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Date : 20121029

Dossier : IMM-2007-12

Référence : 2012 CF 1255

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 octobre 2012

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

JUANA PILAR LOZANO VASQUEZ

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’égard d’une décision datée du 21 octobre 2011 par laquelle une agente de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agente) a refusé la demande de résidence permanente de la demanderesse (la décision), ayant conclu qu’il n’existait pas suffisamment de considérations d’ordre humanitaire l’autorisant à permettre à celle-ci, par voie d’exception, de présenter ladite demande de l’intérieur du Canada.

 

[2]               La demanderesse sollicite l’annulation de la décision de l’agente et le renvoi de la demande à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) pour nouvelle décision par un agent différent.

 

Les faits à l’origine du litige

 

[3]               La demanderesse est une citoyenne de l’Équateur qui est venue pour la première fois au Canada en 1992, après que sa demande de visa de résidence temporaire eut été refusée. La demanderesse a déposé une demande d’asile qui a été rejetée en décembre 1993.

 

[4]               En mars 1998, la demanderesse a été déclarée coupable d’avoir commis une fraude en contravention de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, LRC 1985, après avoir trompé le service social. Un rapport d’interdiction de territoire a été rédigé.

 

[5]               En 2001, un mandat de l’immigration a été délivré à l’encontre de la demanderesse, parce que celle-ci ne s’était pas présentée à une entrevue préalable au renvoi. La demanderesse a été arrêtée et renvoyée du Canada.

 

[6]               En 2004, la demanderesse est revenue au Canada sans autorisation. Elle a été arrêtée à nouveau en 2006 et un autre rapport d’interdiction de territoire a été préparé.

 

[7]               En 2006, la demanderesse a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au motif qu’elle ne pouvait répondre en Équateur à ses besoins liés à ses différents problèmes de santé, notamment le diabète et les lésions permanentes causées par cette maladie, l’hypothyroïdie, l’insuffisance surrénale, l’hypertension, les ulcères de la jambe, l’arthrose avancée, l’ostéoporose et la dépression mineure. Sa demande d’examen des risques avant renvoi a été rejetée en février 2009 et sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée en avril de la même année. Après que la demanderesse eut sollicité le contrôle judiciaire, le dossier a été affecté à un autre agent qui a rendu une décision défavorable en décembre 2009. Cette décision a été annulée par la Cour fédérale en novembre 2010 et renvoyée à CIC, ce qui a donné lieu à la décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

La décision de l’agente

 

[8]               L’agente a informé la demanderesse que la demande de celle-ci avait été rejetée dans une lettre datée du 21 octobre 2011. La demanderesse a été informée des motifs de cette décision dans une lettre datée du 24 janvier 2012.

 

[9]               Dans ses motifs, l’agente a invoqué les renseignements biographiques concernant la demanderesse et l’historique du statut de l’immigration de celle-ci. L’agente a souligné les deux difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée si elle était renvoyée du Canada : l’absence de soins médicaux comparables en Équateur et l’absence d’un réseau de soutien familial.

 

[10]           L’agente a ajouté que la demanderesse avait une mobilité réduite et devait se déplacer en fauteuil roulant et qu’une lettre d’un médecin faisait état des problèmes médicaux décrits plus haut. L’agente a reconnu l’argument et la preuve écrite de la demanderesse selon lesquels le système de soins de santé de l’Équateur serait inadéquat.

 

[11]           L’agente a résumé une lettre dans laquelle un médecin régional de la Direction générale de la gestion de la santé a expliqué que des [traduction] « soins médicaux de très bonne qualité » étaient offerts en Équateur. L’agente a aussi mentionné la réponse de la demanderesse à cette lettre, soit le fait que celle-ci vivait dans une ville différente de l’Équateur où les soins offerts étaient plus limités; cependant, l’agente ne voyait pas pourquoi la demanderesse ne pourrait se rendre aux endroits où les soins nécessaires étaient offerts au besoin.

 

[12]           L’agente a souligné que, dans une lettre de 2008, le médecin de la demanderesse a affirmé que celle-ci ne pouvait prendre l’avion, mais a ajouté qu’il appartiendrait à l’Agence des services frontaliers du Canada d’évaluer l’état de la demanderesse et de décider s’il y avait lieu de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi si elle était tenue de quitter le Canada.

