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Date : 20121212

Dossier : IMM‑2041‑12

Référence : 2012 CF 1466

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2012

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

J.P. et G.J.

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) visant la décision, en date du 17 février 2012, par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés a conclu que les demandeurs étaient interdits de territoire au Canada par application des alinéas 37(1)b) et 42b) de la LIPR parce que le demandeur s’était livré au passage de clandestins.

 

CONTEXTE

 

[2]               Les demandeurs sont arrivés au Canada à bord du navire à moteur Sun Sea en août 2010. Ils ont tous les deux demandé l’asile. Le ministre a fait valoir que J.P. était interdit de territoire au Canada par application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR et que G.J. était interdite de territoire en tant que membre de la famille accompagnant le demandeur. Le fondement factuel de l’allégation formulée contre J.P. était qu’après avoir d’abord refusé d’aider les opérateurs du navire, il avait fini par accepter de le faire en servant de vigie et de navigateur. Il avait ensuite pu loger dans les quartiers réservés à l’équipage et bénéficier de meilleures conditions et de meilleures rations.

 

DÉCISION À L’EXAMEN

 

[3]               La commissaire a reconnu que J.P. s’était livré au passage de clandestins, eu égard aux éléments constitutifs de l’infraction consistant à aider ou à encourager des personnes à entrer illégalement au Canada, prévus à l’article 117 de la LIPR et énumérés par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans R c Alzehrani, [2008] OJ no 4422 (QL), 79 WCB (2d) 848 (CSJ) : (1) entrer au Canada; (2) sans les documents requis; (3) aider ou encourager l’entrée au Canada; (4) en étant au courant de l’absence des documents requis. La commissaire a conclu que J.P. était entré au Canada. Il n’était pas muni des documents requis : il avait laissé son passeport en cours de validité en Thaïlande, où il vivait comme réfugié enregistré. Son rôle d’assistant navigateur faisait de lui un membre de l’équipage et, partant, une personne ayant contribué à l’entrée illégale d’autres personnes. Il savait que G.J. était sans papier, et la commissaire croyait qu’il était au courant que bon nombre d’autres personnes à bord du navire se trouvaient dans la même situation.

 

[4]               La commissaire a examiné l’alinéa 3(3)f) de la LIPR, qui prévoit que la Loi doit être interprétée et mise en œuvre conformément aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. Elle a examiné la définition de criminalité « transnationale » que l’on trouve au paragraphe 3(2) de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (la Convention) et a conclu qu’une infraction était de nature transnationale si elle était commise dans plus d’un État, si elle était commise dans un État mais qu’une partie substantielle de sa préparation avait lieu dans un autre État, ou si elle était commise dans un État mais avait des effets substantiels dans un autre État. Dans le cas qui nous occupe, les dispositions prises pour le voyage avaient été prises en Thaïlande et le résultat final s’était produit au Canada, de sorte que la commissaire s’est dite convaincue que la situation répondait à la définition de crime transnational.

 

[5]               L’avocat de J.P. a soutenu que l’article 37 avait une portée excessive étant donné qu’il punissait tant les passagers clandestins que les passeurs. La commissaire a quant à elle abondé dans le sens du ministre, qui a fait valoir que les exigences de l’article 47 des Règles de la Section de l’immigration n’avaient pas été respectées lors de la présentation de la contestation constitutionnelle. Elle a par conséquent refusé de statuer sur cet aspect des prétentions du demandeur.

 

[6]               G.J. a également été déclarée interdite de territoire au motif qu’elle accompagnait un membre de sa famille qui était lui‑même interdit de territoire, en l’occurrence, J.P.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[7]               Les questions soulevées dans le cadre de la présente demande sont les suivantes :

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en refusant d’examiner les arguments constitutionnels des demandeurs au motif qu’ils avaient omis de déposer un avis de question constitutionnelle?

 

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en n’interprétant pas l’expression « passage de clandestins » pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR conformément aux instruments internationaux dont le Canada est signataire?

