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Date : 20121108

Dossier : IMM-3364-12

Référence : 2012 CF 1305

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

DONAVAN DERRICK BROWN

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENENTÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi) en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision en date du 24 février 2012 (la décision) par laquelle une agente principale d’immigration (l’agente) a rejeté la demande d’examen des risques avant le renvoi (la demande d’ERAR) du demandeur.

CONTEXTE

[2]               Âgé de 36 ans, le demandeur est originaire de la Jamaïque. Il a été admis au Canada en 2008 comme ouvrier agricole dans le cadre d’un programme destiné aux travailleurs étrangers temporaires. Il est retourné en Jamaïque en 2008 une fois la saison terminée. Il est revenu au Canada en 2009 muni du même type de visa. Cette fois‑ci, il est demeuré au Canada une fois son visa expiré. Comme il était demeuré au Canada après l’expiration de son visa, il était irrecevable à demander l’asile. Il a présenté une demande d’ERAR le 30 novembre 2011 au motif qu’il était bisexuel et qu’il serait exposé à de graves préjudices s’il devait retourner en Jamaïque.

[3]               Pour l’aider à préparer sa demande d’ERAR, ainsi que sa demande de parrainage du conjoint présenté au Canada (qui est toujours en cours), le demandeur a retenu les services d’un dénommé Vernal Pinnock. Monsieur Pinnock est un consultant en immigration et il est membre du Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada (le CRCIC). Le demandeur affirme que M. Pinnock lui a fait signer des formulaires d’ERAR en blanc et qu’ils ne se sont parlé au téléphone que 20 ou 25 minutes avant de soumettre la demande d’ERAR. Le demandeur affirme également que, lorsqu’il a demandé à M. Pinnock s’il lui fallait obtenir des pièces à l’appui, M. Pinnock lui a répondu que ce n’était pas nécessaire.

[4]               Le demandeur a porté plainte contre M. Pinnock devant le CRCIC le 12 avril 2012. Les détails de cette plainte ont été exposés dans l’affidavit complémentaire qui a été souscrit par Mme Kathryn Lynch et qui a été déposé le 20 août 2012. Le 11 mai 2012, le CRCIC a écrit au demandeur pour lui réclamer de plus amples détails au sujet de sa plainte. Le demandeur a répondu le 11 juin 2012. Le 14 juin 2012, le CRCIC a écrit à M. Pinnock pour l’informer de la plainte portée contre lui. Le 17 août 2012, le CRCIC a informé le demandeur que le dossier de la plainte était clos parce que le demandeur était [Traduction] « incapable de corroborer [ses] allégations ». Le demandeur a été informé par courriel le 20 août 2012 qu’il ne pourrait prendre connaissance de la réponse de M. Pinnock parce que le dossier était confidentiel. Le demandeur a également informé Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) par lettre le 30 mai 2012 de l’existence de la plainte portée contre M. Pinnock et a demandé à CIC de remplacer la demande de parrainage déjà présentée par les nouveaux formulaires de parrainage et les éléments de preuve à l’appui.

[5]               La demande d’ERAR du demandeur comprend les formulaires exigés, une lettre du demandeur non accompagnée du serment et une lettre de M. Pinnock. On trouve dans le dossier certifié du tribunal un rapport de 2011 du Département d’État des États-Unis portant sur la situation en Jamaïque. Or, selon ce que le demandeur affirme dans son mémoire, ce rapport n’a pas été soumis par M. Pinnock. La partie du rapport du Département d’État qui concerne le demandeur se trouve aux pages 44 et 45 du dossier certifié du tribunal. On y relate en détail de nombreux incidents de violence contre des homosexuels survenus en Jamaïque, dont certaines agressions perpétrées par des policiers. Suivant ce document, la situation est telle en Jamaïque que les personnes homosexuelles sont victimes de préjugés et ne reçoivent peu, voire aucune, protection de la part de l’État.

[6]               La lettre non accompagnée du serment du demandeur se trouve à la page 15 du dossier certifié du tribunal. Dans cette lettre, le demandeur affirme qu’il est bisexuel et qu’en Jamaïque, les homosexuels sont ciblés par la population générale ainsi que par la police. Dans sa lettre, le demandeur explique qu’il fréquente en secret une personne du même sexe depuis des années, mais qu’en 2007, il a été surpris sur une plage en compagnie de son partenaire et qu’ils ont tous les deux été battus et menacés. Dans l’affidavit qu’il a soumis à l’appui de sa demande (pages 11 à 26 du dossier de la demande), le demandeur affirme que l’incident survenu à la plage n’est jamais arrivé et qu’il s’agit d’une invention de M. Pinnock.

[7]               Dans sa lettre, le demandeur poursuit en expliquant qu’alors qu’il travaillait au Canada en 2008, son compagnon a été abattu. À la fin de la saison 2008, il est rentré en Jamaïque. Il affirme qu’en décembre 2008, deux hommes ont tiré des coups de feu en sa direction et qu’il s’est caché jusqu’à ce qu’il revienne au Canada en 2009. Le demandeur explique qu’il s’est adressé à la police à Simcoe, en Ontario, pour raconter son histoire alors qu’il travaillait dans la région à l’été 2009 et qu’on lui a dit qu’un agent irait le rencontrer d’ici quatre jours, mais que personne n’est jamais venu le voir. Il ajoute que, peu de temps après, certains autres Jamaïcains de son groupe ont commencé à le taquiner et à lui laisser des billets dans lesquels ils disaient que les homosexuels avaient le sida et qu’ils devaient mourir. Le demandeur affirme qu’il a commencé à s’absenter de son travail pendant plusieurs jours à la fois et qu’il a fini par ne plus y aller du tout. Il soutient qu’il ne regrette pas de ne pas avoir demandé l’asile plus tôt, mais qu’il ne peut rentrer en Jamaïque parce qu’il craint d’y être tué.

[8]               La lettre de M. Pinnock jointe à la demande d’ERAR se trouve aux pages 22 et 23 du dossier certifié du tribunal. Monsieur Pinnock y affirme qu’il est [traduction] « impossible de soumettre de nouveaux éléments de preuve » et que le demandeur [traduction] « se fonde sur la nature du préjudice ». Aucun autre élément de preuve n’a été versé au dossier et aucune audience n’a été tenue. L’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur le 24 février 2012.

DÉCISION À L’EXAMEN

[9]               La décision en cause en l’espèce consiste en la lettre que l’agent a adressée au demandeur le 24 février 2012 ainsi qu’en les notes versées au dossier par l’agente. L’agente a rejeté la demande d’ERAR du demandeur en expliquant que le demandeur n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer l’existence du risque auquel il prétendait être exposé.

[10]           L’agente a commencé sa décision en passant en revue les faits relatés par le demandeur dans sa lettre. Elle a ensuite déclaré que le demandeur n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer le bien-fondé de sa demande, ajoutant que le demandeur ne semblait pas avoir déployé les efforts nécessaires pour le faire. L’agente a estimé qu’il était déraisonnable que le demandeur n’ait pas fourni des renseignements plus détaillés au sujet des aspects suivants :

                     ses rapports homosexuels et son conjoint;

                     la façon dont son conjoint avait été tué en Jamaïque et les raisons pour lesquelles il l’avait été et, plus précisément, en quoi cela concernait l’orientation sexuelle de son conjoint;

                     l’agression de 2007 et les coups de feu de 2008. Qui, à son avis, en étaient les auteurs, comment ces faits étaient liés à son orientation sexuelle et quels liens existaient entre ces deux incidents;

                     pourquoi il estimait qu’il ne pouvait signaler l’agression à la police;

                     le signalement qui avait été fait à la police canadienne à Simcoe.

