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Date : 20121220

Dossier : IMM-5058-12

Référence : 2012 CF 1531

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

NAIM CEKAJ

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent principal (l’agent) a refusé, le 16 avril 2012, de faire droit à sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). La demande est accueillie pour les motifs qui suivent.

 

 

 

 

Faits

 

[2]               Le demandeur est arrivé au Canada le 1er janvier 2008 avec son épouse et ses deux filles. Il a demandé l’asile, mais la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a refusé sa demande le 12 août 2010. Le demandeur a affirmé qu’il courrait un risque en Albanie à cause d’une vendetta. Il a allégué que son père avait accusé le patriarche de la famille Shabaj de corruption. En réponse, les membres de cette famille ont tiré sur le demandeur et son frère. Ce dernier a été blessé et hospitalisé.

 

[3]               La SPR a décidé que le demandeur n’était pas digne de foi en raison d’incohérences dans son témoignage. La Cour a rejeté sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

 

[4]               Le demandeur a présenté une demande d’ERAR. Le 16 avril 2012, l’agent saisi de cette demande l’a refusée. On a ordonné au demandeur de se présenter pour son renvoi du Canada le 4 juin 2012. Un sursis à la mesure de renvoi a été accordé le 30 mai 2012.

 

Décision visée par le contrôle

[5]               L’agent d’ERAR a décidé que la crainte du demandeur n’était pas liée à un motif prévu par la Convention et que sa demande ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). L’agent a ensuite examiné la demande au regard de l’article 97 de la LIPR.

 

[6]               Il a précisé qu’un ERAR n’est pas un appel de la décision défavorable statuant sur la demande d’asile, mais plutôt une évaluation de nouveaux faits ou éléments de preuve. Le demandeur a fourni divers documents qui portent une date antérieure à la décision relative à l’asile, y compris des articles de journaux, des documents de la Commission électorale centrale de la Fédération de Russie et des rapports médicaux. L’agent a décidé que ces éléments de preuve ne pouvaient être pris en considération puisqu’ils auraient pu être présentés à l’audition de sa demande d’asile.

 

[7]               L’agent a conclu que trois documents satisfaisaient à l’exigence voulant qu’il s’agisse d’éléments de preuve nouveaux, et qu’il pouvait donc en tenir compte. Il a fait état d’une lettre du comité de réconciliation à l’échelle nationale (le CRN) qui confirmait ses tentatives pour mettre fin à la vendetta par la médiation. L’agent a signalé que le CRN ne mentionnait pas que la famille du demandeur avait également sollicité l’aide d’autres organisations non gouvernementales et d’organismes religieux.

 

[8]               L’agent s’est ensuite penché sur la déclaration d’un aîné ayant participé aux tentatives de médiation. Ce dernier affirmait que la famille du demandeur avait demandé l’aide des autorités. L’agent a estimé que cette lettre était vague et ne lui a accordé que peu de poids. De même, l’agent a accordé peu d’importance à une lettre dans laquelle le frère du demandeur expliquait que la famille se cachait. Il a également estimé que cette lettre était vague et l’a écartée parce qu’elle provenait d’une partie intéressée.

 

[9]               Le demandeur avait aussi présenté une preuve relative à la situation dans le pays en cause, mais l’agent a jugé celle‑ci inutile pour établir que le demandeur était personnellement exposé au risque de subir un préjudice.

 

[10]           L’agent a conclu que la question déterminante tenait à l’existence d’une protection suffisante de l’État en Albanie. Il a renvoyé à la preuve voulant que les meurtres commis dans le cadre de vendettas soient moins nombreux et qu’une unité de police spécialisée ainsi qu’un tribunal pénal aient été mis sur pied pour faire face au problème des vendettas.

 

[11]           L’agent a souligné que le demandeur doit tenter d’obtenir la protection de l’État en Albanie, si elle peut raisonnablement être assurée. Il a conclu que la protection de l’État était suffisante et il a donc rejeté la demande.

 

Question en litige

 

[12]           La conclusion tirée par l’agent en ce qui touche la protection de l’État doit être contrôlée selon la norme de la raisonnabilité : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190.