 

[13]           En ce qui a trait à l’absence de réseau familial, l’agente a pris note de la présence de membres de la famille de la demanderesse au Canada et des lettres de soutien provenant de ceux‑ci. L’agente a reconnu l’importance de la famille de la demanderesse, notamment l’aide physique qu’elle recevait d’elle et la présence de la mère de la demanderesse au Canada. L’agente a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve au sujet des raisons pour lesquelles elle ne pourrait vivre dans une résidence-services en Équateur afin de remplacer cette aide physique.

 

[14]           Quant au soutien affectif, l’agente a conclu que la demanderesse pourrait communiquer souvent depuis l’Équateur et en est arrivée à la même conclusion au sujet du soutien financier.

 

[15]           Examinant le degré d’établissement de la demanderesse au Canada, l’agente s’attendait à ce que la demanderesse soit assez bien intégrée, puisqu’elle se trouvait au Canada depuis un certain temps déjà. Cependant, l’agente n’était pas convaincue que le degré d’établissement de la demanderesse justifiait l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

 

[16]           L’agente a souligné que la demanderesse était interdite de territoire aux termes de l’article 39 de la Loi, parce qu’elle était incapable de subvenir à ses propres besoins financiers, et a refusé de lui accorder une dispense à l’égard de cette exigence. L’agente a également conclu que la demanderesse était interdite de territoire pour grande criminalité, parce qu’elle avait été déclarée coupable de fraude, et a refusé de recommander l’octroi d’une dispense à l’égard de cette exigence. L’agente a ajouté que la demanderesse était interdite de territoire parce qu’elle était revenue au Canada après avoir été renvoyée de force et a refusé de la même façon de lui accorder une dispense à cet égard. Enfin, l’agente n’a pu décider si la demanderesse était interdite de territoire pour motifs sanitaires, en raison du caractère insuffisant de la preuve.

 

[17]           En conclusion, l’agente a reconnu que la demanderesse serait exposée à certaines difficultés, mais n’était pas convaincue que ces difficultés seraient inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

Les questions en litige

 

[18]           La demanderesse soulève les questions suivantes à trancher :

            1.         La décision de l’agente était-elle déraisonnable parce qu’elle était incompatible avec les valeurs humanitaires fondamentales?

            2.         L’agente a-t-elle ignoré les éléments de preuve qui allaient à l’encontre de ses conclusions?

            3.         L’agente a-t-elle commis une erreur dans son analyse des raisons pour lesquelles la demanderesse serait interdite de territoire?

 

[19]           Je reformulerais les questions à trancher comme suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         L’agente a-t-elle ignoré les éléments de preuve qui allaient à l’encontre de ses conclusions?

            3.         La décision de l’agente était-elle déraisonnable?

 

Les observations écrites de la demanderesse

 

[20]           La demanderesse soutient que le rejet par l’agente des motifs qu’elle a invoqués au sujet des difficultés auxquelles elle serait exposée est incompatible avec le principe de l’intelligibilité. La demanderesse est une femme âgée de 60 ans qui a besoin de surveillance 24 heures sur 24 et qui est totalement dépendante et démunie. Elle ne peut compter que sur sa famille pour obtenir le soutien affectif dont elle a besoin.

 

[21]           L’agente n’a pas traité la demanderesse avec dignité en disant que le fait de devoir vivre dans une maison de soins infirmiers dans un pays lointain ne représenterait pas une difficulté inhabituelle ou excessive pour une femme âgée, déprimée, malade et très handicapée. Il ne s’agit pas là d’une application intelligible des principes humanitaires. Selon la demanderesse, l’agente ne peut mener une analyse raisonnable fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sans tenir compte de ces principes de manière significative.

 

[22]           De même, la demanderesse fait valoir que l’agente n’a pas analysé la preuve qu’elle lui avait présentée au sujet de son établissement au Canada, mais qu’elle a simplement résumé la preuve dont elle était saisie. Cette façon de procéder ne tient pas compte de l’importance de l’unité familiale, qui est soulignée dans le guide IP 5 (Demandes de résidence permanente présentées au Canada) de CIC et à l’alinéa 3(1)d) de la Loi. La décision n’est pas raisonnable, parce qu’elle ne tient pas compte des valeurs qui sous-tendent l’article 25 de la Loi.

