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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date: 20121130

Dossier : IMM-2143-12

Référence : 2012 CF 1408

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2012

En présence de monsieur le juge Simon Noël 

 

ENTRE :

 

 

FRANÇOIS SEBUCOCERO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [« la SPR »] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rendue le 27 janvier 2012, en vertu de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés,

LC 2001, ch 27 [« la LIPR »]. Le tribunal a conclu que François Sebucocero n’est ni un réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la LIPR, ni une « personne à protéger » selon l’article 97 de la LIPR.

 

I.          Faits

[2]               Le demandeur est de citoyenneté rwandaise. Il a travaillé comme policier de septembre 2000 jusqu’en janvier 2009. Il est ensuite devenu commerçant.

 

[3]               En mars 2009, il a témoigné devant la Cour de juridiction Gacaca [« Cour de Gacaca »] contre cinq génocidaires qui ont été condamnés à faire des travaux d’intérêt général dans la communauté.

 

[4]               Vers la fin du mois de mars 2009, des personnes ont lancé des pierres sur la maison du demandeur et il a reçu un tract le menaçant de mort. Il a fait une déposition à la police qui a ensuite fait enquête. Aucune arrestation n’eut lieu suite à cet incident.

 

[5]               Le 15 avril 2009, le demandeur a été agressé de nouveau à cause de son témoignage devant la Cour de Gacaca. Les deux agresseurs n’ont pas été retrouvés par la police et compte tenu du fait qu’il faisait nuit, il était difficile pour le demandeur de les identifier. Le demandeur a, encore une fois, porté plainte à la police.

 

[6]               Dans la nuit du 10 mai 2009, des policiers ont sonné chez le demandeur pour l’avertir que sa voiture avait été incendiée. Aucune arrestation n’eut lieu suite à cet incident. Le demandeur a alors décidé de quitter le Rwanda étant donné qu’il considérait que l’État rwandais n’était pas en mesure de le protéger et que sa vie pourrait être en danger. Le demandeur allègue qu’il est encore plus à risque, car il a témoigné contre des génocidaires et car il a été employé comme policier par le passé.

 

[7]               Il a quitté le Rwanda le 26 mai 2009 pour les États-Unis muni d’un visa. Quelques jours plus tard, il est arrivé au Canada pour y demander l’asile à la frontière.

 

II.        Décision à l’étude

[8]               La SPR a conclu que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une « personne à protéger ».

 

[9]               La SPR était satisfaite de l’identité du demandeur et elle a considéré le témoignage du demandeur comme étant direct et limpide. Le demandeur est donc crédible quant à son histoire.

 

[10]           À la fin de l’audience, le demandeur a exprimé une crainte quant à son retour éventuel au Rwanda, car selon lui, le fait d’avoir voyagé durant une longue période à l’étranger pourrait être interprété par les autorités rwandaises comme une preuve d’une certaine opposition à celles-ci. De plus, étant donné qu’il se trouve à l’étranger, il ne serait pas disponible pour elles si jamais elles lui demandaient de faire quelque chose.

 

[11]           La SPR a conclu que le demandeur ne pouvait établir aucune crainte fondée sur la base de son retour au Rwanda. En effet, après avoir quitté son poste de policier, il n’avait aucune restriction en matière de déplacement ou de nature autre. Il ne lui est pas non plus interdit de voyager à l’étranger. Ainsi, le tribunal a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il ne ferait face à aucun risque de persécution s’il devait retourner au Rwanda, en sa qualité d’ex-policier.

 

[12]           Quant à la protection de l’État offerte par le Rwanda, suite aux menaces à sa sécurité au sujet desquelles le demandeur a porté plainte, la SPR a conclu qu’elle est adéquate. En effet, la police a effectué une enquête suite à chacune des plaintes du demandeur, même si elle n’a pas pu identifier de suspect à cause du manque d’information. Aucun problème de corruption n’a entaché les démarches du demandeur. De plus, en tant qu’ex-policier, celui-ci a fourni un témoignage détaillé au sujet de la protection efficace offerte par la police aux citoyens.

 

[13]           Enfin, la SPR a considéré qu’il est vrai que la preuve documentaire sur le Rwanda relate que les gens qui ont témoigné devant la Cour de Gacaca, les juges de cette juridiction et les rescapés sont à risque d’être victimes de voies de fait, de harcèlement ou d’assassinat. Le décideur a cependant considéré qu’on y mentionne que le gouvernement rwandais a adopté des mesures adéquates pour répondre au problème, dont des mesures préventives comme la détention des accusés ainsi que la mise en place de lignes ouvertes.

