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Date : 20130115

Dossier : T-685-11

Référence : 2013 CF 34

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 15 janvier 2013

En présence de madame la juge Snider

 

ENTRE :

 

SYNDICAT CANADIEN DES COMMUNICATIONS, DE L’ÉNERGIE ET DU PAPIER

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DU PATRIMOINE CANADIEN

ET DES LANGUES OFFICIELLES,

REPRÉSENTÉ PAR

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.                   Introduction

 

[1]               Jusqu’au 13 juillet 2010, CanWest Global Communications Corp. (CanWest) était propriétaire d’importants actifs dans le secteur de la publication de journaux. Le 13 juillet 2010, ces actifs ont été acquis par Postmedia Network Canada Corp. (Postmedia).

 

[2]               Le demandeur, le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (le SCEP ou le Syndicat), représente 1 800 employés de ce qui avait jusque-là été les divisions de l’édition de CanWest. Tout en reconnaissant que la majorité des actions à droit de vote de Postmedia est aux mains d’unités canadiennes, le SCEP affirme que Postmedia est contrôlée en fait par des non-Canadiens. Le SCEP estime que, cela étant, le défendeur, ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles (le ministre) aurait dû mener l’examen prévu par les dispositions pertinentes de la Loi sur Investissement Canada, LRC 1985, c 28 (1er suppl) (la LIC) afin de décider si l’acquisition en question allait vraisemblablement être à l’avantage net du Canada.

 

[3]               Le SCEP a, dans une lettre en date du 24 février 2011 (la demande du SCEP) formulé un certain nombre d’allégations concernant le contrôle de fait exercé sur Postmedia, joignant un exemplaire, non signé, de la Convention d’achat d’actifs en vertu de laquelle avaient été cédés les actifs que CanWest possédait dans le secteur de la publication de journaux. Dans sa lettre, le SCEP demandait au ministre :

 

a)                  de conclure que Postmedia [TRADUCTION] « est en fait contrôlée par ses créanciers et actionnaires non canadiens »;

 

b)                  de s’assurer que l’acquisition des actifs en question était à l’avantage net du Canada (ce qui, selon le SCEP, n’est pas le cas, le Syndicat estimant qu’il y aurait lieu pour Postmedia de prendre les engagements qu’exige la protection des intérêts culturels et économiques du Canada).

 

[4]               Par une lettre concise d’une page, datée du 22 mars 2011 (la lettre de réponse), le ministre a répondu à la demande du SCEP. Le ministre a accusé réception de la demande du SCEP, remercié le SCEP [TRADUCTION] « d’avoir pris le temps de lui faire part de ses préoccupations », et fourni une explication brève et générale du fonctionnement de la LIC. Le ministre n’a pas répondu de manière directe aux deux demandes précises formulées par le SCEP et n’a donné aucune explication du fait qu’il n’y répondait pas.

 

[5]               Le SCEP affirme que le ministre n’a pas exécuté le mandat que lui confère la LIC. En outre, le Syndicat voit dans la lettre de réponse une « décision » ou un « objet » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, estimant que cette lettre se prête par conséquent à l’intervention de la Cour. Plus précisément, le SCEP demande à la Cour d’infirmer la prétendue « décision », et de renvoyer la demande du SCEP au ministre en demandant à celui-ci :

[TRADUCTION] de décider, conformément au paragraphe 26(2.1) de la Loi sur Investissement Canada et à toute autre instruction de la Cour, s’il est d’avis que l’unité qui a acquis les actifs de CanWest dans le secteur de la publication de journaux est contrôlée en fait par un ou plusieurs non-Canadiens et, s’il est effectivement de cet avis, de procéder à l’examen de l’acquisition en question afin de voir si ce rachat est vraisemblablement à l’avantage net du Canada compte tenu des facteurs énumérés à l’article 20 de la Loi sur Investissement Canada.

 

II.                Les questions en litige

 

[6]               Voici les questions qu’il m’appartient de trancher :

 

1.                  La lettre de réponse du ministre est-elle une « décision » ou un « objet » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, pouvant à ce titre faire l’objet d’un contrôle judiciaire?