 

[23]           La demanderesse ajoute que l’agente a commis une erreur en omettant de tenir compte d’éléments de preuve directs contradictoires au sujet du caractère insuffisant des soins médicaux offerts en Équateur. L’agente n’a pas examiné ni mentionné quatre documents que la demanderesse avait déposés à ce sujet. La demanderesse invoque certaines décisions montrant que, plus la preuve est importante, plus le tribunal pourra être enclin à déduire du silence du décideur que celui-ci a tiré une conclusion sans tenir compte de la preuve.

 

[24]           Enfin, la demanderesse affirme que l’agente a tiré des conclusions d’interdiction de territoire erronées. Il appert clairement du guide IP 5 que la demande de résidence permanente au Canada comporte deux évaluations distinctes, soit une évaluation des dispenses demandées au regard des considérations d’ordre humanitaire invoquées (étape 1) et une décision définitive sur la demande de résidence permanente (étape 2). L’agente a examiné la question de l’interdiction de territoire pour motifs financiers à l’étape 1, alors qu’elle aurait dû le faire séparément à l’étape 2, et a fourni des motifs insuffisants à cet égard.

 

[25]           En ce qui a trait aux autres motifs d’interdiction de territoire, l’agente a simplement résumé les faits menant à la conclusion d’interdiction de territoire plutôt que de les évaluer correctement au regard des difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée. L’analyse que l’agente a faite des motifs d’interdiction de territoire de la demanderesse dénote un esprit étroit.

 

Les observations écrites du défendeur

 

[26]           Le défendeur fait valoir que la norme de contrôle applicable aux décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire est la norme de la décision raisonnable. La décision commande une grande retenue, la gamme des issues raisonnables possibles étant plus large. Le processus de demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas une autre voie de recours qui permet d’immigrer au Canada.

 

[27]           Le défendeur affirme que les lignes directrices ne sont pas contraignantes et ne peuvent être appliquées de façon à entraver indûment le pouvoir discrétionnaire du décideur. L’agente a examiné les liens familiaux de la demanderesse et celle-ci demande à la Cour d’apprécier à nouveau ces conclusions.

 

[28]           Le défendeur attire l’attention de la Cour sur le fait que la demanderesse a admis que des soins médicaux de qualité étaient disponibles dans deux villes de l’Équateur. Les documents que l’agente n’a pas mentionnés remontent à plusieurs années.

 

[29]           Le degré d’établissement est pertinent quant à l’analyse des difficultés, mais n’est pas déterminant. La Cour fédérale a rejeté catégoriquement l’allégation selon laquelle le degré d’établissement est un facteur pouvant justifier en soi une décision fondée favorable sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[30]           Le défendeur ajoute que le séjour prolongé de la demanderesse au Canada n’était pas imputable à des causes indépendantes de sa volonté et que le processus de demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne devrait pas être une guerre d’usure.

 

[31]           Enfin, aucune analyse à l’étape 2 n’était nécessaire, parce que l’agente n’avait pas conclu qu’une décision favorable à l’étape 1 aurait été justifiée en l’absence de l’interdiction de territoire. L’agente a conclu que les motifs invoqués étaient insuffisants à l’étape 1 de l’analyse.

 

Analyse et décision

 

[32]           Question 1

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Lorsque la jurisprudence a défini la norme de contrôle applicable à une question particulière, la cour de révision peut adopter cette norme (voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[33]           Il est bien établi que l’évaluation par un agent d’une demande de résidence permanente présentée de l’intérieur du Canada est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18, [2009] ACF no 713; Adams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1193, au paragraphe 14, [2009] ACF no 1489, et De Leiva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 717, au paragraphe 13, [2010] ACF no 868).

 

[34]           De plus, l’examen du raisonnement qui sous-tend les motifs de la décision doit avoir lieu dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable de celle-ci (voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 22).

 

[35]           Lorsqu’elle examine la décision d’un agent en fonction de la norme de la décision raisonnable, la Cour ne devrait pas intervenir, à moins que l’agent n’ait tiré une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui ne fait pas partie des issues acceptables, compte tenu de la preuve dont il disposait (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59). Ainsi que la Cour suprême du Canada en a décidé dans Khosa, la cour de révision ne peut pas substituer l’issue qui serait à son avis préférable, ni soupeser à nouveau les éléments de preuve (au paragraphe 59).

