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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20121031

Dossier : IMM-2593-12

Référence : 2012 CF 1274

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

JOSE MARIA SERRANO LEMUS,
ENMA ALVARADO DE SERRANO,
JOSE MARIA SERRANO ALVARADO

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 7 février 2012 par laquelle une agente de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) (l’agente) a rejeté leur demande en vue d’obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (CH) au sens du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR), ce qui leur permettrait de présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada.

 

[2]               La demande est rejetée pour les motifs suivants.

 

I.          Les faits

[3]               Les demandeurs – Jose Maria Serrano Lemus, son épouse, ainsi que leur fils – sont des citoyens du Salvador qui sont entrés au Canada à titre de visiteurs le 1er février 2008.

 

[4]               Les demandeurs ont présenté une demande d’asile le 23 février 2008 en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR, du fait des démêlés qu’ils avaient eus avec le gang Mara Salvatrucha (MS), au Salvador. Ils ont été victimes d’extorsion de fonds de la part de ce gang, et la demanderesse a été volée et violée par cinq individus liés au gang.

 

[5]               La demande d’asile a été rejetée le 26 octobre 2010. M. Serrano Lemus a été exclu de la protection accordée aux réfugiés sur le fondement de l’alinéa 1F)b) de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés pour avoir commis un crime grave de droit commun dans les années 1980. Les autres demandeurs se sont vu refuser l’asile parce que, même s’ils avaient été victimes d’actes criminels, il n’y avait dans leur demande aucun lien avec les motifs prévus par la Convention, comme l’exige l’article 96, ni aucun risque personnel, comme l’exige l’article 97. La Cour a autorisé la présentation de demandes de contrôle judiciaire à l’égard de ces deux décisions, mais le contrôle a finalement été rejeté dans les deux cas (Lemus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 702, [2011] ACF no 868; E.A.DS. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 785, [2011] ACF no 1110).

 

[6]               En juillet 2011, les demandeurs ont présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR), demande qui a été rejetée le 6 février 2012. L’agent d’ERAR a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés personnellement à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’ils étaient renvoyés au Salvador. Leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été rejetée le 9 juillet 2012.

 

[7]               CIC a reçu la demande CH des demandeurs le 25 octobre 2011. Dans cette dernière, les demandeurs se sont fondés sur les renseignements inclus dans leurs deux demandes antérieures pour montrer les graves difficultés auxquelles ils seraient exposés s’ils retournaient au Salvador, de même que sur des observations formulées à propos de l’intérêt supérieur de leur enfant mineur et de leur établissement au Canada.

 

II.        La décision faisant l’objet du contrôle

[8]               L’agente a rejeté la demande de dispense CH des demandeurs le 7 février 2012, concluant que les motifs liés à l’établissement, à l’intérêt supérieur de l’enfant et aux difficultés auxquelles les demandeurs seraient exposés n’étaient pas assimilables à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[9]               L’agente a tout d’abord fait remarquer qu’elle n’était pas compétente pour réévaluer les demandes d’asile fondées sur la crainte d’être exposé à des risques, suivant les articles 96 et 97 de la LIPR. Elle n’a donc pas examiné les éléments de preuve relatifs à la crainte qu’éprouvaient les demandeurs de retourner au Salvador, dont la question de savoir si le demandeur mineur serait particulièrement exposé au risque d’être recruté par le MS, vu les mesures actives prises par ce gang, qui recrute et cible principalement les jeunes. Elle a toutefois tenu compte des [traduction] « facteurs autres que celui du risque » dont les demandeurs faisaient état.

 

[10]           Pour ce qui est de l’établissement, l’agente a conclu que, même si les demandeurs avaient pris des mesures positives pour s’établir au Canada, leur degré d’intégration était [traduction] « tel qu’attendu et non exceptionnel ».

 

[11]           L’agente a pris en considération l’intérêt supérieur du fils des demandeurs, âgé de dix‑sept ans au moment du dépôt de la demande. Tout en reconnaissant que le demandeur mineur bénéficierait de meilleures perspectives sociales et économiques au Canada, elle ne s’est pas dite convaincue qu’on ne répondrait pas à ses besoins fondamentaux au Salvador. Elle a de plus fait remarquer que, à part la sœur du demandeur, qui est parrainée par son époux canadien en vue d’obtenir la résidence permanente au Canada, la famille du demandeur mineur se trouve toute au Salvador, et qu’il y bénéficierait donc d’un réseau d’appui.

 

[12]           Enfin, l’agente a conclu que les difficultés découlant des conditions générales qui régnaient au Salvador étaient également celles auxquelles la population tout entière était exposée en général. Elle a spécifiquement examiné la situation de la demanderesse, et surtout le trouble de stress post-traumatique et la dépression qui étaient attribuables à l’agression sexuelle dont elle avait été victime, et elle a conclu qu’aucun élément de preuve ne donnait à penser qu’elle ne recevrait pas au Salvador les traitements dont elle avait besoin, ce qui avait d’ailleurs été le cas avant son arrivée au Canada.

 

III.       Les questions en litige

[13]           L’unique question qui est soulevée dans la présente demande peut être formulée comme suit : la décision de l’agente était-elle raisonnable?

