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Date : 20121109

Dossier : IMM-2309-12

Référence : 2012 CF 1282

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2012

En présence de madame la juge Gagné

 

 

ENTRE :

 

B306

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur (identifié comme B306 dans l’instance devant la Cour) demande le contrôle judiciaire d’une décision du commissaire Adamidis de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [le tribunal] datée du 14 février 2012, aux termes de laquelle le tribunal a pris une mesure d’expulsion contre le demandeur après avoir statué que celui-ci était interdit de territoire au Canada pour s’être livré au passage de clandestins, dans le contexte de la criminalité transnationale, conformément à l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, le tribunal s’est appuyé sur la définition de passage de clandestins (organisation d’entrée illégale) énoncée au paragraphe 117(1) de la même loi.

 

[2]               Par suite de cette décision, le demandeur est maintenant inadmissible à demander l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

 

Les faits

[3]               Les faits qui ont donné lieu à la présente demande se distinguent de ceux d’une affaire récente tranchée par mon collègue le juge Simon Noël le 15 mai 2012 dans la décision B010 c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 569, [2012] ACF no 594 [B010].

 

[4]               Tout comme dans cette affaire, l’affaire dont je suis saisie met en cause un des 492 migrants, dont des demandeurs d’asile, qui ont été introduits clandestinement au Canada à bord du MV Sun Sea le 13 août 2010. À l’époque, l’incident avait fait l’objet d’une couverture médiatique importante, qui relatait les conditions incroyablement pénibles du voyage qui avait gravement mis en péril les vies de tous les passagers.

 

[5]               Le demandeur est un Tamoul âgé de 26 ans de nationalité sri lankaise. Comme beaucoup d’autres passagers voyageant à bord du MV Sun Sea, il a été maintenu en détention pendant plusieurs mois à son arrivée au Canada et a tout de suite demandé l’asile.

 

[6]               Au cours d’une série d’entrevues menées par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], le demandeur a affirmé qu’il était un passager ordinaire qui avait payé son passage à bord du navire. Le demandeur avait payé 3 500 $ et son père avait promis de vendre un terrain pour payer le solde de 20 000 $ aux passeurs. Le demandeur a également affirmé qu’à bord du navire, il avait fait la cuisine pour l’équipage et avait recueilli de l’eau de pluie avec d’autres passagers en échange de nourriture additionnelle. Comme beaucoup d’autres passagers du MV Sun Sea, le demandeur était malade et affamé. Il a affirmé qu’une fois en mer, il s’était adressé personnellement aux membres de l’équipage et avait demandé de cuisiner pour eux en échange de nourriture additionnelle. Il a affirmé en outre que plus tard au cours du voyage, il avait occupé un poste de vigie six heures par jour qui consistait à scruter l’horizon à partir de l’aileron de passerelle pour déceler la présence éventuelle d’autres navires ou chalutiers.

 

[7]               Il importe de souligner qu’au cours des entrevues, le demandeur a confirmé qu’il n’avait tiré aucune rémunération – telle qu’une réduction de ses frais de transport – en échange des tâches qu’il avait accomplies à bord.

 

[8]               Le 4 janvier 2011, un rapport a été établi en application de l’article 44 et a été transmis à la Section de l’immigration en vue d’une enquête visant  à déterminer s’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire pour avoir commis un crime transnational, à savoir, le passage de clandestins. En conséquence, la demande d’asile du demandeur a été suspendue en attendant l’issue de son enquête.

 

[9]               Lors d’un contrôle subséquent des motifs de détention tenu le 31 janvier 2011, le commissaire Mackie de la Section de l’immigration a conclu que le fait que le demandeur ait admis avoir accompli régulièrement des tâches de cuisinier et de vigie à bord du navire afin d’obtenir de la nourriture additionnelle était insuffisant pour conclure qu’il était [TRADUCTION] « [associé] à une organisation criminelle au sens du paragraphe 121(2) de la Loi » ou qu’il [TRADUCTION] « se livrait de manière concrète au passage de clandestins ou au trafic de personnes, qui sont tous deux des infractions criminelles extrêmement dangereuses ». Le demandeur a donc été remis en liberté aux conditions habituelles.