 

Analyse

 

[13]           Les vendettas découlent d’atteintes à l’honneur et se fondent sur les traditions tribales et le droit coutumier. Elles ont ressurgi en Albanie, en particulier dans le Nord, au cours des vingt dernières années au fur et à mesure que le pays a délaissé le communisme pour instaurer un régime démocratique.

 

[14]           La question déterminante au regard de la présente demande est celle de savoir si le demandeur peut se prévaloir de la protection de l’État. Les pays démocratiques sont présumés être en mesure d’assurer une protection à leurs citoyens : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689. Cependant, comme la Cour l’a énoncé dans la décision Sow c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 646, le décideur ne doit pas se contenter de vérifier si l’État tient des élections libres et équitables; il lui faut également examiner la solidité des institutions du pays, en particulier l’indépendance de la magistrature, le professionnalisme du corps de police et la présence d’avocats de la défense indépendants, pour ne nommer que quelques‑unes des caractéristiques d’un État démocratique. Ces éléments sont beaucoup plus pertinents au regard de la question de la protection de l’État que ne l’est l’existence d’un gouvernement élu de manière démocratique.

 

[15]           Le demandeur n’a pas lui‑même tenté de se prévaloir de la protection de l’État en Albanie. Il convient donc de se demander s’il est raisonnable de s’attendre à ce que l’État puisse assurer une protection, compte tenu de la situation particulière du demandeur.

 

[16]           Le demandeur a présenté des éléments de preuve établissant que sa famille avait demandé l’aide du CRN et de divers aînés de la collectivité. Le CRN est le principal organisme non gouvernemental qui travaille à résoudre les vendettas en Albanie. Il bénéficie de l’appui du peuple albanais et collabore avec d’autres groupes de résolution des conflits. Malgré ses connaissances spécialisées, le CRN n’a pas réussi à résoudre, par la médiation, la vendetta en cause.

 

[17]           L’agent a omis de procéder à un quelconque examen utile de cette preuve cruciale; il a plutôt signalé que la famille du demandeur n’avait pas sollicité l’aide d’ambassadeurs de la paix et de prêtres catholiques, ni du groupe albanais des droits de la personne. L’agent n’a pas expliqué en quoi ces organisations ou particuliers auraient pu réussir là où le CRN et trois aînés ont échoué. Il paraît avoir fait abstraction d’éléments de preuve selon lesquels le CRN travaille déjà étroitement avec des autorités religieuses catholiques.

 

[18]           À mon avis, la façon dont l’agent a traité la preuve ne peut être qualifiée de justifiée, de transparente ou d’intelligible. L’agent a manifesté une tendance à rejeter la preuve pour des raisons qui ne résistent pas à l’examen. Il semble que l’agent ait eu recours à des locutions toutes faites, comme lorsqu’il considère que la preuve est vague, sans véritablement se pencher sur le contenu de la preuve en question.

 

[19]           À titre d’exemple, la lettre notariée signée par un aîné de la collectivité, laquelle a été écartée par l’agent au motif qu’elle était vague. L’aîné donnait des précisions sur le début de la vendetta et sur la demande d’aide adressée par la famille au CRN. Il expliquait comment lui et deux autres aînés avaient à plusieurs occasions tenté de réconcilier les parties. L’aîné mentionnait en outre, sans fournir de précisions, que la famille avait demandé l’aide des autorités de l’État. Cependant, l’absence de précision sur cette seule question ne justifie pas le rejet de l’intégralité de la lettre. Celle‑ci pourrait avoir une force probante suffisante pour démontrer que le demandeur est exposé à un risque et que de nombreuses tentatives de réconciliation ont échoué.

 

[20]           On a également produit une lettre non datée signée par le frère du demandeur. L’agent a aussi estimé que ce document était vague. La lettre manque effectivement de détails quant à la nature précise des menaces et elle est donc inutile à cet égard. Néanmoins, l’agent aurait dû se demander si la lettre avait une force probante suffisante pour établir que la famille du demandeur se cachait. La lettre comporte un certain nombre de précisions sur ce point. De plus, le fait que l’auteur de la lettre, à savoir le frère du demandeur, soit une personne intéressée dans l’issue de la demande ne constitue pas, à lui seul, un motif justifiant le rejet d’un élément de preuve. En raison de leur nature même, toutes les demandes d’asile nécessitent le témoignage des personnes qui sont le plus directement touchées.

