Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 


Date : 20121218

Dossier : IMM-8881-11

Référence : 2012 CF 1489

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2012

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

Entre :

 

G.J.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

Et de la protection civile

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse et son époux sont parmi les personnes qui sont arrivées au Canada à bord du MV Sun Sea. L’époux a été déclaré interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR]. Dans la même décision, la demanderesse a été déclarée, en vertu de l’alinéa 42b) de la LIPR, interdite de territoire parce qu’elle accompagnait son conjoint interdit de territoire. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été accueillie le 12 décembre 2012 (JP et GJ c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 1466).

 

[2]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) de convoquer la demanderesse G.J. à une entrevue le 7 décembre 2011 avec un représentant du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) en vertu du paragraphe 15(1) de la LIPR.

 

[3]               Dans les deux affaires, une ordonnance de confidentialité a été sollicitée afin de protéger l’identité de la demanderesse et de son époux, ainsi que celle des membres de leur famille. Le défendeur ne s’est pas prononcé sur le sujet, mais a souligné qu’il n’admettait pas le risque allégué si la requête n’était pas accueillie. Après avoir lu le dossier de la requête et suivant la pratique suivie dans plusieurs autres affaires concernant des passagers du Sun Sea, j’ai estimé qu’il était indiqué que le nom des demandeurs soit remplacé par leurs initiales dans l’intitulé des deux instances. Ce faisant, je n’ai tiré aucune conclusion quant au caractère raisonnable du risque allégué.

 

Le contexte

 

[4]               Le 2 novembre 2011, un superviseur du Centre d’exécution de la Loi du Grand Toronto (le CELGT) a écrit à la demanderesse lui indiquant qu’elle était tenue de se présenter à une entrevue qui serait menée par le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) le 7 décembre 2011 au CELGT. La lettre mentionnait les conditions de mise en liberté que les autorités de l’immigration avaient imposées à la demanderesse pour l’obliger à se présenter. La lettre indiquait également que [traduction] « le législateur autorisait le SCRS à fournir des conseils sur les immigrants au ministre de Citoyenneté et Immigration Canada concernant des questions de sécurité prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ». En réponse à cette lettre, le conseil de la demanderesse a formulé une objection, car à son avis, le SCRS n’avait pas légalement le pouvoir d’exiger la tenue d’une entrevue et qu’il était inapproprié pour l’ASFC de l’exiger pour le compte du SCRS.

 

[5]               La demanderesse s’est présentée à l’heure et à l’endroit prévus en présence de son conseil, qui s’est de nouveau opposé à l’entrevue. L’agent du SCRS les a informés qu’il savait qu’une demande de contrôle judiciaire de l’avis de convocation avait été déposée et il a déclaré qu’il était inutile d’aller de l’avant avec l’entrevue. Aucune autre mesure n’a été prise pour la tenue de l’entrevue.

 

Question en litige

 

[6]               La Cour doit se prononcer sur la question de savoir si, en ordonnant à la demanderesse de se présenter à une entrevue avec le SCRS, l’ASFC a outrepassé la compétence que lui confère la LIPR.

 

Analyse

           

            Norme de contrôle

 

[7]               Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la Cour suprême a énoncé ce qui suit au paragraphe 59 : « [U]ne véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question. L’interprétation de ces pouvoirs doit être juste, sinon les actes seront tenus pour ultra vires ou assimilés à un refus injustifié d’exercer sa compétence. »   

 

[8]               En l’espèce, la demanderesse soutient que les pouvoirs discrétionnaires précis de l’ASFC sont bien reconnus. Citant les paragraphes 30 à 39 de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers’], elle fait valoir que cette question relevait par conséquent de ce que la Cour suprême a décrit comme étant des « questions portant sur la “délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents” [et] les questions touchant véritablement à la compétence » (au paragraphe 30) et que par conséquent, elle commandait l’application de la norme de la décision correcte.

 

[9]               Le défendeur soutient que, suivant l’arrêt Maple Lodge Farms c Canada, [1982] 2 RCS 2, à la page 7, « les tribunaux devraient, pour autant que les textes législatifs le permettent, donner effet à ces dispositions de manière à permettre aux organismes administratifs ainsi créés de fonctionner efficacement comme les textes le veulent » et éviter les interprétations strictes et formalistes. Selon le défendeur, cet extrait donne à penser que la norme de la raisonnabilité s’applique.