2.                  À la suite d’une demande formulée par un tiers, le ministre est-il dans l’obligation de procéder à l’examen d’une acquisition afin de décider si une unité est contrôlée en fait par un ou des non-Canadiens?

3.                  Le fait que le SCEP ne soit pas admis à demander le contrôle judiciaire de la lettre de réponse aurait-il pour résultat de laisser au ministre un pouvoir discrétionnaire sans entraves, contrairement aux principes dégagés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Roncarelli c Duplessis, [1959] SCR 121, 16 DLR (2d) 689, aux pages 130-145 (Roncarelli)?

 

[7]               Pour les raisons exposées ci-dessous, j’estime que la réponse du ministre n’est pas un « objet » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et que, en tout état de cause, le ministre n’est pas dans l’obligation de répondre aux demandes d’examen émanant de tiers. La demande de contrôle judiciaire n’étant par conséquent pas fondée, il y a lieu de la rejeter.

 

III.             Recevabilité des affidavits de M. Murdoch

 

[8]               Le ministre a soulevé une question préliminaire concernant la recevabilité de certaines parties des affidavits n° 1 et n° 2 de M. Peter Murdoch, vice-président, Média du SCEP (les affidavits de M. Murdoch). Le ministre sollicite la radiation de ces affidavits. Les parties de ces affidavits contestées en l’espèce consistent en des documents qui sont joints, affirme-t-on, afin de faire état du contexte de l’acquisition effectuée par Postmedia et de soulever la question de savoir à qui appartient la société. Les documents en question semblent n’avoir pour objet que de renforcer l’argument du SCEP, qui soutient que Postmedia est contrôlée en fait par des non‑Canadiens. Hormis la Convention d’achat d’actifs, aucun de ces documents n’a été fourni au ministre.

 

[9]               Les parties des affidavits contestées en l’occurrence ne concernent pas des choses dont M. Murdoch a connaissance, et ne sont, ni au sens de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, ni selon la common law, des « pièces commerciales ». En outre, hormis la Convention d’achat d’actifs, ces documents n’ont pas été fournis au ministre. Non seulement les éléments de preuve que représentent ces documents constituent du ouï-dire irrecevable, mais ils ne me sont d’aucune utilité dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire. Il en est ainsi, car, comme le SCEP l’a reconnu, il ne m’est pas demandé de me prononcer sur la question de savoir si l’acquisition des actifs de presse de CanWest a abouti à un contrôle en fait par un ou des non‑Canadiens. Les affidavits de M. Murdoch sont, dans leur intégralité, tout simplement dénués de pertinence par rapport aux questions dont je suis saisie. J’ordonne donc leur radiation.

 

IV.             Cadre législatif

 

[10]           Afin de situer cette demande de contrôle judiciaire dans son contexte, je commence par un aperçu des dispositions pertinentes de la LIC.

 

[11]           La LIC, édictée en 1985, a remplacé la Loi sur l’examen de l’investissement étranger, LC 1973-74, c 46 (LEIE), ainsi que l’a rappelé le ministre. La LIC est le principal mécanisme d’examen des investissements étrangers au Canada. Conformément à l’objet de la LIC, tel qu’exposé en son article 2, et qui est d’« instituer un mécanisme d’examen des investissements importants effectués au Canada par des non-Canadiens de manière à encourager les investissements au Canada et à contribuer à la croissance de l’économie et à la création d’emplois », la LIC prévoit que l’on puisse, dans certaines circonstances précises, procéder à l’examen d’entreprises, même celles qui seront contrôlées par des non-Canadiens.

 

[12]           Le cadre législatif accorde un statut spécial aux activités commerciales culturelles. En application de l’article 15, l’investissement qui ne serait pas normalement sujet à examen peut faire l’objet d’un examen si :

a)         il vise un type précis d’activité commerciale désigné par règlement et qui, de l’avis du gouverneur en conseil, est lié au patrimoine culturel du Canada ou à l’identité nationale

(a)        It falls within a prescribed specific type of business activity that, in the opinion of the Governor in Council, is related to Canada’s cultural heritage or national identity

 

[13]           Les « types précis » d’activités commerciales auxquelles s’applique l’alinéa 15a) sont énumérés à l’Annexe IV du Règlement sur Investissement Canada, DORS/85-611. En l’espèce, il est pertinent de souligner que « la publication, la distribution ou la vente de livres, de revues, de périodiques ou de journaux, sous forme imprimée ou assimilable par une machine » est un type d’activité commerciale désigné par règlement. Les parties conviennent que l’acquisition des actifs de CanWest dans le secteur de la publication de journaux visait bien, aux fins de la LIC, l’acquisition d’un type « d’activité commerciale désigné par règlement ».

