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Date : 20130125

Dossier : IMM‑3984‑12

Référence : 2013 CF 81

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2013

En présence de monsieur le juge Manson

 

 

ENTRE :

 

ANGELA MARIA ARIAS ULTIMA ET AUTRES

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] visant la décision, en date du 4 avril 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

 

I.          Contexte

[2]               Mme Angela Maria Arias Ultima [la demanderesse principale, ou DP] est une citoyenne de la Colombie âgée de 46 ans. Elle est la mère des deux autres demandeurs, M. Gabriel Alejandro Restrepo Arias, âgé de 24 ans, et M. Nicolas Restrepo Arias, âgé de 15 ans.

 

[3]               Les demandeurs allèguent les faits suivants.

 

[4]               Le 4 mai 2003, alors qu’elle vivait à Manizales, la DP a trouvé, glissée sous sa porte, une enveloppe adressée à son fils Gabriel, l’aîné des demandeurs, laquelle contenait des menaces pour qu’il joigne les rangs des Forces armées révolutionnaires de Colombie [les FARC]. Le 6 mai 2003, la DP a tenté de signaler l’existence de cette lettre à la police. Le 30 mai 2003, la DP a trouvé une deuxième lettre de recrutement des FARC contenant également des menaces. Le 10 juin 2003, un taxi a heurté l’aîné des fils demandeurs alors qu’il circulait à bicyclette; la DP croit que cet incident était un acte délibéré commis par les FARC. La DP a décidé de fuir la Colombie avec sa famille, estimant alors qu’ils n’y étaient plus en sécurité.

 

[5]               La DP, qui n’a pas réussi à obtenir des visas pour les États‑Unis pour elle et ses fils, a demandé et obtenu des visas mexicains. En septembre 2003, la DP et ses fils, alors âgés de quinze et six ans, ont quitté la Colombie à destination de Mexico. La famille s’est ensuite déplacée en autobus, en automobile et à pied pour se rendre aux États‑Unis, où ils sont entrés illégalement.

 

[6]               Les demandeurs ont vécu sans statut juridique aux États‑Unis pendant sept ans. La DP a appris en 2010 qu’elle pouvait demander l’asile au Canada pour sa famille. Elle a donc présenté une demande en ce sens le 16 décembre 2010 au point d’entrée de Fort Erie, en Ontario.

 

[7]               La Commission a conclu, quant à la crédibilité de la DP, que cette dernière avait présenté certains éléments de preuve crédibles, mais aussi d’autres éléments qui faisaient douter de l’authenticité de sa crainte subjective. La Commission a relevé que la DP s’était montrée évasive lorsqu’on lui avait demandé pourquoi, après avoir décidé de fuir la Colombie avec ses enfants, elle avait fait deux fois le voyage de huit heures vers Bogotá pour tenter d’y obtenir des visas puis était, de surcroît, retournée chaque fois dans sa ville de Manizales. La Commission a jugé que la DP n’avait pu expliquer convenablement pourquoi elle avait, à deux reprises, agi de façon à mettre sa propre vie en danger. La Commission a tiré une conclusion défavorable du témoignage de la DP à ce sujet et a conclu que celle‑ci n’avait pu expliquer de façon acceptable sa conduite, laquelle permettait de douter de l’existence d’une crainte subjective véritable.

 

[8]               La Commission a par ailleurs jugé crédible l’aîné des fils demandeurs et souligné qu’un rapport médical corroborait la blessure subie par ce dernier après avoir été frappé par un taxi.

 

[9]               La Commission a estimé qu’il y avait deux questions déterminantes à trancher pour la demande d’asile : les demandeurs allaient‑ils être exposés à un risque advenant leur retour en Colombie, et disposaient‑ils d’une possibilité de refuge intérieur (PRI)? La Commission a conclu que la crainte de la DP que les FARC recrutent ses fils de force à leur retour en Colombie ne cadrait pas avec la preuve documentaire selon laquelle les FARC recouraient rarement au recrutement forcé. La Commission a aussi conclu que la DP n’avait pas établi par une preuve convaincante l’existence d’un lien entre l’accident de taxi et les lettres de recrutement des FARC. Qui plus est toutefois, a conclu la Commission, neuf années après la réception des lettres, il n’y a aucune preuve que quelqu’un parmi les FARC souhaite encore rechercher les demandeurs, et la puissance et la portée de cette organisation ont diminué pendant l’absence des demandeurs en Colombie.

