Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20121001

Dossier : T-761-11

Référence : 2012 CF 725

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique),  le 1er octobre 2012

En présence de monsieur le protonotaire Roger R. Lafrenière

 

ENTRE :

 

L’ADMINISTRATEUR DE LA

CAISSE D’INDEMNISATION DES DOMMAGES DUS À LA POLLUTION PAR LES HYDROCARBURES CAUSÉE PAR LES NAVIRES,

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE

LA PROVINCE DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES FINANCES,

 

 

 

défenderesse

 

et

 

 

 

 

J. PAUL THOMAS ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

 

 

 

 

mis en cause

 

 

 

  MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

  • [1] Le demandeur, soit l’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires (l’administrateur), tente de recouvrer auprès de la défenderesse, soit Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique, représentée par le ministre des Finances (la Couronne de la Colombie-Britannique), les frais qu’il a versés à sa Majesté la Reine du chef du Canada (le Canada) pour le nettoyage de la pollution causée par les hydrocarbures déversés par le navire Seaspan Chinook, aussi connu sous le nom de La Lumière (le Seaspan Chinook), qui a coulé à Britannia Bay (Colombie-Britannique) le 9 mai 2008.

 

  • [2] Après avoir déposé sa défense et délivré une mise en cause contre le Canada et monsieur J. Paul Thomas (M. Thomas), la Couronne de la Colombie-Britannique a présenté, en vertu de l’alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales, la présente requête : la délivrance d’une ordonnance annulant toutes les réclamations à son égard pour défaut de compétence. La Couronne de la Colombie-Britannique soutient que, selon l’interprétation législative qu’il convient d’adopter, la Cour fédérale n’a pas de compétence en matière personnelle à son égard. Subsidiairement, la Couronne de la Colombie-Britannique soutient que, étant donné que l’instance repose dans une large mesure sur la question de savoir si la Couronne de la Colombie-Britannique est la propriétaire du navire en vertu du droit provincial, la Cour fédérale n’a pas de compétence d’attribution en l’espèce.

 

  • [3] L’administrateur et le Canada contestent la requête, tandis que M. Thomas n’adopte aucune position à l’égard de cette requête.

 

Les faits

 

  • [4] Voici un résumé des allégations formulées dans la déclaration en date du 3 mai 2011.

 

  • [5] Le propriétaire inscrit et bénéficiaire du Seaspan Chinook était la Maritime Heritage Society of Vancouver (la Société) jusqu’à la dissolution de ladite société le 23 juin 2006.

 

  • [6] Étant donné que les biens de la Société n’ont pas été transférés à une autre organisation caritative avant sa dissolution, ces biens, y compris le Seaspan Chinook, seraient passés à la Couronne de la Colombie-Britannique en vertu de l’article 73 de la Society Act of British Columbia (BC Society Act), RSBC 1996, c 433.

 

  • [7] La Couronne de la Colombie-Britannique a signifié un avis à la Société le 15 août 2007, signalant la présence non autorisée de plusieurs navires enregistrés au nom de la Société, y compris le Seaspan Chinook, à Britannia Beach. Le 29 novembre 2007, M. Thomas, un représentant de la défunte Société, a écrit au ministre des Finances de la Colombie-Britannique pour céder officiellement tous les navires de la Société à la Couronne de la Colombie-Britannique.

 

  • [8] Le Seaspan Chinook se trouvait dans un état de dégradation avancé et avait à son bord une quantité importante de diesel et d’autres polluants avant de couler à Britannia Bay le 9 mai 2008. L’administrateur soutient que, avant le naufrage, la Couronne de la Colombie-Britannique n’a pris aucune mesure en vue de préserver le Seaspan Chinook ou de prévenir les dommages à l’environnement dus à la pollution.

 

  • [9] La Garde côtière canadienne a pris des mesures de restauration pour minimiser les dommages causés par les polluants déversés par le Seaspan Chinook, et le Canada a engagé des frais se montant à 127 149,07 $.

 

  • [10] Le Canada a présenté une réclamation à l’administrateur en vertu du paragraphe 51(1) et des articles 84 et 85 (aujourd’hui le paragraphe 77(1) et les articles 101 et 103 respectivement) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6 [LRMM]. Le 12 décembre 2010, l’administrateur a offert de verser 85 641,19 $ au Canada en guise d’indemnisation pour les frais de restauration. Le Canada a accepté cette offre le 1er avril 2011.

