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Date : 20121210

Dossier : IMM-2496-12

Référence : 2012 CF 1459

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

ENTRE :

 

 

SUTHAKARAN KANAGARATNAM

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, rendue le 29 février 2012, par laquelle la directrice, Règlement des cas, Direction générale du règlement des cas de Citoyenneté et Immigration Canada, a conclu qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant que le demandeur soit dispensé de l’exigence de présenter sa demande de résident permanent depuis l’étranger.

 

[2]               Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka. Dans une décision datée du 16 avril 2010, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada au sens de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR] en raison de sa participation à une organisation terroriste, les Tigres de la libération de l’Eelam tamoul (TLET). Par conséquent, le demandeur a été frappé d’une mesure d’expulsion du Canada.

 

[3]               En août 2010, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada et tenté d’obtenir, pour des motifs d’ordre humanitaire, une dispense de l’exigence habituelle de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger. Le demandeur ne peut toutefois pas se voir accorder une telle demande étant donné qu’il a été interdit de territoire. La demande fondée sur motifs d’ordre humanitaire aurait donc pour effet de lever l’interdiction de territoire du demandeur.

 

[4]               L’épouse du demandeur, Mme Suthakaran, a obtenu le statut de réfugié en 2011 en raison du risque associé au fait d’être mariée à un membre des TLET au Sri Lanka. Le statut de réfugié a été accordé aux deux enfants du couple en 2004 parce qu’ils couraient le risque d’être recrutés de force par les TLET. La version des faits de Mme Suthakaran a changé au cours des années : à son arrivée au Canada, sans le demandeur, elle a attiré l’attention sur les divers actes auxquels son mari s’était livré en tant que membre des TLET et a invoqué ces éléments de preuve à l’appui de sa demande d’asile. Or, lorsque son mari est arrivé au Canada en 2007 et qu’une procédure d’interdiction de territoire a été introduite à son encontre, elle a tenté de revenir sur son témoignage. Comme il fallait s’y attendre, elle n’a pas été crue. 

 

[5]               Le demandeur, en compagnie de sa famille, habite avec sa belle‑mère, son beau‑frère et la famille de celui‑ci. Selon les éléments de preuve présentés au directeur, les relations au sein de la famille élargie sont tendues, et le beau‑frère du demandeur compte demander à la famille du demandeur d’aller vivre ailleurs. L’épouse du demandeur souffre actuellement de dépression. Le demandeur a présenté deux notes relativement brèves rédigées par le psychiatre traitant son épouse à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire; selon le contenu des notes, Mme Suthakaran a de la difficulté à accomplir ses tâches quotidiennes et à s’occuper de ses enfants et elle prend des médicaments, le demandeur veillant à ce qu’elle les prenne de façon régulière. Le psychiatre traitant a estimé que Mme Suthakaran pourrait cesser de prendre sa médication si le demandeur était expulsé, s’étant dit [traduction] « très inquiet qu’elle puisse en arriver à se sentir désespérée au point où elle pourrait se faire du mal ».  

 

[6]               Les enfants du demandeur, qui sont à la fin de l’adolescence, dépendent en grande partie de leur père pour obtenir des soins, des conseils et du soutien, compte tenu de la maladie de leur mère. Le demandeur est le seul soutien de famille, son épouse étant actuellement incapable de travailler. Elle n’a jamais travaillé à l’extérieur du foyer.

 

[7]               Le demandeur a fait valoir à la directrice que les motifs d’ordre humanitaire devraient être pris en considération compte tenu de la maladie de son épouse et des besoins de ses enfants. La directrice était en désaccord, soutenant qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant de lever l’interdiction de territoire visant le demandeur.

 

[8]               La norme de contrôle applicable à la décision du directeur est celle du caractère raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193, au paragraphe 62; Prashad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1286, au paragraphe 26, 208 ACWS (3d) 387; Paz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 412, aux paragraphes 22 à 25, [2009] ACF no 497).

 

[9]               Le demandeur soutient que la décision de la directrice était déraisonnable et devrait être annulée, car la directrice :

1.                  a tiré des conclusions fondées sur des hypothèses et non sur les éléments de preuve lorsqu’elle a déclaré que l’épouse du demandeur se remettrait de sa dépression et pourrait prendre soin de ses enfants et décrocher un emploi rémunérateur. Le demandeur fait valoir qu’à cet égard, la directrice a commis une erreur en se fiant à l’information apparaissant sur le site Web du Centre de toxicomanie et de santé mentale (Centre for Addiction and Mental Health – CAMH) plutôt qu’aux éléments de preuve présentés par le psychiatre de Mme Suthakaran;

 

2.                  n’a pas évalué adéquatement l’intérêt supérieur des enfants du demandeur, qui seront effectivement laissés à eux‑mêmes étant donné l’incapacité de leur mère;

 

3.                  a considéré les motifs d’ordre humanitaire isolément.