 

[11]           L’agente a déclaré que, pour apprécier les affirmations générales du demandeur, elle avait estimé déraisonnable qu’il n’ait pas demandé l’asile alors qu’il était muni d’un permis de travail valide et encore plus déraisonnable le fait qu’il n’avait soumis aucune documentation à l’appui. L’agente a estimé que le demandeur n’avait pas soumis d’éléments de preuve suffisants pour démontrer l’existence du risque auquel il affirmait être exposé, ajoutant que, même si la situation était défavorable pour les bisexuels en Jamaïque, le demandeur n’avait pas démontré l’existence d’un risque au regard duquel il convenait d’apprécier cette situation. L’agente a conclu que le demandeur n’était pas exposé aux risques visés aux articles 96 et 97 de la Loi et elle a donc rejeté sa demande d’ERAR.

QUESTIONS EN LITIGE

[12]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

 

1)                  L’agente a‑t‑elle commis une erreur en ne tirant pas de conclusion défavorable au sujet de la crédibilité du demandeur et en ne procédant pas à une analyse des risques auxquels il s’exposerait si l’on devait renvoyer cet homme bisexuel en Jamaïque?

2)                  Le demandeur s’est-il vu refuser une audience impartiale en raison de l’incompétence de M. Pinnock?

NORME DE CONTRÔLE

[13]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à l’analyse de la norme de contrôle et a expliqué que, lorsque la norme de contrôle applicable à la question précise dont la Cour est saisie est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse que la cour de révision doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

[14]           La première question porte sur l’évaluation de la preuve et de la crédibilité de l’agente en ce qui concerne la demande d’ERAR. Dans le jugement Hnatusko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 18, au paragraphe 25, le juge John O’Keefe explique que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent chargé de l’ERAR est celle de la décision raisonnable. Le juge Maurice Lagacé a tiré une conclusion semblable dans le jugement Chokheli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 35, au paragraphe 7, tout comme le juge André Scott dans le jugement Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 89, au paragraphe 19. Le demandeur est d’accord pour dire, au paragraphe 18 de son mémoire, que la norme de contrôle applicable à la première question est celle de la décision raisonnable.

[15]           Bien qu’il ne plaide pas cette question sous forme d’argument distinct, le demandeur soutient, à la page 187 de son mémoire, que l’agente a invoqué l’excuse de l’« insuffisance de la preuve » pour éviter de tenir une audience conformément à l’alinéa 113b) de la Loi et de l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement). La jurisprudence la Cour fédérale est partagée sur la question de savoir si cette question porte essentiellement sur l’équité procédurale (voir Prieto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 253; Sen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1435) ou si elle appelle une appréciation des faits qui commande la déférence de la part de la Cour (voir Puerta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 464; Marte c Canada (Ministre de la Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 930). La juge Judith Snider a abordé cette question dans l’affaire Mosavat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 647, dans laquelle elle déclare, au paragraphe 9 :

Selon moi, la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité. La tâche de l’agent est d’analyser la pertinence de tenir une audience compte tenu du contexte particulier d’un dossier et d’étudier les faits en question à la lumière des facteurs prévus à l’article 167 du Règlement. Ainsi, il s’agit d’une question mixte de faits et de droit. Comme la Cour suprême l’a maintenu au paragraphe 53 de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, les questions mixtes de faits et de droit requièrent la retenue et sont susceptibles de contrôle en fonction de la norme de la raisonnabilité.

 

 

Le juge Roger Hughes a repris à son compte ces propos dans le jugement Rajagopal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1277 [Rajagopal], tout comme le juge Yves de Montigny dans le jugement Adetunji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 708. Le demandeur semble être du même avis; il a plaidé ses arguments relatifs à la nécessité de tenir une audience dans le cadre de la première question concernant la crédibilité et invoqué le jugement Rajagopal du juge Hughes à l’appui de sa thèse. Cette question sera donc examinée suivant la norme de la décision raisonnable.

[16]           Lorsque la Cour examine la décision selon la raisonnabilité, son analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

[17]           La seconde question porte sur le droit du demandeur de présenter l’intégralité de sa cause, ce qui est une question d’équité procédurale (Xu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 718, Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 RCS 817 [Baker], au paragraphe 22). Dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, la Cour suprême du Canada déclare ce qui suit au paragraphe 100 : « Il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale. » De plus, dans l’arrêt Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 53, la Cour d’appel fédérale a statué comme suit : « La question de l’équité procédurale est une question de droit. Aucune déférence n’est nécessaire. Soit le décideur a respecté l’obligation d’équité dans les circonstances propres à l’affaire, soit il a manqué à cette obligation. » Les défendeurs sont d’accord pour dire que la norme de contrôle applicable à la seconde question est celle de la décision correcte.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

[...]

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au  sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou  occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

[...]

 

112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

 

[...]

 

113. Il est disposé de la  demande comme il suit :

 

 

[...]

 

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

 

 

[...]

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political

opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries;

 

[...]

 

Person in Need of Protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning ­ of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or  incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care

 

 

[...]

 

112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in

accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

 

[...]

 

113. Consideration of an application for protection

shall be as follows:

 

[...]

 

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

 

[...]

 

 

 

[19]           Les dispositions suivantes du Règlement s’appliquent à la présente instance :

Facteurs pour la tenue d’une audience

 

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

*       a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

*        

*       b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

*        

*       c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

 

Hearing – prescribed factors

 

 

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

*       (a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

 

 

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

 

*       (c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

 

 

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Le demandeur

            Appréciation de la crédibilité et des risques par l’agente

 

[20]           Le demandeur affirme que l’agente n’a pas tiré de conclusion au sujet de la crédibilité en ce qui concerne sa bisexualité et, comme elle n’a pas tiré de conclusion négative au sujet de sa crédibilité, elle a ensuite refusé de procéder à une analyse de la protection de l’État. Même si l’agente n’a pas ajouté foi aux détails de la version des faits du demandeur, elle n’a pas expressément remis en question son orientation sexuelle. Le demandeur affirme que son appartenance incontestée au groupe en question – celui des hommes bisexuels – est suffisante pour lui conférer la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi en raison des risques associés au fait de renvoyer un membre de ce groupe en Jamaïque.

[21]           Le demandeur souligne que le mot « crédibilité » ne figure nulle part dans la décision. Le demandeur qualifie les reproches que lui adresse l’agente de blâme portant sur le manque de détails ou de preuves corroborant les faits relatés dans la demande d’ERAR. Le demandeur ajoute que, même si l’agente n’ajoutait foi à aucun de ces événements, il lui aurait été quand même possible de conclure qu’il était bisexuel. Le demandeur soutient que, même si l’agente a rejeté sa demande d’ERAR au motif qu’il n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve pour corroborer les faits relatés dans sa demande d’asile, il ne s’ensuit pas pour autant que l’agente a tiré une conclusion au sujet de la crédibilité relativement à sa bisexualité.