 

  • [11] L’administrateur soutient être subrogé dans les droits du Canada en vertu de l’alinéa 87(3)c) (aujourd’hui l’alinéa 106(3)c)) de la LRMM pour ce qui est du recouvrement des frais de restauration auprès du propriétaire du Seaspan Chinook. Il est allégué que la Couronne de la Colombie-Britannique était, pendant toute la période pertinente, la propriétaire du Seaspan Chinook.

 

Les actes de procédures subséquents

 

  • [12] Dans sa défense, la Couronne de la Colombie-Britannique nie avoir été la propriétaire du Seaspan Chinook. Elle soutient plutôt que la Société avait abandonné le navire à Britannia Beach avant le 23 juin 2006, date à laquelle la Société a été dissoute. La Couronne de la Colombie‑Britannique maintient que le Canada était le propriétaire du Seaspan Chinook au moment où celui-ci a coulé, et ce, conformément à l’article 226 de la Loi sur la marine marchande, LC 2001, c 26.

 

  • [13] Subsidiairement, la Couronne de la Colombie-Britannique soutient que M. Thomas lui avait indiqué qu’il effectuait une démarche active en vue de remettre sur pied la Société et qu’il avait exercé son droit de propriété et de contrôle à l’égard du Seaspan Chinook, si bien qu’il en était le propriétaire au moment où le navire a coulé.

 

  • [14] Subsidiairement encore, la Couronne de la Colombie-Britannique fait valoir que si elle était la propriétaire, le Canada avait un devoir de diligence en droit privé envers la Couronne de la Colombie-Britannique pour ce qui est de minimiser le risque que le Seaspan Chinook endommage la propriété provinciale (les eaux de Britannia Beach). Elle soutient que ce devoir découle de la compétence exclusive du Canada conférée par la loi et la Constitution relativement aux navires abandonnés. De plus, la Couronne de la Colombie-Britannique soutient que le Canada n’a pas atténué les frais de restauration qu’il a encourus.

 

  • [15] Le 20 juin 2011, la Couronne de la Colombie-Britannique a déposé une mise en cause contre M. Thomas et le Canada, sur la base des allégations susmentionnées. Le 24 octobre 2011, le Canada a déposé une requête en radiation de la mise en cause, faisant valoir que la mise en cause de la Couronne de la Colombie-Britannique ne renferme pas de faits pertinents ou de renseignements précis étayant ses obligations. Plus précisément, le Canada a nié être le propriétaire du Seaspan Chinook, soutenant que le différend au sujet de la propriété met en jeu la Société et la Couronne de la Colombie-Britannique.

 

  • [16] Le 1er novembre 2011, la requête en radiation présentée par le Canada contre la mise en cause a été suspendue en attendant que soit tranchée la présente requête de la Couronne de la Colombie-Britannique.

 

Principes applicables dans le cadre d’une requête en radiation

 

  • [17] Les parties conviennent que le critère applicable à une requête en radiation consiste à vérifier s’il est clair et évident que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action valable (voir l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Hunt c Carey Canada Inc. [1990] 2 RCS 959).

 

  • [18] Aux fins d’une requête en radiation en vertu de l’alinéa 221(1)a) des Règles, toutes les allégations de fait dans l’acte de procédure contesté doivent être considérées comme prouvées, sauf si elles sont manifestement ridicules ou impossibles à prouver.Le critère de savoir si la chose est « claire et évidente » s’applique à la radiation d’actes de procédure pour absence de compétence de la même façon qu’il s’applique à la radiation de tout acte de procédure au motif qu’il ne fait état d’aucune cause d’action valable (voir Hodgson c Ermineskin Indian Band No 942, 2000 CanLII 15066 (CF), (2000) 180 FTR 285, au paragraphe 10, conf. (2000), 267 NR 143 (CAF), au paragraphe 4).

