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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20121220

                                                                                                                     Dossier : IMM-2213-12

Référence : 2012 CF 1509

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

CLOUD WARDI

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur présente une demande de contrôle judiciaire afin d’obtenir l’annulation d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) datée du 8 février 2012. La Commission a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Pour les raisons qui suivent, la demande est accueillie.

 

 

Faits

 

[2]               Le demandeur est citoyen de la Syrie. Il a affirmé devant la Commission qu’il est devenu une cible du gouvernement syrien après avoir discuté de la nécessité d’une réforme politique avec des clients à son restaurant. Il allègue qu’il a été arrêté en octobre 2009 sous prétexte d’accusations liées à la drogue. Il soutient que, pendant sa détention, on l’a interrogé et torturé en le battant, le privant de sommeil, le blessant aux pieds, le suspendant et en le soumettant à des décharges électriques. Il avance que sa main droite a été brisée de même que quelques dents.

 

[3]               Le 17 janvier 2010, un juge syrien a ordonné la mise en liberté du demandeur. Ce dernier était toujours tenu de se présenter aux responsables de la sécurité de l’État, et des agents de sécurité venaient périodiquement à ses restaurants pour voler des repas et harceler ses clients. Il s’est rendu au Canada le 8 août 2010 au moyen d’un passeport délivré antérieurement, et il a demandé l’asile.

 

Décision visée par le contrôle

 

[4]               La Commission a rejeté la demande du demandeur après avoir conclu que ce dernier manquait de crédibilité. Elle a fait état des incohérences suivantes :

                                i.      Voies de fait sur son père – À l’audience, le demandeur a déclaré que la police a agressé son père lorsqu’elle a arrêté celui‑ci. Ce détail ne figurait pas dans son formulaire de renseignements personnels (le FRP).

                              ii.      Moment du test de dépistage de drogues – Dans son FRP, le demandeur a écrit qu’il avait subi un test de dépistage des drogues avant d’être amené dans une cellule souterraine. À l’audience, il a dit avoir d’abord été amené dans la cellule souterraine.

                            iii.      Moment où ses dents ont été brisées – Dans son FRP, le demandeur a écrit que ses dents avaient été brisées pendant la torture. À l’audience, il a déclaré avoir subi cette blessure au cours de l’arrestation.

                            iv.      Moment des allégations relatives aux drogues – Dans son FRP, le demandeur a mentionné que c’est au moment de son arrestation que la police a allégué qu’il consommait des drogues. À l’audience, il a affirmé qu’il n’avait eu connaissance des accusations relatives aux drogues qu’une fois en détention.

                              v.      Traitement de sa main brisée – Le demandeur a déclaré devant la Commission que son médecin lui avait dit qu’une attelle causerait une lésion à un nerf. Cependant, il a fourni une note d’un médecin dans laquelle il était précisément question d’une attelle. Lorsqu’on l’a interrogé au sujet de cette incohérence, le demandeur a expliqué que le médecin ne voulait pas briser sa main et replacer l’os à l’aide d’une attelle.

                            vi.      Fréquence de son obligation de se présenter – Dans son FRP, le demandeur allègue qu’après sa mise en liberté, il se présentait chaque semaine aux responsables de la sécurité de l’État. À l’audience, il a déclaré qu’il devait se présenter aux deux mois environ. Le demandeur a ensuite précisé que des agents de la sécurité se rendaient à son lieu de travail chaque semaine, mais qu’il devait uniquement se présenter aux deux mois.

                          vii.      Situation critique de ses parents – Le demandeur a déclaré devant la Commission que ses parents s’étaient réfugiés au Liban pour échapper aux autorités. Or, dans son FRP, il a écrit qu’ils vivaient en Syrie. Lorsqu’on lui a posé des questions sur ce point, il a précisé qu’il n’était pas au courant de leur départ lorsqu’il a rempli son FRP.

 

[5]               La Commission n’a pas ajouté foi aux précisions données par le demandeur pour expliquer ces incohérences, à savoir qu’il avait offert davantage de détails à l’audience en raison de sa nervosité, qu’il y avait peut‑être eu des problèmes de traduction dans son FRP et qu’il éprouvait des problèmes de mémoire par suite de la torture. La Commission a signalé que le demandeur parlait anglais « avec aisance » à l’audience. De plus, le demandeur n’a présenté aucune preuve médicale étayant de quelconques problèmes de mémoire.

 

[6]               La Commission a en outre fait remarquer que le demandeur avait réussi à quitter la Syrie en utilisant son véritable passeport même si cet État empêche les activistes s’opposant au régime de fuir le pays. Elle a estimé que, si le demandeur était considéré comme un opposant au gouvernement, il était invraisemblable qu’il ait pu quitter la Syrie.