 

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[10]           Le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée dans le contexte d’un crime transnational de passage de clandestins en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, tel que défini au paragraphe 117(1) de la LIPR sous la rubrique « Organisation d’entrée illégale au Canada ». Dans l’affaire B010, aux paragraphes 38 à 48, la Cour a statué que la définition d’« organisation d’entrée illégale » au paragraphe 117(1) pouvait servir de guide quant à savoir quelles activités étaient visées par l’expression « passage de clandestins » à l’alinéa 37(1)b). Ces dispositions sont ainsi rédigées :

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits

suivants :

 

[...]

 

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles

le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des

produits de la criminalité.

37. (1) A permanent resident or a foreign national is

inadmissible on grounds of organized criminality for

 

[...]

 

(b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or money laundering.

 

117. (1) Commet une infraction quiconque sciemment organise l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes non munies des documents -- passeport, visa ou autre -- requis par la présente loi ou incite, aide ou encourage une telle personne à entrer au Canada.

117. (1) No person shall knowingly organize, induce, aid or abet the coming into

Canada of one or more persons who are not in possession of a visa, passport or other document required by this Act.

 

[11]           Le tribunal a tout d’abord souligné que la nature transnationale de l’infraction était établie sur le fondement du fait qu’« une partie substantielle de la préparation, de la planification et de la conduite d’une opération de passage de clandestins de cette ampleur a eu lieu à l’étranger ».

 

[12]           Le tribunal a affirmé qu’aux termes du paragraphe 117(1) de la LIPR, l’infraction de passage de clandestins (ou organisation d’entrée illégale) suppose qu’une personne (i) organise, incite, aide ou encourage l’entrée au Canada, (ii) et ce, sciemment, (iii) pour des personnes qui ne sont pas munies des documents – passeport, visa ou autre – requis par la LIPR. Après avoir appliqué ces facteurs à l’affaire dont il était saisi, le tribunal a conclu que (i) le demandeur comprenait que lui et d’autres passagers du navire voyageaient illégalement et qu’il aidait l’équipage en violation des lois sur l’immigration même s’il avait une compréhension très rudimentaire des questions juridiques pertinentes. Le fait que le demandeur ait été incapable de dire précisément quelles lois étaient violées ne fait pas obstacle à ce qu’il soit conclu qu’il a agi sciemment parce que la mens rea peut raisonnablement s’inférer de la nature de sa conduite.

 

[13]           En outre, le tribunal a conclu que (ii) le demandeur avait apporté « une contribution appréciable à l’opération de passage de clandestins » en accomplissant des tâches de vigie et de cuisinier au profit de l’équipage. Le demandeur a affirmé dans son témoignage qu’après que le navire eut pris la mer, il s’était adressé à un membre de l’équipage du MV Sun Sea et avait demandé de cuisiner pour l’équipage en échange de nourriture additionnelle, ce qu’il avait ensuite fait jusqu’à la fin voyage. En travaillant comme cuisinier de l’équipage, le demandeur s’était également vu confier une tâche quotidienne de vigie et, de ce fait, il « contribuait à empêcher l’interception éventuelle du navire pendant qu’il se rendait au Canada ». Le demandeur s’était donc livré au passage de clandestins parce qu’il avait aidé et encouragé les passeurs en offrant ses services à l’équipage.

 

[14]           Enfin, le tribunal a fait remarquer (iii) qu’il n’était pas contesté que les gens qui étaient arrivés au Canada à bord du MV Sun Sea n’étaient pas munies des documents – passeport, visa ou autre – requis par la LIPR.

 

[15]           Le tribunal s’est fié entièrement au témoignage du demandeur à l’enquête, en reconnaissant que le demandeur avait « témoigné avec franchise » et que son témoignage était « crédible et digne de foi ». Le tribunal a ensuite affirmé que ses conclusions de fait étaient fondées sur les éléments de preuve non contestés et crédibles présentés par le demandeur, et qu’il était donc satisfait à la norme des « motifs raisonnables de croire » énoncée à l’article 33 de la LIPR.