 

ANALYSE

            Norme de contrôle

 

[8]               Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] au paragraphe 57, la Cour suprême explique qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle lorsque la jurisprudence a déjà arrêté la norme applicable.

 

[9]               Dans une affaire portant sur des faits semblables et appelant une décision similaire, le juge Simon Noël a conclu, sur le fondement de la jurisprudence récente de la Cour suprême, que la norme de contrôle applicable à l’interprétation, par la Commission, de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR était la décision raisonnable (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30, [2011] ACS no 61 (QL) [Alberta Teachers’]; Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, [2011] ACS no 7 (QL), aux paragraphes 37 à 39 [Alliance Pipeline]).

 

[10]           Le juge Noël a refusé de certifier une question en réponse à la demande que lui avait faite le demandeur dans cette instance relativement à la norme applicable, étant donné qu’il avait conclu que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada était claire à cet égard (B010 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 569 [B010] au paragraphe 76).

 

[11]           L’arrêt Dunsmuir établit qu’« [e]n présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée […] la même norme de contrôle doit s’appliquer lorsque le droit et les faits s’entrelacent et ne peuvent aisément être dissociés ». Au paragraphe 60, la Cour a précisé en quoi consistait la norme de contrôle de la décision correcte dans le cas des questions de droit qui à la fois revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et sont étrangères au domaine d’expertise de l’arbitre.

 

[12]           Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [Khosa] au paragraphe 44, la Cour suprême a réaffirmé que « [l]es erreurs de droit sont généralement assujetties à la norme de la décision correcte » et a ajouté que :

[...] [d]ans Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 37, par exemple, la Cour a statué que les questions générales de droit international et de droit pénal soulevées dans cette affaire devaient être tranchées suivant la norme de la décision correcte. Selon l’arrêt Dunsmuir (au par. 54), un décideur spécialisé ne commet pas d’erreur de droit justifiant une intervention si son interprétation de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée est raisonnable. L’alinéa c) prévoit donc un motif d’intervention, mais la common law empêchera les juges d’intervenir dans certains cas, lorsqu’un organisme administratif spécialisé interprète sa loi constitutive ou une loi intimement liée à celle‑ci. Cette nuance n’apparaît pas à la simple lecture de l’al. c), mais c’est le principe de common law qui doit guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au par. 18.1(4) Encore une fois, le libellé général de la Loi sur les Cours fédérales est complété par la common law.

 

[13]           Dans le cas qui nous occupe, la question de savoir si la Commission aurait dû se prononcer sur l’argument constitutionnel est une question qui relève du cadre normal de l’interprétation par le décideur spécialisé de sa loi constitutive (dans le cas qui nous occupe, les Règles) et est donc assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Toutefois, la question de l’interprétation de l’expression « passage de clandestins » à l’article 37 de la LIPR me semble être une question de droit qui déborde le cadre de l’expertise du décideur et qui revêt une importance capitale pour le système juridique, ce qui commande l’application de la norme de la décision correcte. La juge Snider est arrivée récemment à une conclusion semblable dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Singh Dhillon, 2012 CF 726, tout comme le juge Zinn dans Hernandez c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 FC 1417 [Hernandez]. Compte tenu du fait qu’il était arrivé à une conclusion différente de celle du juge Noël sur la question de la norme applicable dans la décision B010, le juge Zinn a jugé bon de certifier une question à ce sujet.

 

La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en refusant d’examiner les arguments constitutionnels des demandeurs au motif qu’ils avaient omis de déposer un avis de question constitutionnelle?

 

[14]           Le paragraphe 47(1) des Règles exige que la partie qui souhaite contester la constitutionnalité d’une disposition dépose un avis de question constitutionnelle. Bien que la Commission soit un « tribunal compétent » lorsqu’il s’agit d’examiner des questions portant sur la Charte, elle n’a pas compétence pour invalider des dispositions législatives, contrairement à la Cour fédérale (R c Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 RCS 765, au paragraphe 24; Gwala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 3 CF 404, au paragraphe 6 (CAF)).