[22]           L’orientation sexuelle du demandeur se situe au cœur de sa demande d’asile et, comme le juge Sean Harrington l’a déclaré dans le jugement Untel 2004 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 360, au paragraphe 13, en pareil cas, l’agent a l’obligation de faire connaître toutes conclusions défavorables quant à la crédibilité en « termes clairs et explicites ». L’agente n’a tiré aucune conclusion claire en ce qui concerne l’orientation sexuelle du demandeur, de sorte que force nous est de conclure qu’elle a accepté que le demandeur est bisexuel. Le demandeur met cette décision en contraste avec le jugement Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson], au paragraphe 6, dans laquelle une conclusion « claire et explicite » a été tirée par le commissaire lorsqu’il a déclaré : « [J[e ne dispose pas de preuves objectives qui établissent, selon la prépondérance de la preuve, que la demanderesse est lesbienne. » Or, en l’espèce, aucune conclusion de ce genre n’a été tirée; l’agente n’a pas remis en question les déclarations faites par le demandeur au sujet de son orientation sexuelle; par conséquent, ces déclarations doivent être tenues pour véridiques (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), au paragraphe 5). 

[23]           Le demandeur affirme qu’il faut procéder à une analyse des risques, dès lors qu’il est établi qu’il fait partie d’un groupe dont les membres sont susceptibles d’être victimes de persécution du seul fait de leur appartenance à ce groupe. Cette situation tient au fait que l’article 97 de la Loi n’exige pas que la crainte ait un fondement subjectif. Ainsi qu’il ressort des jugements Odetoyinbo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 501 [Odetoyinbo], aux paragraphes 6 à 8, Alemu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 997, aux paragraphes 45 et 46 [Alemu], et Bastien c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 982 [Bastien], aux paragraphes 8 à 12, indépendamment des conclusions négatives tirées au sujet de la crédibilité relativement aux faits relatés dans la demande d’asile, dès lors que des éléments de preuve objectifs démontrent qu’un groupe déterminé est exposé à un risque et que le demandeur fait partie de ce groupe, le bien-fondé de la demande présentée en vertu de l’article 97 est établi. Ainsi que le juge Luc Martineau l’a expliqué au paragraphe 8 du jugement Odetoyinbo :

En l’espèce, la Commission n’a pas affirmé expressément dans ses motifs qu’elle ne croyait pas que le demandeur était bisexuel. Par conséquent, la Commission ne pouvait pas ne pas tenir compte de la preuve objective convaincante au dossier faisant état des violences subies par les hommes homosexuels au Nigeria. En conséquence, même si la Commission avait rejeté le témoignage du demandeur quant à ce qui lui était arrivé au Nigeria, elle avait tout de même le devoir d’examiner si l’orientation sexuelle du demandeur le mettrait personnellement en danger dans son pays.

 

 

Le même raisonnement a été repris par la juge Carolyn Layden-Stevenson au paragraphe 45 du jugement Alemu : « Que le demandeur soit ou non un témoin crédible, cela ne l’empêche pas d’avoir qualité de réfugié si ses opinions et activités politiques sont susceptibles de conduire à son arrestation et à sa punition. » Le demandeur affirme que l’agente avait l’obligation de se demander si sa bisexualité l’exposerait personnellement à un risque s’il devait retourner en Jamaïque.

[24]           Le demandeur soutient qu’il existe des éléments de preuve clairs que les hommes bisexuels sont exposés à de la persécution en Jamaïque. Il a présenté trois documents pour démontrer l’existence de ce risque à l’appui de la présente demande, y compris le rapport du Département d’État des États-Unis qui a été versé au dossier certifié du tribunal. Le demandeur affirme également que l’agente avait par ailleurs l’obligation distincte de consulter des ressources accessibles au public concernant la situation au pays (Hassaballa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 489; Jessamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 20; Lima c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 222). Le demandeur conclut que l’absence de conclusion défavorable en ce qui concerne sa bisexualité ajoutée aux connaissances générales qui existent au sujet de la situation en Jamaïque fait en sorte que la décision de l’agente était déraisonnable. Le défaut de l’agente de procéder à une analyse des risques en vertu de l’article 97 constitue une erreur et il convient d’annuler sa décision pour cette raison.

Refus de tenir une audience

[25]           Le demandeur affirme également qu’il était déraisonnable de la part de l’agente de refuser de tenir une audience contrairement à ce que prévoit l’alinéa 113b) de la Loi et l’article 167 du Règlement. Il affirme que l’agente a excipé de sa conclusion sur l’insuffisance de la preuve pour refuser de tenir une audience, signalant que cette façon de faire a été condamnée par le juge Roger Hughes dans le jugement Uddin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1289, dans lequel le juge déclare, au paragraphe 3 :

Les décisions dans lesquelles les agents d’ERAR s’efforcent de ne pas employer le terme « crédibilité » dans l’espoir d’éviter une audience sont préoccupantes pour la Cour. L’intention de la LIPR, de son Règlement et de la jurisprudence qui s’y rapporte est claire : si la crédibilité est un enjeu essentiel dans l’affaire dont la Commission est saisie et qu’elle est susceptible d’entraîner un résultat défavorable pour le demandeur, une audience s’impose. Il ne revient pas aux agents d’ERAR d’esquiver ces exigences en s’ingéniant à formuler ce que sont, en réalité, des préoccupations touchant la crédibilité en des termes évoquant un manque de preuve ou une preuve contradictoire.

 

 

Le demandeur soutient que c’est bien ce que l’agente a fait en l’espèce. Lorsque le risque est fondé sur l’orientation sexuelle, la crédibilité est presque toujours en cause et il était déraisonnable de la part de l’agente de ne pas tenir d’audience.

[26]           Le demandeur affirme que le refus de l’agente de tenir une audience ainsi que son défaut de procéder à une analyse des risques et de la protection de l’État à la lumière de l’affirmation non contestée du demandeur suivant lequel il est bisexuel font en sorte que sa décision est déraisonnable.

Négligence de M. Pinnock

[27]           Le demandeur affirme en outre qu’il était mal représenté et qu’il n’a donc pas pu participer efficacement au règlement de sa demande d’ERAR (Hillary c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 51, au paragraphe 34). Le droit du demandeur d’être représenté constitue un aspect essentiel de son droit de se faire entendre ainsi qu’un principe fondamental de justice naturelle (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Panahi-Dargahloo, 2010 CF 647, au paragraphe 27). Le demandeur affirme qu’il a été privé d’une audience impartiale en raison de l’incompétence de son consultant en immigration, ce qui constitue un manquement à l’équité procédurale. S’il avait été correctement représenté, il aurait soumis un exposé circonstancié détaillé comme celui qu’il a joint à la présente demande, et il aurait joint d’autres pièces à l’appui.

[28]           Le demandeur affirme qu’il est un homme peu instruit originaire de la Jamaïque et qu’on ne peut s’attendre à ce qu’il connaisse le système d’immigration du Canada. Il ne connaissait même pas la différence entre le droit criminel et le droit de l’immigration et c’est la raison pour laquelle il s’est rendu au poste de police local pour tenter de demander l’asile. Monsieur Pinnock a abordé le demandeur alors qu’il était détenu comme immigrant et le demandeur a accepté son aide. Lorsque M. Pinnock a dit au demandeur qu’il s’occuperait de tout en ce qui concerne sa demande d’ERAR, le demandeur a accepté son offre. Monsieur Pinnock a fait preuve de négligence en se présentant comme un avocat alors qu’il ne l’était pas et en n’expliquant pas au demandeur qu’il devait obtenir des pièces à l’appui, en se contenant de parler brièvement au demandeur au téléphone et en ne demandant pas au demandeur d’examiner sa demande d’ERAR avant de la soumettre.