 

[16]           Lorsqu’il a examiné la défense de nécessité invoquée par le demandeur, le tribunal a conclu que :

         L’arrivée du demandeur en sécurité au Canada à titre de demandeur d’asile ne dépendait pas du travail qu’il avait exécuté pour les passeurs;

         La situation difficile dans laquelle se trouvait le demandeur au moment où il avait décidé de cuisiner pour les passeurs « n’équivaut pas au "danger imminent" nécessaire pour établir l’existence d’une défense de nécessité […]. Le fait d’être malade et d’avoir faim est difficile à supporter, mais rien ne permet de penser que [le demandeur] devait subir un quelconque préjudice imminent » ;

         La vulnérabilité du demandeur en tant qu’immigrant illégal vis-à-vis de l’équipage n’établissait pas non plus de nécessité parce que le demandeur « n’a pas été recruté pour accomplir cette tâche. Il la faisait volontairement parce qu’il voulait avoir plus de nourriture. »

 

[17]           Enfin, le demandeur contestait l’alinéa 37(1)b) sur le fondement de la Charte, mais le tribunal a rejeté cette contestation au motif que la disposition ainsi attaquée « et par extension, le paragraphe 117(1) de la LIPR ne s’appliquent pas au demandeur d’asile qui a simplement coopéré avec des passeurs de clandestins en route vers le Canada. L’alinéa 37(1)b) s’applique aux personnes qui se sont adressées aux passeurs pour leur demander de travailler pour eux. » Par conséquent, l’argument du demandeur selon lequel il était pénalisé pour avoir simplement coopéré avec les passeurs en tant que passage a été rejeté. Le tribunal a noté en outre que l’enquête ne faisait pas obstacle à ce que le demandeur exerce les droits que lui conférait la loi de demander un ERAR ou une mesure de redressement discrétionnaire en application de l’alinéa 37(2)a) de la LIPR.


Questions en litige

[18]           Le demandeur a formulé les questions suivantes :

(1)   Le tribunal a-t-il tiré une conclusion déraisonnable ou a-t-il fondé sa conclusion sur des erreurs de droit lorsqu’il a conclu que le demandeur s’était livré au passage de clandestins en coopérant avec les gens qui le faisaient passer?

(2)   Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit ou a-t-il tiré une conclusion déraisonnable en omettant de reconnaître ou de mentionner les conclusions d’un autre tribunal analysant les mêmes éléments de preuve et allégations dans le cadre d’un contrôle des motifs de détention?

 

(3)   Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en interprétant l’alinéa 37(1)b) de la LIPR d’une manière incompatible avec le volet « protection des réfugiés » de la Loi, les obligations du Canada envers les réfugiés en vertu du droit international et l’article 7 de la Charte des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [la Charte]?

(4)   Dans l’hypothèse où le tribunal l’aurait interprété correctement, l’alinéa 37(1)b) de la LIPR viole-t-il l’article 7 de la Charte lorsqu’il est appliqué aux demandeurs d’asile?

 

La norme de contrôle

[19]           Le demandeur soutient que, bien que les conclusions factuelles du tribunal soient susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, les conclusions du tribunal qui sont fondées sur une interprétation particulière de la loi, y compris son interprétation de l’alinéa 37(1)b), sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Le demandeur soutient qu’il n’y a lieu de faire preuve d’aucune retenue à l’égard des conclusions du tribunal au regard des questions 2, 3 et 4, qui sont de pures questions de droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].

 

[20]           Le défendeur invoque l’arrêt Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, au paragraphe 26, [2011] 1 RCS 160, où le juge Fish, s’exprimant au nom de la majorité des juges de la Cour suprême, a affirmé :

[…] c’est généralement la norme de la décision raisonnable qui s’applique dans les cas suivants : (1) la question se rapporte à l’interprétation de la loi habilitante (ou « constitutive ») du tribunal administratif ou à « une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » (par. 54); (2) la question soulève à son tour des questions touchant les faits, le pouvoir discrétionnaire ou des considérations d’intérêt général; (3) la question soulève des questions de droit et de fait intimement liées (par. 51 et 53-54).