 

[36]           Question 2

            L’agente a-t-elle ignoré les éléments de preuve qui allaient à l’encontre de ses conclusions?

            Le 17 août 2011, l’agente a écrit à l’administration centrale de la Direction générale de la gestion de la santé de Citoyenneté et Immigration Canada; voici un extrait de cette lettre :

[traduction]

Je me demandais si un médecin serait disponible pour nous donner son avis professionnel sur la possibilité que la cliente ait raisonnablement accès à des établissements de soins de longue durée de qualité en Équateur, à des médicaments appropriés ainsi qu’à des soins physiques (étant donné que la mobilité de la cliente constitue une préoccupation). La demanderesse a déclaré qu’elle n’avait pas d’assurance-maladie privée.

 

 

[37]           Dans sa décision, l’agente a résumé les problèmes de santé de la demanderesse comme suit :

[traduction]

Selon les renseignements obtenus, la demanderesse souffre de plusieurs problèmes de santé, notamment de diabète, d’hypothyroïdie, d’arthrose, de discopathie dégénérative, d’un taux de cholestérol élevé et de lésions permanentes causées par le diabète. Il semble également que sa mobilité soit restreinte et qu’elle doive se déplacer en fauteuil roulant. Une récente lettre datée du 9 février 2011 et rédigée par son médecin de famille a été présentée au soutien de ce qui précède. De plus, un trouble dépressif majeur de faible intensité a été diagnostiqué chez la demanderesse et, dans une lettre de mars 2009, le même médecin affirme que celle-ci souffre d’hypertension, d’hyperthyroïdie et d’insuffisance surrénale. Plusieurs des problèmes susmentionnés semblent découler du diabète et ont été décrits comme des problèmes pouvant être traités à l’aide de soins et de médicaments appropriés. La demanderesse fait valoir que les services médicaux dont elle a besoin ne seraient vraisemblablement pas disponibles ou adéquats dans son pays d’origine, l’Équateur. Plusieurs documents et rapports concernant l’état du système de santé de l’Équateur ont été présentés et ont été examinés attentivement dans le cadre de l’évaluation.

 

 

[38]           L’agente a résumé comme suit l’avis du médecin dans sa décision :

[traduction]

Un médecin régional impartial de la Direction générale de la gestion de la santé, qui est spécialisé dans la qualité et la disponibilité des soins médicaux dans la région, a récemment été consulté dans le cadre de l’évaluation. Dans une lettre datée du 23 septembre 2011 (dont une copie se trouve au dossier), le médecin a informé le bureau qu’il avait personnellement visité des établissements de soins tertiaires directs à Guayaquil et Quito et a souligné que les personnes souffrant des problèmes susmentionnés pouvaient avoir accès à des soins médicaux de très bonne qualité. Il a ajouté que des médecins spécialisés comme des rhumatologues, des orthopédistes, des endocrinologues et des cardiologues font partie du personnel de l’hôpital là-bas. L’avis du médecin au sujet de la qualité et de l’accessibilité des soins médicaux offerts en Équateur a été communiqué à la demanderesse, qui a eu la possibilité de commenter la conclusion de l’agente.

 

 

[39]           La demanderesse a présenté des éléments de preuve montrant que le système de soins de santé de l’Équateur laissait beaucoup à désirer et qu’il n’était pas rare d’attendre plus d’une journée pour voir un médecin là-bas. Il est difficile d’obtenir des ordonnances et les pharmacies des hôpitaux ne tiennent pas de médicaments coûteux. Il semble que seuls les services de base soient gratuits.

 

[40]           L’agente n’a commenté aucun de ces éléments de preuve dans sa décision. Dans Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17, les commentaires suivants ont été formulés :

Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans des motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

 

Dans la présente affaire, la preuve de la demanderesse portait sur la possibilité pour elle de recevoir des soins médicaux adaptés à sa propre situation.

 

[41]           À mon avis, l’agente a rendu une décision qui n’était pas raisonnable, parce qu’elle n’a pas commenté la preuve que la demanderesse a présentée. Cette preuve tend à montrer que la demanderesse n’aurait pas accès à l’aide médicale dont elle a besoin.

