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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20121029

Dossier : IMM-765-12

Référence : 2012 CF 1237

[TRADUCTION CERTIFIÉE CONFORME, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 octobre 2012

En présence de monsieur le juge Pinard

ENTRE :

Audace CISHAHAYO

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Audace Cishahayo (le demandeur) demande le contrôle judiciaire d’une décision prise par l’agent L. Savage (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Dans sa décision, l’agent a réexaminé la décision selon laquelle la demande d’asile du demandeur était irrecevable en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs (l’ETPS), et a conclu que cette décision serait maintenue.

 

[2]               Le demandeur est un ressortissant du Burundi. Il soutient qu’il a quitté le Burundi le 1er novembre 2011 et qu’il est arrivé à Washington D.C. le 2 novembre 2011.

 

[3]               Le 14 novembre 2011, le demandeur a demandé l’asile au point d’entrée de Saint‑Bernard‑de‑Lacolle. Il a prétendu avoir deux sœurs au Canada : Mme Pascaline Uwamahoro, citoyenne canadienne, et Mme Françoise Kwizera, qui avait obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention et avait demandé le statut de résident permanent.

 

[4]               Le même jour, un agent de l’ASFC a reçu le demandeur en entrevue. L’agent a également fait subir une entrevue, par téléphone, à Mme Pascaline Uwamahoro, l’une des sœurs que le demandeur prétend avoir au Canada. L’agent a conclu qu’il doutait de l’authenticité des pièces d’identité du demandeur et qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait des sœurs au Canada.

 

[5]               De plus, toujours le 14 novembre 2011, un représentant du ministre a jugé que, parce que le demandeur n’avait pas convaincu l’agent d’immigration qu’il était visé par l’une des exceptions énoncées aux articles 159.5 et 159.6 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), le demandeur tombait sur le coup de l’ETPS et ne pouvait pas demander l’asile au Canada. Le demandeur ne conteste pas cette décision.

 

[6]               Le demandeur a écrit une lettre au chef superviseur des douanes et de la protection de la frontière de Champlain, État de New York, le 27 décembre 2011, dans laquelle il le priait de demander au point d’entrée de Saint‑Bernard‑de‑Lacolle de réexaminer la décision d’irrecevabilité de sa demande d’asile au Canada. Le demandeur avait inclus six pièces d’identité supplémentaires pour compléter les documents qu’il avait soumis à l’ASFC le 14 novembre 2011.

 

[7]               Le chef superviseur de Champlain, État de New York, a envoyé la demande de réexamen au point d’entrée de Saint‑Bernard‑de‑Lacolle le 5 janvier 2012. Le chef des opérations par intérim de l’ASFC au point d’entrée de Saint‑Bernard‑de‑Lacolle a confié le réexamen à un agent. L’agent en question n’avait rien eu à voir avec la décision initiale selon laquelle le demandeur n’était pas autorisé à demander l’asile.

 

[8]               L’agent chargé du réexamen a examiné les pièces d’identité supplémentaires fournies par le demandeur avec sa lettre datée du 27 décembre 2011 : un certificat de naissance, une preuve de résidence, un certificat de mariage, un certificat de baptême et une copie de la page des données biographiques d’un ancien passeport du Burundi. L’agent a conclu que les documents n’apportaient aucune information qui n’avait pas déjà été fournie aux agents au moment où la décision initiale d’irrecevabilité a été prise. L’agent a également indiqué que le demandeur avait montré qu’il avait [traduction] « la capacité et les moyens d’obtenir des documents par l’intermédiaire d’un tiers et qu’il pourrait se soustraire aux procédures de sortie normales » en ce qui concerne son identité et son voyage.

 

[9]               L’agent a recommandé le maintien de la décision d’irrecevabilité de la demande d’asile du demandeur. Le présent contrôle judiciaire porte sur cette décision.

 

* * * * * * * *

[10]           La seule question à trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si l’agent a contrevenu à l’obligation d’équité procédurale.

 

[11]           La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (S.C.F.P. c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 RCS 539, au paragraphe 100; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392, au paragraphe 53).

 

* * * * * * * *

 

[12]           Le demandeur soutient que les commentaires de l’agent au sujet de sa capacité d’obtenir des titres de voyage par l’intermédiaire d’un tiers et de se soustraire aux procédures de sortie normales montrent qu’il craignait un comportement frauduleux. Il soutient que l’agent a contrevenu aux principes de la justice naturelle en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à ces préoccupations.

 

[13]           Le demandeur cite plusieurs sections du Guide opérationnel de Citoyenneté et Immigration Canada intitulé PP 1 – Traitement des demandes de protection au Canada (le Guide).