 

[14]           En 1999, le pouvoir de procéder à l’examen d’investissements en rapport avec les types précis d’activités commerciales culturelles désignées par règlement en vertu de l’alinéa 15a) est passé du ministre de l’Industrie au ministre (voir le Décret transférant au ministre du Patrimoine canadien les attributions du ministre de l’Industrie, TR/2009-99).

 

[15]           Les critères permettant de décider du statut canadien d’une unité sont énoncés à l’article 26 de la LIC. Selon l’alinéa 26(1)a), « une unité est sous contrôle canadien si un Canadien ou plusieurs membres d’un groupement de votants qui sont canadiens sont propriétaires de la majorité de ses intérêts avec droit de vote ». Le SCEP ne conteste pas que Postmedia répond à cette définition de contrôle. Autrement dit, Postmedia (du moins en ce qui concerne les périodes pertinentes aux fins de la demande de contrôle judiciaire) constituait bien, aux termes de l’alinéa 26(1)a), une unité sous contrôle canadien. Cependant, un éventuel examen de l’acquisition faite par Postmedia (ou de toute autre prise de contrôle d’une entreprise culturelle) ne s’arrêterait pas là. La LIC distingue le « contrôle en droit », à l’alinéa 26(1)a), du « contrôle en fait », au paragraphe 26(2.1). Selon le paragraphe 26(2.1), ajouté à la LIC en 1993 :

Le ministre peut, après examen des renseignements et des éléments de preuve qui soit lui sont fournis par ou pour une unité exerçant ou projetant d’exercer un type d’activité désigné par règlement aux fins de l’alinéa 15a), soit sont par ailleurs mis à sa disposition ou à celle du directeur, décider que l’unité, même si elle remplit les conditions mentionnées aux paragraphes (1) ou (2), n’est pas sous contrôle canadien s’il estime que celle-ci est contrôlée en fait par un ou plusieurs non-Canadiens.

Where an entity that carries on or proposes to carry on a specific type of business activity that is prescribed for the purposes of paragraph 15(a) qualifies as a Canadian-controlled entity by virtue of subsection (1) or (2), the Minister may nevertheless determine that the entity is not a Canadian-controlled entity where, after considering any information and evidence submitted by or on behalf of the entity or otherwise made available to the Minister or the Director, the Minister is satisfied that the entity is controlled in fact by one or more non-Canadians.

 

[16]           L’essentiel est que, si le ministre venait à décider que Postmedia est contrôlée « en fait » par des non-Canadiens, il serait tenu, après examen des facteurs énumérés à l’article 20 de la LIC, de s’assurer que « l’investissement sera vraisemblablement à l’avantage net du Canada » (LIC, paragraphe 21(1)).

 

V.                Analyse

 

A.                Question n° 1 : La lettre de réponse constitue-t-elle une « décision »?

 

[17]           Pour le SCEP, la réponse du ministre est bien une décision. Le Syndicat estime que la lettre en question constitue, de la part du ministre, la décision de refuser d’exercer le pouvoir discrétionnaire, en vertu du paragraphe 26(2.1) de la LIC, de procéder à l’examen de l’acquisition faite par Postmedia.

 

[18]           Le Syndicat affirme par ailleurs que le comportement des délégués du ministre, dont rendent compte les affidavits de Mme Marston-Shmelzer, directrice adjointe, Investissements, et directrice, Examen des investissements dans le secteur culturel (EISC), démontre que la décision de ne pas procéder à l’examen de l’acquisition faite par Postmedia avait effectivement été prise.

 

[19]           Le ministre fait pour sa part valoir que sa réponse n’était qu’un accusé de réception des renseignements transmis par le SCEP ou une simple lettre de courtoisie et que, à ce titre, elle n’est pas justiciable. Je préfère sur ce point la définition qu’en donne le ministre.

