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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20121207

Dossier : IMM-2267-12

Référence : 2012 CF 1438

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2012

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

TIBORNE ORGONA

NIKOLETT ORGONA

VANESSZA ORGONA

TIBOR ORGONA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rendu une décision déraisonnable relativement aux demandes d’asile des demandeurs à titre de réfugiés au sens de la Convention du fait qu’elle s’est appuyée uniquement sur certains éléments de la preuve documentaire qui avaient peu à voir avec les demandes en cause et qu’elle a omis d’examiner sérieusement les motifs pour lesquels ces demandeurs n’avaient pas cherché à obtenir la protection de l’État.

 

Contexte

[2]               Madame Orgona et ses trois enfants, Nikolett, Vanessza et Tibor, sont tous des citoyens hongrois d’origine ethnique rom. Tibor Orgona, l’époux de Mme Orgona et le père des enfants, dépose une demande d’asile séparée. Les demandeurs allèguent qu’ils ont été victimes de discrimination, de harcèlement et d’agressions dans leur Hongrie natale à cause de leur origine ethnique.

 

[3]               Selon leur version des faits, à l’époque où ils vivaient dans le village de Hunya, ils étaient menacés et harcelés par leurs voisins et leurs enfants étaient victimes de discrimination à l’école. Ils ont quitté Hunya pour Budapest après que deux hommes qui avaient pourchassé en vélo leur père l’eurent battu et lui eurent asséné un coup de couteau de poche. Ils ont quitté Budapest pour immigrer au Canada lorsqu’ils ont été agressés par des extrémistes de droite. Ils n’ont jamais porté plainte à la police au sujet de ces incidents.

 

[4]               La SPR a rejeté la demande d’asile. Bien que la SPR ait souligné un certain nombre de contradictions internes relativement au compte rendu sur la dernière agression, elle a conclu que l’incapacité des demandeurs d’écarter la présomption de la protection offerte par l’État avait été la question déterminante.

 

[5]               La SPR a conclu que les demandeurs, en ne communiquant jamais avec la police ou avec d’autres organisations, n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables afin d’obtenir la protection de l’État. Selon la SPR, « les éléments de preuve objectifs montrent que les demandeurs] aurai[ent] pu se prévaloir de nombreux recours [s’ils] avai[ent] décidé de signaler certains problèmes à la police et qu’[ils] avai[ent] été insatisfai[ts] des mesures prises par les policiers ». Le Bureau de l’ombudsman pour les minorités, la Commission indépendante des plaintes contre la police [IPCB] et l’Association des agents de police roms sont mentionnés comme certains des organismes auxquels ils auraient pu s’adresser.

 

[6]               La SPR a souligné que l’IPCB est un organisme indépendant de la police qui examine les plaintes relatives aux actes commis par des policiers et fait des recommandations à la direction de la police nationale. De plus, si les « recommandations ne sont pas entérinées, l’affaire peut alors être portée devant un tribunal ».

 

[7]               Deuxièmement, la SPR a décrit les divers rapports faisant état d’agressions contre les Roms au cours des dernières années et a souligné que « la police [avait] réagi en prenant plusieurs mesures dans le cadre d’un programme censé améliorer la sécurité de la communauté rom ». Par exemple, dans les endroits où la police estimait que des agressions semblables pouvaient se dérouler, des agents patrouillaient la nuit et tôt le matin. Selon la SPR, des éléments de preuve objectifs révélaient que la police avait effectué plusieurs arrestations relativement à ce genre d’agressions.

 

[8]               Dans le cadre de son examen de l’allégation de discrimination, la SPR a souligné que « selon la documentation de la Commission, la Hongrie est l’un des pays qui possèdent les lois antidiscrimination et le système de protection des minorités les plus complets de la région de l’Europe centrale et de l’Est ». Cependant, elle a aussi constaté que le défaut des autorités locales de mettre en œuvre cette législation explique en bonne partie la discrimination dont souffrent les Roms. Malgré cette conclusion éclairante, la Commission a souligné que les Roms disposent de bon nombre d’organisations auprès desquelles ils peuvent chercher à obtenir réparation s’ils sont victimes de discrimination.