[29]           Le demandeur affirme que l’incompétence de M. Pinnock s’est traduite par un déni d’audience impartiale. Dans le jugement Shirwa c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 CF 51 [Shirwa], le juge Pierre Denault déclare, au paragraphe 12 : « ... [L]orsque l’incompétence ou la négligence du représentant ressort de la preuve de façon suffisamment claire et précise, elle est en soi préjudiciable au demandeur et elle justifie l’annulation de la décision ... » Le demandeur énumère de nombreuses autres décisions dans lesquelles ce raisonnement a été repris. Ainsi qu’il a été établi dans l’arrêt Cove c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 266 (CAF) [Cove], les consultants en immigration sont tenus de respecter les mêmes normes que les avocats.

[30]           Le demandeur affirme qu’il y a trois conditions à respecter pour qu’on puisse conclure qu’un avocat a fait preuve de négligence au point où un manquement à l’équité procédurale a été commis (voir Memari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1196; Shakiban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1177 [Shakiban]; Nizar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 557; Rodrigues c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 77; Yang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 269 [Yang]; Bedoya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 505; M.R.A. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 207). Ces trois conditions sont les suivantes :

                  1.                        Le demandeur doit démontrer que l’intéressé était effectivement incompétent en se fondant sur des « faits très précis » et sur des éléments de preuve suffisants pour établir « l’étendue du problème »;

                  2.                        Le demandeur doit démontrer que l’incompétence lui a causé un préjudice. Autrement dit, n’eût été l’incompétence alléguée, l’issue de l’audience initiale aurait été différente;

                  3.                        Le demandeur doit démontrer que son ancien avocat a eu l’occasion de répondre à la plainte ou que l’affaire a été déférée à l’organisme de réglementation compétent.

[31]           Le demandeur affirme qu’il a satisfait aux trois volets de ce critère. En premier lieu, la conduite de M. Pinnock et la demande d’ERAR qui a été soumise démontrent le fondement factuel nécessaire pour établir l’incompétence. Plus précisément, M. Pinnock a abordé la conjointe de fait de M. Pinnock alors qu’elle était particulièrement vulnérable, il a fait signer un formulaire de demande d’ERAR en blanc par le demandeur, a dit au demandeur qu’il n’était pas nécessaire de fournir des pièces à l’appui, a joint une lettre d’accompagnement à la demande d’ERAR en laissant entendre à tort qu’une demande d’asile était présentée, n’a pas joint des éléments de preuve corroborants qu’il était facile d’obtenir, n’a communiqué avec le demandeur que pendant une vingtaine de minutes au téléphone et n’a jamais montré la demande d’ERAR remplie au demandeur avant de la soumettre. Pris globalement, ces éléments satisfont à la première condition.

[32]           En ce qui concerne la seconde exigence, le demandeur affirme que l’agente a rejeté la demande d’ERAR pour cause d’insuffisance de preuves, ajoutant que cette insuffisance était causée par la négligence de M. Pinnock. La demande d’ERAR a été rejetée avant même que la crédibilité du demandeur n’ait été évaluée. L’agente a énuméré certains éléments précis qui étaient, à son avis, absents de la demande d’ERAR et que le demandeur aurait pu corriger s’il avait été mieux représenté. Il aurait été facile pour M. Pinnock d’ajouter notamment un affidavit souscrit par le demandeur, des rapports de police, des affidavits souscrits par des personnes qui étaient au courant de la bisexualité du demandeur, ainsi que des photos montrant les blessures subies par le demandeur lors des agressions homophobes qu’il avait subies. Un affidavit souscrit par le demandeur et énonçant bon nombre des détails mentionnés par l’agente a été joint à la présente demande, ainsi qu’une photo illustrant ses cicatrices, un affidavit souscrit par sa conjointe de fait faisant état de la bisexualité du demandeur et une copie du rapport de police de Simcoe. Le demandeur souligne que les deux derniers documents énumérés remontent à 2009, soit deux ans avant sa demande d’ERAR. À cause de la négligence de M. Pinnock, qui a omis de joindre ces documents à la demande d’ERAR, il est impossible de dire si l’agente en serait arrivée à la même conclusion.

[33]           Le demandeur souligne également que les défendeurs n’ont pas contesté les allégations relatives à la négligence de M. Pinnock, même s’ils ont eu de nombreuses occasions de le faire. Monsieur Pinnock n’a pas déposé d’affidavit et le demandeur n’a pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit. Le demandeur n’a pas déposé de plainte officielle auprès du CRCIC. Le demandeur a réclamé à le CRCIC une copie de la réponse de M. Pinnock aux plaintes, mais le CRCIC a refusé de les lui communiquer. Les détails de la présente plainte ont été exposés dans l’affidavit complémentaire souscrit par Mme Kathryn Lynch qui a été joint à la présente demande et ils ont déjà été résumés. Le demandeur affirme que, comme il a satisfait à tous les volets du critère, il a été victime d’une violation de son droit à l’équité procédurale et que la décision de l’agente devrait être annulée.

Les défendeurs

            Appréciation de la crédibilité et du risque par l’agente

 

[34]           Les défendeurs rappellent à la Cour qu’il appartient au demandeur de soumettre des éléments de preuve à l’appui de sa demande d’ERAR. Or, le demandeur n’a pratiquement fourni aucun détail au sujet de presque toutes les allégations qu’il a formulées et il n’a soumis aucun document à l’appui. Le seul élément dont disposait l’agente était la déclaration non accompagnée du serment du demandeur et il était raisonnable de la part de l’agente d’accorder peu de poids à ce document. Les défendeurs citent le jugement Ferguson, précité, au paragraphe 32 :

Lorsque, comme c’est le cas ici, le fait allégué est essentiel à la demande d’ERAR, il est loisible à l’agent d’exiger du demandeur des preuves corroborantes pour qu’il s’acquitte de sa charge de la preuve. Si la déclaration avait été faite par la demanderesse dans un affidavit présenté avec sa demande, elle aurait mérité de recevoir un plus grand poids que celui qui lui a été accordé. Si la déclaration avait été étayée par une preuve corroborante telle que le témoignage de sa ou de ses partenaires lesbiennes, des déclarations publiques et d’autres preuves semblables, elle se serait vu accorder un poids encore plus grand.

 

Les défendeurs citent de nombreuses décisions dans lesquelles la Cour a dit qu’une déclaration écrite ne suffit pas en soi pour permettre au demandeur de s’acquitter du fardeau de preuve qui lui incombe dans le cas d’une demande d’ERAR (voir Parchment c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1140; Buio c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 157; Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94).

[35]           Les défendeurs affirment que l’agente n’a pas tiré de conclusion en ce qui concerne l’orientation sexuelle du demandeur et que l’affaire Odetoyinbo invoquée par le demandeur portait sur des faits différents de ceux de l’espèce. Dans l’affaire Odetoyinbo, une audience avait eu lieu et le demandeur avait donné un [traduction] « témoignage détaillé » au sujet de son homosexualité; pourtant la Section de la protection des réfugiés avait été [traduction] « totalement muette » sur la question. En l’espèce, l’agente n’a pas été muette sur la question de l’orientation sexuelle du demandeur; elle a conclu que les personnes bisexuelles étaient exposées à des risques en Jamaïque, mais que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait exposé à ce risque. En d’autres termes, l’agente a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était bisexuel.