 

[15]           La Commission a refusé de se prononcer sur la validité de l’article 37 au motif que l’avis exigé n’avait pas été donné. Les demandeurs affirment qu’ils ne contestent pas la validité de la disposition, mais bien l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) : selon eux, l’expression « passage de clandestins » a été définie de façon trop large. Ils ne prétendent pas que l’article devrait être invalidé, mais qu’il devrait être interprété correctement conformément à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte] et aux valeurs véhiculées par la Charte. Ils affirment que l’interprétation que la commissaire a donnée à cette disposition va à l’encontre des valeurs consacrées par la Charte.

 

[16]           Dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 [Suresh], la Cour a jugé constitutionnel l’article de la LIPR qui était contesté, mais a déclaré que la ministre devait exercer son pouvoir discrétionnaire en conformité avec la Charte et les valeurs véhiculées par la Charte (« La ministre a l’obligation d’exercer conformément à la Constitution le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi sur l’immigration […] le résultat de la mise en balance des diverses considérations par la ministre doit être conforme aux principes de justice fondamentale garantis à l’ » (au paragraphe 77)).

 

[17]           Le défendeur n’est pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle les demandeurs n’ont jamais contesté la constitutionnalité de l’article 37 et ont simplement exigé qu’il soit interprété conformément à la Charte. Il cite à ce propos les observations écrites que les demandeurs ont soumises à la Commission dans lesquelles ils mentionnent qu’une loi peut être invalidée pour cause de portée excessive si elle utilise des moyens démesurés pour atteindre l’objectif fixé. Le défendeur affirme que les demandeurs ont tort de prétendre que la Commission n’avait pas compétence pour déclarer l’article 37 inconstitutionnel, citant à l’appui la décision Torres Victoria c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 1392, au paragraphe 38, dans laquelle le juge de Montigny conclut que la Section de l’immigration a clairement compétence pour résoudre des questions constitutionnelles qui sont inextricablement liées aux questions dont elle est régulièrement saisie.

 

[18]           Le défendeur signale par ailleurs que les tribunaux ne sont pas toujours tenus d’interpréter les textes législatifs conformément aux valeurs consacrées par la Charte lorsqu’il n’y a pas de contestation constitutionnelle ou d’ambiguïté véritable (Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 RCS 559 [Bell ExpressVu] au paragraphe 62). À défaut de contestation, la Commission n’était nullement tenu de tenir compte des valeurs véhiculées par la Charte et, en tout état de cause, sa décision était, selon le défendeur, conforme à ces valeurs.

 

[19]           À mon avis, les longues observations écrites que l’avocat des demandeurs a soumises à la Commission étaient axées sur l’interprétation du texte législatif en fonction de la Charte et elles ne visaient pas l’invalidation de la disposition législative en cause. Certes, l’avocat cite l’arrêt de la Cour suprême dans lequel celle‑ci déclare qu’une loi peut‑être invalidée pour cause de portée excessive (au paragraphe 65, au milieu d’une section allant du paragraphe 63 au paragraphe 74), dans un plaidoyer de douze paragraphes portant sur la définition. Toutefois, l’avocat ne termine pas son plaidoyer en demandant la radiation de l’article en question, mais par les propos suivants :

[traduction]

74. En somme, [J.P.] affirme que l’article 37 doit être interprété conformément aux objectifs de la LIPR suivant les sens courant des mots anglais et français et conformément aux instruments internationaux dont le Canada est signataire. L’expression « passage de clandestins » doit être interprétée de manière à exiger des éléments de preuve démontrant que l’intéressé cherchait à tirer un avantage financier ou un autre avantage matériel ainsi que des éléments de preuve démontrant que les actes reprochés impliquaient l’entrée illégale de personnes au Canada. Une telle interprétation permettrait de déclarer interdite de territoire une personne ayant planifié pareille opération et en ayant tiré un avantage, mais empêcherait son application contre les victimes de cette opération qui ne cherchaient qu’un pays sûr où demander l’asile.