 

[42]           De plus, je suis d’avis que la décision de l’agente n’était pas transparente. Dans sa demande, la demanderesse fait état de ses problèmes de santé chroniques qui expliquent qu’elle soit incapable de marcher ou de prendre soin d’elle-même. Dans la demande qu’elle a adressée au médecin, l’agente s’est informée de l’accessibilité d’établissements de soins de longue durée en Équateur et de la possibilité pour la demanderesse d’obtenir des médicaments appropriés et des soins physiques là-bas, puisqu’elle n’est pas mobile et n’a pas d’assurance‑maladie privée.

 

[43]           À mon avis, le médecin n’a répondu à aucune de ces demandes dans sa lettre. Cette réponse portait plutôt sur la disponibilité d’hôpitaux et de médecins spécialisés. En termes simples, le rapport ne traite pas de la disponibilité de services ou de soins médicaux de longue durée, soit les services dont la demanderesse a besoin. En conséquence, l’agente n’était saisie d’aucun élément de preuve sur cet aspect de l’affaire. Si l’agente avait commenté ces questions dans sa décision, le résultat de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire aurait peut-être été différent. Je suis donc d’avis que la décision de l’agente était insatisfaisante et déraisonnable à cet égard.

 

[44]           Question 3

            La décision de l’agente était-elle déraisonnable?

            Les décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire sont de nature extrêmement discrétionnaire et la gamme d’issues possibles est large (voit Holder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 337, au paragraphe 18, [2012] ACF n353).

 

[45]           Dans la présente affaire, la demanderesse a invoqué des arguments distincts au sujet de l’élément de la dispense de l’obligation de demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada et au sujet de l’élément des dispenses de l’application des critères touchant l’interdiction de territoire.

 

[46]           Lorsqu’une décision est renvoyée à un tribunal pour nouvelle décision, « l’agent chargé de cet examen devra revoir tous les aspects de la décision, et [...] ne devrait pas intervenir dans ce processus en isolant un aspect et en l’excluant du réexamen » (voir Malicia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 755, au paragraphe 20, [2006] ACF n946).

 

[47]           Il peut y avoir une exception lorsque les parties s’entendent (voir la décision Malicia, précitée, au paragraphe 21), mais ce n’est pas le cas en l’espèce.

 

[48]           En conséquence, étant donné que les deux éléments ont été examinés dans la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, la totalité de la décision de l’agente sera renvoyée pour nouvel examen si l’une ou l’autre des conclusions est jugée non raisonnable.

 

[49]           Je porterai donc mon attention sur l’analyse que l’agente a faite des motifs d’interdiction de territoire.

 

[50]           La demanderesse soutient que les motifs que l’agente a invoqués au sujet de l’interdiction de territoire étaient insuffisants. Les motifs d’une décision visent à en établir la justification, la transparence et l’intelligibilité. Ils ne doivent pas être évalués comme s’ils soulevaient des questions d’équité procédurale et le caractère insuffisant des motifs ne permet pas à lui seul de casser une décision (voir l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, aux paragraphes 1 et 14).

 

[51]           En conséquence, la question est de savoir si les motifs que l’agente a invoqués, examinés en corrélation avec le rejet de la demande de dispense, montrent que le résultat appartenait aux issues possibles (voir l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 14).

 

[52]           Je conviens avec la demanderesse que les raisons que l’agente a invoquées pour rejeter la demande de dispense relativement à deux des quatre motifs d’interdiction de territoire constituent un exposé des faits suivi d’une simple conclusion. Même si l’agente a reconnu les arguments de la demanderesse dans chaque section, elle n’explique nullement dans ses motifs les raisons pour lesquelles elle a rejeté ces arguments.

 

[53]           En ce qui a trait à l’interdiction de territoire pour motifs financiers, l’agente a formulé les remarques suivantes : [traduction] « J’ai examiné la demande de dispense dans le contexte de l’ensemble de la demande et je ne suis pas convaincue que les circonstances de la présente affaire justifient une dispense... ».

 

[54]           L’agente a commenté comme suit le fait que la demanderesse est revenue au Canada de façon illégitime : [traduction] « Même s’il est compréhensible que la demanderesse ait voulu se rapprocher de sa famille au Canada afin d’obtenir de l’aide après avoir appris qu’elle souffrait de diabète, je ne suis pas convaincue que cette raison justifie en soi la violation des exigences de la Loi ».

