Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

Date: 20121030

Dossier : IMM-888-12

Référence : 2012 CF 1249

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny 

 

ENTRE :

 

VANESSA MARIE C. PIERRE

JEAN PAUL MILIEN

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (le Tribunal) rendue le 14 décembre 2011. Dans cette décision, le Tribunal ne reconnaît pas aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi].

 

[2]               Les demandeurs demandent à la Cour d’annuler la décision du Tribunal et de « se pencher sur la conformité et la validité des décisions prises par la commissaire Sylvie Roy, particulièrement concernant les demandes d’asile des ressortissants haïtiens depuis son entrée en fonction à Ottawa advenant la confirmation d’un manquement à l’équité procédurale ou d’un manque d’impartialité ».

 

[3]               Le défendeur a consenti à la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Pierre, compte tenu des erreurs de fait commises par le Tribunal sur lesquelles la Cour reviendra plus loin. Il a cependant soutenu, lors de l’audition, que ces erreurs n’ont pas eu d’impact sur l’évaluation que le Tribunal a faite de la revendication présentée par M. Milien, et qu’il n’y avait donc pas lieu de faire droit à la demande de contrôle judiciaire à son endroit.

 

1. Les faits

[4]               M. Milien, le demandeur principal, son épouse et leurs deux filles sont de nationalité haïtienne. Le demandeur allègue que ses problèmes ont débuté vers la fin des années 1990. Alors qu’il fréquentait le collège, il exprimait ouvertement son opposition au parti Lavalas et clamait, du même coup, son appui aux idéologies de Convergence démocratique, le parti d’opposition. Des bandes armées connues sous le nom de « Chimères », partisans de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide et de son parti Lavalas, ont alors commencé à le persécuter, mais le demandeur soutient n’avoir jamais pris au sérieux leurs menaces de mort avant les élections présidentielles de 2000.

 

[5]               Selon le demandeur, le parti Lavalas a remporté les élections de 2000 par la fraude. Avec des amis, il a organisé des manifestations pour faire la lumière sur les dérives de ce gouvernement. Cette même année, les Chimères ont alors tenté pour la première fois de l’assassiner. Des membres de ce groupe, dont le demandeur connaissait la réputation pour avoir grandi avec eux dans le même quartier de la ville de Martissant, l’ont sommé de rejoindre leurs rangs. Devant le refus du demandeur, ils ont promis de « l’éliminer ».

 

[6]               Suite à ces menaces, le demandeur a déménagé à Pétion ville. Ses agresseurs l’ont toutefois retrouvé et se sont rendus à son domicile à plusieurs reprises. Un ami lui a conseillé de quitter le pays parce que, disait-il, les Chimères ont la capacité de le retracer en tous lieux en Haïti. En 2001, le demandeur a quitté Haïti pour les îles Turques-et-Caïques. Il est cependant revenu en Haïti en septembre 2004 et y est demeuré jusqu’en octobre 2005. Lors de ce séjour, il a épousé la demanderesse.

 

[7]               Il est revenu dans son pays pour y célébrer son premier anniversaire de mariage. Lors d’une fête organisée par des amis le 1er octobre 2006, des Chimères lourdement armés se sont présentées à son domicile et ont tenté d’incendier sa maison. Le 11 octobre 2006, le demandeur a quitté définitivement Haïti pour fuir ses persécuteurs. Le 23 décembre 2006, sa famille l’a rejoint aux îles Turques-et-Caïques.

 

[8]               En 2009, lors d’une visite aux États-Unis, les visas de la demanderesse ainsi que de ses enfants ont été annulés. Les autorités américaines croyaient qu’elles cherchaient à s’installer illégalement au pays. Elles ont finalement déposé une demande d’asile au Canada le 23 mai 2009. Le demandeur principal les a subséquemment suivis et a déposé sa propre demande près d’un mois plus tard, soit le 17 juin 2009. 