 

(1)               Principes généraux

 

[20]           Pour que la décision puisse faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, il faut que la décision constitue un « objet » au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[21]           Le terme « objet », au sens du paragraphe 18.1(1), ne se limite pas aux décisions ou ordonnances d’un office fédéral. Dans l’arrêt May c CBC/Radio-Canada, 2011 CAF 130, 420 NR 23, affaire concernant le contrôle judiciaire d’un bulletin émis par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, la Cour d’appel fédérale a eu l’occasion de préciser la portée de l’article 18.1(1). Rejetant l’argument de la demanderesse qui soutenait que le bulletin en question pouvait effectivement faire l’objet d’un contrôle judiciaire, la Cour a, au paragraphe 10 de son arrêt, fait l’observation générale suivante :

[TRADUCTION]

[...] Bien qu’il soit vrai que, normalement, les demandes de contrôle judiciaire portées devant la Cour fédérale concernent les décisions rendues par des organismes fédéraux, il est bien reconnu dans la jurisprudence que le paragraphe 18.1(1) permet à « quiconque est directement touché par l’objet de la demande » de présenter une demande de contrôle judiciaire. Le mot « objet » englobe davantage qu’une simple décision ou ordonnance d’un organisme fédéral : il s’applique à tout élément pouvant faire l’objet d’une demande de réparation : Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.F.), à la page 491. À tout moment, une politique en vigueur qui est entachée d’illégalité ou d’inconstitutionnalité peut être contestée par le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire visant, à titre de réparation, un jugement déclaratoire par exemple : Sweet c Canada (1999), 249 N.R. 17.

 

[22]           Le simple fait qu’un document soit dénommé accusé de réception ou lettre de courtoisie ne le met pas automatiquement à l’abri du contrôle judiciaire. Il me faut par conséquent examiner attentivement la lettre de réponse, et la situer dans son contexte factuel et juridique.

 

(2)               La lettre de réponse

 

[23]           Commençons par examiner la lettre de réponse, dont voici le texte intégral :

[TRADUCTION]

Je vous remercie de votre lettre du 24 février 2011, envoyée au nom du Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (SCEP) concernant l’acquisition par Postmedia Network Canada Corporation des actifs de Canwest Global Communications Corporation dans le secteur de la publication de journaux. Je suis heureux que vous ayez pris le temps de me faire part des préoccupations éprouvées à cet égard par le SCEP.

 

Vous savez sans doute que les renseignements détaillés touchant le traitement accordé à des investissements précis relativement à la Loi sur Investissement Canada (LIC) sont protégés et ne peuvent par conséquent pas être divulgués à des tiers. Par contre, il me fera plaisir de vous préciser quelle est la portée de la LIC et la manière dont elle est appliquée.

 

Dans le secteur culturel, la LIC s’applique aux non-Canadiens créant au Canada de nouvelles entreprises culturelles ou acquérant le contrôle d’entreprises culturelles canadiennes existantes. Avant d’acquérir directement une entreprise culturelle canadienne, y compris une entreprise du secteur de la publication de journaux, dont la valeur nette des actifs est d’au moins 5 millions de dollars, les non-Canadiens doivent obtenir l’autorisation du ministre du Patrimoine canadien. Les entreprises canadiennes associées à des partenaires étrangers ne contrôlant pas l’entreprise ne sont pas, par contre, assujetties aux dispositions de la LIC.

 

Soyez assurés que les dispositions de la LIC sont uniformément appliquées aux investissements étrangers qui en relèvent. Les investissements effectués dans le secteur culturel du Canada sont surveillés de près afin que soient respectées les dispositions de la LIC.

 

Veuillez agréer l’expression de mes meilleurs sentiments.

 

[24]           Je relève, à la lecture de la lettre de réponse, trois idées importantes. La première est que le ministre accuse réception de la demande du SCEP. Le ministre insiste en deuxième lieu sur la nature confidentielle des renseignements touchant un investissement précis. Troisièmement, le ministre explique que, de manière générale, les acquisitions faites par des non‑Canadiens exigent l’autorisation du ministre, mais que les investissements effectués par des [traduction] « entreprises canadiennes associées à des partenaires étrangers ne contrôlant pas l’entreprise ne sont pas, par contre, assujettis aux dispositions de la LIC ».