 

            Je suis d’avis qu’aucun de ces arguments n’est fondé.

 

[10]           Pour apprécier le caractère raisonnable de la décision de la directrice, il faut avant tout se rappeler que la norme de contrôle de la décision raisonnable est rigoureuse, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une décision discrétionnaire. Comme le fait remarquer la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Baker, précité, aux pages 857 à 858, la norme de la décision raisonnable exige que l’on fasse preuve « […] d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi ». Le rôle de la Cour est donc limité à cet égard.

 

[11]           Il faut ensuite se rappeler qu’il incombe au demandeur de démontrer l’existence de facteurs justifiant la prise en compte de motifs d’ordre humanitaire et que dans les cas où, comme en l’espèce, un agent est appelé à mettre en balance les préoccupations relatives à la sécurité nationale avec la situation particulière d’un demandeur ou de sa famille, le demandeur doit invoquer des facteurs d’ordre humanitaire importants pour bénéficier d’une dispense. Dans la décision Qureshi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 335, le juge Zinn a écrit ce qui suit aux paragraphes 30 et 33 :

L’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire, qui mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour […] Lorsqu’une conclusion d’interdiction de territoire a été tirée, les facteurs d’ordre humanitaire doivent être mis en balance avec l’intérêt public qu’il y a à exclure du Canada les personnes interdites de territoire.

 

[…]

 

[…] les facteurs d’ordre humanitaire [doivent être] importants au regard des motifs d’interdiction de territoire.

 

[12]           En ce qui concerne le traitement des éléments de preuve d’ordre médical, la directrice n’a pas fondé sa décision sur des hypothèses ni ignoré les éléments de preuve relatifs à l’état de Mme Suthakaran, contrairement à ce qu’affirme le demandeur. À cet égard, il était approprié pour la directrice de tenir compte de l’information apparaissant sur le site Web du CAMH, qui est une source crédible au sujet des troubles psychiatriques. En outre, l’information que la directrice a examinée a été transmise au demandeur (et à son avocate) pour commentaires. Rien n’indique que la directrice n’a pas adéquatement résumé l’information contenue sur le site Web du CAMH, où il est écrit que de nombreuses personnes atteintes de dépression connaissent une rémission, grâce aux effets de la psychothérapie et de la médication notamment. En revanche, les renseignements obtenus du psychiatre de Mme Suthakaran ne donnaient pas à penser que Mme Suthakaran ne se remettrait pas de sa dépression si le demandeur était expulsé, contrairement à ce qu’affirme l’avocate du demandeur. Dans ses notes, le psychiatre évoquait tout au plus la possibilité que Mme Suthakaran cesse de prendre sa médication si son mari était renvoyé au Sri Lanka et disait craindre que son état se détériore et qu’elle en vienne à songer au suicide.

 

[13]           La directrice a assez bien résumé les éléments de preuve provenant de ces deux sources dans la décision, et constaté que [traduction] « […] selon toute apparence, les gens peuvent reprendre leur routine habituelle s’ils sont adéquatement traités. De plus, les éléments de preuve permettent de penser que si Mme Suthakaran continue de suivre son traitement et les recommandations de son psychiatre, elle pourra probablement recommencer à s’acquitter de ses obligations parentales et à accomplir des tâches domestiques ». Pour arriver à cette décision, la directrice a accordé plus d’importance à l’information tirée du site Web du CAMH qu’aux notes du psychiatre de Mme Suthakaran. L’appréciation de la preuve relève du domaine d’expertise des agents de CH, et il n’appartient pas à la Cour, dans une procédure de contrôle judiciaire, d’apprécier la preuve de nouveau (voir p. ex. Japan Electrical Manufacturers Assn c Canada (Anti-Dumping Tribunal), [1982] 2 CF 816 (CA), à la page 818, et Buchan c Canada (Procureur général), 2007 CF 1141, au paragraphe 29). C’est ce que le demandeur semble effectivement vouloir m’amener à faire en l’espèce.