 

2. La décision contestée

[9]               La revendication des demandeurs a été rejetée parce qu’ils n’ont pas été jugés crédibles. Le Tribunal a tout d’abord noté que le demandeur principal n’avait jamais adhéré à un parti politique, bien qu’il ait exprimé ouvertement ses opinions. Ensuite, le Tribunal a estimé que les demandeurs n’avaient pas relaté leur expérience avec cohérence, intégrité et exactitude. À ce chapitre, le Tribunal a noté que le demandeur n’avait jamais indiqué avoir habité à Pétion ville dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), et n’a pas retenu son explication à l’effet qu’il s’était contenté de mentionner « en gros » ses différentes adresses en Haïti. Quoi qu’il en soit, le Tribunal a ajouté que même s’il accordait au demandeur le bénéfice du doute sur ce point, Pétion ville se situe uniquement à quelque onze (11) ou douze (12) kilomètres de Martissant. Compte tenu du fait que le demandeur connaissait fort bien ses persécuteurs pour avoir grandi avec eux dans le même quartier, le Tribunal a estimé peu probable qu’il ait pu se croire en sécurité dans un lieu aussi rapproché de sa résidence.

 

[10]           D’autre part, le Tribunal a souligné qu’au moment de quitter Haïti pour les îles Turques-et-Caïques, le demandeur n’avait aucune famille ni aucun emploi. Le Tribunal en a déduit que le demandeur avait probablement quitté son pays en quête d’emploi plutôt que pour fuir des persécuteurs.

 

[11]           De plus, le demandeur a allégué avoir habité en Haïti sans incident de septembre 2004 à octobre 2005, alors qu’il était activement à la recherche d’un emploi. Or, le même groupe armé qui lui en voulait en 2001 aurait fait feu en direction de sa maison alors qu’il célébrait son premier anniversaire de mariage en octobre 2006. Le Tribunal croit que cette allégation a été inventée de toutes pièces afin d’embellir la demande d’asile.

 

[12]           Le Tribunal estime également que le fait que le demandeur ait pu connaître des ennuis dans le passé en raison de ses opinions politiques ne signifie pas pour autant que ses persécuteurs l’attendraient à son retour au pays. Même si le récit du demandeur était crédible, il n’en demeure pas moins qu’il a quitté son pays depuis plus de cinq ans, et il est douteux que les Chimères s’intéressent toujours à lui.

 

[13]           Le Tribunal examine ensuite la situation qui prévaut actuellement en Haïti. S’appuyant sur la preuve documentaire, le Tribunal considère que les Chimères ne sont plus utilisées à des fins de répression politique, mais constituent de nos jours une simple organisation criminelle. Selon le Tribunal, la preuve indique que les autorités haïtiennes déploient des efforts considérables pour éradiquer le problème du crime organisé. Par conséquent, le Tribunal juge que les demandeurs seraient tout au plus exposés à un risque auquel font face tous les citoyens d’Haïti, soit à un risque généralisé. Les demandeurs n’ont démontré aucune possibilité sérieuse de persécution.

 

[14]           Enfin, le Tribunal se penche sur l’allégation que la femme et les filles du demandeur risquent la persécution du fait de leur appartenance au groupe social « des femmes haïtiennes risquant et craignant la persécution ». À ce propos, la preuve documentaire est à l’effet que le viol est largement utilisé par des criminels pour terroriser la population ou encore comme arme politique. Les femmes âgées de moins de 18 ans sont particulièrement sujettes à la violence sexuelle. Le Tribunal remarque toutefois que les autorités haïtiennes font des efforts pour s’occuper de ce problème depuis le séisme de janvier 2010.

 

[15]           En l’espèce, le Tribunal note que les trois sœurs ainsi que la mère de la demanderesse habitent à Port-au-Prince. En aucun temps la demanderesse n’a déclaré qu’un membre de sa famille avait subi de la persécution ou de mauvais traitements. Bref, le Tribunal estime que compte tenu du profil des demandeurs et de leur témoignage, ils ne se sont pas déchargés du fardeau d’établir l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution justifiant l’octroi du statut de réfugiés.