[36]           Les défendeurs affirment que le demandeur a tort de se fonder sur le jugement Bastien, précité. Dans cette affaire, le demandeur appartenait à un groupe déterminé et l’appréciation du risque devait avoir lieu sur ce fondement malgré les réserves exprimées au sujet de sa crédibilité. La présente affaire est différente puisque l’agente ne disposait pas d’éléments de preuve suffisants au sujet de l’appartenance du demandeur à un groupe social déterminé.

[37]           Comme l’agente n’était convaincue d’aucune des prétentions formulées par le demandeur, elle n’était pas obligée de procéder à une analyse des risques auxquels il serait exposé s’il devait retourner en Jamaïque. Cette façon de faire est appuyée par la décision Ferguson, au paragraphe 6, dans laquelle la Cour a confirmé la conclusion suivante tirée par l’agent : « Sans preuves qui établissent que la demanderesse est lesbienne, une évaluation de la situation actuelle du pays n’établit pas qu’elle court personnellement un risque en Jamaïque. » Le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait en l’espèce et la décision de l’agente n’avait rien de déraisonnable.

            Refus de tenir une audience

[38]           Les défendeurs affirment que, compte tenu de l’insuffisance de la preuve, il était loisible à l’agente de décider qu’il n’était pas nécessaire de tenir une audience pour trancher la question de la crédibilité. Ainsi que le juge Russel Zinn l’a déclaré, au paragraphe 26 du jugement Ferguson : « Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. » L’agente a accordé peu de poids aux allégations de risque du demandeur en raison du manque de détails et de l’insuffisance des pièces à l’appui, et il n’était donc pas nécessaire d’apprécier la crédibilité du demandeur.

[39]           Il ressort à l’évidence de la jurisprudence que les agents n’ont pas l’obligation de tenir une audience lorsque la suffisance de la preuve est la question centrale (Iboude c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1316, au paragraphe 14; Kazmi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1375, aux paragraphes 9 à 11; Abdou c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 752, aux paragraphes 3 à 8; Malhi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 802, aux paragraphes 7 à 9; Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 321, au paragraphe 6). Il ressort de ces décisions qu’il est loisible à l’agent de déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour justifier la tenue d’une audience.

[40]           Les défendeurs soulignent que le demandeur a soumis des éléments de preuve supplémentaires ainsi qu’un affidavit détaillé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, mais que le caractère raisonnable de la décision de l’agente doit être apprécié en fonction des éléments de preuve limités dont elle disposait à l’époque. Les défendeurs affirment que la décision de l’agente appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier et qu’elle était raisonnable.

            Négligence de M. Pinnock

[41]           Les défendeurs affirment que le critère minimal à respecter pour démontrer que le demandeur a été privé d’une audience impartiale en raison de l’incompétence de son ancien avocat est très élevé. Le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Shirwa, précité, exige que l’on présente « suffisamment d’éléments de preuve pour établir “l’étendue du problème” » afin que le contrôle judiciaire ait « pour fondement des faits très précis » (voir également le jugement Betesh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 173, au paragraphe 16). Or, le demandeur n’a pas présenté ce type d’éléments de preuve.

[42]           Dans l’arrêt R c GDB, 2000 CSC 22 [GDB], la Cour suprême du Canada a jugé, aux paragraphes 27 à 29, que, pour que l’incompétence de l’avocat donne lieu à un manquement à l’équité procédurale, le demandeur doit démontrer, dans un premier temps, que les actes ou omissions qu’il reproche à l’avocat relevaient de l’incompétence, et, dans un deuxième temps, qu’une erreur judiciaire en a résulté. La Cour a également déclaré qu’il incombe au demandeur de démontrer l’existence des deux volets du critère et que « [l]a sagesse rétrospective n’a pas sa place dans cette appréciation ».

[43]           Suivant l’arrêt GDB, la définition de ce qu’on peut considérer comme un jugement professionnel raisonnable est très vaste et le fardeau de preuve dont le demandeur doit s’acquitter pour démontrer qu’il y a eu inconduite est très exigeant. La brièveté de la demande d’ERAR ne rend pas M. Pinnock incompétent. Ainsi qu’il a été déclaré dans le jugement Cove, précité, aux paragraphes 5 et 6, les demandeurs doivent devront subir les conséquences de leur choix en ce qui concerne leur conseil. Si le demandeur choisit d’engager un consultant en immigration plutôt qu’un avocat spécialisé en immigration, il doit vivre avec les conséquences de son choix. Dans le même ordre d’idées, le demandeur est également responsable des choix qu’il fait dans ses rapports avec son avocat.

[44]           Le demandeur parle couramment l’anglais et il s’est lui-même présenté pour obtenir son formulaire de demande d’ERAR; il devait donc être au courant de l’importance de relire sa demande avant de la soumettre. On peut raisonnablement s’attendre à ce que le demandeur fasse le nécessaire pour s’assurer que l’agente soit mise au courant de la totalité des faits le concernant. Le demandeur n’a pas agi de façon diligente à cet égard et il doit assumer la responsabilité de n’avoir rien fait lorsqu’il a trouvé les agissements de M. Pinnock troublants.

[45]           Les défendeurs soulignent également que, même si le demandeur a depuis soumis certains détails manquants à l’appui de sa version des faits pour étayer la présente demande, il manque encore des éléments de preuve dont l’agente avait signalé l’absence. Par exemple, le demandeur n’a toujours pas fourni de lettre de personnes qui auraient été au courant de sa bisexualité en Jamaïque ou au sujet de l’incident des coups de feu qui auraient été tirés dans sa direction. Il y a toujours une grave pénurie d’éléments de preuve à l’appui démontrant que le demandeur est bisexuel. Le demandeur n’a pas démontré que, s’il avait fourni à l’agente les détails et les documents qu’il a joints à la présente demande, la décision de l’agente aurait été différente (Shirvan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1509).

[46]           Ainsi que la Cour suprême du Canada l’a dit dans l’arrêt GDB, il est préférable de laisser les organismes de règlementation professionnelle le soin de juger les plaintes portées contre des avocats. Or, le demandeur a déposé une plainte devant le CRCIC et il a donc une tribune devant laquelle il peut formuler ses préoccupations. Les défendeurs soulignent que, dans son affidavit, Mme Kathryn Lynch affirme que M. Pinnock a effectivement répondu à la plainte du demandeur, mais que le CRCIC a conclu que le demandeur n’avait pas été en mesure de corroborer ses allégations, ce qui constitue une preuve que M. Pinnock n’était pas incompétent. Le critère de l’arrêt Shirwa est cumulatif et le demandeur n’a pas satisfait aux trois volets de ce critère. Le défendeur affirme qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

Réponse du demandeur

            Appréciation de l’orientation sexuelle du demandeur par l’agente

[47]           Le demandeur affirme en outre que les arguments des défendeurs se contredisent : d’une part, l’agente avait le droit de rejeter la demande d’ERAR en se fondant exclusivement sur l’insuffisance de la preuve, alors que, d’autre part, M. Pinnock a fait un travail adéquat en préparant les documents à soumettre avec la demande d’ERAR. Le demandeur affirme que ces affirmations ne peuvent être toutes les deux vraies.