 

[10]           En l’espèce, l’ASFC n’appliquait pas sa loi constitutive, mais invoquait les dispositions de la Loi sur le SCRS, les associant à l’une des « questions touchant véritablement à la compétence », lesquelles ont une portée étroite et se présentent rarement, que la Cour suprême a décrites dans l’arrêt Alberta Teachers’, au paragraphe 39. La question de savoir si l’ASFC avait le pouvoir de le faire ne donne pas lieu à « plus d’une interprétation valable » (Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, au paragraphe 39), mais bien à une seule. La norme de contrôle judiciaire est par conséquent celle de la décision correcte.

 

L’ASFC a-t-elle outrepassé la compétence que lui confère la LIPR en obligeant la demanderesse à se présenter à une entrevue avec le SCRS?

 

[11]           La demanderesse souligne que pour la convoquer à l’entrevue, l’ASFC a repris le libellé de l’article 14 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, ch C‑23 [la Loi sur le SCRS], sans nommer la Loi de façon précise. Cette disposition est reproduite ci‑dessus par souci de commodité :

 

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité

L.R.C. (1985), ch. C-23

 

Canadian Security Intelligence Service Act

R.S.C., 1985, c. C-23

 Le Service peut :

 

a) fournir des conseils à un ministre sur les questions de sécurité du Canada;

 

 The Service may

 

(a) advise any minister of the Crown on matters relating to the security of Canada, or

 

b) transmettre des informations à un ministre sur des questions de sécurité ou des activités criminelles, dans la mesure où ces conseils et informations sont en rapport avec l’exercice par ce ministre des pouvoirs et fonctions qui lui sont conférés en vertu de la Loi sur la citoyenneté ou de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

(b) provide any minister of the Crown with information relating to security matters or criminal activities, that is relevant to the exercise of any power or the performance of any duty or function by that Minister under the Citizenship Act or the Immigration and Refugee Protection Act.

 

 

[12]           La demanderesse soutient que l’article 14 de la Loi sur le SCRS permet au SCRS de fournir au ministre de Citoyenneté et Immigration Canada des conseils sur les immigrants, mais que cette disposition ne lui confère pas le droit d’obliger des personnes à se présenter à des entrevues. La demanderesse soutient de plus qu’aucun article de la LIPR n’autorise l’ASFC à convoquer des personnes à des entrevues avec le SCRS. L’article 5 des conditions de sa mise en liberté de la détention d’immigration indiquait clairement que la demanderesse devait collaborer avec les directives de l’ASFC. Elle n’avait pas d’autre choix que de se présenter. Son défaut aurait pu entraîner la délivrance d’un mandat. Elle fait valoir qu’il n’était pas légitime de recourir à ses conditions pour l’obliger à se présenter à une entrevue à laquelle elle ne participerait pas, comme elle l’avait indiqué, et à laquelle elle n’était pas légalement tenue de participer. Elle reconnaît que l’agent de l’ASFC avait le pouvoir de la convoquer à un contrôle auquel un agent du SCRS serait présent pour aider l’ASFC dans l’exécution de son mandat.

 

[13]           Le défendeur soutient que la Cour suprême a conclu que les « objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité », représentant un changement d’orientation précis par rapport à la loi précédente (Medovarski c Canada, 2005 CSC 51, au paragraphe 10). Reprenant les propos de la juge Snider dans Vaziri c Canada, 2006 CF 1159, au paragraphe 35, le défendeur soutient que « le ministre doit pouvoir disposer de toute la latitude nécessaire pour administrer le système ». En l’espèce, le législateur a voulu donner aux agents de l’ASFC la gamme d’outils la plus étendue possible pour que l’ASFC puisse atteindre ses objectifs en matière de sécurité. 