 

3. Questions en litige

[16]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.          Le Tribunal a-t-il enfreint les principes de justice naturelle ?

B.           Le Tribunal a-t-il commis une erreur révisable dans l’appréciation de la preuve ?

C.           Le Tribunal a-t-il erré en ne procédant pas à une analyse distincte de la preuve sous l’article 97 de la Loi ?

D.          Le Tribunal a-t-il commis une erreur déterminante quant aux faits ?

E.           Y a-t-il lieu de certifier la question proposée par les demandeurs ?

 

4. Norme de contrôle

[17]           Toute question relative aux principes d’équité procédurale est assujettie à la norme de la décision correcte : Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29 aux para 100-104, [2003] 1 RCS 539; Sketchley c Canada (Procureur général) 2005 CAF 404 au para 111, [2006] 3 RCF 392.

[18]           L’appréciation de la preuve et la détermination des faits relèvent de l’expertise du Tribunal. Les questions 2 et 4 sont donc assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Cyriaque c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1077 au para 10 (disponible sur CanLII)).

 

[19]           Quant à la question de savoir si le Tribunal a erré en ne procédant pas à une analyse distincte sous l’angle de l’article 97 de la Loi, il s’agit d’une question de droit pure révisable selon la norme de contrôle de la décision correcte (Plancher c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1283 au para 12, 163 ACWS (3d) 110 [Plancher]).

 

5. La législation pertinente

a.                  Les articles 74 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoient que :

 

 

SECTION 8

 

Contrôle judiciaire

 

Demande de contrôle judiciaire

 

74. Les règles suivantes s’appliquent à la demande de contrôle judiciaire :

[…]

 

d) le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci.

 

 

 

DIVISION 8

 

Judicial Review

 

Judicial review

 

 

74. Judicial review is subject to the following provisions:

 

 

(d) an appeal to the Federal Court of Appeal may be made only if, in rendering judgment, the judge certifies that a serious question of general importance is involved and states the question.

 

PARTIE II

 

Protection des réfugiés

 

Section I

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes – sauf celles infligées au mépris des normes internationales – et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

PART II

 

Refugee Protection

 

Division I

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

6. Analyse

A. Les principes de justice naturelle

[21]           Les demandeurs soulèvent deux arguments pour casser la décision du Tribunal sur le plan des principes de justice naturelle. Dans un premier temps, ils font valoir que le Tribunal n’a pas clairement indiqué les parties du témoignage jugées non crédibles, et en concluent que le Tribunal n’a pas suffisamment motivé sa décision. Ils soutiennent que le Tribunal a tiré une conclusion en se basant sur des spéculations plutôt que sur les faits mis en preuve. Cependant, une lecture attentive de la décision contestée n’accrédite pas cet argument.

 

[22]           Le Tribunal a mentionné plusieurs éléments sur lesquels il se fondait pour rejeter la demande d’asile. Premièrement, le Tribunal a trouvé les demandeurs non crédibles et a relevé des invraisemblances et des incohérences dans le témoignage du demandeur principal. Par exemple, le formulaire de demande d’asile et le FRP de ce dernier n’indiquent pas qu’il a quitté Martissant vers l’an 2000 pour s’installer à Pétion ville, ce qu’il a toutefois allégué lors de son audition.

 

[23]           D’autre part, le Tribunal a trouvé invraisemblable que le demandeur ait pu déménager à Pétion ville en croyant que ses persécuteurs ne le retrouveraient pas, étant donné la faible distance qui sépare Martissant de Pétion ville. Il se peut bien que dans le contexte particulier d’Haïti, la courte distance entre ces deux villes ne reflète pas l’écart réel qui les sépare. Mais aucune preuve à cet effet n’a été soumise au Tribunal. D’autre part, le Tribunal a aussi remarqué que le demandeur principal n’avait rencontré aucun problème lorsqu’il demeurait en Haïti de septembre 2004 à octobre 2005.