 

[20]           Cette façon de voir est également confirmée par la transcription des débats à l’audience. L’avocat du ministre a déclaré à l’audience que les paragraphes 65 à 74 susmentionnés des observations écrites des demandeurs [traduction] « équivalaient à une contestation constitutionnelle ». L’avocat a poursuivi en affirmant que le tribunal devait d’abord trancher la question de l’interprétation législative et que, s’il concluait que l’alinéa 37(1)b) avait une portée suffisamment large pour trouver application, le tribunal avait compétence pour statuer sur une contestation constitutionnelle, ajoutant que, dans le cas qui nous occupe, cette contestation ne pouvait être instruite parce que les règles applicables n’avaient pas été suivies. L’avocat revient ensuite à l’analyse de la définition.

 

[21]           À mon sens, la décision Torres Victoria, précitée, n’indique pas que la Commission a compétence pour invalider une disposition législative comme le défendeur l’a admis lors de l’instruction de la présente demande. Tout au plus, en tant que tribunal compétent, la Commission pourrait refuser d’appliquer le texte législatif si elle conclut qu’il contrevient à la Charte (Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c Martin). En tant que décideur administratif, la Commission était tenue d’agir de manière compatible avec les valeurs sous‑jacentes à l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire, y compris les valeurs consacrées par la Charte (Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395, au paragraphe 24, arrêt Conway, précité, au paragraphe 78). L’arrêt Bell ExpressVu, précité, n’exclut pas l’application de la Charte pour empêcher une interprétation trop large, mais restreint le recours aux valeurs consacrées par la Charte pour interpréter des textes législatifs aux cas où il existe une véritable contestation constitutionnelle ou une véritable ambiguïté.

 

[22]           Je conclus par conséquent que la Commission a mal interprété l’essentiel des arguments des demandeurs et que, malgré l’absence d’avis, elle a commis une erreur en refusant d’examiner les arguments que les demandeurs tiraient de la Charte. Cette décision était déraisonnable en ce sens qu’elle n’était pas justifiée et qu’elle n’appartenait pas aux issues raisonnables.

 

La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en n’interprétant pas l’expression « passage de clandestins » pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR conformément aux instruments internationaux dont le Canada est signataire?

 

[23]           La commissaire a reconnu que l’alinéa 3(3)f) de la LIPR exige que la LIPR soit interprétée et appliquée conformément aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. Elle a toutefois conclu qu’on trouvait à l’article 117 de la LIPR une définition appropriée de l’expression « passage de clandestins », même si l’on n’y trouve pas les éléments « avantage financier ou autre avantage matériel » ou l’aspect « secret ou clandestin » prévu dans la Convention et dans le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention (le Protocole). Elle a estimé que la définition canadienne plus large englobait les éléments plus précis prévus dans les instruments internationaux.

 

[24]           Les demandeurs affirment que cette conclusion est erronée en droit, étant donné que la définition plus large viserait bon nombre de personnes qui ne tomberaient pas sous le coup de la définition de la Convention et du Protocole additionnel. Les demandeurs signalent que le Protocole comporte deux définitions à son article 3 et que son article 2 souligne que les mesures prises pour combattre le trafic illicite de migrants doivent également protéger les droits des migrants qui font l’objet d’un tel trafic. Les demandeurs soutiennent que ces définitions donnent à penser que le « passage de clandestins » s’entend de l’acte consistant à assurer l’entrée illégale dans un pays en contrepartie d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel. Dans le même ordre d’idées, la Loi type contre la traite des personnes, UNODC, 2009, et le Manuel de formation de base sur les enquêtes et les poursuites relatives au trafic illicite de migrants, UNODC, 2010, des Nations Unies insistent sur la recherche d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel que comporte la définition du trafic illicite de migrants et sur la nécessité de protéger les droits des migrants clandestins.