 

[14]           Le défendeur soutient que le demandeur a déjà eu l’occasion dans son entrevue, le 14 novembre 2011, de répondre aux préoccupations concernant l’exactitude de l’information qu’il avait fournie à l’agent. Il affirme qu’en tout état de cause, l’agent n’avait aucune obligation de confronter le demandeur aux informations qu’il avait lui‑même fournies (Quijano c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1232, au paragraphe 30 [Quijano]).

 

[15]           Le demandeur soutient en réponse que rien n’indique dans les notes prises par l’agent le 14 novembre 2011 que celui‑ci lui a donné l’occasion de répondre à ses préoccupations concernant la véracité de l’information fournie.

 

[16]           Suivant l’ETPS, les demandeurs d’asile arrivant à un poste frontalier du Canada en provenance des États-Unis ne peuvent voir leur demande d’asile au Canada évaluée que s’ils sont visés par une exception. Une de ces exceptions s’applique aux demandeurs d’asile ayant un membre de leur famille au Canada, eu égard à l’article 159.5 du Règlement. Le demandeur d’asile doit prouver selon la prépondérance des probabilités qu’il visé par l’exception (ETPS : Déclaration de principes, article 3).

 

[17]           Je conviens avec le défendeur que le guide de Citoyenneté et Immigration Canada cité par le demandeur n’a pas force exécutoire, mais je constate que, selon la jurisprudence citée par le défendeur, les guides s’avèrent utiles pour mieux comprendre l’objet et le sens de la Loi et du Règlement (Cha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 RCF 409, au paragraphe 15; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358, au paragraphe 20; Canada (Commissaire à l’information) c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 270, [2003] 1 CF 219, au paragraphe 37).

 

[18]           Quoi qu’il en soit, la seule mention que j’ai trouvée dans le Guide se rapportant au processus indiqué pour le réexamen d’une décision d’irrecevabilité fondée sur l’ETPS figure à l’Annexe A. L’Annexe A reproduit l’Énoncé de principes de l’ETPS. Selon le point 6 de l’Énoncé de principes, chaque partie (les États-Unis et le Canada) peut, à sa discrétion, demander un nouvel examen de la décision d’irrecevabilité prise par l’autre partie si de nouveaux renseignements ou des renseignements dont il n’a pas été précédemment tenu compte sont mis en lumière.

 

[19]           Les précisions de la Cour suprême du Canada dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], au sujet du contenu de l’obligation d’équité procédurale dans un contexte particulier sont utiles en l’espèce parce que le contenu de cette notion est variable et tributaire du contexte particulier de chaque cas (au paragraphe 21).

 

[20]           J’évalue comme suit les cinq facteurs non exhaustifs énoncés dans Baker dans le contexte du réexamen d’une décision d’irrecevabilité fondée sur l’ETPS (Baker, paragraphes 21 à 28) :

1.      La nature du réexamen et la procédure suivie pour le faire se rapprochent davantage de la procédure administrative que de la procédure judiciaire. Ce facteur commande un degré moindre de protection procédurale.

 

2.      Le régime législatif n’offre aucune directive concernant le processus général de réexamen d’une décision d’irrecevabilité fondée sur l’ETPS, et un contrôle judiciaire du réexamen est possible. Cependant, le réexamen de l’inhabilité à demander l’asile en vertu de l’ETPS représente une étape importante du régime de protection des réfugiés. Ce facteur conduit à des solutions contradictoires et ne donne aucune indication sur le degré de protection procédurale qui s’impose.

 

3.      Le réexamen d’une décision d’irrecevabilité fondée sur l’ETPS est très important pour le demandeur d’asile. Le décideur réévalue la question de savoir si le demandeur devrait être privé du droit de demander l’asile au Canada. Ce facteur commande donc un degré plus élevé de protection procédurale.

 

4.      Je ne crois pas qu’une personne dont la décision d’irrecevabilité fondée sur l’ETPS est réexaminée puisse légitimement s’attendre à ce que le processus de réexamen comporte un degré élevé de protection procédurale. L’ASFC n’a pas précisé qu’une certaine procédure serait suivie. Ce facteur commande un degré moindre de protection procédurale.

 

5.      La Loi et le Règlement ne disent rien sur la procédure à suivre pour le réexamen d’une décision d’irrecevabilité fondée sur l’ETPS. Ce facteur milite en faveur du respect du choix de procédure fait par l’ASFC dans les circonstances. Ce facteur commande donc un degré moindre de protection procédurale.