 

III.       Soumissions du demandeur

[14]           Le demandeur soumet que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’État rwandais est en mesure de lui offrir une protection adéquate. Il a omis, dans sa décision, de traiter de certains éléments de preuve documentaire qui font état du risque auquel fait face le demandeur, en tant qu’ancien témoin devant la Cour de Gacaca. De plus, la réception de la plainte et les agissements de la police qui ont suivi ne sont pas suffisants pour établir le fait que l’État rwandais offre une protection efficace.

 

 

IV.       Soumissions du défendeur

[15]           Le défendeur allègue que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer que la protection étatique offerte par l’État rwandais est inadéquate.

 

[16]           D’abord, la documentation selon laquelle les juges et témoins de la Cour de Gacaca ainsi que les rescapés du génocide sont à risque n’est pas actuelle, car les derniers cas d’assassinats recensés datent d’avant l’an 2009. De plus, il ne peut pas être exigé des autorités rwandaises un niveau de protection auquel même les services de police les mieux adaptés ne peuvent aspirer. C’est notamment le cas lorsqu’il est impossible d’identifier l’auteur d’un crime à cause d’un manque de preuve.

 

V.        Question en litige

[17]           La SPR, a-t-elle erré en concluant que la protection étatique offerte par le Rwanda est adéquate dans le cas du demandeur?

 

VI.       Norme de contrôle

[18]           La norme de contrôle applicable à la question de la conclusion de la SPR au sujet de la protection de l’État est la norme de la décision raisonnable (Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 36, 69 Imm LR (3d) 309).

 

 

 

 

VII.     Analyse

[19]           La SPR appuie principalement sa décision de refuser d’octroyer au demandeur le statut de réfugié ou de personne à protéger sur sa conclusion selon laquelle la protection de l’État est efficace. Cette conclusion de la SPR est déraisonnable, et ce, pour les motifs qui suivent.

 

[20]           Il est reconnu qu’un État démocratique est réputé avoir la capacité de protéger ses citoyens. Pour démontrer l’incapacité de l’État à protéger, il faut présenter des éléments de preuve clairs et convaincants. De plus, le fardeau repose sur les épaules du demandeur (Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1491, 2005 CarswellNat 3745).

 

[21]           Le demandeur a subi des agressions, menaces et des atteintes à ses biens. Il a fait tout ce qui est en son pouvoir pour dénoncer les actes aux autorités afin que celles-ci le protègent et il a épuisé tous ses recours. Les actes se sont néanmoins répétés et il appert de la preuve que la police rwandaise n’a pas été en mesure de prévenir les agressions envers le demandeur, qui avait porté plainte dès le premier événement.

 

[22]           Dans sa décision, la SPR mentionne un rapport datant de 2010 dans lequel on constate que dans l’année précédente, pour la première fois, aucun meurtre de témoin, juge ou autre participant aux procédures de la Cour de Gacaca n’a été rapporté. Ainsi, jusqu’en 2009, des personnes qui sont en lien avec les procédures devant la Cour de Gacaca ont été assassinées. C’est un fait important qui milite en faveur de l’incapacité de l’État rwandais de protéger les participants aux procédures de la Cour de Gacaca, malgré les mesures mises en place pour assurer une protection à ces personnes.  

 

[23]           De plus, la décision de la SPR se concentre sur les efforts qui ont été effectués par les forces policières pour arrêter certaines personnes qui ont proféré des menaces et assassiné les participants aux procédures de la Cour de Gacaca ainsi que sur les mesures générales prises par cette dernière pour assurer une meilleure protection aux citoyens telles les lignes d’assistance et l’organisation de patrouilles de quartier. Tel que relaté dans la preuve documentaire, la plupart de ces mesures de protection des témoins ont été prises récemment.

 

[24]           Cependant, il passe sous silence la preuve contradictoire au sujet de l’efficacité de la protection de l’État. En effet, on relate dans un rapport relativement récent, datant de 2007, un manque de mesures efficaces pour assurer une protection concrète des témoins de la Cour de Gacaca, ce qui est corroboré par le témoignage du demandeur qui est à l’effet que la police manque de ressources pour assurer une protection efficace. Quoiqu’il découle de la preuve documentaire que l’efficacité de la protection des témoins s’est améliorée au cours des deux dernières années et que cette amélioration a probablement fait en sorte qu’en 2009, pour la première fois, aucun assassinat de témoin n’a été rapporté, la situation du demandeur est à l’effet que des actes criminels continuent d’être perpétrés contre sa personne. La SPR, selon les faits du présent dossier, n’a pas dans ses motifs, commenté la preuve contradictoire démontrant l’incapacité à protéger ses citoyens et n’a pas tenu compte des faits particuliers à la situation du demandeur. Il était du devoir de la SPR de le faire. (Voir Francis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 1507, 2011 CarswellNat 5436).