 

IV.       La norme de contrôle applicable

[14]           Contrairement aux affirmations des demandeurs, la norme de contrôle qui s’applique aux questions mixtes de fait et de droit se rapportant aux décisions CH est la décision raisonnable (voir Bichari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 127, [2010] ACF no 154, au paragraphe 25; Inneh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 108, [2009] ACF no 111, au paragraphe 13). Le critère de la décision raisonnable a trait à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi à la question de savoir si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

V.        Analyse

[15]           Les demandeurs invoquent deux arguments à l’égard de la décision de l’agente. Ils font valoir que cette dernière a omis de prendre en considération, d’une part, [traduction] « la totalité des faits susceptibles de [les] amener à s’exposer à des difficultés indues, injustifiées ou excessives » et, d’autre part, des éléments de preuve occupant une place centrale dans l’affaire dont elle était saisie à juste titre. Ils indiquent que [traduction] « les problèmes qu’ils risquent d’avoir aux mains des Mara Salvatruchia [sic] » sont les faits manquants, et ils signalent les pages 145 à 188 du dossier de demande comme étant les éléments de preuve dont l’agente n’a pas tenu compte.

 

[16]           Les demandeurs soutiennent que, pour évaluer leur demande, l’agente aurait dû appliquer le critère énoncé par la Commission d’appel de l’immigration dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1970] DSAI 1, plutôt que le critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives qui est énoncé dans le Guide sur le traitement des demandes au Canada de CIC : IP 5 – Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. La Cour a rejeté catégoriquement ce point de vue (Rizvi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 463, [2009] ACF no 582, au paragraphe 14), reconnaissant que le libellé du Guide donne des conseils utiles aux agents qui examinent des demandes CH au regard du paragraphe 25(1) de la LIPR.

 

[17]           Lors du contrôle des décisions que rendent les agents au sujet des demandes CH, il est important de garder à l’esprit le rôle que joue l’article 25 de la LIPR dans le contexte du régime législatif. Cette disposition énonce une dispense à l’application de la règle générale énoncée à l’article 11 de la LIPR, à savoir que les étrangers sont tenus de présenter une demande de visa préalablement à leur entrée au Canada. Le paragraphe 25(1) indique que cette dispense est fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais le paragraphe 25(1.3) exclut aujourd’hui certains facteurs de l’examen auquel un agent soumet les demandes de cette nature :

Non-application de certains facteurs

 

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

Non-application of certain factors

 

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

 

 

[18]           En l’espèce, je suis convaincu que l’agente a pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui étaient soumis et qu’elle est arrivée à une conclusion raisonnable. Il ressort clairement de la mention qu’elle a faite des décisions relatives aux demandes d’asile et d’ERAR des demandeurs qu’elle était au fait des [traduction] « problèmes que [les demandeurs] risquent d’avoir aux mains des Mara Salvatruchia [sic] ». Vu le paragraphe 25(1.3) de la LIPR, il était raisonnable de sa part de conclure que l’on avait déjà traité des craintes des demandeurs dans l’examen de ces autres demandes, et de se concentrer sur les difficultés que les demandeurs pourraient subir s’ils retournaient au Salvador pour présenter de là une demande de résidence permanente.

 

[19]           Comme le signale à juste titre le défendeur, les documents dont il est question aux pages 145 à 188 du dossier de demande sont principalement de documents d’identification et de vérification de dossiers de police. Le seul document qui est lié aux problèmes particuliers que les demandeurs pourraient subir en rapport avec le MS est un affidavit, fait par Mme Rosa Elbira Alvarado de Carranza, qui allègue avoir reçu des appels téléphoniques menaçants demandant où se trouvaient les demandeurs. Aucune mention précise de ce document n’a été faite dans les observations des demandeurs, et il n’existe aucune preuve corroborante. L’agente est en droit d’évaluer les éléments de preuve qu’elle a en main, et il n’est pas nécessaire qu’elle mentionne tous les éléments de preuve qu’elle prend en considération. Il ressort clairement de la décision que l’agente a tenu compte des difficultés précises auxquelles le demandeur mineur et la demanderesse pourraient être exposés. Sa conclusion selon laquelle ces difficultés n’étaient pas assimilables à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives était raisonnable.

 

VI.       Conclusion

[20]           L’agente a pris en considération les éléments de preuve qu’elle avait en main et a exercé correctement son pouvoir pour arriver à une conclusion raisonnable qui peut se justifier au regard des faits et du droit.

 

[21]           Par ailleurs, la Cour reconnaît que la demande en cause soulève une question de portée générale. Après avoir dûment examiné les documents que les demandeurs et le défendeur ont déposés en rapport avec la certification d’une question, la Cour certifiera les deux questions suivantes :

(i)         Quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés?

 

 (ii)       Pour l’examen des considérations d’ordre humanitaire, le fait d’exclure les « facteurs » qui sont pris en compte pour répondre à la question de savoir si une personne a besoin d’être protégé en vertu des articles 96 ou 97 de la LIPR signifie-t-il que les faits qui ont été présentés au décideur dans le cadre de la demande d’asile ne peuvent pas être utilisés pour déterminer les « difficultés » auxquelles fait face un étranger conformément au paragraphe 25(1.3) de la LIPR?

 

[22]           Je signale que le juge Roger Hughes a récemment certifié la question (i) qui précède dans la décision Caliskan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1190.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                    La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                    Les deux questions suivantes sont certifiées :

(i)         Quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés?

 

(ii)        Pour l’examen des considérations d’ordre humanitaire, le fait d’exclure les « facteurs » qui sont pris en compte pour répondre à la question de savoir si une personne a besoin d’être protégé en vertu des articles 96 ou 97 de la LIPR signifie-t-il que les faits qui ont été présentés au décideur dans le cadre de la demande d’asile ne peuvent pas être utilisés pour déterminer les « difficultés » auxquelles fait face un étranger conformément au paragraphe 25(1.3) de la LIPR?

 

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2593-12

 

INTITULÉ :                                      JOSE MARIA SERRANO LEMUS ET AL c MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 1ER OCTOBRE 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 31 OCTOBRE 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Wennie Lee

 

POUR LES DEMANDEURS

Ildiko Erdei

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lee & Company

North York (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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