 

[25]           Pour le SCEP, la lettre en question montre que le ministre interprète mal les pouvoirs que lui confère la LIC. Cet argument semble fondé sur le fait que, dans sa lettre, le ministre ne mentionne aucunement le paragraphe 26(2.1) de la LIC, qui lui donne le pouvoir discrétionnaire de procéder à l’examen d’une opération aboutissant à un contrôle en fait par des non-Canadiens. Cette omission me paraît être sans importance. Le ministre, voulant être utile, donnait un aperçu général de la question et on ne saurait attendre de lui un avis juridique détaillé sur les diverses dispositions de la LIC. La lettre ne contient rien d’inexact. Le SCEP souhaite en faire dire davantage à la lettre, mais son effort en ce sens n’est guère convaincant.

 

[26]           Le SCEP soutient par ailleurs que :

[TRADUCTION]

Si elle faisait part d’une politique ministérielle en ce domaine ou d’une interprétation de la LIC empêchant que la demande formulée par le SCEP soit examinée sur le fond, la lettre en question est susceptible de contrôle judiciaire.

 

[27]           Ce raisonnement du SCEP se heurte à l’argument que la lettre de réponse n’est absolument pas l’expression d’une telle politique en ce domaine ou interprétation des dispositions de la LIC. Non seulement est-il manifeste que ce n’était pas là le but de la lettre de réponse, mais il n’y a pas le moindre élément de preuve qui porte à penser que cette lettre entendait faire état d’une telle politique ou interprétation.

 

[28]           Selon moi, cette lettre est un simple accusé de réception de la demande transmise par le SCEP. Elle ne reflète en rien une décision du ministre. Manifestement, il ne s’agit pas d’un « objet » au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

(3)               La conduite d’EISC

 

[29]           Même si la lettre en question n’est manifestement qu’une lettre de courtoisie envoyée au Syndicat en réponse à sa demande, il se pourrait que le contexte dans lequel se situe ce message montre qu’une décision avait effectivement été prise. C’est là le deuxième argument avancé par le SCEP.

 

[30]           Selon le SCEP, il ressort du dossier pris dans son intégralité que le ministre (ou, plus précisément, les fonctionnaires d’EISC) avait décidé de ne pas procéder à l’examen de l’acquisition effectuée par Postmedia.

 

[31]           Pour ce qui est de cet argument, je commence par noter que la lettre de réponse a été envoyée moins d’un mois après réception de la demande du SCEP. On peut donc immédiatement et raisonnablement soutenir que la lettre de réponse ne pouvait absolument pas constituer une décision quant au bien-fondé de la demande du SCEP, étant donné le temps nécessaire pour étudier les allégations avancées par le Syndicat. Le SCEP a, dans sa plaidoirie, reconnu qu’il en est effectivement ainsi. Le second argument avancé par le SCEP, qui affirme que les fonctionnaires d’EISC avaient bel et bien décidé définitivement que l’acquisition en question ne ferait pas l’objet d’un examen – est difficile à retenir.

 

[32]           À l’appui de cet argument, le SCEP invoque les déclarations contenues dans les affidavits de Mme Marston-Shmelzer. Dans ses affidavits, Mme Marston-Shmelzer expose la procédure qu’applique EISC lors de l’examen d’investissements relevant des attributions du ministre. Selon Mme Marston-Shmelzer :

[TRADUCTION]

Pour obtenir du ministre du Patrimoine canadien une décision rendue en vertu de la LIC, les fonctionnaires d’EISC sont tenus de rédiger à son intention une note d’information qui doit être revêtue de la signature du directeur, Investissements.