 

[7]               Le demandeur a produit des observations formulées par son avocat syrien, des formulaires de la police ainsi que des rapports médicaux. Cependant, la Commission a déclaré que ces éléments de preuve ne permettaient pas d’établir l’origine de ses blessures ni qu’il était une cible en raison de ses croyances politiques et non des allégations relatives aux drogues. Elle a reproché au demandeur de ne pas avoir obtenu une lettre supplémentaire de son avocat syrien ainsi qu’une lettre du prêtre qui l’avait aidé à se faire représenter par un avocat.

 

[8]               Enfin, la Commission s’est demandé si le demandeur aurait besoin de protection en tant que demandeur d’asile débouté. Selon la preuve documentaire, les personnes connues des services de sécurité de la Syrie sont mises en détention à leur retour. La Commission a conclu que le demandeur avait été accusé d’une infraction relativement mineure liée aux drogues, qu’il avait été acquitté de toutes les accusations portées contre lui et qu’il avait quitté la Syrie en toute légalité. Elle a donc décidé qu’il n’existait qu’une simple possibilité qu’il subisse des mauvais traitements en tant que demandeur d’asile débouté.

 

Questions en litige

 

[9]               Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la Cour est appelée à décider si le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale et si les conclusions touchant la crédibilité tirées par la Commission sont raisonnables : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190.

 

Analyse

 

            Équité procédurale

 

[10]           Selon les Directives no 8 Directives sur les procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR   (les Directives), il peut être nécessaire de prendre des mesures d’adaptation particulières lorsque des victimes de torture sont entendues devant la Commission. Ces directives visent à faire en sorte que les membres soient attentifs au fait que le témoignage des victimes de torture puisse ne pas présenter la même qualité et la même cohérence que celui d’autres témoins.

 

[11]           Dans la présente affaire, le défaut de la Commission de tenir compte des Directives no 8 intéresse le caractère raisonnable de la décision et non l’équité procédurale. Le demandeur n’a fait état d’aucune mesure d’adaptation qu’il eût été nécessaire de prendre dans le cadre de son audience. Comme il ne soulève aucun problème lié à la procédure suivie, il n’a pas établi un manquement à l’équité procédurale.

 

[12]           Le défendeur signale à juste titre que les Directives obligent les demandeurs d’asile à solliciter une considération particulière à titre de personne vulnérable. Je remarque que les Directives obligent en outre la Commission à effectuer des vérifications à cet égard, ce qui permet de veiller à ce que les demandeurs reçoivent un traitement uniforme. Comme le FRP du demandeur faisait état d’allégations de torture, je me serais attendu à ce que la Commission soulève la question de la possibilité que le demandeur soit une personne vulnérable. Il n’y a néanmoins aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

 

            Caractère raisonnable

 

[13]           Bien que le défaut de la Commission de tenir compte de la vulnérabilité particulière du demandeur n’ait pas entraîné un manquement à l’équité procédurale, les conclusions relatives à la crédibilité donnent lieu à une décision déraisonnable.

 

[14]           Outre les Directives no 8, la Commission dispose du Guide de formation concernant les victimes de torture (le Guide). Même si elles n’ont pas force de loi, les politiques constituent un outil important pour apprécier la preuve : Borisovna Abbasova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 43, au paragraphe 53.

 

[15]           Ces deux documents de politique soulignent le fait que les victimes de torture peuvent éprouver des difficultés sur les plans de la mémoire et de la cohérence de leurs propos. De plus, les politiques précisent que les victimes de torture peuvent craindre les personnes en position d’autorité. Le Guide mentionne que les demandeurs auront souvent de la difficulté à témoigner sans manifester un problème quelconque. Il incite les membres de la Commission à « [s]e rappeler que les difficultés à témoigner ne dénotent pas forcément le mensonge. Il faut s’attendre à ce que les survivants de la torture aient des difficultés à témoigner ».

 

[16]           À l’audience, le demandeur a déclaré qu’il était [traduction] « un peu effrayé » et pas trop certain des dates. Il a dit : [traduction] « En réalité, je suis une personne malade. J’ai des pertes de mémoire à cause de ces coups; c’est certain, ils étaient violents et brutaux ». La Commission aurait dû se demander si cette situation avait une incidence sur la cohérence de son témoignage. Or, elle ne l’a pas fait.

 

[17]           Le Guide expose en détail comment la torture peut influer sur la mémoire. Par exemple, il est indiqué que les souvenirs traumatiques sont dissociés et retenus initialement comme des fragments sensoriels sans suite cohérente.

 

[18]           Dans ce contexte, il importe de mentionner que le demandeur a déclaré ce qui suit devant la Commission : [traduction] « […] ce n’est pas organisé en séquence; dans un ordre chronologique – lorsque je raconte en détail tout ce qui s’est passé, la scène me revient en mémoire comme si je la vis encore, une autre fois, comme si c’est réel ». Il était donc déraisonnable de la part de la Commission de s’arrêter à l’exactitude de l’ordre chronologique des événements, dont un grand nombre de ceux‑ci étaient étroitement liés et se sont produits dans un bref laps de temps, plutôt que de s’intéresser à la sincérité globale des souvenirs du demandeur.