[48]           Le demandeur cite de nouveau la décision Odetoyinbo et affirme que lorsque la situation qui existe dans un pays déterminé comme la Jamaïque est démontrée, l’agent a l’obligation de tirer une conclusion claire et non ambiguë au sujet de l’orientation sexuelle du demandeur d’asile. Or, on ne trouve aucune conclusion de ce genre dans la présente décision; l’agente s’est contentée de rejeter la demande après avoir conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve pour corroborer les faits articulés dans la lettre du demandeur. L’agente n’a même pas affirmé qu’elle refusait de tirer une conclusion en raison de l’insuffisance de la preuve. Les défendeurs demandent à la Cour d’inférer ce que l’agente a conclu, ce qui ne convient pas. Le demandeur affirme que les défendeurs ont tort d’invoquer la décision Ferguson parce que, dans cette affaire, l’agent avait déclaré dans les termes les plus nets qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour confirmer non seulement les faits à l’origine de la demande, mais également l’orientation sexuelle de la demanderesse. En l’espèce, l’agente a omis de franchir une étape essentielle dans l’analyse de la demande d’ERAR, ce qui rend sa décision déraisonnable.

[49]           Le demandeur relève une autre lacune dans l’analyse de l’agente. La Cour a reconnu qu’il peut être difficile de prouver l’orientation sexuelle en raison du caractère intrinsèquement privé des actes en cause et l’agente aurait dû être consciente de cet état de fait (Ogunrinde c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 760). Ainsi que la Cour l’a déclaré au paragraphe 42 de cette décision : « Lorsqu’ils évaluent des demandes fondées sur l’orientation sexuelle, les agents doivent avoir à l’esprit les difficultés inhérentes de prouver qu’un demandeur s’est livré à des activités sexuelles particulières. »

[50]           En ce qui concerne l’incompétence de M. Pinnock, le demandeur cite la décision Shakiban, précitée, suivant laquelle il est nécessaire d’aviser l’avocat ou de porter plainte devant l’organisme de règlementation de la profession compétent. Le juge Michael Kelen en est arrivé à la même conclusion dans le jugement MAC c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1174, au paragraphe 32 : « [L]’exigence de donner un avis est respectée lorsque le demandeur dépose une plainte auprès d’un organisme de réglementation, dans cette affaire la Société canadienne de consultants en immigration (SCCI), ou lorsque le demandeur fournit une preuve selon laquelle le consultant a été informé des allégations contre lui. » Le demandeur se reporte à l’affidavit complémentaire joint à la présente demande pour confirmer que cette exigence a été respectée.

[51]           Le demandeur fait valoir qu’il est injuste d’exiger qu’un homme jamaïcain qui n’a pas terminé ses études secondaires et qui ne connaît pas le système d’immigration canadien ne tienne pas compte de l’avis explicite que son consultant en immigration lui a donné. Si le demandeur avait été capable de se rendre compte que son avocat était négligent et d’agir en conséquence, il n’aurait pas eu besoin d’avocat. Monsieur Pinnock faisait partie d’un organisme (le CRCIC) créé pour réglementer les consultants en immigration et il était raisonnable de la part du demandeur de se fonder sur ce fait pour penser que Monsieur Pinnock possédait les compétences requises pour le conseiller. M. Pinnock a agi de façon incompétente et négligente et le demandeur a le droit à une réparation à cet égard. Le demandeur demande que la décision soit annulée et que l’affaire soit renvoyée pour être examinée par un autre agent.

ANALYSE

[52]           J’estime que la question de l’équité procédurale est décisive dans le cas qui nous occupe.

[53]           J’estime qu’il n’y a aucun désaccord entre les parties en ce qui concerne le critère et les principes juridiques qu’il me faut appliquer.

[54]           Ainsi que les défendeurs l’ont souligné, le demandeur doit présenter des éléments de preuve très clairs en l’espèce. Suivant le jugement Shirwa, précité, au paragraphe 12, une décision « ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire que dans des "circonstances extraordinaires", lorsqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour établir "l’étendue du problème" et que le contrôle judiciaire a "pour fondement des faits très précis" ».

[55]           La Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt GDB, précité, aux paragraphes 27 à 29, que, pour démontrer que l’incompétence de son avocat s’est traduite par un manquement à l’équité procédurale, le demandeur doit démontrer : (1) que les actes ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence et (2) qu’une erreur judiciaire en a résulté. La Cour suprême du Canada a également confirmé qu’il incombait à l’appelant de faire la preuve des actes ou omissions qu’il reproche à son avocat et que « [l]a sagesse rétrospective n’a pas sa place dans cette appréciation ».

[56]           Dans les instances visées par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’incompétence de l’avocat ne constitue un manquement aux principes de justice naturelle que dans des « circonstances extraordinaires ». En ce qui concerne le volet relatif à l’examen du travail de l’avocat, son incompétence ou sa négligence doit, au minimum, être suffisamment précise et nettement appuyée par la preuve. Elle doit également être exceptionnelle et le second volet (celui relatif à l’erreur judiciaire (peut prendre plusieurs formes : le travail de l’avocat peut avoir compromis l’équité procédurale ou encore la fiabilité de l’issue du procès peut avoir été compromise. À cet égard, le demandeur doit démontrer qu’il existe une probabilité raisonnable que l’issue du procès aura été différente n’eût été l’incompétence de son représentant.

[57]           Toutefois, avant d’examiner les allégations d’incompétence, la Cour doit d’abord déterminer si le demandeur s’est acquitté de l’obligation qui lui incombait d’aviser d’abord son ancien consultant en immigration des allégations d’incompétence le concernant et s’il lui a donné la possibilité d’y répondre.

[58]           Lors de l’examen de la présente affaire, les défendeurs ont admis qu’en l’espèce, l’ancien consultant en immigration du demandeur avait été dûment avisé et qu’il avait eu la possibilité de répondre. Je me rallie à cette opinion et, en conséquence, j’aborderai uniquement la question de l’incompétence et celle du préjudice.

[59]           Je suis essentiellement d’accord avec le demandeur pour dire que les faits de la présente espèce révèlent que le consultant en immigration s’est rendu coupable d’une conduite particulièrement condamnable qui s’est traduite par un manquement à l’équité procédurale.

[60]           Le droit d’un demandeur d’asile ou de l’auteur d’une demande d’ERAR d’être représenté par un avocat compétent constitue en soi un principe de justice naturelle. Déjà à l’époque du jugement Shirwa (1994) – et à de nombreuses reprises depuis – notre Cour a affirmé que « lorsque l’incompétence ou la négligence du représentant ressort de la preuve de façon suffisamment claire et précise, elle est en soi préjudiciable au demandeur et elle justifie l’annulation de la décision ».

[61]           Bien que cette jurisprudence ait de façon générale été élaborée en rapport avec l’incompétence des avocats, la Cour a appliqué la même norme élevée aux consultants en immigration malgré le fait que leur formation et leurs qualifications soient moins exigeantes. Ainsi que le juge Pelletier l’a déclaré dans le jugement Cove, au paragraphe 10 :

Les particuliers qui se présentent à titre de personnes spécialisées en matière d’immigration et adoptent la désignation de « conseiller juridique », comme c’est de plus en plus souvent le cas, seront assujettis à la même norme que ceux qui se présentent régulièrement devant la Cour. Les conséquences découlant de l’inexécution de leurs obligations pour leurs clients seront les mêmes que dans le cas des clients des avocats spécialisés en matière d’immigration. Il n’y a aucune raison pour laquelle la Cour devrait protéger les consultants des allégations de négligence en fermant les yeux lorsqu’ils commettent des erreurs. Les avocats spécialisés en matière d’immigration paient des primes d’assurance responsabilité élevées afin d’obtenir une protection qui pourrait être invoquée chaque fois qu’un tribunal refuse de fermer les yeux sur leurs erreurs. Appliquer une norme différente à l’endroit des consultants équivaut à subventionner la concurrence à laquelle ceux-ci se livrent avec les avocats spécialisés en matière d’immigration.