 

[10]           En tout état de cause, la Commission a estimé qu’il était satisfait aux deux volets du critère de l’existence d’une PRI. Elle a ainsi conclu qu’il n’y avait pas de risque sérieux de persécution des demandeurs à Bogotá en raison du déclin des FARC, du profil de tous les demandeurs et du fait que neuf années s’étaient écoulées depuis que la famille avait quitté la Colombie. La Commission a aussi conclu que Bogotá ne constituait pas une PRI déraisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances, étant donné que la DP parle la langue, qu’elle est née et a grandi en Colombie, qu’elle s’est rendue à Bogotá et y a de la famille, et qu’elle avait fait montre de polyvalence en se trouvant du travail hors de son pays de nationalité.

 

II.        Questions en litige

[11]           Les deux questions qui suivent sont soulevées dans le cadre de la présente demande.

A.                La Commission a‑t‑elle conclu erronément que la crainte de persécution des demandeurs n’était pas fondée?

B.                 La Commission a‑t‑elle conclu erronément que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur, et la conclusion ainsi tirée était‑elle déraisonnable quant à l’enfant mineur?

 

III. Norme de contrôle

[12]           La conclusion de la Commission selon laquelle la crainte de persécution des demandeurs n’était pas fondée appelle la norme de contrôle de la raisonnabilité (Nogheghase c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1409, au paragraphe 9).

 

[13]           La conclusion de la Commission quant à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) commande également la norme de la raisonnabilité (Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 158, au paragraphe 17).

 

[14]           Le caractère raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59).

 

IV.       Analyse

A.        La Commission a‑t‑elle conclu erronément que la crainte de persécution des demandeurs n’était pas fondée?

[15]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a fait abstraction d’éléments de preuve importants et pertinents et a tenu compte de manière sélective de la preuve sur le recrutement de force de mineurs par les FARC. Passant en revue la preuve documentaire provenant de tiers, l’avocate des demandeurs a examiné en détail les commentaires les plus récents sur les activités des FARC en Colombie, et a notamment relevé le passage suivant à la page 12 du document de novembre 2010 du Conseil canadien pour les réfugiés intitulé « The Future of Colombian Refugees in Canada : Are We Being Equitable? » (page 404 du dossier du tribunal) :

[traduction] […] les guérilleros des FARC (ainsi que les paramilitaires) peuvent aisément s’en prendre aux personnes ou entités qu’ils veulent viser, et ce, sans avoir à mobiliser beaucoup de gens ou de ressources.

 

L’avocate des demandeurs a aussi fait valoir l’extrait suivant de l’article « The FARC is not finished yet », figurant en première page de l’édition du 7 juillet 2011 de la revue The Economist (page 508 du dossier du tribunal) :

[traduction] Il y a maintenant des signes inquiétants d’un certain retour en force des FARC. Ceux qui en font toujours partie sont les éléments purs et durs, les plus radicaux […].

 

L’avocate a en outre cité le passage suivant de l’article « Army : FARC plans “wave of urban attacks” » tiré des Colombia Reports du 26 mars 2010 (page 519 du dossier du tribunal) :

[traduction] L’armée de la Colombie a évoqué vendredi la possibilité que les FARC pourraient être en train de planifier une vague d’attentats terroristes dans les principales villes du pays, par suite de l’arrivée présumée dans la capitale Bogotá de deux spécialistes en engins explosifs de la guérilla et de la saisie d’explosifs à Cali.

 

[16]           Le défendeur soutient que la Commission a évalué la preuve de manière raisonnable, et qu’elle n’a pas conclu erronément que la preuve n’étayait pas la crainte des demandeurs que les FARC tenteraient de recruter par la force les fils de la DP. L’ensemble de la preuve documentaire ne démontrait pas que les demandeurs seraient exposés à un risque personnalisé et, compte tenu du temps écoulé depuis le départ des demandeurs de la Colombie en 2003, rien ne tendait à indiquer qu’ils seraient exposés aujourd’hui ou dans le futur à un tel risque.

 

[17]           Dans Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF 1425, [Cepeda‑Gutierrez] le juge John Evans a établi, aux paragraphes 15 à 17, que l’obligation pour un décideur de mentionner et d’analyser la preuve en cause augmentait en fonction de la pertinence de cette preuve au regard des faits contestés.