 

[25]           Les demandeurs affirment que la méthode moderne d’interprétation législative préconisée par la Cour suprême dans l’arrêt Bell ExpressVu, aux paragraphes 26 et 27, exige que l’on examine d’abord le sens courant des mots de la loi. Pour ce faire, on consulte d’abord les dictionnaires. L’Oxford English Dictionary et le Merriam‑Webster Dictionary proposent des définitions du terme anglais « smuggle » qui insistent sur l’aspect secret, clandestin ou furtif du comportement reproché.

 

[26]           Les versions anglaise et française des lois adoptées dans les deux langues font pareillement autorité (Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 RCS 721, au paragraphe 125). La version française de l’alinéa 37(1)b) parle de « passage de clandestins ». Selon le dictionnaire Larousse, le mot « clandestin » évoque le secret. Les demandeurs soutiennent que ce choix de mot visait à englober les migrants économiques qui entrent au Canada clandestinement sans intention de se présenter à un point d’entrée pour y demander l’asile (R c Li, 2001 BCSC 458, au paragraphe 5).

 

[27]           Les demandeurs ont soumis à la Commission un extrait des débats de la Chambre des communes [le Hansard] tenus le 17 mai 2001 dans le cadre des travaux du Comité permanent sur la citoyenneté et l’immigration, au cours desquels il a été discuté de certaines dispositions proposées pour la LIPR. Parmi ces dispositions, il y avait l’article 117, qui aurait érigé en infraction le fait d’organiser l’entrée de personnes au Canada. Les députés craignaient que ceux qui aideraient des personnes à entrer au Canada pour des raisons d’ordre humanitaire tombent sous le coup de cette disposition. On les a rassurés à plusieurs reprises en leur disant que tel ne serait pas le cas en raison de la garantie prévue au paragraphe 117(4). Les demandeurs font observer que [traduction] « les représentants du gouvernement ont clairement déclaré qu’en pareil cas, le procureur général tiendrait compte des motivations de l’intéressé ainsi que de considérations d’ordre humanitaire ». On ne retrouve pas de garantie semblable à l’alinéa 37(1)b), ce qui, suivant les demandeurs, a pour effet de pénaliser les personnes qui viennent en aide aux réfugiés. Les demandeurs soutiennent que le libellé de l’article 117 ne peut être tout simplement adapté pour être utilisé dans le contexte de l’alinéa 37(1)b) sans les garanties correspondantes.

 

[28]           De plus, suivant les demandeurs, le libellé de l’alinéa 37(1)b) doit être interprété à la lumière des objectifs de la LIPR, à savoir, notamment, la sécurité nationale, la protection des réfugiés et des autres victimes et la promotion et le respect des engagements nationaux et internationaux du Canada en matière de droits de la personne. Ainsi que nous l’avons déjà fait observer au paragraphe 23, la LIPR devrait être appliquée et interprétée conformément aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire (De Guzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436 [De Guzman] aux paragraphes 82 à 83 et 87. Au paragraphe 83 de l’arrêt De Guzman, la Cour d’appel fédérale déclare :

[83] À première vue, la directive de l’alinéa 3(3)f) de la  selon laquelle « [l]’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet […] de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire » est assez claire. La LIPR doit être interprétée et mise en œuvre d’une manière compatible avec les instruments visés à l’alinéa 3(3)f), à moins que ce ne soit impossible selon l’approche moderne de l’interprétation législative.

 

[29]           Les demandeurs font valoir que le sens courant des mots, les objectifs de la Loi et les objectifs et les définitions de la Convention et du Protocole donnent tous à penser que le « passage de clandestins » suppose l’entrée clandestine en contrepartie d’un avantage. La conclusion de la commissaire suivant laquelle, pour l’application de l’alinéa 37(1)b), l’expression « passage de clandestins » n’exige pas une entrée clandestine ou illégale ni un paiement ou un avantage constitue une erreur d’interprétation législative. Le fait de définir le passage de clandestins uniquement en fonction de l’article 117 conduirait à une définition qui serait trop large et, de ce fait, inconstitutionnelle, et porterait atteinte aux droits des demandeurs.