 

 

[62]           Le demandeur affirme que toutes les exigences susmentionnées ont été respectées en l’espèce. Le demandeur n’a pas de diplôme d’études secondaires et il a passé la plus grande partie de sa vie à faire des travaux agricoles. Sa connaissance du processus canadien d’immigration et d’asile est limitée, voire nulle.. Il s’en est entièrement remis à M. Pinnock pour le guider dans tout le processus d’ERAR, lequel constituait la seule occasion où il pouvait compter sur un fonctionnaire canadien qui puisse se prononcer sur les risques auxquels il serait exposé en Jamaïque. Monsieur Pinnock a abusé de sa confiance. Il y a peu de doutes que son comportement et la façon dont il a représenté le demandeur lors de la présentation de sa demande d’ERAR étaient loin de respecter les normes les plus élémentaires de professionnalisme. Il s’est en fait rendu coupable de négligence et d’incompétence.

 

[63]           En ce qui concerne le premier volet du critère de la négligence – ce qu’on est convenu d’appeler le « volet relatif à l’examen du travail de l’avocat » –, le demandeur signale les comportements négligents et/ou incompétents suivants de M. Pinnock :

                     Lorsque la conjointe de fait du demandeur a rencontré M. Pinnock pour la première fois, elle était en larmes dans la salle d’attente du Centre de détention de l’immigration en octobre 2011. La voyant dans cet état de vulnérabilité, M. Pinnock l’a abordée pour lui demander s’il pouvait l’aider. Après s’être fait expliquer l’histoire du demandeur, M. Pinnock lui a dit : [traduction] « Vous allez avoir besoin d’un sacré bon avocat ! Je suis votre homme ! » Monsieur Pinnock n’a jamais été avocat. Le demandeur n’a appris qu’en avril 2012 que M. Pinnock n’était en fait qu’un consultant en immigration lorsque l’agent Basra de l’ASFC le lui a appris;

                     Par l’intermédiaire de sa femme et collègue, Donna Pinnock, M. Pinnock a fait signer au demandeur des formulaires d’ERAR en blanc au 6900 Airport Road de sorte, qu’ils ne se sont jamais rencontrés en personne entre la date à laquelle la demande d’ERAR a été signifiée, le 16 novembre 2011, et celle à laquelle elle a été déposée, le 30 novembre 2011;

                     Monsieur Pinnock n’a appelé le demandeur qu’une seule fois et ne lui a parlé que 20 ou 25 minutes pour l’informer des exigences de la demande d’ERAR et pour obtenir un exposé circonstancié complet. D’ailleurs, pendant toute la durée de son mandat, ni le demandeur ni Mary Devos, l’épouse du demandeur, n’ont jamais mis les pieds au bureau de M. Pinnock. Lorsque le demandeur a essayé de lui communiquer les détails de son histoire au cours de leur conversation téléphonique, M. Pinnock s’est interposé, pour lui dire de ne pas fournir autant de détails et pour l’inviter à être bref.

                     Lorsque le demandeur et Mme Devos lui ont demandé s’il fallait se procurer des documents à l’appui, M. Pinnock leur a expressément répondu que ce n’était pas nécessaire. D’ailleurs, le demandeur et Mme Devos ont personnellement appelé au poste de la Police provinciale de l’Ontario de Simcoe pour obtenir une copie du signalement que le demandeur avait fait à la police à l’été 2009. Les policiers lui ont dit qu’il fallait attendre 30 jours avant d’obtenir le dossier sous le régime de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, après l’expiration du délai prévu pour déposer la demande d’ERAR, ajoutant qu’un avocat pourrait peut-être réussir à l’obtenir plus tôt. Lorsqu’ils ont demandé à M. Pinnock d’en faire la demande, il leur a répondu : [traduction] « Ne vous inquiétez pas, vous n’en avez pas besoin, ou bien on va vous croire ou bien on ne vous croira pas »;

                     Malgré le fait que M. Pinnock n’ait pas voulu donner suite à la demande formulée par le demandeur pour obtenir le rapport de la Police provinciale de l’Ontario, M. Pinnock indiquait ce qui suit dans la lettre d’accompagnement qu’il a jointe à la demande d’ERAR : [traduction] « Il est impossible de faire la preuve de l’existence de nouveaux risques dans ces conditions et, par conséquent, M. Brown n’est pas en mesure de faire la preuve d’un argument selon la prépondérance des probabilités ». Le fait que l’on mentionne l’existence de « nouveaux risques » suppose à tort que l’alinéa 113a) de la LIPR s’applique, ce qui n’est pas le cas, étant donné que le demandeur n’a jamais soumis de demande d’asile à la CISR. De plus, cette affirmation témoigne d’une négligence flagrante, étant donné que M. Pinnock invite essentiellement l’agente à rejeter la demande. Mais surtout, cette déclaration contredit carrément le fait qu’il était facile d’obtenir des éléments de preuve corroborants comme le rapport de la Police provinciale de l’Ontario;

                     Monsieur Pinnock n’a jamais montré au demandeur de copie de la demande d’ERAR remplie et plus précisément l’exposé circonstancié de la demande d’ERAR avant de la soumettre à la CIC. En fait, le demandeur n’a vu la trousse la première fois qu’en avril 2012 lorsque son avocat actuel l’a réclamé à M. Pinnock. Lorsque le demandeur l’a examinée à l’époque, plusieurs erreurs flagrantes lui ont sauté aux yeux. Ainsi, le nom de ses frères et sœurs n’apparaissait pas sur les formulaires d’ERAR et, surtout, l’exposé circonstancié de la demande d’ERAR relatait un incident que le demandeur n’avait jamais raconté, en l’occurrence une agression dont son compagnon et lui-même auraient été victimes sur une plage de la Jamaïque en 2007. Le demandeur affirme qu’aucune personne ne serait assez insensée pour avoir des relations homosexuelles sur une plage publique en Jamaïque. Monsieur Pinnock semble avoir ajouté cet incident lui-même soit par erreur soit pour embellir les faits.

[64]           Je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il ressort à l’évidence de cette liste de comportements que M. Pinnock n’a fait preuve d’aucun professionnalisme et d’aucune compétence lorsqu’il a préparé la demande d’ERAR du demandeur. Les reproches qu’il lui adresse sont clairs et précis. Ils sont assez précis pour établir « l’étendue du problème » et pour examiner la négligence sur le fondement de « faits très précis ».

[65]           Les défendeurs n’ont pas contesté les allégations susmentionnées de négligence énoncées dans l’affidavit du demandeur.