 

  • [19] La Couronne de la Colombie-Britannique soutient que, dans le cadre de la présente requête, il incombe à l’administrateur de démontrer que la Cour fédérale a compétence à la fois sur les parties et sur la cause d’action. Je ne souscris pas à cette affirmation. Bien que l’administrateur devra en fin de compte démontrer la compétence de la Cour pour avoir gain de cause au procès, la règle fondamentale est la suivante : quand la Cour est appelée à statuer sur une requête en radiation, son rôle se limite strictement à apprécier la question préliminaire de savoir s’il existe, en ce qui concerne les faits pertinents, une véritable question litigieuse exigeant la tenue d’une instruction (voir Edell c Canada, 2010 CAF 26). Il s’ensuit que, dans le cadre de la présente requête, il incombe à la Couronne de la Colombie-Britannique de démontrer qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse, à la lumière des faits présentés dans la déclaration.

 

Les questions à trancher

 

  • [20] La Couronne de la Colombie-Britannique et l’administrateur ont formulé les questions de compétence de manières différentes. Il est possible de ramener leurs arguments à deux questions : a) la compétence en matière personnelle; et b) la compétence d’attribution.

 

(a)  La compétence en matière personnelle à l’égard de la Couronne de la Colombie‑Britannique

 

  • [21] La Couronne de la Colombie-Britannique soutient que la Cour fédérale n’a pas de compétence légale en matière personnelle à son égard et ce, pour les motifs énoncés ci-dessous.

 

  • [22] Premièrement, le paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (LCF), confère à la Cour fédérale une compétence concurrente à l’égard de toutes les réclamations contre la Couronne. Toutefois, il est bien établi que, dans le cadre de la LCF, la « Couronne » n’englobe pas une province.

 

  • [23] Deuxièmement, l’article 19 de la LCF confère à la Cour fédérale une compétence en matière personnelle à l’égard des « cas de litige entre le Canada et [une] province » seulement si cette province a adopté une loi reconnaissant la compétence de la Cour fédérale. Bien que la Colombie Britannique ait adopté la Federal Courts Jurisdiction Act, RSBC 1996, c 135 (BC-FCJA) [1] , la Couronne de la Colombie-Britannique soutient que l’administrateur n’est pas le Canada au sens de la BC-FCJA (voir Canada c Administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires, 2007 CF 548, [2007] ACF no 742 (QL), au paragraphe 16; Administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires c MV Anangel Splendour (Navire),2005 CF 942, [2005] ACF n1198 (QL), au paragraphe 5).

 

  • [24] Troisièmement, selon la Couronne de la Colombie-Britannique, il n’y a pas de disposition législative qui confère à la Cour fédérale la compétence d’instruire une demande présentée par une partie contre une province. Bien que l’article 22 de la LCF accorde à la Cour fédérale une compétence concurrente à l’égard des recours présentés aux termes du droit maritime canadien ou d’une loi concernant la navigation ou la marine marchande, cette disposition comporte la restriction suivante : « dans les cas […] opposant notamment des administrés » (ou « tant entre sujets qu’autrement », selon la formulation antérieure de la loi que l’on retrouve dans la jurisprudence). Dans Bande Indienne de Lubicon Lake c Canada, [1981] 2 CF 317, [1980] ACF no 272 (QL), au paragraphe 8 (Lubicon), le juge Addy a conclu, sur la base de la règle decommon lawen vertu de laquelle les provinces ne sont pas assujetties aux textes législatifs de nature générale, qu’« il est tout à fait inconcevable que la Couronne du chef de l’Alberta puisse être considérée comme un sujet de la Couronne du chef du Canada ». La Couronne de la Colombie‑Britannique soutient que l’article 22 de la LCF ne s’applique pas à elle étant donné qu’elle n’est pas un « sujet » (ou un « administré », selon la formulation actuelle) du Canada.

 

  • [25] Quatrièmement, l’administrateur a présenté une demande d’indemnisation qui ne peut être maintenue contre la Couronne de la Colombie-Britannique devant la Cour fédérale. Même si l’alinéa 2c) de la Crown Proceeding Act, RSBC 1996, c 89 (BCCPA) stipule que la Couronne de la Colombie-Britannique peut faire l’objet de demandes d’indemnisation, cette disposition est inopérante lorsque la BC-FCJA s’applique.