 

 

 

[21]           L’examen des facteurs énoncés dans Baker m’amène à situer l’obligation d’équité procédurale en l’espèce à l’extrémité inférieure du registre.

 

[22]           En l’absence de jurisprudence se rapportant au contenu de cette obligation dans le présent contexte, j’ai examiné le contenu de l’obligation d’équité dans d’autres contextes. Le juge Yves de Montigny, au sujet d’une demande appartenant à la catégorie des travailleurs qualifiés, affirme dans Talpur c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 25 [Talpur], au paragraphe 21, que l’obligation d’équité impose souvent aux agents qu’ils offrent aux demandeurs la possibilité de dissiper leurs réserves quant à la crédibilité, à l’authenticité ou à l’exactitude de l’information soumise à l’appui de la demande. Le juge de Montigny s’appuie sur le résumé du droit en la matière établi par le juge Richard G. Mosley dans Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, [2007] 3 RCF 501 :

[24]        Il ressort clairement de l’examen du contexte factuel des décisions mentionnées ci‑dessus que, lorsque les réserves découlent directement des exigences de la loi ou d’un règlement connexe, l’agent des visas n’a pas l’obligation de donner au demandeur la possibilité d’y répondre. Lorsque, par contre, des réserves surgissent dans un autre contexte, une telle obligation peut exister. C’est souvent le cas lorsque l’agent des visas a des doutes sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité de renseignements fournis par le demandeur au soutien de sa demande, comme dans Rukmangathan [Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2004), 247 FTR 147 (CF)], ainsi que dans John [John c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 26 ImmLR (3d) 221 (CF 1re inst) et Cornea [Cornea c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 30 ImmLR (3d) 38 (CF)], deux décisions citées par la Cour dans Rukmangathan, précitée.

 

 

[23]           Bien que Talpur porte sur la demande d’un travailleur qualifié, j’estime que c’est la décision la plus pertinente invoquée par les parties. Je souscris à Talpur pour deux motifs. D’abord, Talpur porte expressément sur l’obligation d’équité de l’agent lorsque le demandeur fournit de l’information que l’agent ne juge pas authentique. De plus, la procédure en litige dans Talpur et celle en l’espèce correspondent à l’extrémité inférieure du registre en ce qui concerne l’obligation d’équité (Talpur, au paragraphe 21).

 

[24]           Dans Quijano, précitée, la Cour a examiné l’obligation d’équité procédurale de l’agent à l’égard d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et d’une demande d’examen des risques avant renvoi, procédures qui diffèrent également de la procédure en cause ici. L’agente, dans cette affaire, était préoccupée par des contradictions, des omissions et des invraisemblances dans l’information que la demanderesse avait fournie relativement à divers éléments de son récit, y compris la découverte de documents compromettants et le nom des agents persécuteurs. Cependant, je ne suis pas convaincu que Quijano s’applique en l’espèce parce que, contrairement à Talpur, cette décision n’aborde pas l’obligation d’un agent qui craint expressément que la preuve fournie par un demandeur soit frauduleuse.

 

[25]           Je conclus par conséquent qu’un agent qui réexamine une décision d’irrecevabilité fondée sur l’EPTS a l’obligation de donner au demandeur l’occasion de dissiper toute préoccupation qu’il peut avoir concernant l’authenticité de ses documents. Je conviens avec le demandeur que rien n’indique dans les notes prises par l’agent à l’examen initial, le 14 novembre 2011, que le demandeur a eu une telle possibilité. J’estime que l’agent en l’espèce a contrevenu à l’obligation d’équité procédurale en n’accordant pas au demandeur cette possibilité avant de tirer une conclusion défavorable résultant de sa crainte relative à la fabrication de faux documents.

 

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[26]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent des Services frontaliers pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[27]           Je conviens avec les avocats des parties qu’il n’y a pas lieu de certifier une question en l’espèce.

 


 


JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision dans laquelle l’agent L. Savage de l’Agence des services frontaliers du Canada a réexaminé la décision déclarant irrecevable la demande d’asile du demandeur en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs et a conclu que cette décision serait maintenue, est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent de l’Agence des services frontaliers du Canada pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 « Yvon Pinard »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

L. Niquet

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-765-12

 

INTITULÉ :                                      Audace CISHAHAYO c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 1er octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS ET DU

JUGEMENT :                                   Le 29 octobre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mitchell Goldberg                                           POUR LE DEMANDEUR

 

Thi My Dung Tran                                          POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mitchell Goldberg                                           POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

 

Myles J. Kirvan                                               POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

 

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