[66]           Je suis également d’accord avec le demandeur pour dire que l’inconduite de M. Pinnock satisfait au second volet du critère de la négligence, à savoir, qu’il existe une probabilité raisonnable que, n’eût été cette incompétence alléguée, l’issue de l’audience initiale aurait été différente. Comme on l’a répété depuis le début, l’agente a refusé la demande d’ERAR en raison de l’insuffisance de la preuve; elle n’a tiré aucune conclusion au sujet de la crédibilité et elle n’a procédé à aucune analyse de la question de la protection de l’État. L’agente a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment de détails au sujet de certains aspects de son histoire et qu’il n’avait pas fourni des éléments de preuve corroborants au sujet d’autres aspects de son histoire. Ainsi que l’a déclaré l’agente Mustaq :

[traduction]

J’estime encore plus déraisonnable le fait que le demandeur n’ait pas fourni d’autres éléments de preuve que ses propres déclarations au sujet des risques auxquels il serait exposé alors qu’il avait amplement le temps de le faire en recueillant un dossier de police au Canada ou des lettres de personnes qui étaient au courant de sa bisexualité ou de l’incident des coups de feu qui avaient été tirés dans sa direction. Ces facteurs, ajoutés au manque de détails fournis par le demandeur, m’amènent à conclure que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il serait exposé à un risque.

 

 

[67]           Pour ce qui est des détails qui, suivant l’agente, manquaient, mentionnons : (i) l’identité de la personne qui, suivant le demandeur, avait tiré des coups de feu dans sa direction en 2008 et en quoi cet incident était à son avis relié à son orientation sexuelle; (ii) comment ou pourquoi son partenaire homosexuel avait été abattu en 2008 et comment il savait que ce meurtre était relié à son orientation sexuelle; (iii) le nom de son partenaire homosexuel et la durée de leur relation.

[68]           Monsieur Pinnock aurait pu aborder ces problèmes d’insuffisance de la preuve s’il avait fait preuve du professionnalisme nécessaire pour obtenir un exposé circonstancié acceptable à l’appui de l’ERAR et pour recueillir les documents essentiels. L’avocat actuel du demandeur a eu moins d’un mois pour préparer le présent dossier de demande, lequel contient pourtant presque tous les renseignements et documents que l’agente avait réclamés.

[69]           Monsieur Pinnock a eu amplement le temps d’obtenir ces éléments de preuve simples, mais il n’a totalement pas réussi à le faire. Comme toute la décision de l’agente était fondée sur l’insuffisance de la preuve, il existe plus qu’une simple possibilité que sa décision aurait été différente si on lui avait présenté les éléments de preuve susmentionnés.

[70]           En appelant l’attention de la Cour sur la charge de la preuve exigeante qui est imposée au demandeur dans ce type de cas, les défendeurs attirent l’attention de la Cour sur les propos que la juge Danièle Tremblay-Lamer a tenus dans le jugement Sedeh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 424 :

[42] Pour répondre à cet argument, je fais mien celui du défendeur, à savoir que les décisions Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 450 et Haque c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 315, requièrent que le demandeur soit tenu responsable du contenu d’une demande qu’il a signée.

 

[43] Les commentaires qu’a faits le juge Mosley au paragraphe 16 de la décision Haque, précitée, sont instructifs :

 

[16] Le demandeur se trouvait au Bangladesh lorsque la demande de mise à jour a été soumise. Il a reconnu lors d’une conversation téléphonique, le 26 mai, qu’il [traduction] « aurait pu signer un formulaire vierge pour le consultant ». Le nouveau formulaire renfermait d’autres contradictions. Apparemment, le demandeur s’en est remis au consultant pour fournir les renseignements nécessaires sans en vérifier personnellement l’exactitude.

 

En l’espèce, les demandeurs ont décidé de s’en remettre à leur consultant. Le demandeur principal reconnaît avoir signé sa demande. Il serait contraire à l’obligation de franchise imposée aux demandeurs de permettre au demandeur principal de faire maintenant valoir qu’il n’a pas examiné sa propre demande. C’était à lui qu’il incombait de veiller à ce que sa demande soit véridique et complète – il a fait preuve de négligence dans l’exécution de cette obligation.

 

 

[71]           Il ne faut toutefois pas oublier que l’affaire Sedeh portait sur une demande de résidence permanente présentée par un médecin. Dans le cas qui nous occupe, nous avons affaire à une demande d’ERAR – il n’y a pas eu de décision rendue par la SPR – qui est présentée par un ouvrir agricole qui n’a pas terminé ses études secondaires. Le demandeur ne connaît pas très bien le processus d’ERAR et il a été délibérément induit en erreur par une personne qui prétendait être un avocat qualifié et qui lui a dit qu’il n’avait pas à soumettre des documents qui, ainsi que l’agente nous l’affirme dans sa décision, étaient nécessaires pour établir le bien-fondé de sa cause. La présentation du rapport de la Police provinciale de l’Ontario – son omission est expressément mentionnée dans la décision – aurait fort bien pu modifier les conclusions que l’agente a tirées au sujet de l’insuffisance de la preuve.

[72]           Vu les éléments de preuve dont je dispose dans le cadre de la présente demande, la trousse d’ERAR soumise par le consultant était tout à fait inadéquate. Au lieu d’obtenir les documents à l’appui pertinents, le consultant a déclaré [Traduction] « [i]l est impossible de faire la preuve de l’existence de nouveaux risques dans ces conditions et, par conséquent, M. Brown n’est pas en mesure de faire la preuve d’un argument selon la prépondérance des probabilités ». Il s’agit en l’espèce d’un consultant qui s’est fait passer pour un avocat auprès du demandeur, qui a fait en sorte que le demandeur n’a pas eu l’occasion d’examiner la demande et qui a dit à l’agente chargée de l’ERAR que le demandeur ne disposait pas des éléments de preuve nécessaires pour établir le bien-fondé d’une demande d’asile. Cette façon d’agir dépasse de loin la simple incompétence et frôle la bizarrerie.

[73]           Le demandeur n’est pas sans reproche. Il n’aurait pas dû signer des formulaires en blanc. Toutefois, je ne crois pas qu’il était déraisonnable de la part d’une personne ayant son niveau d’instruction et son manque de familiarité avec le système d’ERAR de suivre l’avis de quelqu’un qui lui avait affirmé qu’il était un avocat compétent. Il se peut fort bien que la vie du demandeur soit menacée en Jamaïque et que son cas n’ait pas encore été examiné sérieusement à cause de l’incompétence flagrante d’un consultant en immigration. Indépendamment de l’obligation de satisfaire à une exigence légale, j’estime que le fait de ne pas accorder au demandeur une occasion réelle de faire examiner son cas porterait atteinte aux valeurs canadiennes.

[74]           Pour cette seule raison, j’estime que la présente affaire doit être renvoyée pour être réexaminée.

[75]           Les avocats sont d’accord pour dire que, sur ce point, il n’y a aucune question à certifier et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

 

 

LA COUR :

 

1.                  ACCUEILLE la demande; ANNULE la décision et RENVOIE l’affaire à un autre agent pour qu’il la réexamine;

 

2.                  DÉCLARE qu’il n’y a aucune question à certifier.

 

« James Russell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3364-12

 

INTITULÉ :                                      DONAVAN DERRICK BROWN

 

                                                            - et -

 

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 10 octobre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 8 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :   

 

Anthony Navaneelan                                                              POUR LE DEMANDEUR

 

Meva Motwani                                                                        POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :    

 

Mamann, Sandaluk & Kingwell                                             POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Toronto (Ontario)                                                                               

 

Myles J. Kirvan                                                                       POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

 

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