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Date : 20130114

Dossier : T-689-11

Référence : 2013 CF 28

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]         

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2013

En présence de monsieur le juge Barnes

 

 

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

 

demanderesse

 

et

 

TEVA CANADA LIMITED ET
LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

défendeurs

 

et

 

ELI LILLY AND COMPANY ET
TAKEDA PHARMACEUTICAL COMPANY LIMITED

 

défenderesses/titulaires de brevet

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande, qu’Eli Lilly Canada Inc. (Lilly) a déposée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement), vise à obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer un avis de conformité (AC) à Teva Canada Limited (Teva) à l’égard d’une version générique du composé injectable à base de pemetrexed disodique de Lilly (Alimta) jusqu’à l’expiration des lettres patentes canadiennes 1 340 794 (le brevet 794) et 2 400 155 (le brevet 155). La demande a été déposée en réponse à un avis d’allégation (AA) que Teva a délivré le 11 mars 2011.

 

[2]               Suite au dépôt de la présente demande, Teva a établi à la satisfaction de Lilly que son produit ne contreferait pas le brevet 155. Compte tenu de cette reconnaissance, une ordonnance d’interdiction ne peut pas être rendue et la demande de réparation concernant ce brevet est théorique.

 

[3]               Entre les mois de décembre 2011 et février 2012, Teva s’est vu accorder trois prorogations de délai pour produire ses éléments de preuve à l’appui de son allégation d’invalidité concernant le brevet 794. Teva ne l’a pas fait et, le 5 mars 2012, elle a avisé Lilly et la Cour qu’elle avait retiré son AA ainsi que son énoncé détaillé. Lilly, de son côté, a exprimé l’avis qu’elle était en droit de se fonder sur la présomption légale de validité du brevet 794 – une position que Teva ne conteste pas.

 

[4]               La seule autre question que la Cour doit trancher a trait à la bonne façon de trancher la présente demande au vu de l’historique décrit plus tôt. Lilly prétend qu’elle a droit à une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un AC à Teva avant l’expiration du brevet 794. Teva soutient qu’il y a lieu de rejeter la demande en raison de son caractère théorique.

 

Analyse

[5]               Lilly fait valoir que le Règlement est un code complet de procédure qui s’applique aux demandes de cette nature et qu’il n’autorise ou n’envisage pas le retrait d’un AA, sauf dans les circonstances restreintes que prévoit le paragraphe 5(6). D’après Lilly, Teva n’a pas le droit de maintenir la présentation qu’elle a faite au ministre pour un AC à cause du retrait de son AA et elle doit aussi annuler cette présentation. Subsidiairement, elle peut modifier sa présentation en avisant le ministre qu’elle attendra l’expiration du brevet 794.

 

[6]               Il me semble que Lilly fait dire plus qu’il n’en faut au paragraphe 5(6) du Règlement. Cette disposition exige qu’une seconde personne révoque son AA et qu’il y ait désistement de la demande judiciaire dans l’un des deux cas suivants : un avis du ministre selon lequel la présentation n’est pas conforme au Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870, ou l’annulation de la présentation que la seconde personne a faite au ministre. La disposition ne sous-entend pas que la seconde personne ne peut retirer unilatéralement son AA sous réserve, bien sûr, du droit qu’a la Cour de trancher l’instance qui lui est soumise à des conditions appropriées, dont l’octroi de dépens. En fait, la Cour a reconnu à maintes reprises la pratique consistant à retirer un AA, en faisant toutefois état de préoccupations appropriées quant aux remises en cause et aux abus de procédure. Il s’agit là d’un point qu’a clairement exprimé le juge Marshall Rothstein dans la décision Merck Frosst Canada Inc c Canada, [1997] ACF no 347, au paragraphe 23, (1997), 72 CPR (3d) 468 :

23                En l’espèce, la deuxième allégation est fondée sur ce que l’on prétend être un procédé qui ne contrefait pas le brevet. Bien que la Cour doive se prémunir contre l’emploi abusif des procédures de la Cour – et manifestement les dépôts successifs et le retrait subséquent d’allégations pourraient, en certaines circonstances, être abusifs – je ne suis pas prêt à dire que le simple retrait d’une allégation soit, à toutes fins, abusif. Chaque cas doit être tranché en fonction des faits qui lui sont propres et, en l’espèce, il n’a pas été prétendu – pas plus que je n’ai de raison de croire – que le deuxième avis d’allégation est une répétition de la première. Par conséquent, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit d’un cas d’abus et d’une question d’importance publique qui nécessite que l’on statue sur une demande théorique.