 

[24]           Le Tribunal pouvait tenir compte du fait que le demandeur était en chômage lorsqu’il a quitté Haïti pour la première fois en 2001, et qu’il était également sans emploi pendant toute la période où il est revenu dans son pays de septembre 2004 à octobre 2005, pour en inférer qu’il avait probablement quitté Haïti pour des raisons financières plutôt que par crainte de persécution. Certes, le Tribunal aurait pu étayer davantage ses motifs et les présenter de manière plus structurée et cohérente. Il n’en demeure pas moins que la décision est suffisamment claire pour permettre aux demandeurs de comprendre pourquoi leur demande d’asile a été rejetée.

 

[25]           Il est vrai que le caractère raisonnable d’une décision tient non seulement au résultat, mais également au processus décisionnel et à l’intelligibilité des motifs qui le sous-tendent. Mais la Cour suprême du Canada a récemment rappelé que l’insuffisance des motifs ne suffit pas à elle seule à casser une décision, et que les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat de façon à ce qu’une cour de révision puisse déterminer si le résultat fait partie des issues possibles compte tenu des faits et du droit : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux para 14-16, [2011] 3 RCS 708. En l’occurrence, j’estime que la Cour a suffisamment d’éléments afin d’évaluer la raisonnabilité de la décision prise par le Tribunal.

 

[26]           Deuxièmement, les demandeurs allèguent que le défaut du Tribunal de rendre une décision fondée sur la preuve suscite une crainte raisonnable de partialité. Pour déterminer l’existence d’une telle crainte, la Cour doit se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle, que, selon toute vraisemblance, [le Tribunal], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste ? » (Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369 à la p 394 (disponible sur CanLII)).

 

[27]           Une allégation de partialité ou de crainte raisonnable de partialité constitue une grave allégation qui remet en question l’intégrité du processus décisionnel. Or, les demandeurs n’ont fourni aucune preuve étoffée et convaincante tendant à démontrer que le Tribunal a effectivement fait preuve de partialité. Il est certainement loisible aux demandeurs de ne pas souscrire à l’évaluation de la preuve effectuée par le Tribunal. Pourtant, même une conclusion tirée de façon erronée n’emporte pas forcément l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. J’estime donc que la prétention des demandeurs est sans fondement, et rien ne permet de croire que le Tribunal était biaisé dans l’examen du dossier des demandeurs ou même qu’il y avait apparence de partialité.

 

B. L’appréciation de la preuve

[28]           Les demandeurs soumettent que le Tribunal a commis une erreur dans l’appréciation de la preuve, tant au niveau de l’évaluation de leur crédibilité que de l’existence d’une protection étatique adéquate.

 

[29]           Pour ce qui est de la crédibilité des demandeurs, force est de constater que les arguments présentés à l’encontre de la décision du Tribunal sont très brefs. L’avocat des demandeurs a essentiellement fait valoir que les inférences tirées par le Tribunal ne s’appuient pas sur la preuve et relèvent davantage de la spéculation. Cela ne suffit manifestement pas pour justifier l’intervention de cette Cour. Comme cette Cour l’a rappelé dans l’arrêt Chowdhury c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 59 ACWS (3d) 949, 32 Imm. L.R. (2d) 250, les demandeurs doivent expliquer clairement et de façon circonstanciée pourquoi ils estiment que le Tribunal a erré, plutôt que de se contenter d’affirmations générales et théoriques. Dans le cas présent, on n’a pas tenté de faire une telle démonstration et l’on s’est contenté d’affirmer que toute personne raisonnable trouverait les demandeurs crédibles. Compte tenu de la déférence dont doit faire preuve cette Cour à l’égard des conclusions tirées par le Tribunal eu égard à la crédibilité des demandeurs, une telle affirmation n’est manifestement pas suffisante pour conclure que le Tribunal a erré.