15        La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation qu’un organisme donne de sa loi constitutive, s’il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d’un organisme en l’absence de conclusions expresses et d’une analyse de la preuve qui indique comment l’organisme est parvenu à ce résultat.

 

16        Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut‑être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l’organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l’ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l’organisme a analysé l’ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

 

17        Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[18]           À mon avis, la Commission a analysé de manière déraisonnable le bien‑fondé de la crainte des demandeurs. Premièrement, il était déraisonnable de la part de la Commission de tirer une conclusion défavorable de l’explication donnée par la DP quant à la raison pour laquelle, après avoir décidé de fuir la Colombie avec ses enfants, elle avait effectué deux fois le voyage de huit heures vers Bogotá pour tenter d’y obtenir des visas, et était de surcroît retournée chaque fois dans sa ville de Manizales. La Commission a tiré une conclusion défavorable à cet égard malgré l’explication suivante donnée par l’aîné des fils demandeurs dans le témoignage qu’il a livré devant elle (voir les pages 569 et 570 du dossier du tribunal) :

[traduction]

COMMISSAIRE – […] Bien. Voulez‑vous donner des précisions sur un autre sujet?

 

2e DEMANDEUR D’ASILE – Oui. Vous avez dit vous demander pourquoi nous n’étions pas restés à Bogotá à chaque fois que nous nous étions rendus à l’ambassade américaine …

 

COMMISSAIRE – Oui.

 

2e DEMANDEUR D’ASILE – … Bien, d’abord, voyez‑vous, nos relations avec sa famille et la famille de mon père ne sont pas très bonnes. Son père, mon grand‑père, a sa propre famille, une nouvelle femme. De toute façon, ils n’aiment pas ma mère, ils ne nous aiment pas du tout et nous ne voulions pas entretenir un conflit au sein de leur famille. C’est pour cela que nous ne sommes pas restés à Bogotá.

 

Son frère aîné, mon oncle, notre famille enfin est très pauvre […] ils n’ont en fait assez d’argent et de place que pour eux‑mêmes. Par exemple, il vit dans [inaudible] seul dans une petite chambre. Il n’y a pas de place pour nous là‑bas et nous n’avions pas assez d’argent pour lui en fournir pour quoi que ce soit ni pour l’aider à nous héberger. Nous devions retourner à Manizales pour qu’elle me fasse sortir de l’école […]. Elle devait retourner à mon école pour dire [qu’elle devait] me retirer de l’école – je crois que c’est comme cela que vous dites […].

 

Nous devions vendre tout ce que nous pouvions, pour avoir l’argent nécessaire pour les déplacements entre Manizales et Bogotá, puis [advenant] l’obtention de visas, pour aller au Mexique, pour acquitter une partie des frais du voyage.

 

La Commission n’a pas mentionné cette explication, bien qu’elle ait jugé l’aîné des fils demandeurs crédible. Selon moi, cette explication était compatible avec les motifs donnés par la DP pour expliquer son retour à Manizales après ses tentatives d’obtention de visas à Bogotá. Elle était aussi parfaitement pertinente pour permettre à la Commission d’établir s’il convenait de tirer une conclusion défavorable du témoignage de la DP sur ce point. La conclusion tirée par la Commission quant à la crédibilité de la DP était par conséquent déraisonnable.

 

[19]           À mon avis, il était aussi déraisonnable de la part de la Commission de conclure qu’on pouvait uniquement faire des conjectures quant aux liens pouvant exister entre l’incident causé par un taxi et les lettres de recrutement des FARC. L’aîné des fils demandeurs a fait la déposition détaillée suivante au sujet de cet incident (voir à la page 570 du dossier du tribunal) :

[traduction]

2e DEMANDEUR D’ASILE – […] J’ai vu le taxi, qui était stationné […]. Dès qu’ils m’ont vu, ils ont tout simplement pesé sur l’accélérateur et sont allés droit devant, comme, dans ma direction, puis …

 

COMMISSAIRE – Alors, est‑ce que … est‑ce que vous rouliez en bicyclette en sens inverse de la circulation?

 

2e DEMANDEUR D’ASILE – C’est une rue à double voie … alors ils sont allés directement dans la voie de droite [en venant] de l’avant.