 

[30]           Les demandeurs soutiennent que la méthode qu’a retenue le ministre, qui consiste à n’exiger que quatre conditions soient réunies pour répondre à la définition de passeur, à savoir l’existence d’une personne non munie des documents requis, l’entrée au Canada de cette personne, le fait qu’elle soit aidée par l’accusé et le fait que l’accusé soit au courant que la personne n’est pas munie des documents requis, est trop large eu égard au principe de la portée excessive, expliqué dans R c Heywood, [1994] 3 RCS 761, [1994] ACS no 101 (QL), aux paragraphes 49 à 53. Cette interprétation de l’article 37 englobe tout acte du migrant ayant fait l’objet d’un trafic illicite qui a pu faciliter l’opération de passage de clandestins. Elle engloberait les personnes qui ne sont de toute évidence pas des passeurs, y compris les membres de la famille, les défenseurs des droits des réfugiés, les employés des services d’établissement et des organisations de défense des droits de la personne, ce qui n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif des mesures législatives visant à empêcher le passage de clandestins. La disposition ne devrait viser que ceux qui se livrent à l’activité illégale consistant à exploiter des migrants vulnérables en vue d’en tirer un profit.

 

[31]           Le défendeur souligne que la Cour d’appel fédérale a jugé que l’article 37 devait être interprété « de manière libérale, sans restriction aucune ». Dans la LIPR, le législateur a exprimé son intention de donner la priorité à la sécurité du Canada (Sittampalam c Canada (MCI), 2006 CAF 326 [Sittampalam], au paragraphe 21). Le crime organisé représente une importante menace pour la sécurité du Canada (Chiau c Canada (MCI), [2001] 2 CF 297, aux paragraphes 46 et 58). La possibilité d’obtenir une dispense ministérielle atténue la sévérité ou l’iniquité entraînée par l’application de l’article 37 et facilite une interprétation large et libérale de cette disposition (Sittampalam, au paragraphe 28).

 

[32]           Suivant le défendeur, l’interprétation que la Commission a faite de l’expression « passage de clandestins » respecte à la fois les principes d’interprétation législative et l’obligation de se conformer aux instruments internationaux. La Commission a tenu compte des définitions contenues dans la Convention et le Protocole et a estimé que la définition que l’on trouve à l’article 117(1) de la Loi était conforme à l’objectif de la Convention et du Protocole d’interdire le transport de migrants non munis des documents requis. La Commission a conclu que la définition du paragraphe 117(1) était appropriée dans le contexte de l’alinéa 37(1)b) étant donné qu’elle englobait la définition prévue par le Protocole et qu’elle n’excluait ou n’omettait aucune des personnes visées par la définition figurant dans le Protocole. La Commission avait le droit de se fonder sur cette définition avant de recourir aux dictionnaires, étant donné que cette définition se trouvait dans la même loi (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Medovarski, 2004 CAF 85 [Medovarski CAF] au paragraphe 27).

 

[33]           Le défendeur fait observer que le deuxième sens du mot « clandestin » que donne le Larousse (outre « qui se fait en secret ») est le suivant : « qui est en contravention avec les lois et règlements ». Le mot « clandestin » est rarement traduit en anglais par « clandestine » ou « secret » dans le contexte de l’immigration ou d’autres lois comme la Loi sur les douanes, LRC 1985, c 1 (2e suppl.) qui, à son article 159, exclut expressément le concept de clandestinité de l’infraction de contrebande.

 

[34]           Pour ce qui est des instruments internationaux, le défendeur soutient que la définition de « passage de clandestins » au paragraphe 117(1) de la LIPR est compatible avec la définition de « trafic illicite de migrants » du Protocole additionnel à la Convention et que toute personne tombant sous le coup du Protocole sera aussi visée par le paragraphe 117(1). La définition du paragraphe 117(1) satisfait donc aux obligations internationales du Canada. En cas de conflit avec un instrument international, un texte de loi interne valablement édicté a toujours préséance sur le droit international (décision B010, précitée, au paragraphe 48).