 

 

[21]           Le défendeur invoque également la décision de la Cour dans l’affaire B010, précitée, où la même question s’est posée dans le cas d’un passager du MV Sun Sea qui avait été accusé de passage de clandestins en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR pour avoir « fai[t] partie de l’équipage du navire au cours du voyage » en travaillant « deux fois par jour pendant des quarts de travail de trois heures dans la salle des machines, où il surveillait la température, l’eau et le niveau d’huile du matériel ». Dans cette affaire, le juge Noël a statué que la norme de la décision raisonnable s’appliquait à l’application et l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR par le tribunal, affirmant que :

[p]our appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable, notre Cour n’est pas tenue d’apprécier la définition proposée par le demandeur, mais uniquement de déterminer si l’interprétation retenue par la SI appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 47 et 54).

 

 

[22]           Après avoir examiné la jurisprudence présentée par les parties et leurs observations sur cette question, je crois que la décision B010 de la Cour, précitée, aux paragraphes 32 et 33 (à laquelle le juge Hughes a souscrit dans la décision B072 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 899, [2012] ACF no 977) dicte la réponse à la question. Je conviens avec le défendeur que l’interprétation et l’application des dispositions pertinentes de la LIPR par le tribunal soulèvent des questions mixtes de fait et de droit susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[23]           Aux questions 3 et 4, le demandeur a soulevé des questions de droit plus générales, en laissant entendre que le tribunal aurait fait de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR une interprétation incompatible avec les garanties constitutionnelles du Canada (article 7 de la Charte) et les obligations du Canada en vertu du droit international (article 31 de la Convention relative au statut des réfugiés, 1951, [1969] R.T. Can no 6 [la Convention sur les réfugiés]).

 

[24]           Toutefois, puisque j’ai conclu que le tribunal avait commis une erreur dans son application du droit aux faits de l’espèce et avait tiré une conclusion déraisonnable à l’égard du demandeur, je n’ai pas besoin d’aborder la question de savoir si le fait que le tribunal ait évoqué le redressement ministériel prévu au paragraphe 37(2) de la LIPR ou la solution de rechange de l’ERAR comme substitut adéquat à une audience formelle concernant une demande d’asile lorsqu’un demandeur d’asile est déclaré interdit de territoire, viole les droits du demandeur d’asile à la sécurité de sa personne prévus à l’article 7 de la Charte (Singh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 RCS 177); ou si l’interprétation faite de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR – lu conjointement avec le paragraphe 117(1) – pénalise les demandeurs d’asile à cause d’un mode d’entrée illégale en violation du principe énoncé à l’article 31 de la Convention sur les réfugiés.

 

[25]           Pour les motifs qui suivent, je conclus que, même si la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation large qui est faite de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR (Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, aux paragraphes 34 à 41, [2006] ACF no 1512) , le tribunal a tiré une conclusion déraisonnable, dans les circonstances particulières de la présente affaire, lorsqu’il a conclu que les actes du demandeur revenaient à « aider et encourager » l’entrée au Canada de personnes non autorisées, au sens du paragraphe 117(1) de la LIPR.

 

Analyse

[26]           À titre de remarque préliminaire, je note que les faits sur lesquels la Cour et le tribunal se sont appuyés ont été établis au moyen d’éléments de preuve non contestés et qu’ils ont été jugés tout à fait crédibles. Par conséquent, la norme des « motifs raisonnables de croire » prévue à l’article 33 de la LIPR – dont il a été statué qu’elle exigeait plus qu’une suspicion mais moins que la norme de civile de la preuve selon la prépondérance des probabilités lorsqu’il s’agissait de trancher des questions factuelles sous le régime des dispositions de la LIPR qui concernent les interdictions de territoire de la LIPR (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 RCS 100) – n’entre pas en jeu dans la mesure où la réalité des faits est acquise aux débats.

 

Application du paragraphe 117(1) de la LIPR

[27]           Le demandeur critique l’évaluation que le tribunal a faite des éléments constitutifs du paragraphe 117(1). Par souci de commodité, la disposition, de même que l’article 131 de la LIPR, sont reproduits ci-dessous :

117. (1) Commet une infraction quiconque sciemment organise l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes non munies des documents -- passeport, visa ou autre -- requis par la présente loi ou incite, aide ou encourage une telle personne à entrer au Canada.

117. (1) No person shall knowingly organize, induce, aid or abet the coming into

Canada of one or more persons who are not in possession of a visa, passport or other document required by this Act.

[Non souligné dans l’original.]