 

 

[7]               Dans la décision Eli Lilly c Novopharm, 2007 CF 596, [2007] ACF no 800, le juge Roger Hughes a également reconnu qu’une seconde personne peut, dans certaines circonstances, retirer son AA et procéder dans le cadre d’un autre. Dans cette décision le juge Hughes s’est fondé, en partie, sur deux arrêts de la Cour d’appel fédérale : Pharmascience c Canada, 2007 CAF 140, [2007] ACF no 506, et AstraZeneca c Apotex, 2005 CAF 183, [2005] ACF no 842.

 

[8]               J’admets que le Règlement constitue un code complet de procédure, mais pas que, au vu de la jurisprudence de la Cour, on puisse interpréter le paragraphe 5(6) de manière aussi large que Lilly le soutient. Si cette disposition était destinée à limiter la pratique consistant à retirer un AA ou à assurer la concomitance des processus d’examen ministériel et de brevet, elle aurait pu facilement le dire. Au lieu de cela, le paragraphe 5(6) indique expressément qu’une seconde personne peut signifier son AA à la date de sa présentation au ministre ou à toute date postérieure. Cela ne signifie pas qu’une seconde personne est soumise à une limite temporelle quelconque une fois que sa présentation d’AC a été déposée. Il incombe à la seconde personne de décider à quel moment signifier son AA, en gardant à l’esprit qu’il pourrait fort bien être désavantageux sur le plan financier de tarder à le faire.

 

[9]               La question qui se pose donc n’est pas de savoir si Teva avait le droit de retirer son AA en l’espèce. Manifestement, elle l’a fait. La question dont la Cour est saisie consiste à savoir si le simple retrait de l’AA de Teva rend la présente demande théorique ou, subsidiairement, s’il subsiste un point de litige important et non conjectural entre les parties : voir l’arrêt Borowski c Canada, [1989] 1 RCS 342, [1989] ACS no 14.

 

[10]           Selon Lilly, il serait irrégulier et injuste de permettre à une seconde personne de retirer son AA et son énoncé détaillé uniquement pour surmonter le fait qu’elle n’a pas déposé d’éléments de preuve. Il s’agit là, bien sûr, du genre d’inquiétude relative à un abus de procédure qui a été relevé dans un certain nombre de décisions antérieures, dont Schering Canada Inc. c Nu-Pharm Inc., [1994] ACF no 1396, au paragraphe 22, 58 CPR (3d) 14. Dans le cas présent, toutefois, il n’existe aucune preuve claire de ce qui a motivé la décision de Teva, et cette dernière n’a pas tenté de signifier un second AA. À ce stade, il est conjectural d’inférer l’existence d’un motif irrégulier ou ultérieur de la part de Teva, ou de présumer que cette dernière tentera plus tard de signifier un second AA. Il suffit de dire que toute tentative de la part de Teva pour se soustraire aux obligations de communication insatisfaites en l’espèce risque de se heurter à un certain scepticisme judiciaire.

 

[11]           L’inquiétude de Lilly au sujet du risque qu’elle court d’être condamnée à des dommages‑intérêts en vertu de l’article 8 du fait de la prétendue [traduction] « manipulation » du système par Teva est elle aussi indéfendable. Ce risque est fondé sur la présomption que Teva signifiera irrégulièrement un second AA qui résistera à une contestation fondée sur un abus de procédure et que la Cour ne tiendra pas compte des obligations que lui imposent les paragraphes 8(4) et (5) du Règlement. Il s’agit là du genre d’inquiétude que la Cour d’appel fédérale a rejetée dans l’arrêt Sanofi-Aventis c Apotex, 2006 CAF 328, [2006] ACF no 1493, parce qu’elle est trop éloignée et conjecturale pour justifier la tenue d’une audience. Le même raisonnement s’applique en l’espèce.