 

[35]           Le défendeur fait valoir à titre subsidiaire que si l’avantage financier ou l’avantage matériel constitue un élément essentiel de la définition du passeur, le demandeur a effectivement obtenu un avantage matériel sous forme de meilleures conditions de logement à bord du navire, de sorte que la conclusion de fait tirée par la Commission était raisonnable.

 

[36]           Dans B010, aux paragraphes 51 à 53, le juge Noël a déclaré que le principal objectif de la LIPR était de protéger la sécurité des Canadiens :

53     Comme la Cour suprême l’a mentionné dans l’arrêt Medovarski, précité, au paragraphe 10, l’objectif de la LIPR énoncé à l’article 3 est de donner priorité à la sécurité. Tenant compte de cet objectif, nos tribunaux ont, pour appliquer certaines des dispositions de la section 4 de la LIPR concernant l’interdiction de territoire, donné une interprétation large et sans restriction à des expressions comme « danger pour la sécurité du Canada » et « membre d’une organisation » que l’on trouve à l’article 34 (voir, par exemple, Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 90, [2002] 1 RCS 3; Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, au paragraphe 29, [2005] ACF 381, Harkat (Re), 2010 CF 1241, aux paragraphes 85 à 88, [2010] ACF 1426; Charkaoui (Re), 2005 CF 248, aux paragraphes 35 et 36, [2005] 3 RCF 389).

 

[37]           Dans B010, le juge Noël a conclu qu’il était raisonnable de la part de la Section de l’immigration de définir l’expression « passage de clandestins » à l’article 37 en recourant à l’article 117. Dans son analyse, que l’on trouve aux paragraphes 38 à 64, le juge a conclu que les deux dispositions en question visaient clairement la même activité, et que le fait d’adopter deux définitions différentes créerait une contradiction au sein de la LIPR permettant de reconnaître un individu coupable d’avoir organisé l’entrée illégale de personnes au Canada au sens de l’article 117 sans toutefois le déclarer interdit de territoire au Canada en vertu de l’article 37. Tout en relevant l’existence de deux interprétations contradictoires de la Loi, le juge a estimé que, si l’on appliquait la norme de la décision raisonnable, l’interprétation du tribunal, qui excluait tout élément de profit, appartenait aux issues acceptables.

 

[38]           Pour des raisons de courtoisie judiciaire et parce qu’il souscrivait entièrement à l’analyse du juge Noël dans B010, le juge Hughes a souscrit à cette façon de voir dans B072 c Canada, 2012 CF 899 [B072], affaire qui portait sur la même question. Dans la décision Hernandez, précitée, le juge Zinn est arrivé pour sa part à une conclusion différente. Il a estimé que le passage de clandestins au sens du paragraphe 37(1)b) comportait un élément de profit. L’application de la norme de contrôle de la décision correcte exigeait l’infirmation de la décision du tribunal.

 

[39]           Dans B306 c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 1282, le juge Gagné a établi une distinction entre les faits de l’affaire dont il était saisi et ceux de l’affaire B010, précitée. Dans l’affaire B306, le demandeur avait abordé un membre de l’équipage du navire à moteur Sun Sea pour lui demander de cuisiner pour les membres de l’équipage en échange de nourriture additionnelle. On lui avait également confié une tâche quotidienne de vigie. Sa situation était différente de celle du demandeur dans l’affaire B010, dans laquelle le tribunal avait conclu que le demandeur avait embarqué en sachant qu’il ferait partie de l’équipage. De même, en l’espèce, le demandeur ne faisait pas partie de l’équipage au début du voyage.

 

[40]           Le juge Gagné a conclu que « même si la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation large qui est faite de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR » (au paragraphe 25), le tribunal avait tiré une conclusion déraisonnable en estimant que le demandeur avait la mens rea nécessaire pour être considéré comme un passeur. Il était déraisonnable de la part du tribunal de ne pas tenir compte du contexte de dépendance et de l’absence de rôle d’autorité du demandeur dans cette opération de passage de clandestins (aux paragraphes 34 et 35). La simple connaissance du fait que les autres passagers n’étaient pas munis des documents requis pour entrer au Canada ne pouvait raisonnablement justifier la conclusion que le demandeur s’était livré à l’activité de passage de clandestins au sens de l’alinéa 37(1)b) (au paragraphe 36).