 

COMMISSAIRE – Alors vous rouliez vers la circulation?

 

AVOCATE – Devrait‑il faire un dessin?

 

2e DEMANDEUR D’ASILE – […] J’étais sur le côté de la rue …

 

COMMISSAIRE – Mais vous avez dit qu’ils étaient stationnés et qu’ils …

 

2e DEMANDEUR D’ASILE – … en bordure de la rue …

 

COMMISSAIRE – … ils sont entrés dans …

 

2e DEMANDEUR D’ASILE – Oui, du côté gauche de la rue.

 

COMMISSAIRE – … alors ils ont traversé en sens inverse de la circulation …

 

2e DEMANDEUR D’ASILE –  Oui, exactement […] et ils sont venus directement dans ma direction. Bon, alors je me suis lancé j’imagine … quelques pieds hors de portée du taxi, et j’ai vu trois hommes en sortir. Je … je suis retombé tout juste devant un salon de beauté et beaucoup de personnes ont commencé à sortir … dès qu’ils ont vu les gens sortir, ils sont rentrés dans le taxi et sont tout simplement partis à toute allure. […]

 

[20]           Cet incident est survenu le 10 juin 2003, soit seulement dix jours après l’envoi par les FARC d’une deuxième lettre de menaces en vue du recrutement de l’aîné des fils demandeurs, et la Commission a mentionné qu’un rapport médical corroborait cet élément de preuve. La Commission a dit estimer crédible le témoignage de l’aîné des fils demandeurs à l’audience. Je ne parviens pas à comprendre comment, au vu de ce témoignage, la Commission a pu conclure que ce serait de la « spéculation » d’établir un lien entre l’incident survenu et les tentatives de recrutement des FARC. La Commission a dit être parvenue à cette conclusion parce que « Gabriel n’a pas vu ou reconnu qui était dans la voiture et cela ne cadre pas avec la preuve objective à la disposition du tribunal ». L’aîné des fils demandeurs a toutefois dit qu’il avait vu trois hommes sortir du taxi, puis y remonter dès qu’ils ont aperçu des gens venir lui offrir leur aide.

 

[21]           En outre, la Commission a évalué erronément la preuve objective liée à la crainte des demandeurs. Elle a cité un seul document au soutien de sa conclusion voulant que « [s]elon les documents sur le pays, les FARC ont rarement recruté de force qui que ce soit. » : « Colombie : information sur les méthodes de recrutement des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia ‑ FARC) et sur les mesures prises par l’État afin d’amener les membres des FARC à se réinsérer dans la société civile (2005‑février 2008) ». Le document a été rédigé par la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, et c’est sur la foi de ce seul document que la Commission a déclaré ce qui suit (aux paragraphes 20 et 21 de sa décision) :

Le tribunal estime que le témoignage de la demandeure d’asile principale ne cadre pas avec la preuve objective en ce qui concerne sa crainte que ses fils soient recrutés de force à leur retour. Selon les documents sur le pays, les FARC ont rarement recruté de force qui que ce soit. [...]

 

[La Commission a cité des extraits du document sur le recrutement forcé par les FARC.]

[…]

 

La preuve objective confirme que les FARC recrutent effectivement activement dans certaines régions, dans des écoles et des universités, mais il semble que ce soit davantage un effort de séduction par des promesses qu’un recrutement forcé. Ils semblent cibler ceux qui sont perçus comme plus susceptibles d’être recrutés, selon les sources. La demandeure d’asile principale a elle‑même reconnu qu’il y avait de nombreuses rumeurs selon lesquelles plusieurs voisins ont reçu des lettres des FARC.

 

[22]           J’estime que la Commission a mal interprété la preuve qu’elle a citée. J’ai lu le document cité, et je n’y ai rien trouvé étayant la conclusion que les FARC recourent à des promesses plutôt qu’à la force pour recruter des membres dans les écoles et les universités, ni aucun élément permettant de conclure que les FARC ciblent ceux qui sont perçus comme plus susceptibles d’être recrutés. Voici les extraits du document cité par la Commission concernant le recrutement forcé et dans les écoles et les universités par les FARC :

[…] Dans sa déclaration à la 7ème session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Amnesty International a affirmé avoir reçu des témoignages selon lesquels les guérilleros recrutent des enfants par la force (21 févr. 2008; voir aussi AI 2007). […] Le Bureau souligne de plus que des membres des FARC se sont rendus à maintes reprises dans des écoles du département de Cauca pour recruter des enfants (ibid.).