 

[19]           Selon le Guide, il faut éviter de s’attarder aux doutes quant à la crédibilité engendrés par les détails circonstanciés de l’événement traumatique. La Commission ne devrait pas s’attendre à une grande exactitude et à une grande cohérence de remémoration. La plupart des « incohérences » en litige visent des détails circonstanciés. Par exemple, le demandeur n’était pas cohérent en ce qui touche le moment exact où les autorités ont effectué des analyses de son sang pour vérifier la présence de drogues. Il a dit que l’analyse a eu lieu au moment de l’arrestation et au cours de la détention. Il s’agissait de l’un des événements les moins importants vécus par le demandeur pendant sa détention.

 

[20]           Le Guide incite les membres de la Commission qui constatent les faiblesses de la mémoire d’un témoin à chercher d’autres éléments de preuve susceptibles d’étayer ou de réfuter le récit du demandeur. Dans la présente affaire, le demandeur a fourni les observations écrites de son avocat syrien, selon lesquelles le demandeur a été détenu et torturé par suite d’accusations liées à des drogues. La Commission a à tort affirmé que les observations n’étayaient pas les « éléments clés » de la demande. La détention et la torture constituent les éléments les plus essentiels des allégations formulées par le demandeur. En outre, bien qu’elle ne précise pas la cause des blessures, la preuve médicale permet de corroborer les déclarations du demandeur selon lesquelles on lui a cassé une main et des dents. L’authenticité de ces documents ou de leur contenu n’a jamais été mise en doute.

 

[21]           Le Guide signale aussi qu’un demandeur peut inventer certains aspects de son récit et néanmoins satisfaire aux critères d’octroi de l’asile. Les fausses allégations se situent sur une échelle, qui va du compte‑rendu légèrement déformé à une histoire inventée de toutes pièces. En conséquence, la Commission était tenue de vérifier minutieusement quels aspects du récit pouvaient être corroborés au moyen d’une preuve supplémentaire. En l’espèce, il existait une preuve corroborant les allégations relatives à l’arrestation, à la détention et à la torture. Cette preuve a été sommairement écartée.

 

[22]           Le raisonnement suivi par la Commission comporte d’autres erreurs. La Commission a estimé révélateur que la Syrie permette au demandeur de quitter le pays au moyen de son passeport existant, alors qu’elle a empêché environ 400 opposants du régime de partir. Cependant, la preuve indique que les défenseurs des droits de la personne, les réformateurs politiques et les dirigeants de la société civile font l’objet d’un contrôle des sorties. Or, le demandeur n’était ni un activiste, ni un politicien, ni un dirigeant civil.

 

[23]           La Commission a examiné de façon inadéquate la question de savoir si le demandeur courrait un risque en tant que demandeur d’asile débouté. Selon la preuve dont elle disposait, le gouvernement syrien perçoit la présentation d’une demande d’asile comme la manifestation d’une opposition au régime. Par exemple, il est indiqué dans un rapport de la Croix‑Rouge autrichienne que les demandeurs d’asile déboutés [traduction] « risquaient habituellement d’être détenus et de faire l’objet d’une enquête à leur retour ».

 

[24]           La Commission a conclu que, même si elle croyait le témoignage du demandeur concernant son arrestation, celui‑ci ne courrait pas de risques puisque les services de sécurité ne le connaissaient pas. Comme l’a fait valoir le demandeur, ce raisonnement est contradictoire. Si le demandeur a été arrêté, c’est qu’il est connu des services de sécurité. Il figure peut‑être maintenant sur la liste des personnes recherchées pour défaut de s’être présentées. Le raisonnement suivi à cet égard ne respecte pas la norme de transparence applicable. De même, il est difficile de savoir comment la Commission est arrivée à la conclusion que les accusations liées aux drogues étaient considérées comme relativement mineures en Syrie : la preuve produite devant la Commission indiquait le contraire.

 

[25]           La Cour n’est pas le juge des faits et elle n’a pas l’avantage d’observer les témoins. Il ne lui appartient pas d’apprécier à nouveau la crédibilité. En fait, la norme de contrôle pertinente oblige la Cour à confirmer les décisions par ailleurs justifiables en droit, même si elle aurait peut‑être tiré une conclusion différente. En l’espèce, toutefois, il découle de l’effet cumulatif d’un certain nombre d’erreurs dans l’appréciation de la preuve que la décision est non fondée. En conclusion, la Commission serait parvenir à sa décision sans tenir compte des Directives no 8 ou du Guide. L’erreur tire son origine des principes généraux qui régissent l’appréciation de la preuve, et non d’un manquement à des politiques.

 

 



JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen par un membre différent de la Section de la protection des réfugiés. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2213-12

 

INTITULÉ :                                      CLOUD WARDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 22 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
                            LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 20 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marjorie  Hiley

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Prathima Prashad

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Flemingdon Community Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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