelle de la personne avec qui l’on entretient des rapports que sur son casier judiciaire. Plus précisément, le demandeur est d’avis qu’en interprétant erronément la condition de non-association, la Commission a ignoré deux faits essentiels : i) l’absence de preuve d’un comportement criminel actuel de la personne avec qui le demandeur a communiqué; ii) le fait que le demandeur n’avait aucune intention criminelle en établissant ces contacts. D’après le demandeur, si la Commission avait tenu compte de ces faits, elle n’aurait eu aucun motif de conclure que le demandeur présentait un risque de récidive inacceptable pour la société.

 

[35]           Ainsi que la Section d’appel l’a mentionné à raison dans ses motifs, les motifs de la Commission indiquent clairement que le défaut du demandeur de se conformer aux conditions de sa libération constituait le principal facteur de risque ou une indication de celui-ci. De ce que je comprends des motifs contestés, la violation par le demandeur de la condition particulière ‑ dans les circonstances de sa conduite passée et présente de non-respect des conditions particulières de sa libération ‑ était au cœur de la décision visée par le contrôle. En fait, le lecteur comprend clairement que la Commission a bien réfléchi à l’intention du demandeur, dont l’évaluation relève de sa spécialité.

 

[36]           Si l’on compare les deux conditions de non-association qui ont été imposées au demandeur, en 2000 et en 2010 respectivement – lesquelles sont reproduites plus loin –, force est d’admettre que la condition de 2010 aurait pu être libellée en des termes plus explicites afin d’inclure expressément le comportement criminel passé et actuel des personnes visées.

[traduction]
Condition prélibératoire de la mise en semi-liberté, datée du 11 août 2010


« Obligation d’éviter certaines personnes

Il est interdit d’entretenir des rapports avec une personne qui, à votre connaissance, se livre à des activités criminelles ou dont vous avez des motifs de croire qu’elle se livre à des activités criminelles. »

[traduction]
Condition prélibératoire de la libération conditionnelle totale, datée du 2 octobre 2000


« Obligation d’éviter certaines personnes

1. Qui, à votre connaissance, ont un casier judiciaire, ou dont vous avez des motifs de croire qu’ils ou elles ont un casier judiciaire, y compris les consommateurs ou trafiquants de stupéfiants connus. 2. Aucun contact direct ou indirect avec [une personne nommée dans la décision] »

 

 

[37]           Toutefois, l’interprétation que fait la Commission des conditions de la mise en liberté conditionnelle est une question de droit soumise à la norme de la décision raisonnable (Franchi (CAF), précité, au paragraphe 25). Pour les motifs énoncés ci-après, le demandeur n’a pas réussi à me convaincre que l’interprétation générale donnée par la Commission et confirmée par la Section d’appel n’appartient pas, à la lumière de toute la preuve présentée à la Commission, « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

[38]           Le demandeur souligne à bon droit qu’aux termes du Manuel des politiques de la Commission nationale des libérations conditionnelles, vol. 1, 16.1, 2010-09 [le Manuel], les conditions particulières doivent être énoncées clairement et explicitement, dans des termes qui précisent leur justification, de manière à éviter qu’elles ne soient mal interprétées ou mal comprises. Les extraits pertinents sont les suivants :

27. Les commissaires indiqueront dans l’exposé de leur décision et de ses motifs la durée de l’application des conditions spéciales et la justification de cette durée, s’il y a lieu.

 

28. Chacune des conditions doit être rédigée de manière à éviter qu’elle ne soit mal interprétée ou mal comprise. Une expression telle que « à la discrétion de l’agent de libération conditionnelle » ne convient pas, étant donné qu’elle délègue à l’agent de libération conditionnelle le pouvoir d’imposer la condition.

 

29. Les commissaires doivent également expliquer pourquoi les conditions spéciales sont considérées comme raisonnables et nécessaires pour protéger la société et favoriser la réinsertion sociale du délinquant.

 

27. Board members will indicate in their decision and reasons the duration of special conditions and the rationale behind the imposition of that duration, where appropriate.

 

 

28. Each condition will be stated in such a way so that there can be no misinterpretation or misunderstanding. Wording such as “at the discretion of the parole officer” is inappropriate as it delegates to the parole officer the authority to impose the condition.

 

 

 

29. Board members will also specify why the special conditions are considered reasonable and necessary in order to protect society and to facilitate the successful reintegration into society of the offender.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[39]           En fait, l’exigence stricte que les conditions de la mise en liberté conditionnelle soient rédigées dans les termes les plus clairs et les plus explicites possible repose sur des motifs d’équité et de politique bien fondés.

 

[40]           Le demandeur se fonde sur la décision du juge Harrington dans Franchi c Canada (Procureur général), 2010 CF 1179, au paragraphe 21 [Franchi (CF)] (annulée sur la base des conclusions de fait dans Franchi (CAF), précité). Dans cette affaire, la Cour a statué qu’une condition particulière doit « formuler clairement et ne manière non équivoque ce qui doit et ne doit pas être fait » et que, par conséquent, l’exigence d’« informer [le surveillant] sans délai de tout changement dans [la] situation financière [du détenu en liberté conditionnelle] » et la condition discrétionnaire qui obligeait le détenu en liberté conditionnelle à divulguer complètement sa situation financière « sur demande » étaient contradictoires.