 

[33]           Mme Marston-Shmelzer a également évoqué la demande formulée par le SCEP ainsi que la manière dont EISC l’avait traitée. EISC a bien fourni au cabinet du ministre des éléments d’information, mais, selon la déclaration faite sous serment par Mme Marston‑Shmelzer, [TRADUCTION] « EISC n’a à aucun moment fait la moindre démarche en vue d’obtenir du ministre du Patrimoine canadien une décision en réponse à la [demande formulée par le SCEP] ». Le Syndicat semble voir dans cette déclaration la reconnaissance que les fonctionnaires d’EISC avaient décidé de ne pas donner suite aux renseignements transmis par le SCEP. On ne saurait retenir une telle interprétation de ce qu’a déclaré Mme Marston-Shmelzer. Elle a simplement dit qu’aucune démarche n’avait été effectuée pour demander au ministre de prendre une décision. Ce n’est pas du tout la même chose que d’avoir décidé que la demande formulée par le SCEP n’était pas fondée. Les affidavits ne contiennent rien qui porte à penser qu’il n’aurait pas été donné suite à une décision de procéder à l’examen de l’acquisition effectuée par Postmedia, ou qu’il a été décidé de ne pas procéder à un tel examen. Je relève par ailleurs que, si le SCEP interprète ainsi la déclaration faite sous serment par Mme Marston-Shmelzer, c’est sans l’avoir contre-interrogé au sujet de ses affidavits afin d’élucider ses propos.

 

[34]           En dernière analyse, je n’admets pas l’argument du SCEP voulant que le ministre, par l’intermédiaire de ses fonctionnaires d’EISC, ait pris la décision de ne donner aucune suite à la demande formulée par le Syndicat.

 

B.                 Question n° 2 : Le ministre est-il tenu de donner suite à la demande du SCEP?

 

[35]           La question de savoir si le ministre a pris une décision susceptible de contrôle judiciaire est liée à celle de savoir s’il a une quelconque obligation de procéder à l’examen de l’acquisition effectuée par Postmedia à la suite de la demande en ce sens formulée par le Syndicat. En d’autres termes, une demande formulée par un tiers peut-elle provoquer l’examen prévu au paragraphe 26(2.1)?

 

[36]           Si, de fait, une telle obligation existait, on pourrait conclure que le ministre était tenu de donner suite à la demande formulée par le SCEP, et que le fait de ne pas avoir procédé ainsi soulève effectivement une question justiciable. Cela serait conforme aux observations faites par la Cour dans la décision Krause c Canada, [1999] 2 CF 476, à la page 491, 236 NR 317 (voir également Popal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 CF 532, [2000] ACF n° 352, au paragraphe 30) c’est-à-dire que toute question à l’égard de laquelle il est possible d’obtenir réparation peut être considérée comme « objet de la demande ». Si je devais conclure, comme l’affirme le SCEP, que le ministre était dans l’obligation de lui répondre, le fait qu’il n’ait pas répondu pourrait être susceptible de contrôle judiciaire étant donné, pourrait-on soutenir, que le Syndicat disposerait alors d’un recours (tel que le mandamus ou le certiorari). Or, je considère qu’une telle obligation n’existe pas.

 

[37]           La principale difficulté, pour le SCEP, est que l’on ne trouve, ni au paragraphe 26(2.1), ni dans le reste de la LIC, rien qui prévoie la possibilité pour un tiers de déposer une plainte au sujet d’une opération, ou d’en demander l’examen. Le législateur n’a pas entendu qu’un tiers puisse provoquer, dans de telles circonstances, l’examen d’une acquisition. Autrement, le législateur aurait inscrit dans la LIC des termes explicites en ce sens. Là où le législateur a manifesté l’intention de permettre de déclencher une action, les dispositions de la LIC le prévoient. Ainsi, l’article 37 fixe la procédure permettant, dans certaines circonstances, d’obtenir du ministre une opinion.

 

[38]           Le large pouvoir discrétionnaire qu’a le ministre de procéder à un examen en vertu de la LIC est analogue à celui du ministre du Revenu national, sur lequel la Cour d’appel fédérale s’est penchée dans Distribution Canada Inc c Ministre du Revenu national, [1993] 2 CF 26, à la p. 41, 99 DLR (4th) 440 (CAF), refus d’autorisation de pourvoi en Cour suprême du Canada, [1993] 2 RCS vii. Dans cette affaire, une organisation d’épiciers demandait au ministre du Revenu national de faire appliquer certaines dispositions du Tarif des douanes, LRC 1985, c C‑54, à l’encontre de personnes achetant aux États-Unis des marchandises à ramener au Canada. Estimant que le ministre du Revenu national n’avait aucunement manqué à une des obligations que lui imposait le Tarif des douanes, la Cour d’appel a conclu que :