131. Commet une infraction quiconque, sciemment, incite, aide ou encourage ou tente d’inciter, d’aider ou d’encourager une personne à commettre l’infraction visée aux articles 117, 118, 119, 122, 124 ou 129 ou conseille de la commettre ou complote à cette fin ou est un complice après le fait; l’auteur est passible, sur déclaration de culpabilité de la peine prévue à la disposition en cause.

131. Every person who knowingly induces, aids or abets or attempts to induce, aid or abet any person to contravene section 117, 118, 119, 122, 124 or 129, or who counsels a person to do so, commits an offence and is liable to the same penalty as that person.

 

[28]           Le demandeur soutient que le tribunal a commis une erreur en ne tenant pas compte de sa vulnérabilité et du lien de dépendance entre lui et les passeurs, tout en admettant que le demandeur était malade et affamé et qu’il avait offert d’accomplir des tâches pour obtenir plus de nourriture. Le demandeur affirme qu’il est déraisonnable de traiter la coopération d’un réfugié avec son passeur, dans une situation de dépendance complète, comme ayant pour effet de convertir le réfugié en une personne qui s’est livrée au passage de clandestins parce que sa coopération a aidé d’une certaine façon les passeurs.

 

[29]           En outre, la conclusion selon laquelle la connaissance qu’avait le demandeur du fait que ses compagnons de voyage n’étaient pas munis des documents légaux requis pour entrer au Canada suffit à lui conférer la mens rea d’un passeur d’êtres humains ne tient aucunement compte du fait non contesté que le demandeur n’avait aucune autorité ni ne jouait aucun rôle d’organisateur à bord du navire en rapport avec l’entrée au Canada de passagers autres que lui-même. Le demandeur soutient qu’il avait l’intention de venir au Canada illégalement, mais qu’il n’avait aucune intention d’y faire entrer clandestinement d’autres personnes. Il est intéressant de noter que le tribunal n’a pas conclu que le demandeur avait eu l’intention de faire entrer clandestinement d’autres personnes au Canada ou de faciliter autrement l’opération.

 

[30]           Le demandeur soutient que ses fonctions de vigie n’étaient rien de plus que des actes d’obéissance envers des personnes qui exerçaient un contrôle sur sa vie. Il soutient que le fait que son intérêt personnel ait profité aux passeurs ou ait coïncidé avec l’intérêt d’autres passagers est insuffisant pour établir la mens rea à titre de passeur.

 

[31]           En outre, la conclusion du tribunal selon laquelle les services fournis par le demandeur étaient tels que celui-ci faisait partie de l’opération de passage de clandestins est incompatible avec les éléments de preuve non contestés selon lesquels la famille du demandeur au Sri Lanka a dû payer le solde de sa dette aux passeurs.

 

[32]           J’ai examiné l’argument du défendeur selon lequel le rôle de la Cour n’est pas d’élaborer une définition du passage de clandestins, mais plutôt d’évaluer si la définition du tribunal appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, en gardant à l’esprit que la jurisprudence favorise une interprétation « libérale, sans restriction aucune » de l’article 37 de la LIPR (Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, au paragraphe 36, [2006] ACF no 1512 [Sittampalam]; Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, au paragraphe 29, [2005] ACF no 381; et B010, précitée, aux paragraphes 51 à 55). Cependant, le défendeur n’a pas réussi à me convaincre que la décision doit être confirmée en l’espèce.

 

[33]           Dans le cadre de son évaluation au regard du paragraphe 117(1) de la LIPR, le tribunal a appliqué les éléments constitutifs décrits dans la décision R v Alzehrani, [2008] OJ no 4422 au paragraphe 10, 75 Imm LR (3d) 304 :

[traduction] Afin d’établir une violation de cette disposition, le ministère public doit prouver que : (i) la personne qui est passée n’était pas munie des documents requis pour entrer au Canada; (ii) la personne entrait au Canada; (iii) l’accusé organisait, incitait, aidait ou encourageait la personne à entrer au Canada; et (iv) l’accusé savait que les documents requis faisaient défaut.

[Non souligné dans l’original.]