 

[25]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux pp 724-725, 20 Imm LR (2d) 85 [Ward], la Cour suprême explique la manière dont un demandeur peut faire la démonstration de l’incapacité de l’État dont il est un ressortissant, de lui apporter une protection efficace :

50     Il s'agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l'incapacité de l’État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. D'après les faits de l'espèce, il n'était pas nécessaire de prouver ce point, car les représentants des autorités de l'État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l'absence de pareil aveu, il faut confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. […]

 

[26]           La conclusion de la SPR ne fait pas partie des solutions acceptables et possibles au regard des faits et du droit, car la décision traite principalement des mesures mises en place pour assurer une meilleure protection aux témoins des Cours de Gacaca. Ainsi, elle accorde peu de poids à la preuve selon laquelle des témoins ont été assassinés jusqu’en 2009, lequel est un élément de preuve clair et convaincant qui démontre l’inefficacité de la protection de l’État dans des cas similaires à celui du demandeur, malgré les mesures adoptées par le gouvernement. Le fait que trois cas d’atteinte au bien ou à l’intégrité physique du demandeur aient eu lieu sans qu’il ne soit possible de les prévenir laisse envisager que la situation risque de se perpétuer. En effet, la protection de l’État suite à ces incidents ne s’est pas concrétisée dans le cas du demandeur.

 

[27]           Enfin, lorsque l’on considère le fait que la police n’a pas pu apporter de l’aide au demandeur suite à ses agressions ou en matière de prévention, avec le fait que certains témoins ont été assassinés, on ne peut que conclure que la décision de la SPR est déraisonnable. Il découle de la preuve présentée qu’en cas d’échec de la protection de l’État, les risques auxquels le demandeur ferait face pourraient être graves. La SPR fut silencieuse à ce sujet.

 

[28]           En effet, dans Ward, précitée aux pp 724-726, il est établi qu’il serait inacceptable d’exiger d’un demandeur que celui-ci mette sa vie en danger pour démontrer que l’État dont il est un ressortissant n’est pas en mesure de lui apporter une protection adéquate : « [e]n outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d'un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l'encontre de l'objet de la protection internationale ».

 

[29]           Quoique, comme le souligne le demandeur, on ne peut exiger des autorités rwandaises une norme de protection à laquelle même les services de police les mieux adaptés ne peuvent aspirer (Smirnov c Canada (Secrétariat d’État), 89 FTR 269 au para 11, 1994 CarswellNat 1453F), il découle des faits de la présente affaire que les autorités rwandaises n’ont pas été en mesure d’offrir un niveau adéquat de protection au demandeur.

 

[30]           Malgré les efforts d’enquête, les agresseurs n’ont pas été identifiés. De plus, la preuve est à l’effet que la police rwandaise intervient postérieurement aux événements et ne réussit pas à prévenir les agressions. Enfin, dans sa décision, la SPR a omis de considérer la preuve documentaire contradictoire au sujet de la capacité du gouvernement rwandais à mettre en place des mesures efficaces pour protéger les témoins. Ainsi, la SPR ne peut fonder sa décision sur le fait que l’on ne peut exiger de l’État rwandais un niveau de protection auxquels les services de police les mieux adaptés ne peuvent aspirer, car elle omet de considérer certains éléments de preuve qui viennent contrer sa conclusion à l’effet que la protection de l’État rwandais est efficace.

 

[31]           La représentante du défendeur utilisa la preuve documentaire concernant la protection de l’État au Rwanda pour démontrer que le système de protection s’est amélioré depuis les années 1990 à nos jours. Toutefois, dans la décision de la SPR, on ne fait pas cet exercice, d’autant plus qu’elle ne semble pas prendre en considération la situation telle que vécue par le demandeur. La SPR aurait dû prendre en considération la preuve documentaire appuyant la thèse de la protection de l’État, mais aussi la preuve à l’effet contraire pour ensuite analyser l’ensemble de la preuve à la lumière des faits qui ressortent de la situation du demandeur. Ayant omis de le faire, la décision de la SPR n’est pas raisonnable. Les parties furent invitées à soumettre une question pour certification et aucune question ne fut proposée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accordée. La décision est annulée et une audience devant un panel différemment constitué sera tenue afin de reconsidérer la demande d’asile du demandeur. Aucune question ne sera certifiée.

 

                                                                                                 « Simon Noël »

                                                                                    ____________________________

                                                                                                            Juge

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2143-12

 

INTITULÉ :                                      FRANÇOIS SEBUCOCERO           c LE MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 14 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SIMON NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 30 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Annick Legault

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Ian Demers

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Annick Legault

Avocate

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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