Seul celui qui est tenu à une obligation publique de ce genre peut décider de la façon dont il utilise ses ressources à cette fin. Le ministre n’a pas manqué à ses obligations, ni n’a fait preuve de négligence ou de mauvaise foi. Il a fait la preuve des difficultés qu’il rencontre dans l’application de la loi, et il est investi dans ce contexte d’un pouvoir discrétionnaire auquel la justice ne portera pas atteinte. [Non souligné dans l’original.]

 

[39]           En l’espèce, le ministre dispose, en vertu du paragraphe 26(2.1), d’un large pouvoir discrétionnaire semblable. Il est tenu d’appliquer un régime législatif complexe et important à l’égard des investissements étrangers dans le secteur des activités culturelles canadiennes. Le dossier ne contient aucun élément de preuve permettant d’affirmer que le ministre aurait [traduction] « renoncé à remplir ses obligations » ou qu’il ait en l’occurrence [traduction] « fait preuve de négligence ou de mauvaise foi ». En fait, il ressort du témoignage de Mme Marston-Shmelzer, que le ministre, par l’intermédiaire d’EISC, étudie attentivement tous les renseignements qui lui sont fournis avant de décider si l’examen prévu au paragraphe 26(2.1) se justifie dans tel ou tel cas précis. Ajoutons que, compte tenu des exigences élevées de confidentialité qu’impose en ce domaine le cadre législatif, le large pouvoir discrétionnaire conféré au ministre revêt encore plus d’importance. Cela étant, la Cour ne devrait pas intervenir.

 

C.                 Question n° 3 : Le pouvoir discrétionnaire du ministre est-il absolu et sans entraves?

 

[40]           Le dernier argument avancé par le Syndicat est que, contrairement aux principes dégagés dans l’arrêt Roncarelli, précité, le refus de soumettre la décision du ministre au contrôle judiciaire aurait pour effet de mettre le ministre à l’abri du contrôle judiciaire. Le SCEP fait par conséquent valoir que l’exercice (ou non-exercice) par le ministre de son pouvoir discrétionnaire en réponse à la demande formulée par le SCEP devrait être soumis au contrôle judiciaire. Selon moi, les principes dégagés dans l’arrêt Roncarelli ne s’appliquent pas en l’espèce.

 

[41]           Je conviens avec le SCEP qu’il n’existe pas de pouvoir discrétionnaire absolu et sans entraves pouvant être exercé au bon gré du décideur. Dans l’arrêt Roncarelli, précité, à la page 140, le juge Rand, en accord avec la majorité de la Cour suprême, s’est prononcé en ces termes :

[traduction]

[…]; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. […] La « discrétion » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice d’un devoir public. Une loi doit toujours s’entendre comme s’appliquant dans une certaine optique […]

 

[42]           Selon le juge Rand, un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi doit être exercé en tenant compte des facteurs pertinents et en fonction du cadre législatif applicable. Selon le juge Rand, l’élément non pertinent qui, dans l’affaire Roncarelli, avait été pris en compte pour annuler le permis d’alcool du demandeur, était l’exercice par le demandeur de son droit [traduction] « incontestable » de fournir un cautionnement pour des témoins de Jéhovah. L’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi était fonction de l’objet de la législation sur la vente d’alcool dans les restaurants (Roncarelli, précité, à la p. 141). De même que la couleur des cheveux ou la province d’origine de quelqu’un n’ont rien à voir avec la vente de boissons alcoolisées dans un restaurant, le fait que M. Roncarelli ait fourni un cautionnement était sans pertinence (Roncarelli, précité, à la p. 140).