 

Selon l’Agence de presse Xinhua, la ministre de l’Éducation (Ministra de Educación) de la Colombie a affirmé que les services de renseignements avait constaté la présence de groupes armés au sein des universités privées et publiques du pays (12 déc. 2007). Le recrutement dans les universités a aussi été signalé par le vice‑président de la Colombie (El Universal 10 mai 2007). […] La ministre de l’Éducation a aussi souligné que le gouvernement allait surveiller les étudiants susceptibles d’être recrutés par les FARC (Agence de presse Xinhua 12 déc. 2007). [...]

 

[23]           La Commission a par conséquent commis une erreur en tirant, au sujet des stratégies de recrutement des FARC, des conclusions non étayées par la preuve.

 

[24]           Pour ces motifs, la Commission a évalué de manière déraisonnable le bien‑fondé de la crainte des demandeurs.

 

B.        La Commission a‑t‑elle conclu erronément que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur?

[25]           Quant au premier volet du critère de l’existence d’une PRI, les demandeurs font valoir que la Commission a pris en compte de manière sélective la preuve concernant la question du déclin des FARC depuis que la famille a quitté la Colombie. Ils ajoutent que la Commission aurait aussi commis une erreur en concluant qu’à Bogotá, qui compte huit millions d’habitants, ils pourraient vivre dans l’anonymat et loin de leurs problèmes, lesquels remontent à 2003.

 

[26]           Quant au deuxième volet du critère, les demandeurs soutiennent qu’il ressort de la preuve documentaire qu’ils ont présentée et de leurs témoignages que la conclusion selon laquelle Bogotá constituait une PRI valable était clairement déraisonnable compte tenu de leur situation et notamment des éléments suivants :

-          le demandeur d’asile mineur n’avait que 6 ans lorsqu’il a fui la Colombie et il a fait toutes ses études aux États‑Unis et au Canada;

-          les trois demandeurs ne sont plus en Colombie depuis neuf ans et ils n’y bénéficient d’aucun réseau de soutien;

-          si on l’obligeait à vivre où que ce soit en Colombie, la DP subirait de graves traumatismes psychologiques et souffrirait d’angoisse permanente en raison de sa crainte que ses fils soient recrutés par les FARC;

-          la preuve documentaire révèle que les personnes déplacées à l’intérieur du territoire sont marginalisées et connaissent de très graves difficultés en Colombie.

 

[27]           Le défendeur soutient pour sa part qu’il était raisonnable de la part de la Commission de conclure, après examen de la preuve documentaire, qu’il n’y avait pas un risque sérieux de persécution des demandeurs à Bogotá, car ceux‑ci n’ont pas – d’après leur preuve – le profil de cibles de choix pour les FARC. Quant au second volet du critère d’une PRI, le défendeur affirme que les demandeurs n’ont pas établi que leur vie ou leur sécurité serait menacée à Bogotá, ni que la situation particulière du demandeur mineur ou l’angoisse de la DP concernant un retour en Colombie respectait le seuil élevé fixé pour faire la preuve du caractère objectivement déraisonnable d’une réinstallation à Bogotá.

 

[28]           Les parties ont convenu que le critère applicable à une PRI valable comportait deux volets. Premièrement, la Commission doit être convaincue qu’il n’y a pas de risque sérieux de persécution du demandeur d’asile dans la PRI considérée. Deuxièmement, il doit être objectivement raisonnable de s’attendre à ce qu’un demandeur d’asile cherche refuge dans la partie du pays jugée constituer une PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF), au paragraphe 10). C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer qu’une PRI n’est pas valable (voir Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF 1172 (CAF), aux paragraphes 5 et 6).

 

[29]           La Commission est parvenue à la conclusion suivante quant au premier volet du critère d’une PRI :

Le tribunal estime que la preuve de la demandeure d’asile principale ou celle de ses fils n’a pas établi de façon convaincante qu’ils craignent avec raison d’être persécutés ou qu’ils risquent sérieusement d’être persécutés à Bogotá, compte tenu du déclin des FARC, du profil de tous les demandeurs d’asile et du fait que neuf années se sont écoulées.