 

  • [26] Enfin, la Couronne de la Colombie-Britannique conteste le fait que l’administrateur se fonde sur l’alinéa 106(3)d) de la LRMM pour conférer à la Cour fédérale la compétence pour instruire la présente réclamation contre la Couronne de la Colombie-Britannique. Elle soutient que l’article 106 ne confère pas de compétence à la Cour d’amirauté (soit la Cour fédérale aux termes de l’article 2) à l’égard de la Couronne de la Colombie-Britannique. Cette dernière soutient que, vu le consentement requis pour l’exercice de la compétence en vertu de la LCF, il faudrait une formulation beaucoup plus claire dans la LRMM pour que la province soit assujettie à l’instance d’une organisation, d’un agent ou d’un tribunal fédéral devant la Cour fédérale.


analyse

 

  • [27] La Couronne de la Colombie-Britannique demande à la Cour de s’adonner à une interprétation législative complexe qui, soutient-elle, mènera inévitablement à une conclusion favorable à la prise de la mesure draconienne consistant à radier la déclaration de l’administrateur. Je conclus qu’une requête en radiation n’est pas le moyen approprié de rendre une décision finale sur des questions aussi importantes.

 

  • [28] Il est possible que la Couronne de la Colombie-Britannique ait gain de cause en fin de compte, mais la question de l’immunité provinciale à l’égard des instances devant la Cour fédérale découlant de la propriété d’un navire (ou d’un droit y afférent) n’est pas réglée. Dans une décision récente, soit Toney c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2011 CF 1440, [2011] ACF no 1740 (Toney c GRC), le juge Sean Harrington a rejeté la requête présentée par Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta (la Couronne de l’Alberta) visant la radiation de la déclaration déposée par les demandeurs, Alan Toney, son épouse et leurs deux filles (la famille Toney), pour défaut de compétence.

 

  • [29] Dans Toney c GRC, la procédure principale était une action en dommages-intérêts intentée devant la Cour contre la Couronne de l’Alberta et la GRC à la suite du décès d’un membre de la famille Toney (la jeune fille/sœur des demandeurs); la jeune fille est morte lorsque le navire de sauvetage appartenant à la province de l’Alberta et exploité par cette dernière a chaviré. Le juge Harrington a refusé de radier la déclaration de la famille Toney. Au paragraphe 5 de l’exposé des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance, il a affirmé ce qui suit :

 

[traduction]

La cause d’action est fondée sur les articles 6 et suivants de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC, 2001, c 6. Le fait que la couronne provinciale ait vendu le navire ne la soustrait pas à sa responsabilité personnelle. L’action relève de la catégorie législative fédérale des actions liées à la navigation ou à la marine marchande; il existe bel et bien une loi fédérale à mettre en application; et l’application de cette loi  a été confiée à la Cour en vertu de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales (voir ITO-Internatinal Terminal Operators Ltd. c Miida Electronics Inc., 1986 CanLII 91 (CSC), [1986] 1 RCS 752). Le fait qu’une des défenderesses soit une couronne provinciale est sans pertinence en l’espèce, car il ne s’agit pas d’une action contre la couronne en tant que telle en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

  • [30] Après l’instruction de la présente requête, la Cour d’appel fédérale a publié son jugement dans l’affaire Sa Majesté La Reine du chef de l’Alberta c Toney, 2012 CAF 167 (Alberta c Toney), rejetant l’appel de la Couronne de l’Alberta contre la décision du juge Harrington. La Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’était pas clair et évident que la Cour fédérale n’avait pas de compétence en matière personnelle à l’égard de la Couronne de l’Alberta dans cette affaire. Au paragraphe 5 du jugement de la Cour d’appel, la juge Johanne Gauthier a signalé qu’aucun tribunal n’avait encore examiné les arguments présentés par la famille Toney en réponse à la requête de la Couronne de l’Alberta et fondés sur la formulation de l’article 22 et du paragraphe 43(7) de la LCF.Elle a également noté que l’impact de l’attribution d’une compétence exclusive à la Cour fédérale relativement à certaines questions n’avait pas encore été examiné.