 

[30]           En ce qui a trait à l’existence d’une protection étatique adéquate, les demandeurs suggèrent que le Tribunal a ignoré la preuve documentaire selon laquelle les autorités haïtiennes n’ont ni la volonté ni la capacité de protéger ses citoyens. Bien que cet argument ne soit pas sans mérite, il ne saurait entraîner à lui seul la mise à l’écart de la décision rendue par le Tribunal. 

 

[31]           Le Tribunal a sans doute raison d’écrire que les autorités font des efforts considérables pour mettre un terme aux activités des bandes criminalisées. Il est moins évident que ces efforts sont couronnés de succès et que la protection offerte par les autorités est efficace. De fait, les demandeurs ont raison de souligner que le Tribunal ne mentionne aucunement la preuve documentaire qui fait état de l’incapacité des autorités à éradiquer la criminalité et la violence. À titre d’exemple, la preuve documentaire mentionne ce qui suit :

Selon le chef des opérations de la région ouest de Port-au-Prince de la MINUSTAH, les chimères n’occupent pas un territoire particulier, contrairement à d’autres groupes criminels (28 mai 2008). Les chimères peuvent être mêlées à d’autres groupes criminels et sont donc présentes sur tout le territoire haïtien (ibid). Elles tentent de revenir à Cité-Soleil, et ce, malgré la présence des forces internationales (ibid).

 

Dossier du Tribunal, p 139

 

[32]           Quant à la violence sexuelle envers les femmes, un article en date du janvier 2011 publié par Amnesty International indique :

Le manque de respect des droits humains et le fait que la discrimination contre les femmes soit profondément ancrée contribuent à créer un environnement qui favorise la violence liée au genre. L’impunité dont jouissent les responsables des agressions est un autre facteur qui augmente le risque de telles violences. En Haïti, les auteurs de ces crimes savent que la probabilité d’être traduits devant les tribunaux est faible, voire inexistante. La prédominance de l’impunité dans le domaine de la violence contre les femmes est un symptôme de l’incapacité qu’éprouvent depuis de nombreuses années les systèmes de justice et de maintien de l’ordre haïtiens à définir comme priorité la protection des femmes et des fillettes, ainsi que les enquêtes et les poursuites qui doivent être engagées pour ces crimes.

 

Dossier du Tribunal, p 246

 

[33]           En passant cette preuve sous silence, le Tribunal a sans doute erré. En effet, le Tribunal devait considérer cette preuve et expliquer pourquoi il ne la retenait pas : Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35au para 17, 83 ACWS (3d) 264. Pourtant, cette erreur n’est pas fatale dans le cadre du présent dossier.

 

[34]           D’une part, le Tribunal n’a pas cru l’histoire du demandeur et a rejeté ses allégations voulant qu’il ait été persécuté pour ses opinions politiques. Il s’agit là d’une conclusion déterminante qui, en soi, permettait au Tribunal de conclure que la revendication du demandeur n’était pas fondée sous l’article 96 de la Loi. Dans ce contexte, il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la protection que pouvait offrir l’État haïtien au demandeur. Mais il y a plus. En supposant même que M. Milien soit crédible, le Tribunal a estimé qu’il ne serait pas ciblé par les Chimères ou les partisans du parti Lavalas. Pour en arriver à cette conclusion, le Tribunal a considéré le passage du temps et la preuve documentaire établissant que les Chimères ne sont plus utilisées à des fins politiques, mais opèrent plutôt comme de simples criminels et pour leur propre compte. Ceci étant, le Tribunal a conclu que M. Milien ne courrait pas plus de risque que l’ensemble de la population, une conclusion qu’il pouvait raisonnablement tirer en s’appuyant sur une abondante jurisprudence de cette Cour : voir, par exemple, Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, 167 ACWS (3d) 151; Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213 (disponible sur CanLII); Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 345 (disponible sur CanLII) et Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182 (disponible sur CanLII).