 

[30]           L’analyse de la Commission relative au premier volet du critère était raisonnable. La Commission a passé en revue une preuve documentaire considérable sur la puissance et l’influence des FARC dans la PRI envisagée, et elle a reconnu que les commentaires sur le sujet étaient partagés. La Commission a conclu de manière raisonnable que la DP n’avait pas démontré qu’elle avait un profil faisant d’elle, si elle se réinstallait à Bogotá, une cible de choix pour les FARC.

 

[31]           L’analyse de la Commission concernant le deuxième volet du critère est limitée à ce qui suit (au paragraphe 39 de la décision) :

Le tribunal estime que Bogotá est une PRI raisonnable compte tenu de toutes les circonstances : la demandeure d’asile principale parle la langue, elle est née et a grandi en Colombie, elle a été à Bogotá, elle a de la famille à cet endroit et elle a été en mesure de se trouver un emploi à l’extérieur de son pays de nationalité, démontrant ainsi sa polyvalence.

 

[32]           Les demandeurs invoquent deux décisions pour faire valoir que la Commission a commis une erreur en n’analysant pas expressément, lorsqu’elle s’est penchée sur le deuxième volet du critère d’une PRI, les répercussions de la réinstallation à Bogotá sur le demandeur mineur, qui a quitté la Colombie à six ans et qui en a maintenant quinze. Dans la première décision, Sooriyakumaran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF 1402, la Cour a conclu, dans son analyse du deuxième volet du critère, que la Commission aurait dû prendre en compte le fait que les deux enfants de la demanderesse vivaient au Canada. Je ne vois toutefois pas en quoi cette décision pourrait appuyer l’argumentation des demandeurs puisqu’en l’espèce, le demandeur d’asile mineur retournerait à Bogotá en compagnie de sa mère et son frère.

 

[33]           J’estime cependant que les faits de la deuxième affaire citée par les demandeurs, Elmi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF 336 [Elmi], sont bel et bien semblables aux faits de l’espèce. Dans Elmi, la Cour a annulé la décision de la Commission de ne pas accorder le statut de réfugié au demandeur parce que, dans son évaluation de la PRI, elle n’avait pas tenu compte du fait que le demandeur était un enfant, ni traité des questions liées à son jeune âge, comme celles de savoir s’il s’était déjà rendu dans le lieu de la PRI, ou si là‑bas le soutien d’un adulte allait être disponible (voir Elmi, aux paragraphes 14 et 15). Il y a toutefois une différence importante entre la présente affaire et Elmi : dans Elmi, le demandeur mineur sollicitait seul le statut de réfugié, alors qu’en l’espèce la demande d’asile du demandeur mineur était étroitement liée à celles de son frère et de sa mère, et l’analyse relative à la PRI avait pour prémisse que les membres de la famille se réinstalleraient ensemble à Bogotá. Par conséquent, la seule décision Elmi ne suffit pas pour me convaincre que la Commission a commis une erreur en l’espèce en n’examinant pas expressément la situation particulière du demandeur mineur lorsqu’elle a évalué le deuxième volet du critère.

 

[34]           Quant à leur argument fondé sur leur absence depuis neuf ans de la Colombie et leur absence de réseau de soutien dans ce pays, les demandeurs n’ont pu expliquer convenablement en quoi la Commission avait commis une erreur en concluant qu’ils comptaient de la famille à Bogotá; ils n’ont pas fait valoir par ailleurs que cette conclusion n’était pas pertinente. Les demandeurs n’ont également aucunement étayé leur affirmation voulant que la Commission ait commis une erreur en faisant abstraction du fait que la DP subirait de graves traumatismes psychologiques et souffrirait d’angoisse permanente si elle était forcée de vivre où que ce soit en Colombie. La Commission a tenu compte de plusieurs facteurs pertinents pour évaluer s’il était objectivement raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs se réinstallent à Bogotá, notamment le fait que la DP parlait la langue, qu’elle était née et avait grandi en Colombie et qu’elle avait démontré sa polyvalence en se trouvant un emploi hors de son pays de nationalité. Les demandeurs n’ont contesté aucune de ces conclusions.