 

  • [31] La Couronne de la Colombie-Britannique soutient que l’arrêt Alberta c Toney est un précédent qui peut être écarté, car la Cour d’appel fédérale n’a pas examiné l’article 19 de la LCF, ni l’affirmation explicite que la BCCPA ne s’applique pas aux procédures auxquelles la BC-FCJA s’applique. Toutefois, le fait que la Cour d’appel fédérale n’ait pas fait précisément renvoi à l’article 19 de la LCF ou à la BCCPA n’a aucune incidence sur la question principale à laquelle il faut répondre dans le cadre de la présente requête – est-il clair et évident, à la lumière des faits de l’espèce, que la Cour fédérale n’a pas de compétence en matière personnelle à l’égard de la Couronne de la Colombie-Britannique? L’arrêt Alberta c Toney permet de trancher le litige et je suis lié par cet arrêt. De toute manière, à la lumière des faits de l’espèce, j’aurais également conclu qu’il n’est pas clair et évident que la Cour fédérale est dépourvue de compétence.

 

  • [32] Pour conclure que la Cour a compétence, il faut se reporter à un critère comportant trois volets (voir ITO-International Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc., 1986 CanLII 91 (CSC), [1986] 1 RCS 752 (ITO). Premièrement, il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral. Deuxièmement, il doit y avoir un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence. Troisièmement, la loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où l’expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

  • [33] L’article 19 de la LCF n’est qu’une des sources législatives pouvant attribuer à la Cour fédérale la compétence à l’égard d’une province.

 

  • [34] L’alinéa 22(2)d) de la LCF confère à la Cour fédérale une compétence visant toute « demande d’indemnisation pour décès, dommages corporels ou matériels causés par un navire, notamment par collision ». Pour décider si une demande tombe sous le coup de l’alinéa 22(2)d) en raison de dommages causés par un navire, la Cour doit adopter un critère fonctionnel. Dans Outhouse c “Thorshavn”, [1935] Ex CR 120, The Eschersheim, [1976] 2 Lloyd’s Rep 1, le juge local de l’amirauté Demers a conclu que, pour qu’il y ait des dommages causés par un navire, il n’est pas nécessaire que le navire entre en contact avec la chose endommagée; il pourrait s’agir de [traduction] « dommages causés par les personnes aux commandes du navire, le navire étant l’instrument nocif ». Par conséquent, il serait possible de faire valoir que le naufrage d’un navire entraînant la pollution des eaux avoisinantes constitue des « dommages causés par un navire » au sens de la LCF.

 

  • [35] En vertu du paragraphe 22(1) de la LCF, la Cour fédérale a compétence concurrente dans les cas « opposant notamment des administrés » (ou « tant entre sujets qu’autrement », selon la formulation antérieure de la loi que l’on retrouve dans la jurisprudence) où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande.

 

  • [36] La Couronne de la Colombie-Britannique soutient qu’elle n’est pas un administré ou un sujet du Canada, selon le raisonnement exposé dans Lubicon. Elle aussi affirme ne pas être visée par l’expression « opposant notamment des administrés » (ou « tant entre sujets qu’autrement », selon la formulation antérieure de la loi que l’on retrouve dans la jurisprudence), car soutenir le contraire aurait pour effet de vider l’article 19 de son sens. Toutefois, le débat reste ouvert sur la question de savoir si une province est visée par cette expression. La Cour d’appel fédérale s’est penchée sur l’expression « tant entre sujets qu’autrement » dans Association nationale des employés et techniciens en radiodiffusion c La Reine (1979), 107 DLR (3d) 186, [1980] 1 CF 820 (CAF). Au paragraphe 9, le juge Pratte a conclu qu’il fallait interpréter cette expression ainsi :

 

Selon moi, comme l’alternative à une action entre sujets est une action entre une autorité publique et un sujet, la phrase « tant entre sujets qu’autrement » signifie « tant entre sujets qu’entre Sa Majesté ou le procureur général ou une autre autorité publique et un sujet ».