 

[12]           L’autre inquiétude de Lilly, quant à la possibilité que le ministre délivre un AC à Teva malgré le retrait de son AA, est injustifiée. Il ne s’agit pas là d’une issue qu’autorise l’article 7 du Règlement. Le retrait d’un AA fait en sorte que la présentation que fait la seconde personne au ministre pour un AC n’est pas conforme, et l’article 7 interdit au ministre de délivrer un AC dans de telles circonstances. Cela n’a pas échappé au ministre en l’espèce. Dans une lettre à Teva, datée du 5 mars 2012, le directeur du Bureau des médicaments brevetés et de la liaison, à Santé Canada, prend acte du retrait de l’AA de Teva et déclare : [traduction] « Un avis de conformité (AC) ne sera pas délivré avant que l’on ait satisfait aux exigences du [Règlement]. » Cette inquiétude n’est pas une raison pour « [interdire] au ministre de faire ce qui lui est déjà interdit par le Règlement […] » : voir l’arrêt AB Hassle c Canada, [1997] ACF no 280, au paragraphe 12, (1997), 72 CPR (3d) 318. Va dans le même sens la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans AB Hassle c Canada, [1999] ACF no 1464, (1999), 3 CPR (4th) 73, où elle indique, au paragraphe 11 : « Faute de preuve que, dans un cas donné, le ministre est disposé à ne pas tenir compte de ses obligations juridiques et à outrepasser sa compétence, la Cour ne devrait pas s’engager dans l’audition d’une demande d’interdiction. Il est préférable qu’elle consacre son temps à des questions litigieuses. » Même s’il était question dans cette affaire-là  d’une situation dans laquelle la présentation relative à un AC avait elle aussi été retirée, rien d’important pour l’issue ne dépendait de ce point. On trouve des commentaires analogues dans la décision Bayer c Novopharm, [1997] ACF no 1785, au paragraphe 20, 142 FTR 130.

 

[13]           Je ne doute pas que la Cour puisse rendre une ordonnance d’interdiction dans des circonstances semblables à celles dont il est question en l’espèce, mais il ressort de la jurisprudence prépondérante qu’il n’est habituellement pas souhaitable de le faire et qu’il vaut mieux régler les préoccupations relatives à un abus de procédure au fur et à mesure qu’elles se présentent : voir, par exemple, la décision du juge Marc Nadon dans AB Hassle c Canada, [1997] ACF no 280, (1997), 72 CPR (3d) 318, et les affaires qui y sont citées, de même que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale AB Hassle c Canada, [1999] ACF no 1464, 3 CPR (4th) 73.

 

[14]           Bref, il n’y a pas de litige entre les parties et la présente demande est donc théorique. Il n’y a pas lieu de s’écarter de la manière habituelle de trancher les affaires de nature théorique, c’est-à-dire de rejeter l’instance pour ce motif.

 

[15]           Les parties ont demandé de pouvoir traiter de la question des dépens à la lumière des présents motifs. Lilly disposera d’un délai de quatorze jours pour déposer des observations au sujet des dépens, et Teva pourra y répondre dans les sept jours suivants. Dans l’un ou l’autre cas, les observations devront être d’une longueur maximale de sept pages.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée et que sa décision sur la question des dépens est suspendue.

 

 

« R.L. Barnes »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger

 



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-689-11

 

INTITULÉ :                                      ELI LILLY CANADA INC. c TEVA CANADA LIMITED ET AL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 8 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           Le juge Barnes

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 14 janvier 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Creber et

Livia Aumand

 

POUR LA DEMANDERESSE ET
DÉFENDERESSE/TITULAIRE DE BREVET

ELI LILLY CANADA INC.

 

Jonathan Stainsby

POUR LA DÉFENDERESSE

TEVA CANADA LIMITED

 

Christopher VanBarr

 

POUR LA DÉFENDERESSE/TITULAIRE DE BREVET
TAKEDA PHARMACEUTICAL COMPANY LIMITED

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L, s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE ET
DÉFENDERESSE/TITULAIRE DE BREVET

ELI LILLY CANADA INC.

 

Heenan Blaikie S.E.N.C.R.L, s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

TEVA CANADA LIMITED

 


 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

MINISTRE DE LA SANTÉ

 

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L, s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE/TITULAIRE DE BREVET

 TAKEDA PHARMACEUTICAL COMPANY

LIMITED

 

 

 

 

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