 

[9]               La Commission a aussi souligné que le gouvernement hongrois a pris un certain nombre de mesures qui visent à réduire les injustices que subissent les Roms dans les domaines du logement, de l’emploi, de l’éducation, de la santé et de la représentation politique.

 

[10]           Après avoir examiné la preuve documentaire, la SPR « [a confirmé] qu’en Hongrie, l’État offre une protection suffisante, bien qu’imparfaite, aux Roms qui sont victimes de crimes, de violence policière, de discrimination ou de persécution ».

 

[11]           Ce sont les actes, et non les bonnes intentions, qui démontrent l’existence réelle d’une protection contre la persécution. Voir sur ce point quelques-unes des très nombreuses décisions de la Cour relatives à la protection de l’État en Hongrie : Balogh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 809, au paragraphe 37; Kovacs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1003, au paragraphe 70; Bors c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1004, au paragraphe 63; Hercegi  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 250, au paragraphe 5; Kanto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1049, au paragraphe 40; Sebok c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1107, au paragraphe 22; Katinszki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1326, au paragraphe 17; Kemenczei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1349, aux paragraphes 57 à 60.

 

[12]           La décision qui fait l’objet du contrôle regorge de déclarations et de citations qui font état des bonnes intentions du gouvernement. Cependant, il y a peu d’allusions aux déclarations relatives à l’efficacité de ces efforts. La SPR mentionne un document qui décrit une série de neuf agressions particulièrement horribles commises contre des membres de la collectivité rom entre janvier 2008 et août 2009. Ces agressions avaient un point commun, soit que leurs auteurs faisaient usage de cocktails Molotov et d’armes à feu. Les victimes étaient tuées, brûlées ou grièvement blessées.

 

[13]           Ces crimes ont fait l’objet d’une enquête et quatre personnes ont finalement été accusées. Or, cet élément de preuve ne révèle rien des efforts consentis pour démasquer et poursuivre ceux qui ont été impliqués dans les nombreuses « autres » agressions contre des Roms en Hongrie ou des résultats de ces efforts. La preuve concernant les mesures prises par la police pour réagir à des meurtres en série connus de tous et largement médiatisés ne donne pas vraiment une idée de la façon dont la police traite les criminels qui ressortent moins du lot. Cependant, s’appuyant sur cette réaction particulière à ces horribles crimes planifiés, la SPR concluait qu’[traduction] « il existe de solides éléments de preuve objectifs démontrant que la police a mené des enquêtes et procédé à des arrestations ». La situation des demandeurs, et de la plupart des Roms, n’est pas celle des victimes de ces neuf agressions. Par conséquent, la SPR a commis une erreur en s’appuyant, de façon sélective, sur des éléments de preuve qui avaient peu à voir avec les demandeurs et leur situation en Hongrie.

 

[14]           La SPR mentionne aussi que les particuliers peuvent s’adresser à l’IPCB pour demander réparation lorsque la police n’agit pas correctement. Elle écrit qu’il s’agit d’un organisme indépendant qui examine les plaintes relatives à des actes commis par des policiers et qui fait des recommandations au chef de la police nationale; elle ajoute que si les recommandations ne sont pas entérinées, l’affaire peut être portée devant un tribunal. À première vue, il semble s’agir d’un outil efficace qui garantit que les plaintes faites au sujet des policiers sont réellement examinées; cependant, selon un autre document, « en pratique », le chef de la police nationale « n’accorde aucune considération à 90 p. 100 des décisions » de cet organisme. Il semble donc n’exister aucun moyen réel de réparation pour la grande majorité des plaignants. La conclusion de la SPR selon laquelle ce processus fournit aux Roms une occasion raisonnable d’obtenir une réparation est déraisonnable.