 

  • [37] Le raisonnement de la Cour dans Greeley c Tami Joan (1996), 113 FTR 66 (Greeley 1996) et Greeley c Tami Joan (Le) (1997), 135 FTR 290 (conf. dans 2001 CAF 238) (Greeley 1997) appuie également l’argument de l’administrateur selon lequel la Cour a compétence à l’égard de Couronne de la Colombie-Britannique. La première affaire était une requête interlocutoire relative à une action en responsabilité délictuelle et, aux termes de l’ordonnance rendue, la Couronne du Nouveau-Brunswick a été supprimée comme défendeur étant donné que la demande d’indemnisation échappait à la compétence de la Cour fédérale. Toutefois, dans la deuxième affaire, la demande d’indemnisation contre la Couronne du Nouveau-Brunswick à titre de créancière hypothécaire a été instruite par le tribunal. Ces deux affaires appuient la proposition selon laquelle la Cour fédérale a compétence sur une demande d’indemnisation à l’égard d’une province qui est la propriétaire ou la créancière hypothécaire d’un navire s’il s’agit d’une demande d’indemnisation en matière maritime.

 

  • [38] Le paragraphe 43(7) de la LCF, qui a trait aux navires appartenant à un État souverain, et diverses dispositions de la LRMM suggèrent qu’il était dans l’intention du législateur de permettre une action réelle contre un navire possédé par une province et la province elle-même devant la Cour fédérale.

 

  • [39] Aux termes de l’alinéa 43(7)c), « [i]l ne peut être intenté au Canada d’action réelle portant, selon le cas, sur : […] c) un navire possédé ou exploité par un État souverain étranger — ou sa cargaison — et accomplissant exclusivement une mission non commerciale au moment où a été formulée la demande ou intentée l’action les concernant [Non souligné dans l’original]. Le principe de l’immunité de juridiction en common law est préservé par le paragraphe 43(7), mais seulement lorsque le navire est utilisé exclusivement à des fins gouvernementales non commerciales. Je conviens avec l’administrateur que l’alinéa 43(7)c) serait inutile et dépourvu de sens si un navire provincial et une province qui est propriétaire d’un navire étaient généralement exemptés de la compétence de la Cour fédérale.

 

  • [40] La LRMM, qui est la loi principale pour ce qui est de la responsabilité des propriétaires et des exploitants de navires à l’endroit des passagers, de la cargaison, de la pollution et des dommages matériels, est une source de la compétence de la Cour fédérale à l’égard d’une province. Le but de la loi est d’établir les limites de la responsabilité et d’assurer une uniformité en créant un équilibre entre les intérêts des propriétaires de navire et les autres parties. La LRMM prévoit la mise en place de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires et la nomination de l’administrateur chargé de diriger cette Caisse d’indemnisation. La partie 6 de la LRMM régit la responsabilité et l’indemnisation en matière de pollution par les hydrocarbures causée par les navires au Canada. En particulier, l’alinéa 77(1)a) stipule que le propriétaire d’un navire est responsable des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par son navire.

 

  • [41] L’article 3 de la LRMM prévoit expressément que la Loi « lie Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province ». Le paragraphe 79(1) stipule que « [l]a Cour d’amirauté a compétence à l’égard de toute demande d’indemnisation présentée au Canada en vertu d’une convention visée à la section 1 et de celle présentée en vertu de la section 2 ». L’article 2 de la LRMM signale que « la Cour d’amirauté » est la Cour fédérale.

 

  • [42] Les dispositions susmentionnées de la LRMM, jumelées à la compétence étendue de la Cour fédérale en matière de droit maritime canadien en vertu de l’article 22 de la LCF, semblent conférer à la Cour fédérale une compétence en matière personnelle à l’égard de la Couronne de la Colombie‑Britannique, pour ce qui est des faits exposés dans la déclaration. À tout le moins, il n’est pas clair et évident que la Cour n’a pas compétence en matière personnelle à l’égard de la Couronne de la Colombie-Britannique.

 

  • [43] L’administrateur et le Canada soutiennent subsidiairement que la demande d’indemnisation aurait pu être déposée soit au nom du demandeur (le Canada) ou au nom de l’administrateur en vertu de l’alinéa 106(3)d) de la LRMM et que la nature de la procédure serait restée la même. S’il y a une difficulté qui fait obstacle à ce que la présente action soit instruite par la Cour fédérale, les deux parties demandent à la Cour l’autorisation de modifier la déclaration de manière à remplacer l’administrateur par le Canada à titre de demandeur. Ayant conclu à la lumière des dispositions législatives susmentionnées qu’il n’est pas clair et évident que la Cour n’a pas compétence, je renonce à examiner l’argument subsidiaire selon lequel les faits de l’espèce correspondent à un différend intergouvernemental entre la Couronne de la Colombie-Britannique et le Canada au sens de l’article 19 de la LCF.