 

[34]           À mon avis, c’est interpréter de manière déraisonnablement large le paragraphe 117(1) que de laisser entendre que tout service fourni au profit de passeurs peut être considéré comme une aide et un encouragement à la venue au Canada d’étrangers clandestins. En ce sens, je conviens avec le demandeur que l’analyse du tribunal ne tenait pas compte du contexte de dépendance et de vulnérabilité complètes et d’inégalité des forces en présence dans lequel se trouvait le demandeur au cours du voyage de trois mois jusqu’au Canada.

 

[35]           Il est également déraisonnable de ne pas tenir compte de l’absence de rôle et d’autorité du demandeur dans l’organisation ou le déroulement de l’opération de passage. Tel qu’indiqué précédemment, les faits de la présente affaire devraient être distingués de ceux qui ont été établis dans l’affaire B010, précitée, où le tribunal avait conclu que le demandeur « était monté à bord du navire tout en sachant qu’il ferait partie de l’équipage ». Dans cette affaire, le ministre avait produit trois photos qui montraient le demandeur posant avec trois membres de l’équipage (dont le capitaine) alors qu’ils étaient encore à Bangkok. Ce demandeur faisait partie de l’équipe qui avait volontairement remplacé l’équipage qui avait démissionné avant le départ. Dans la présente espèce, il n’y a aucun élément de preuve démontrant quelque lien que ce soit entre le demandeur et les membres de l’équipage avant le départ. Les éléments de preuve ont établi que le demandeur avait abordé l’équipage au cours du voyage et lui avait offert ses services en échange de nourriture additionnelle.

 

[36]           La simple connaissance du fait que les autres passagers n’étaient pas munis du visa ou des autres documents légaux requis pour entrer au Canada ne saurait raisonnablement justifier la conclusion selon laquelle le demandeur s’est livré à l’activité de passage de clandestins, au sens de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Une telle conclusion est encore moins raisonnable dans un contexte où il a été démontré que le demandeur avait agi afin de se protéger contre la faim, la maladie et d’autres dangers et difficultés liés au voyage.

 

[37]           Le défendeur reconnaît que l’intention est une exigence de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, mais il insiste pour dire que la preuve requise pour établir l’intention est minimale. Cependant, le tribunal a inféré la mens rea de passage de clandestins chez le demandeur du seul fait qu’« [i]l a choisi d’aider les passeurs de clandestins alors qu’il savait que ceux-ci transportaient des gens illégalement vers le Canada. » Cependant, afin d’établir la mens rea, le tribunal devait s’interroger quant à savoir pour quels motifs le demandeur avait cherché à aider les passeurs, et il a commis une erreur de droit en omettant de le faire. Autrement dit, le demandeur a aidé les passeurs en échange de nourriture; il n’a pas aidé la venue au Canada « d’une ou plusieurs personnes non munies des documents — passeport, visa ou autre — requis par la [Loi] ». Il n’a pas non plus incité ou encouragé de tels actes. Il y a lieu d’opérer une distinction entre l’infraction de passage de clandestins visée à l’article 117 de la LIPR et l’infraction de complot, de complicité ou de complicité après le fait avec les passeurs visée à l’article 131 de la LIPR (voir version française). L’alinéa 37(1)b) parle de passage de clandestins, mais non de complicité ou de complot.

 

[38]           J’estime que l’interprétation et l’application de l’alinéa 37(1)b) et de l’article 117 de la LIPR par le tribunal étaient erronées. En particulier, le tribunal a commis une erreur de droit en omettant d’établir la mens rea requise; il a également commis une erreur dans son analyse du degré de participation du demandeur et de la nature de sa dépendance vis-à-vis des passeurs. Je conclus que le résultat de la décision, à cet égard, n’appartient pas aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits dont je dispose et du droit applicable.

 

[39]           Pour ces motifs, la décision faisant l’objet du présent contrôle est cassée.

 

[40]           L’avocat du demandeur a proposé les cinq questions suivantes aux fins de certification :

a.       Pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, est-il approprié de définir l’expression « passage de clandestins » en s’appuyant sur l’article 117 de la même loi plutôt que sur une définition contenue dans un instrument international dont le Canada est signataire? (repris de la décision B010, précitée)

 

b.      Lorsqu’il s’agit de déterminer si un demandeur d’asile qui a aidé le passeur à l’amener (ou à l’amener ainsi que d’autres demandeurs d’asile) au Canada a aidé et encouragé le passeur, le demandeur d’asile peut-il invoquer la défense de nécessité – en attendant qu’il soit statué sur sa demande d’asile?