 

[35]           La Cour peut évidemment comprendre que M. Milien ne soit pas d’accord avec cette évaluation de la preuve, et qu’il aurait souhaité voir le Tribunal accorder plus de poids aux observations formulées par la professeure Cécile Marotte, selon qui une personne ayant eu des problèmes à cause de ses opinions politiques est susceptible d’être attendue à son retour par ses agents persécuteurs. Pourtant, il est bien établi qu’il revient au Tribunal d’évaluer la preuve documentaire et d’en tirer ses propres conclusions, tant et aussi longtemps qu’elle tient compte de toute la preuve portée à son attention, ce qu’elle a fait dans le cas présent.

 

C. L’analyse distincte sous l’article 97 de la Loi

[36]           Les demandeurs allèguent que le Tribunal a fait défaut de procéder à une analyse distincte de leur demande d’asile sous le régime de l’article 97 de la Loi. Cette prétention est sans fondement.

 

[37]           La jurisprudence de cette Cour est claire. Le Tribunal n’est pas tenu d’effectuer une analyse séparée sur le risque personnel conformément à l’article 97 de la Loi lorsque le requérant n’est pas crédible et que la preuve documentaire ne le justifie pas : voir, entre autres, Plancher, précité, aux para 16-17; Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1710 au para 16, 150 ACWS (3d) 689. Les demandeurs n’ont rien à reprocher au Tribunal à ce titre puisqu’ils n’ont pas démontré une erreur quant au fondement des motifs portant sur l’absence de crédibilité. Qui plus est, le Tribunal a implicitement procédé à cette analyse en concluant que le demandeur ne subirait pas un risque personnalisé, tel que mentionné à la section précédente des présents motifs.

 

D. L’erreur de fait

[38]           Les demandeurs soutiennent que le Tribunal a commis d’importantes erreurs de fait qui discréditent sa décision. Aux paragraphes 42 et 43, le Tribunal note les faits suivants :

·                  La demanderesse est âgée de 38 ans.

·                  La demanderesse a trois sœurs de 50, 48 et 40 ans.

·                  La demanderesse a obtenu son diplôme en droit à Gonaïves en 2003.

·                  La mère de la demanderesse habitait à Aquin avant de déménager à Port-au-Prince.

·                  La demanderesse n’a jamais allégué qu’un membre de sa famille a été victime de persécution ou de mauvais traitements.

 

[39]           Par contre, il s’avère que la demanderesse est née le 2 avril 1978 et qu’elle n’avait donc que 33 ans lors de l’audition. De plus, elle n’a pas de sœurs et n’a jamais suivi des cours de droit ou obtenu un diplôme en droit. Enfin, sa mère a toujours résidé à Port-au-Prince.

 

[40]           Le procureur des demandeurs a soutenu que le Tribunal avait confondu le présent dossier avec un autre dossier qu’il avait plaidé devant la même commissaire quelques mois plus tôt. Quelle que soit l’origine des erreurs factuelles relevées plus haut, elles sont évidentes et importantes et doivent manifestement entraîner l’annulation de la décision au moins en ce qui concerne la revendication de madame, comme l’a d’ailleurs concédé la procureure du défendeur.

 

[41]           Qu’en est-il cependant pour monsieur ? La procureure du défendeur a soutenu que ces erreurs n’avaient eu aucun impact sur l’évaluation de la demande présentée par monsieur, puisque les motifs de persécution allégués par les deux époux ne sont pas les mêmes. Il est vrai qu’a priori, les erreurs factuelles commises par le Tribunal semblent être sans conséquence quant à la crédibilité du récit présenté par M. Milien. Mais peut-on en avoir la certitude ? Est-il possible que le Tribunal ait confondu deux dossiers, mais seulement pour l’un des deux demandeurs adultes ? Bien que plausible, ce scénario apparaît improbable.