 

[41]           Je relève qu’à strictement parler, l’alinéa 117(1) ne définit pas le « passage de clandestins ». Il énumère les éléments constitutifs de l’infraction consistant à aider et à encourager une entrée illégale. Ainsi que le juge Gagné l’explique, il faudrait démontrer l’intention pour établir la culpabilité de l’intéressé. Par exemple, condamner le demandeur J.P. au vu des faits de l’espèce exigerait qu’une cour criminelle soit convaincue hors de tout doute raisonnable qu’il avait l’intention d’« aider et d’encourager » la perpétration de l’infraction par les organisateurs de l’opération.

 

[42]           Le Canada a accepté de prendre des mesures sévères pour pénaliser ceux qui se livrent à la traite de personnes lorsqu’il a signé la Convention et le Protocole. Il s’est également engagé à l’époque à prendre des mesures pour protéger ceux qui étaient victimes de la traite de personnes. La ligne de démarcation entre ces deux engagements risque d’être difficile à tracer si l’on retient une interprétation trop large de l’alinéa 37(1)b) qui englobe des personnes qui n’ont pas planifié ou accepté d’exécuter le plan ou qui n’espèrent obtenir comme récompense rien de plus qu’une modeste amélioration dans leurs conditions de vie. La question qui se pose est celle de savoir si une « amélioration modeste » ou une quote‑part en tant qu’associé dans une entreprise de passeurs qui pourrait faire tomber l’intéressé sous le coup de l’alinéa 37(1)b) constitue une question de fait que la Commission doit trancher. Or, la Commission ne peut, à mon avis, se soustraire à cette tâche en se retranchant derrière les éléments factuels de l’infraction prévus au paragraphe 117(1).

 

[43]           Je suis convaincu que la Commission a erronément interprété l’expression « passage de clandestins » à l’article 37 de la LIPR et que sa décision est, dans l’ensemble, déraisonnable. Je vais par conséquent lui renvoyer l’affaire pour qu’elle la réexamine en conformité avec les présents motifs.

 

[44]           J’accepte la suggestion des parties de certifier la question suivante en tant que question grave de portée générale, à l’instar de mes collègues dans les affaires B010, B072 et B306 :

Aux fins de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, est‑il approprié de définir l’expression « passage de clandestins » sur la base de l’article 117 de ladite loi plutôt que sur la base de la définition contenue dans un instrument international dont le Canada est signataire?

 

[45]           J’estime à propos de me joindre également au juge Zinn pour certifier une autre question se rapportant à la norme de contrôle, compte tenu des opinions divergentes exprimées par la Cour sur la question :

L’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC  2001, c 27, et, en particulier, de l’expression « passage de clandestins » qui y figure est‑elle susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte ou selon la norme de la décision raisonnable?

 

 


 

JUGEMENT

LA COUR :

1.      ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire;

2.      ANNULE la décision, en date du 17 février 2012, par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés a conclu que les demandeurs étaient interdits de territoire au Canada et RENVOIE l’affaire à la Commission pour qu’une nouvelle décision soit rendue par un tribunal différemment constitué en conformité avec les présents motifs;

3.      CERTIFIE les questions suivantes :  

a) Aux fins de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, est‑il approprié de définir l’expression « passage de clandestins » sur la base de l’article 117 de ladite loi plutôt que sur la base de la définition contenue dans un instrument international dont le Canada est signataire?

b) L’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC  2001, c 27, et, en particulier, de l’expression « passage de clandestins » est‑elle susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte ou selon la norme de la décision raisonnable?

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑2041‑12

 

INTITULÉ :                                                  J.P. et G.J.

 

                                                                        et

 

                                                                        MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 10 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 12 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Cranton

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

LORNE WALDMAN

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

MYLES J. KIRVAN

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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