 

[15]           La Commission n’ayant pas indiqué comment elle en était arrivée à conclure qu’il existe une protection adéquate de l’État en Hongrie pour les Roms qui sont victimes de crimes, de violence policière, discrimination ou de persécution, sa conclusion ne peut être jugée raisonnable compte tenu de la preuve indiquant le contraire dans le cartable national de documentation, notamment de l’extrait suivant du document d’Amnesty International intitulé Violent Attacks Against Roma in Hungary : Time to Investigate Racial Motivation :

[Traduction]

La recherche d’Amnesty International sur certaines des neuf agressions et sur d'autres incidents rapportés révèle que les autorités hongroises n’ont pas consigné la violence contre les Roms en Hongrie et n’y ont pas réagi efficacement, notamment en n’enquêtant pas sur de possibles motivations raciales. Ce rapport présente en détail les lacunes commises dans les réactions du système de justice criminelle hongrois relativement à ces crimes haineux. Bien qu’il existe des dispositions législatives visant à lutter contre les crimes haineux, elles ne sont pas bien appliquées, notamment parce que la police n’a pas la capacité de reconnaître les crimes haineux et de faire enquête à ce sujet et qu’elle ne reçoit pas la formation qui lui permettrait d’améliorer sa capacité dans ce domaine. La police n’est pas dotée de lignes directrices quant à la façon d’enquêter sur les crimes haineux et de traiter les victimes – il n’existe pas non plus de lignes directrices qui informent les poursuivants au sujet de la façon de superviser ces enquêtes. L’aide et le soutien fournis par l’État aux victimes de crimes haineux sont aussi inadéquats. En ce qui concerne la prévention, les autorités n’ont pas adopté de mesures efficaces pour évaluer la nature et l’ampleur du problème, notamment parce qu’elles ne recueillent pas de données ventilées sur les crimes haineux, ce qui les empêche de recenser les tendances et d’élaborer des politiques qui constituent des réponses plus appropriées.

[…]

Malgré les dispositions législatives existantes sur les crimes haineux, la Hongrie a été critiquée parce qu’elle n’a pas mis en œuvre ces dispositions. Le faible pourcentage de poursuites dans les cas de crimes commis pour des motifs raciaux était expliqué par l’hésitation de la police, des poursuivants et des tribunaux à enquêter sur les motivations raciales ainsi que sur les crimes violents et non violents contre les Roms et à en reconnaître l’existence.

[…]

Amnesty International s’inquiète du fait que les autorités hongroises ne prennent pas les mesures nécessaires pour éviter la violence contre les Roms et y réagir efficacement à cause des limitations et des lacunes du système de justice criminelle. [Non souligné dans l’original]

 

[16]           Enfin, la SPR a conclu que ces demandeurs n’avaient pas écarté la présomption de la protection de l’État, notamment parce qu’ils ne l’avaient pas recherchée. Cependant, parce que la SPR jugeait (à partir de ces éléments de preuve sélectionnés) qu’une protection adéquate de l’État était offerte, elle n’a pas examiné et vérifié sérieusement la preuve et les observations des demandeurs selon lesquelles ils ne l’avaient pas recherchée parce qu’elle n’aurait pu « raisonnablement être assurée ». Selon la preuve au dossier, il semblait s’agir d’une croyance raisonnablement étayée et, dans les cas où la protection ne peut raisonnablement être assurée, il n’est pas nécessaire de la rechercher : Canada (Procurer général) c Ward, [1993] 2 RCS 689.

 

[17]           Pour ces motifs, la décision doit être annulée. Aucune question n’a été proposée en vue de sa certification.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie, que la décision soit annulée et que les demandes d’asile soient renvoyées à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau ces demandes. Aucune question n’est certifiée.

 

Russel W. Zinn

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2267-12

 

INTITULÉ :                                      TIBORNE ORGONA ET AUTRES c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 8 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 7 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jack Davis

 

                           POUR LES DEMANDEURS

Amy King

 

                           POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

DAVIS & GRICE

Avocats

Toronto (Ontario)

 

      POUR LES DEMANDEURS

WILLIAM F. PENTNEY

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

      POUR LE DÉFENDEUR

 

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