 

[14]           Selon le défendeur, pour tirer une conclusion d’abus de pouvoir, il serait nécessaire d’établir à la fois l’existence du pouvoir de contraindre la demanderesse à se présenter et l’utilisation irrégulière de ce pouvoir. Dans Dhahbi c Canada, 2004 CF 1702, le juge Martineau a souligné aux paragraphes 30 et 37que l’ASFC doit effectuer des enquêtes sécuritaires avec le concours d’agences extérieures. Contraindre des personnes à se présenter à des rencontres qui ont lieu avec de telles agences, sans toutefois les contraindre à y participer, est donc un aspect du mandat de l’ASFC. À la différence de l’arrêt Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121 [Roncarelli], affaire dans laquelle le pouvoir d’agir n’existait pas et la mesure n’avait aucune fin légitime, la convocation à l’entrevue relevait à la fois des pouvoirs de l’ASFC et se situait de façon légitime dans les limites de son rôle.

 

[15]           La demanderesse sollicite ce qui suit :

a) un jugement déclaratoire et un bref d’interdiction précisant que les agents du SCRS n’ont pas le pouvoir de mener des contrôles en vertu de la LIPR;

            b) une ordonnance interdisant aux agents du SCRS de mener de tels contrôles;

c) une ordonnance interdisant à l’ASFC de convoquer la demanderesse, sur le fondement de ses conditions de mise en liberté, à de tels contrôles menés par le SCRS.

 

[16]           Rien dans la preuve n’indique que lorsqu’elle a été convoquée, l’ASFC a expliqué à la demanderesse qu’elle était tenue de comparaître, mais qu’elle n’était pas obligée de se prêter à l’entrevue. Le défendeur soutient que l’ASFC n’a aucune obligation de le faire. Cependant, l’exercice d’un pouvoir conféré par une loi est assorti de la responsabilité de veiller à ce que le pouvoir discrétionnaire soit utilisé de façon équitable. En l’espèce, la demanderesse n’aurait pas su qu’elle n’était pas tenue de participer à l’entrevue avec l’agent du SCRS si elle n’avait pas été représentée par un conseil.

 

[17]           Je conclus que l’ASFC a abusé de son pouvoir, mais je ne suis pas disposé à accorder une réparation formulée de façon aussi large que celle que sollicite la demanderesse. L’ASFC avait effectivement le pouvoir de contraindre la demanderesse à se présenter. Elle a cependant excédé la portée de son mandat lorsqu’elle a utilisé ce pouvoir à une fin que sa loi constitutive ne prévoit pas, aussi souhaitable que cette fin ait pu paraître. L’exercice approprié d’un pouvoir discrétionnaire pour coordonner des activités avec des agences de sécurité ne va pas jusqu’à contraindre une personne à se présenter à une entrevue à laquelle elle n’est pas tenue de participer, tout en laissant fortement penser qu’il vaudrait mieux pour elle qu’elle y participe. À la page 140 de l’arrêt Roncarelli, le juge Rand a indiqué ce qui suit :

[traduction]

Dans une réglementation publique de cette nature, il n’y a rien de tel qu’une « discrétion » absolue et sans entraves, c’est‑à‑dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi.

 

[18]           La question suivante est proposée à des fins de certification :

[traduction]

Un agent de l’ASFC abuse‑t‑il de son pouvoir lorsqu’il contraint une personne à se présenter une entrevue avec le SCRS, dans un cas où l’ASFC n’a aucun pouvoir de contraindre la personne à participer à cette entrevue?

 

[19]           À mon avis, il s’agit d’une question grave de portée générale, ainsi que d’une question déterminante en l’espèce. Je certifierai donc la question.

 


 

JUGEMENT

La cour

1.      ACCUEILLE la demande en partie;

2.      DÉCLARE que l’ASFC n’a pas le pouvoir de convoquer des demandeurs d’asile à des entrevues avec le SCRS en vertu du paragraphe 15(1) de la LIPR;

3.      CERTIFIE la question suivante :

« Un agent de l’ASFC abuse‑t‑il de son pouvoir lorsqu’il contraint une personne à se présenter à une entrevue avec le SCRS, dans un cas où l’ASFC n’a aucun pouvoir de contraindre la personne à participer à cette entrevue? »

 

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS au dossier

 

 

Dossier :                                        IMM-8881-11

 

Intitulé :                                      G.J.

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                            ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 10 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            le juge Mosley

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 18 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Gregory George

Samantha Reynolds

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS au dossier :

 

Lorne Waldman

Waldwan & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.