 

[21]           Enfin, l’agent a affirmé que la preuve présentée par le demandeur quant à la situation dans le pays en cause ne permettait pas d’étayer sa demande parce qu’elle n’établissait pas que le demandeur est personnellement exposé à un risque. Or, la preuve relative à la situation dans le pays en cause n’est pas présentée pour établir la nature personnelle d’une demande. Elle s’attache plutôt à la question de savoir si le demandeur pouvait raisonnablement s’attendre à bénéficier d’une protection de l’État.

 

[22]           Voici quelques exemples. Selon un rapport du Département d’État des États‑Unis daté du 8 avril 2011, [traduction] « la corruption et l’impunité persistaient » en Albanie. Ce rapport signale également que [traduction] « les policiers n’appliquaient pas la loi de façon égale pour tous et les liens politiques ou criminels d’un particulier influaient souvent sur l’application de la loi ». Cette dernière conclusion figure aussi dans le rapport de janvier 2012 établi par la United Kingdom Border Agency. La preuve documentaire révèle en outre que la corruption, la pression politique et l’intimidation généralisées empêchent la magistrature de fonctionner de manière indépendante.

 

[23]           L’agent a accordé beaucoup d’importance au fait que le père du demandeur avait reçu l’aide de la police pour maîtriser la foule à l’occasion d’un rassemblement politique. Or, cet exemple n’a qu’une pertinence minime. La maîtrise des foules lors d’un rassemblement politique est nettement différente de la gestion d’une vendetta.

 

[24]           La preuve montre également que, bien que la poursuite d’une vendetta soit illégale, il n’existe aucune loi pour protéger les victimes visées. Le demandeur et sa famille pourraient devoir attendre qu’un crime soit commis contre eux avant que la police ait l’autorité nécessaire pour agir. Cette preuve était pertinente et contredisait carrément le fait, sur lequel l’agent a insisté, que le demandeur et sa famille disposaient [traduction] « de diverses avenues pour demander la protection de l’État ».

 

[25]           L’avocat du procureur général a, à juste titre, renvoyé à la directive opérationnelle de janvier 2012 du Home Office du Royaume‑Uni, laquelle faisait état d’une conclusion plus favorable quant à la capacité actuelle de l’Albanie d’offrir une protection aux victimes de vendettas :

[traduction] En général, le gouvernement albanais peut et veut offrir une protection efficace à ses citoyens victimes d’une vendetta; cependant, dans certains cas particuliers, il peut arriver que le degré de protection offert soit, en pratique, insuffisant. Le degré de protection doit être évalué dans chaque cas à la lumière des mesures prises par le demandeur pour solliciter une protection et de la réponse reçue.

 

Directive opérationnelle du Royaume‑Uni relative à l’Albanie, dossier du tribunal, à la page 122.

(Page 8 de l’exposé des arguments supplémentaire du défendeur)

 

 

[26]           On a en outre renvoyé au rapport de Philip Alston, rapporteur spécial de l’ONU, voulant que les statistiques sur les vendettas soient gonflées et que la véritable étendue du problème se rapproche probablement davantage des statistiques du gouvernement albanais. Bases de données Refworld du UNHCR – Albanie – Statistics on Blood Feuds – Octobre 2010.

 

[27]           Cette preuve, bien que convaincante, ne rend pas la décision valide, compte tenu des erreurs signalées. Comme le mentionne la directive opérationnelle du Royaume‑Uni, il peut exister des cas particuliers où la protection est insuffisante. Dans ce contexte, l’erreur tenant au rejet de la preuve relative à la situation particulière du demandeur revêt une importance accrue.




JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour nouvel examen devant un agent d’examen des risques avant renvoi différent. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-5058-12

 

INTITULÉ :                                                  NAIM CEKAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 21 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 20 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yehuda Levinson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Engel

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Levinson & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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