 

[42]           Au demeurant, il appert des motifs du Tribunal qu’il a examiné la revendication des demandeurs de façon globale, comme il se doit, et en tenant compte de leurs témoignages respectifs. C’est ce qui ressort notamment du paragraphe 45 des motifs du Tribunal, qui se lit comme suit :

En tenant compte des profils des demandeurs, et en considérant leurs témoignages quant aux éléments à l’origine de leur crainte, le tribunal estime que les demandeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau d’établir qu’il existe pour eux une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention s’ils devaient retourner en Haïti.

 

[43]           Dans ce contexte, il m’apparaît souhaitable d’annuler la décision du Tribunal dans son ensemble, et de renvoyer tout le dossier à un Tribunal différemment constitué pour qu’il soit réévalué à la lumière des présents motifs. La revendication a été présentée par les demandeurs en tant qu’unité familiale, et c’est ainsi qu’elle doit être traitée. La crédibilité des deux demandeurs principaux, en particulier, doit être appréciée globalement, et les erreurs commises quant à l’un des deux demandeurs sont nécessairement susceptibles d’entacher cette appréciation.

 

E. La question certifiée

[44]           Le demandeur a demandé la certification de la question suivante :

Il est demandé à la Cour fédérale de se pencher sur la conformité et la validité des décisions prises par la commissaire Sylvie Roy, particulièrement concernant les demandes d’asile des ressortissants haïtiens depuis son entrée en fonction à Ottawa advenant la confirmation d’un manquement à l’équité procédurale ou d’un manque d’impartialité.

 

[45]           Compte tenu du fait que le Tribunal n’a pas enfreint les principes de justice naturelle et que les demandeurs n’ont pas établi l’existence de partialité ou même l’apparence de partialité dans le traitement de leur dossier, cette question ne saurait être retenue pour fins de certification. 

 

[46]           En tout état de cause, la question proposée ne répond pas aux critères élaborés par la Cour d’appel fédérale pour certifier une question sous l’autorité de l’alinéa 74d) de la Loi. Seule une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel peut être certifiée :

Le corollaire de la proposition selon laquelle une question doit permettre de régler l’appel est qu’il doit s’agir d’une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure.  Autrement, la certification de la question constitue en fait un renvoi à la Cour fédérale. Si une question se pose eu égard aux faits d’une affaire dont un juge qui a entendu la demande est saisi, il incombe au juge de l’examiner. Si la question ne se pose pas, ou si le juge décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question, il ne s’agit pas d’une question qu’il convient de certifier.

 

Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89 au para 12, 9 ACWS (3d) 578.

 

[47]           En l’espèce, la question proposée suggère l’examen de plusieurs décisions de la commissaire Sylvie Roy dont cette Cour n’est pas saisie. La question que cette Cour est appelée à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas celle de savoir si madame Roy a pu errer dans d’autres décisions, mais uniquement celle de savoir si elle a commis une erreur révisable dans l’évaluation de la revendication faite par les demandeurs. Par conséquent, la question proposée par les demandeurs n’est pas pertinente et ne permettrait pas de régler l’appel de la décision de la Cour, puisqu’il ne s’agit pas d’une question sur laquelle la Cour se soit penchée pour prendre sa décision. Il serait donc inopportun et erroné de la certifier.

 

7. Conclusion

[48]           Compte tenu des motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le dossier est donc renvoyé à un Tribunal différemment constitué pour être réévalué.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l’affaire soit renvoyée à un Tribunal différemment constitué pour être réévaluée. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-888-12

 

INTITULÉ :                                      Vanessa Marie C. Pierre et al c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 23 août 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 30 octobre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jean Auberto Juste

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Andrew Gibbs

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Le cabinet de Me Juste

Ottawa (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.