 

c.       La défense de nécessité s’applique-t-elle au revendicateur du statut de réfugié qui a été introduit clandestinement au Canada à bord d’un navire et qui, n’ayant aucun contrôle sur ses propres rations alimentaires, a aidé l’équipage du navire en échange de nourriture qu’il estimait nécessaire pour rétablir et préserver sa santé, s’il avait des motifs raisonnables de croire qu’un danger imminent pesait sur sa santé?

 

d.      Est-ce qu’une interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR qui permet de considérer un demandeur d’asile qui a aidé ses passeurs comme spécialement interdit de territoire et donc inadmissible à demander l’asile au sens de la Convention incompatible avec : le volet « asile » de la Loi; les obligations du Canada envers les réfugiés en vertu du droit international; l’article 31 de la Convention sur les réfugiés ou l’article 7 de la Charte?

 

e.       Pour pouvoir conclure qu’une personne a aidé et encouragé l’« organisation de l’entrée au Canada » au sens de l’article 117 de la LIPR, est-il nécessaire que cette personne ait aidé et encouragé l’organisation de l’entrée au Canada? Y a-t-il une distinction entre aider et encourager l’organisation de l’entrée par opposition à aider et encourager à bord d’un navire et en cours de voyage?

 

[41]           Le critère applicable à la certification est énoncé à l’alinéa 74d) de la LIPR et au paragraphe 18(1) des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Pour qu’une question puisse être certifiée, il faut se poser la question suivante : « Y a-t-il une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel ? » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai [2004] CAF 89, au paragraphe 11 [Zazai], citant Bath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1207). Puisqu’il n’est pas nécessaire que la Cour réponde aux deuxième, troisième et quatrième questions soulevées par le demandeur, celles-ci ne seront pas certifiées (voir Zazai, précité).

 

[42]           Une « question grave de portée générale » est une question qui transcende le contexte factuel particulier dans lequel elle a surgi et qui se prête à traitement générique menant à une réponse d’application générale (Boni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 68, aux paragraphes 4 à 6, [2006] ACF no 275). Les première et cinquième questions satisfont toutes deux à cette exigence.

 

[43]           Comme la Cour l’a fait dans les affaires B010 et B072 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 899, je certifierai la première question soulevée par le demandeur.

 

[44]           Pour ce qui est de la cinquième question, celle-ci sera reformulée comme suit :

Pour l’application de l’alinéa 37(1)b) et de l’article 117 de la LIPR, y a-t-il une distinction à faire entre aider et encourager l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes qui ne sont pas munies d’un visa, passeport ou autre document exigé par la Loi, par opposition à aider et encourager les passeurs à bord d’un navire en cours de passage clandestin? Autrement dit, dans quelles circonstances la définition de passage de clandestins à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR s’étendrait-elle aux infractions visées à l’article 131 de la LIPR?

 


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE ET STATUE que :

1.             La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.             La décision attaquée est cassée et l’affaire est renvoyée à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvelle décision, par un tribunal différemment constitué, en conformité avec le droit et en tenant compte des présents motifs.

 

3.             Les questions suivantes sont certifiées :

a)                  Pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, est-il approprié de définir l’expression « passage de clandestins » en s’appuyant sur l’article 117 de la même loi plutôt que sur une définition contenue dans un instrument international dont le Canada est signataire?

 

b)                 Pour l’application de l’alinéa 37(1)b) et de l’article 117 de la LIPR, y a-t-il une distinction à faire entre aider et encourager l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes qui ne sont pas munies d’un visa, passeport ou autre document exigé par la Loi, par opposition à aider et encourager les passeurs à bord d’un navire en cours de passage clandestin? Autrement dit, dans quelles circonstances la définition de passage de clandestins à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR s’étendrait-elle aux infractions visées à l’article 131 de la LIPR?

 

 

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2309-12

 

INTITULÉ :                                      B306 c LE MINISTRE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 13 septembre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 9 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia

 

POUR LE DEMANDEUR

Balqees Mihirig

Gregory G. George

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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