 


b)  La compétence d’attribution

 

  • [44] Selon le deuxième volet du critère exposé dans l’arrêt ITO, il doit y avoir un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige. La Couronne de la Colombie‑Britannique soutient que l’administrateur se fonde sur l’interprétation de la BC Society Act pour résoudre ce litige, et non sur les définitions du terme « propriétaire » aux termes de la Loi sur la marine marchande du Canada, LC 2001, c 26. Tout en reconnaissant que le fait que la Cour fédérale doit parfois appliquer des lois provinciales n’est pas un obstacle à la compétence, la Couronne de la Colombie-Britannique soutient que la présente affaire, ainsi qu’elle est défendue par l’administrateur, repose dans une large mesure sur la question de savoir si la Couronne de la Colombie-Britannique est la propriétaire du navire en raison de l’application d’une loi provinciale.

 

  • [45] Bien qu’il faille, dans la présente affaire, faire renvoi dans une certaine mesure à la BC Society Act, les demandes d’indemnisation pour les dommages causés par un navire sont au cœur du droit maritime canadien. L’application accessoire d’une loi provinciale n’a aucune incidence sur la compétence de la Cour fédérale dans la mesure où la question est en fait « déterminé[e] jusqu’à un certain point par le droit fédéral » (voir La Reine c La Commission de transport de la communauté urbaine de Montréal (1980), 112 DLR (3d) 266, [1980] 2 CF 151 à 153, citant Bensol Customs Brokers Limited c Air Canada [1979] 2 CF 575, à la page 583).

 

  • [46] Dans les circonstances, je rejette l’argument de la Couronne de la Colombie-Britannique selon lequel la Cour est dépourvue de la compétence d’attribution.

 

conclusion

 

  • [47] Pour les motifs ci-dessus, la requête en radiation sera rejetée. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens liés à la présente requête, elles doivent signifier et déposer leurs observations écrites sur cette question, d’une longueur maximale de trois pages, dans les 7 jours qui suivent la présente décision.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée.

 

 

« Roger R. Lafrenière »

Protonotaire

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-761-11

 

INTITULÉ :  L’ADMINISTRATEUR DE LA CAISSE D’INDEMNISATION DES DOMMAGES DUS À LA POLLUTION PAR LES HYDROCARBURES CAUSÉE PAR LES NAVIRES

c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES FINANCES, ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 27 février 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :  LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :  Le 1er octobre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

David McEwen, c.r.

 

POUR LE DEMANDEUR

Elizabeth Rowbotham

 

POUR LE DÉFENDEUR

David Jones

 

POUR LE MIS EN CAUSE,

J. PAUL THOMAS

Jennifer Chow

Patrick Grayer

POUR LE MIS EN CAUSE,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Alexander Holburn Beaudin & Lang LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Ministère du Procureur général

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

Bernard & Partners

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE MIS EN CAUSE,

J. PAUL THOMAS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE MIS EN CAUSE,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 



[1] Le paragraphe 1(1) de la Federal Courts Compétence Act, RSBC 1996, c 135 [BC-FCJA] est libellé ainsi :

[traduction]

1 (1) La Cour suprême du Canada et la Cour fédérale du Canada, ou seule la Cour suprême du Canada, conformément aux lois du Parlement du Canada intitulées la Loi sur la Cour suprême et la Loi sur la Cour fédérale, ont compétence dans les cas suivants :

a) les litiges entre le Canada et la Colombie-Britannique;

b) les litiges entre la Colombie-Britannique et toute autre province du Canada ayant adopté une loi similaire à la présente loi;

c) les instances, actions ou procédures où les parties ont, dans leurs actes de procédure, soulevé une question concernant la validité d’une loi du Parlement du Canada, ou celle d’une loi d’une assemblée législative, si de l’avis du tribunal saisi de l’instance, action ou procédure, la question est importante.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.