 

[41]           Bien que la décision Franchi (CF) ait été annulée sur la base des conclusions de fait, je suis d’avis que la principale analyse contenue dans la décision du juge Harrington demeure valable en droit. À la lumière des arrêts Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121 et SCFP c Ontario (Ministre du Travail), 2003 1 RCS 539, de la Cour suprême dans lesquels la formulation d’une condition de la mise en liberté conditionnelle est ouverte à l’interprétation, j’estime qu’il y a des limites à « toute [la] latitude » qu’a la Commission de mettre fin à la libération conditionnelle ou de la révoquer et d’annuler l’octroi de la libération conditionnelle en vertu de l’article 107 de la LSCMLC.

 

[42]           Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que cette condition de non-association aurait pu être formulée en des termes plus précis. En fait, n’eût été la preuve dont était saisie la Commission, j’aurais été d’avis, comme le demandeur, que la Commission avait rendu une décision déraisonnable en concluant qu’il avait violé la condition de non-association de 2010, telle qu’elle était formulée.  

 

[43]           Il n’appartient pas à notre cour de substituer sa propre évaluation de la preuve à celle qu’a faite la Commission dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Je me contenterai de souligner que le dossier comportait bien assez d’éléments probants pour étayer la conclusion selon laquelle le demandeur comprenait que le sens et la portée de la condition de non-association englobaient les rapports avec d’anciens détenus ou des détenus en liberté conditionnelle; le demandeur ayant lui-même admis cet élément.

 

[44]           Lors de l’entrevue postsuspension, le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas bien saisi la portée de la condition de non-association, mais il ne s’agissait pas du seul motif qu’il avait donné pour expliquer sa conduite. L’agente de libération conditionnelle a déclaré qu’au cours de cette rencontre, le demandeur avait donné divers motifs contradictoires pour justifier sa violation de la condition particulière, dont le fait qu’il n’avait pas rencontré personnellement les individus avec qui il avait communiqué, qu’il avait sans doute mal compris le sens de l’expression « entretenir des rapports », qu’il n’avait eu de nouvelles d’aucun des deux délinquants (un fait qu’il a plus tard admis être faux quant à l’un d’eux) et qu’il respecterait cette condition à l’avenir.

 

[45]           Ainsi que le souligne la Commission à la page 3 de ses motifs, le demandeur a confirmé qu’il avait fait le point sur les conditions particulières de sa semi-liberté et indiqué en avoir compris le sens lors de l’entrevue consécutive à sa mise en semi-liberté avec son agente de libération conditionnelle. Il a signé la liste de contrôle de l’entrevue initiale et reconnu que les conditions lui avaient été expliquées en détail et qu’il les avait bien comprises. La Commission a conclu à raison que si le demandeur avait été incertain de la nature de la condition, il aurait dû demander des éclaircissements supplémentaires. En fait, le demandeur avait demandé à son agente de libération conditionnelle de mener plusieurs vérifications au sujet de personnes avec lesquelles il avait l’intention de communiquer lorsque la semi-liberté lui serait accordée, dont un membre de sa famille qui était un ancien détenu.

 

[46]           Les déclarations faites par l’agente de libération conditionnelle à l’audience de la Commission – déclarations que cite la Section d’appel dans ses motifs – renforcent la conviction du lecteur qu’il n’y avait guère de place pour l’incompréhension quant au sens et à l’importance de la condition de non-association. Aux dires de l’agente de libération conditionnelle :

[traduction]

« Il est de pratique courante de faire le point sur le document de décision lors de l’entrevue initiale, donc il savait ce que la Commission avait à dire et pour quelles raisons ces conditions étaient imposées; aussi, quand je fais le point sur la condition de non-association, j’insiste toujours à mort là-dessus. Pas de contact direct, ni indirect, pas de courrier ni de courriel, pas de texto ni d’appel, rien. Alors je pense que c’était plus que clair. »

 

[47]           De plus, je note que les termes de la décision accordant la semi-liberté au demandeur contiennent une indication des motifs qui sous-tendent l’imposition de la condition de non-association; on y lit que le risque de commettre de nouvelles infractions, dans le cas du demandeur, était étroitement lié, entre autres facteurs, aux [traduction] « occasions criminelles de se livrer au trafic de stupéfiants et d’armes que présentent les personnes avec qui il entretiendrait des rapports malsains », d’où la pertinence flagrante du casier judiciaire des personnes avec qui il entretiendrait des rapports.

 

[48]           Compte tenu de tous ces motifs, je conclus que la Commission n’a commis aucune erreur dans son évaluation du risque associé à la violation par le demandeur de sa condition de non-association.

 

[49]           Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les dépens suivront l’issue de la cause.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-86-12

 

INTITULÉ :                                      Daniel Christie c PGC et la Commission nationale des libérations conditionnelles

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 12 décembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                   la juge GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :                     le 17 janvier 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jacqueline Gumienny

 

POUR LE DEMANDEUR

Max Binnie

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jacqueline Gumienny

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Max Binnie

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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