 

[43]           Contrairement à ce qu’il en était dans l’affaire Roncarelli, le dossier dont je suis saisie ne contient rien qui indique qu’EISC ou le ministre ait pris en compte des éléments non pertinents. Le Syndicat soutient qu’il n’a été tenu aucun compte de sa demande d’examen parce qu’elle émanait d’un tiers qui, pourtant, était en droit de faire parvenir des renseignements au ministre. Toutefois, rien dans le dossier n’indique que cela ait effectivement été le cas. À l’inverse, vu les témoignages de M. Duplessis et de M. Archambault, directeur général de la Commission des liqueurs, le motif ayant entraîné à l’époque l’annulation du permis d’alcool de M. Roncarelli était [traduction] « indubitable » (Roncarelli, précité, à la p. 133).

 

[44]           En fait, compte tenu de l’objet même de la LIC, la lettre de réponse et les affidavits non contestés de Mme Marston-Shmelzer démontrent que seuls ont été pris en compte des éléments pertinents. L’objet de la LIC est énoncé à l’article 2 de la LIC :

 Étant donné les avantages que retire le Canada d’une augmentation du capital et de l’essor de la technologie et compte tenu de l’importance de préserver la sécurité nationale, la présente loi vise à instituer un mécanisme d’examen des investissements importants effectués au Canada par des non-Canadiens de manière à encourager les investissements au Canada et à contribuer à la croissance de l’économie et à la création d’emplois, de même qu’un mécanisme d’examen des investissements effectués au Canada par des non-Canadiens et susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale.

 Recognizing that increased capital and technology benefits Canada, and recognizing the importance of protecting national security, the purposes of this Act are to provide for the review of significant investments in Canada by non-Canadians in a manner that encourages investment, economic growth and employment opportunities in Canada and to provide for the review of investments in Canada by non-Canadians that could be injurious to national security.

 

[46]           Contrairement aux arguments avancés par le SCEP, le ministre n’est pas à l’abri du contrôle judiciaire. Le pouvoir discrétionnaire qu’il tient de la LIC n’a rien d’absolu et la Cour pourrait intervenir si le ministre prenait en compte des facteurs n’ayant rien à voir avec l’objet de la LIC et le contexte dans lequel la loi est appliquée. Par contre, lorsque les faits ne permettent pas d’établir l’existence d’un acte contraire à la primauté du droit et que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire semble avoir été fondé sur des facteurs pertinents, il n’appartient pas à la Cour d’intervenir.

 

VI.             Conclusion

 

[47]           Voici, en dernière analyse, mes principales conclusions :

 

1.                  La lettre de réponse était une lettre de courtoisie ou un accusé de réception qui a été envoyé à simple titre d’information. Elle ne constitue pas un refus de prendre une décision et il ne ressort pas du dossier qu’il a été décidé de ne pas donner suite à la demande formulée par le SCEP.

 

2.                  Le paragraphe 26(2.1) n’impose aucunement au ministre l’obligation de procéder à un examen à la demande d’un tiers.

 

3.                  Le pouvoir discrétionnaire du ministre n’est pas illimité et rien n’indique que son pouvoir discrétionnaire a été ou serait exercé en fonction d’éléments sans rapport avec l’objet même de la LIC.

 

[48]           Pour ces motifs, je conclus qu’il y a lieu de rejeter la demande de contrôle judiciaire étant donné qu’il n’existe en l’espèce ni « décision » ni « objet » qui puisse être contesté par voie de contrôle judiciaire.

 

[49]           Le ministre a droit aux dépens, au titre desquels il sollicite la somme forfaitaire de 10 000 $. Les parties reconnaissent que ce montant convient en l’espèce. J’estime que la somme de 10 000 $ (taxes et débours compris) correspond à la taxation raisonnable des dépens dans une affaire de cette complexité.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

 

1.                  la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

2.                  les affidavits n° 1 et n° 2 de M. Peter Murdoch sont radiés;

 

3.                  la somme de 10 000 $, taxes et débours compris, est accordée au défendeur au titre des dépens.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-685-11

 

INTITULÉ :                                      SYNDICAT CANADIEN DES COMMUNICATIONS, DE L’ÉNERGIE ET DU PAPIER c LE MINISTRE DU PATRIMOINE CANADIEN ET DES LANGUES OFFICIELLES, REPRÉSENTÉ PAR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 8 JANVIER 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 15 JANVIER 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Joseph Arvay

Alison Latimer

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Harry Wruck

Maria Molloy

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Arvay Finlay

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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