 

[35]           Toutefois, lorsque la Commission a analysé le deuxième volet du critère relatif à la PRI, elle n’a pas pris en compte ni l’argument des demandeurs selon lequel ils deviendraient des personnes déplacées à l’intérieur du territoire (IDP) si on les obligeait à retourner en Colombie, ni la preuve documentaire révélant qu’en Colombie, les IDP étaient très vulnérables et menaient une vie très précaire. On peut se reporter, par exemple, aux extraits suivants d’un rapport du Conseil canadien pour les réfugiés daté de novembre 2010, « The Future of Colombian Refugees in Canada : Are we Being Equitable? » (figurant aux pages 407 à 413 du dossier du tribunal) :

[traduction]

Se déplacer à l’intérieur du pays a été l’un des moyens les plus fréquemment utilisés par les civils en Colombie pour échapper aux menaces. En conséquence, la Colombie compte désormais environ quatre millions de personnes déplacées à l’intérieur du territoire (IDP), soit le nombre le plus important dans tout pays de l’hémisphère occidental. Cela correspond à 7 à 10 p. cent de la population totale de la Colombie, le deuxième pourcentage le plus élevé d’IDP au monde, tout juste derrière le Soudan.

[…]

Lorsqu’un citoyen colombien qui a quitté son pays est forcé d’y retourner, l’ensemble du système et la société civile de la Colombie le considèrent être une personne déplacée à l’intérieur du territoire. Si l’on peut retracer les IDP partout au pays, il en est manifestement de même pour les personnes rapatriées de l’étranger. La vulnérabilité de ces personnes facilite leur localisation par les intervenants armés : elles doivent recourir à divers services et cela les oblige à dévoiler où elles sont.

[…]

Bogotá en tant que « lieu sûr »

[...]

Un autre indice des dangers courus par les IDP est fourni par la statistique, citée précédemment par le représentant du HCR en Colombie, faisant état du meurtre de plus de 7 500 IDP au cours des dix dernières années; 40 p. cent de ces meurtres ont été commis à Bogotá.

 

Bogotá est assurément une ville plus sûre qu’elle ne l’était il y a une dizaine d’années, mais de nombreux Colombiens persécutés ne sont en sécurité nulle part en Colombie, pas même à Bogotá. Lors de la réunion tenue avec les représentants de l’ombudsman, on a dit à la délégation que « la seule façon de survivre consisterait à se débrouiller sans aucune aide ». Les personnes déplacées à l’intérieur du territoire sont inscrites auprès des institutions gouvernementales. Fréquemment, on prend par balayage les empreintes digitales des rapatriés et des visiteurs, comme de tous les civils de la Colombie, on les photographie, et des agents de sécurité leur demandent de s’identifier à l’entrée de tous les bâtiments publics. Toute personne, en tout lieu, peut aussi être retracée par un ensemble de sociétés privées de sécurité colombiennes. En outre, l’utilisation des renseignements recueillis dans les bâtiments publics n’est pas pleinement réglementée en Colombie.

[…]

[Notes de bas de page omises.]

 

L’avocate des demandeurs a porté ce document à l’attention de la Commission à l’audience et a fait valoir qu’il démontrait que ses clients, en tant que rapatriés déplacés à l’intérieur du territoire faisant partie des couches les plus basses de la société, ne seraient pas en sécurité à Bogotá (aux pages 577 et 578 du dossier du tribunal). J’estime que la Commission a commis une erreur en faisant abstraction de cet élément de preuve lorsqu’elle a examiné si les demandeurs disposaient ou non d’une PRI valable. Cet élément de preuve était directement pertinent pour établir s’il était objectivement raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs cherchent refuge dans la partie du pays jugée constituer une PRI et laissait entrevoir une conclusion différente de celle tirée par la Commission quant au deuxième volet du critère. Par conséquent, la Commission a commis une erreur en ne le mentionnant pas et en ne l’analysant pas (voir la décision Cepeda‑Gutierrez, précitée, aux paragraphes 15 à 17).

 

[36]           Pour ces motifs, la demande sera accueillie.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1)         La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie, la décision de la Commission est annulée et l’affaire est renvoyée à une formation différemment constituée pour qu’elle rende une nouvelle décision.

2)         Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑3984‑12

 

INTITULÉ :                                                  ANGELA MARIA ARIAS ULTIMA ET AUTRES c
MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 23 janvier 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                 Le 25 janvier 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mary Keyork

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elliott Law Firm

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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