 

[14]           L’affaire en l’espèce se distingue de Volniansky c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1597, de Kambo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 872, de Romans c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1157 et de Gillespie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 545, cités par le demandeur, car dans ces affaires, contrairement à ce qui est le cas en l’espèce, rien n’étayait les conclusions auxquelles les agents sont parvenus au sujet de l’état de santé mentale des demandeurs ou du traitement auquel ils pourraient avoir accès à l’étranger. En l’espèce, par contre, l’information obtenue du site Web du CAMH appuie les conclusions de la directrice. Dans l’affaire Damte c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1212, également citée par le demandeur, il a été établi que l’agente avait tiré une série de conclusions abusives. La situation est différente en l’espèce à cet égard aussi.

 

[15]           L’avocate du demandeur a soutenu que la façon dont la directrice a traité la question de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur s’appuie largement sur son raisonnement supposant que Mme Suthakaran pourra se remettre de sa dépression. Si elle s’en remet, elle sera en mesure de prendre soin de ses enfants. Comme le raisonnement de la directrice à ce propos m’est apparu cohérent, son traitement de l’intérêt supérieur des enfants n’est donc pas déraisonnable.

 

[16]           En outre, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, les enfants ne seront pas privés de soutien affectif même si Mme Suthakaran ne se remet pas de sa dépression, car ils ont une famille élargie au Canada et rien n’indique que Mme Suthakaran n’a pas la capacité d’être leur tutrice légale même si elle éprouve actuellement de la difficulté à accomplir ses tâches quotidiennes. Bien que l’oncle des garçons ait déposé une déclaration solennelle dans laquelle il affirme qu’il ne sera pas en mesure de soutenir financièrement les enfants, il ne s’ensuit pas que lui‑même (et d’autres membres de la famille) ne prodiguera pas de soutien affectif aux enfants. De plus, comme la directrice l’a constaté, les garçons arrivent à la fin de l’adolescence, de sorte qu’il est raisonnable de penser qu’ils pourront avoir accès aux services de transport en commun et peut‑être même décrocher un emploi à temps partiel comme bon nombre d’adolescents canadiens de leur âge.  

 

[17]           En ce qui concerne les finances, comme la directrice l’a fait remarquer, si Mme Suthakaran demeure incapable de travailler, elle et ses enfants pourront bénéficier de l’aide sociale. Le fait de devoir recourir à l’aide sociale ne justifie pas nécessairement qu’il faille prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire, étant donné que la famille serait dans une situation identique à celle de nombreuses autres familles au Canada.

 

[18]           Enfin, il est faux de laisser entendre que la directrice a considéré les motifs d’ordre humanitaire isolément. La directrice a examiné chacun des arguments avancés par le demandeur et a soupesé les divers intérêts en jeu pour décider si l’examen des motifs d’ordre humanitaire était justifié, et elle a conclu que les motifs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur l’interdiction de territoire dont le demandeur faisait l’objet pour raison de sécurité en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

 

[19]           Bref, la directrice a établi que les deux brèves notes rédigées par un psychiatre attestant la dépression de Mme Suthakaran ne justifiaient pas d’accorder le droit de demeurer au Canada à titre de résident permanent à un membre des TLET. Je ne peux juger cette conclusion déraisonnable, surtout au vu des éléments de preuve faisant état des probabilités de rémission de la dépression grâce à un traitement adéquat. Il semble en outre que ce soit la modification des faits relatés dans le cadre des différentes procédures quant au niveau de participation du demandeur aux TLET qui ait placé le demandeur et son épouse dans leur situation actuelle, du moins dans une certaine mesure. Il ne peut donc être conclu qu’ils sont aux prises avec des difficultés indues. Par conséquent, la présente demande est rejetée.

 

[20]           Aucune question à certifier en vertu de l’article 74 de la LIPR n’a été présentée et la présente affaire n’en soulève aucune, car elle est uniquement fondée sur les faits.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

3.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2496-12

 

INTITULÉ :                                                  SUTHAKARAN KANAGARATNAM

 

                                                                        -   et   -

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION                                                                                  

                                                           

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 1er décembre 2012

                                                           

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        La juge Gleason

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 10 décembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :   

 

Kristina Kostadinov                                                    POUR LE DEMANDEUR

                                                                                                                    

Sharon Stewart Guathrie                                            POUR LE DÉFENDEUR                                 

 

                               

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :    

 

Waldman & Associates                                               POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)                                                                               

 

William F. Pentney                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

 

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