 

[55]           Bien que l’agente n’ait pas entièrement ignoré la preuve de la demanderesse, puisqu’elle l’a résumée dans le texte de la décision, aucun élément ne permet de comprendre pourquoi cette preuve ne fournissait pas de motifs suffisants au soutien de la demande de dispense. L’agente a simplement affirmé qu’il en était ainsi. En conséquence, les raisons invoquées au sujet de ces motifs d’interdiction de territoire sont incompatibles avec le critère de la transparence établi dans l’arrêt Dunsmuir, précité.

 

[56]           Quant à la question de la criminalité, la demanderesse fait valoir que l’agente a examiné uniquement les facteurs liés à l’acte criminel et non aux autres raisons (c.-à-d. les considérations d’ordre humanitaire) que la demanderesse a invoquées et qui, à son avis, justifiaient l’octroi d’une dispense. Les motifs de la décision de l’agente sur cet aspect semblent porter entièrement sur l’acte criminel initial, puisque le paragraphe pertinent débute par les mots : [traduction] « Encore là, j’ai examiné soigneusement les circonstances de l’affaire ayant mené à la déclaration de culpabilité » (non souligné dans l’original) et se termine comme suit : [traduction] « des renseignements insuffisants ont été fournis au sujet des circonstances exactes ayant mené à la perpétration de l’acte criminel » (non souligné dans l’original).

 

[57]           La demande de dispense ne vise pas à remettre en cause une déclaration de culpabilité, mais à demander au ministre de décider si une dispense est justifiée, eu égard à l’objet de l’article 25 de la Loi. Selon le guide IP 5 et les principes de droit administratif, cet exercice nécessite l’examen de tous les facteurs pertinents. Par définition, les facteurs d’ordre humanitaire (comme le degré d’établissement et les difficultés) sont pertinents quant à l’examen d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[58]           Dans la présente affaire, l’agente était parfaitement au courant des arguments de la demanderesse au sujet des facteurs d’ordre humanitaire pertinents quant aux demandes de dispense de celle-ci, puisqu’elle les a examinées dans sa décision de ne pas soustraire la demanderesse à l’obligation de demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada. L’omission de tenir compte de ces facteurs va à l’encontre du critère de la justification établi dans l’arrêt Dunsmuir, précité, puisque l’agente ne justifie la décision qu’au regard du facteur de l’acte criminel initial et non au regard des facteurs d’ordre humanitaire.

 

[59]           En ce qui concerne l’interdiction de territoire pour motifs sanitaires, l’agente n’a rendu aucune décision. En raison de cette lacune, la demande de dispense de la demanderesse n’est probablement pas nécessaire à ce moment-ci.

 

[60]           Dans l’ensemble, je suis d’avis que la décision de l’agente à l’étape 2 (analyse des demandes de dispense) n’appartient pas aux issues raisonnables.

 

[61]           En raison des conclusions que j’ai tirées plus haut, je n’examinerai pas les arguments de la demanderesse au sujet de l’allégation selon laquelle la décision de l’agente n’est pas raisonnable parce qu’elle est incompatible avec les valeurs d’ordre humanitaire.

 

[62]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un agent différent pour nouvelle décision.

 

[63]           Aucune des parties n’a souhaité soumettre à mon examen une question grave de portée générale pour qu’elle soit certifiée.

 


JUGEMENT

La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agente est annulée et l’affaire est renvoyée à un agent différent pour nouvelle décision.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

 

. . .

 

d) de veiller à la réunification des familles au Canada;

 

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

 

 

 

39. Emporte interdiction de territoire pour motifs financiers l’incapacité de l’étranger ou son absence de volonté de subvenir, tant actuellement que pour l’avenir, à ses propres besoins et à ceux des personnes à sa charge, ainsi que son défaut de convaincre l’agente que les dispositions nécessaires — autres que le recours à l’aide sociale — ont été prises pour couvrir leurs besoins et les siens.

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

3. (1) The objectives of this Act with respect to immigration are

 

. . .

 

(d) to see that families are reunited in Canada;

 

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible or does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

39. A foreign national is inadmissible for financial reasons if they are or will be unable or unwilling to support themself or any other person who is dependent on them, and have not satisfied an officer that adequate arrangements for care and support, other than those that involve social assistance, have been made.

 

 

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2007-12

 

INTITULÉ :                                                  JUANA PILAR LOZANO VASQUEZ

 

                                                                        - et -

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 17 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 29 octobre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Patricia Wells

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

John Loncar

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Patricia Wells

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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