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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

 


Date : 20121024

Dossier : IMM-2958-12

Référence : 2012 CF 1141

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2012

En présence de monsieur le juge Simon Noël

 

ENTRE :

 

CARLEEN CHRISTI FRANCIS

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), relativement à une décision de M. J. Gallagher, de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), selon laquelle Carleen Christi Francis, citoyenne de Saint-Vincent-et-les Grenadines, n’avait ni la qualité de « réfugié » ni celle de « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97, respectivement, de la LIPR.

 

I.                   Les faits

[2]               La demanderesse a quitté Saint-Vincent-et-les Grenadines (Saint‐Vincent) et est arrivée au Canada le 20 septembre 1998. Elle n’a jamais régularisé son statut avant de présenter une demande d’asile le 14 avril 2010.

 

[3]               La demanderesse est homosexuelle et a été victime de discrimination à Saint-Vincent du fait de son orientation sexuelle. Alors qu’elle était enfant, elle a été agressée physiquement et sexuellement et négligée par les membres de sa famille, et elle a été victime de discrimination dans son pays.

 

[4]               À l’âge de quatorze ans, sa mère l’a obligée à vivre avec elle et son compagnon, qui était violent, mais elle l’a ensuite abandonnée quand elle a découvert son orientation sexuelle. D’autres membres de la famille l’ont accueillie, mais tous ont exigé qu’elle s’en aille quand ils ont découvert son orientation sexuelle. Elle a donc commencé à vivre dans la rue et à faire de menus travaux, comme nettoyer des cours à Vermont.

 

[5]               En 1990, son cousin, M. Julian Clarke, qui était agent de police et qui travaille aujourd’hui comme gardien de prison, l’a violée pendant qu’elle dormait sur le porche de sa maison. Il semble que ce qui l’avait motivé était l’homosexualité de la demanderesse, car il lui avait demandé une semaine plus tôt pourquoi elle [traduction] « n’avait pas d’homme ». Depuis cet incident, elle a très peur de lui.

 

[6]               Son frère et sa tante l’ont aidée à payer son billet pour venir au Canada. Quand elle est arrivée au pays, elle a d’abord tenté de régulariser son statut en 2006, mais la personne qui a offert de l’aider a commis une fraude. En 2010, après s’être entretenue avec un pasteur, elle a découvert qu’elle pouvait demander l’asile, ce qu’elle a fait.

 

[7]               La SPR a rejeté sa demande d’asile le 5 mars 2012.

 

[8]               Cinq jours après l’audience, le conseil de la demanderesse a déposé une requête en récusation à l’endroit du décideur, M. Gallagher, en raison de quelques commentaires que celui avait faits à l’audience et dans certaines de ses publications antérieures. À la suite des commentaires faits à l’audience, le conseil avait fait une recherche et découvert que M. Gallagher avait publié des chapitres dans des ouvrages portant sur la politique canadienne en matière d’immigration. Le 14 février 2012, M. Gallagher a rejeté la requête en récusation dans une décision écrite, dont aucun avis n’a été envoyé à la demanderesse.

 

II.                La décision faisant l’objet du présent contrôle

[9]               Le décideur s’est dit satisfait de la preuve présentée au sujet de l’identité de la demanderesse. Cette dernière, a-t-il conclu, avait été digne de foi dans la plupart des aspects de son témoignage, comme la chronologie et les circonstances des faits.

 

[10]           Cependant, la SPR a jugé contradictoire le fait qu’un certain nombre de personnes semblaient se soucier de sa situation à Saint-Vincent et l’avaient aidée à quitter le pays, alors que la demanderesse prétendait que personne n’était en mesure de l’aider. De plus, quand la SPR lui a demandé ce qui l’avait amenée à quitter son pays, la demanderesse n’a pas fait état d’un fait déclencheur particulier, mais elle a mentionné qu’elle ne voulait plus dissimuler son orientation sexuelle, qu’elle voulait mettre fin à la discrimination dont elle était victime et qu’elle ne se sentait pas accomplie à Saint-Vincent.

 

[11]           La SPR a pris en considération divers rapports présentés au sujet de la situation actuelle à Saint-Vincent concernant le traitement des homosexuels et elle est arrivée à la conclusion que le témoignage de la demanderesse concordait avec la situation décrite dans ces documents. Les homosexuels sont victimes de discrimination et sont harcelés, et les actes homosexuels sont condamnés par le Code criminel de Saint-Vincent.

 

[12]           La SPR a conclu que la discrimination dont la demanderesse était victime n’atteignait pas le degré de gravité qui est exigé pour que son cas soit considéré comme un cas de persécution, car les mauvais traitements réels ou anticipés n’étaient pas [traduction] « éminemment » sérieux et n’étaient pas survenus de manière répétée. Elle a conclu que, en l’espèce, il n’y avait aucune preuve que le gouvernement de Saint-Vincent « appliqu[ait] » la loi contre l’homosexualité ou que l’État était incapable de s’occuper des plaintes d’agression physique.

 

[13]           Quant à l’incident que la demanderesse a mentionné, la SPR a jugé qu’il était isolé, qu’il n’avait jamais été signalé à la police et que, après l’agression, M. Clarke n’avait pas pourchassé la demanderesse durant les six années qu’elle avait passées à Saint-Vincent à la suite de l’incident. La SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas établi l’existence d’une crainte subjective, car, sans cela, elle aurait à tout le moins quitté la ville de Vermont.

 

[14]           Quant à l’existence d’une crainte objective de persécution, on ne pouvait pas établir qu’elle existait, puisqu’aucune preuve ne montrait que M. Clarke continuerait de harceler la demanderesse si elle retournait à Saint-Vincent.

 

[15]           La SPR a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugié ni celle de « personne à protéger ».

 

III.             Les questions en litige

1)        La SPR a-t-elle manqué à l’équité procédurale en ne communiquant pas à la demanderesse la décision écrite concernant la requête en récusation?

 

2)        Les commentaires que le commissaire a faits à l’audience ainsi que dans ses écrits antérieurs suscitent-ils une crainte raisonnable de partialité?

 

3)        La SPR a-t-elle omis de prendre en considération d’importants éléments de preuve au sujet du traitement des homosexuels à Saint-Vincent?

 

4)        Les motifs exposés dans la décision pour expliquer pourquoi la demanderesse ne serait pas victime de persécution à Saint-Vincent en tant qu’homosexuelle sont-ils suffisants?

 

IV.             La norme de contrôle applicable

[16]           La norme de contrôle qui s’applique aux deux premières questions en litige est la décision correcte, car les deux sont liées à des considérations d’équité procédurale, qui, d’après la Cour d’appel fédérale, doivent toujours être contrôlées en fonction de la norme de la décision correcte (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392, au paragraphe 53).

 

[17]           La norme de contrôle qui s’applique à la manière dont la SPR a apprécié la preuve est la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 164 à 166 (Dunsmuir)).

 

[18]           La question de savoir si les motifs que la SPR a exposés sont suffisants est assujettie à la norme de la décision raisonnable. En fait, dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 22 (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union), la Cour suprême du Canada a établi que la question de savoir si les motifs qu’un décideur a exposés sont suffisants doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, puisqu’il s’agit d’un élément qui se trouve subsumé dans l’analyse plus générale du caractère raisonnable de ces motifs.

 

V.                Analyse

A.  La SPR a-t-elle manqué à l’équité procédurale en ne communiquant pas à la demanderesse la décision écrite concernant la requête en récusation?

 

Les observations de la demanderesse

[19]           La demanderesse soutient que la SPR était tenue, selon l’équité procédurale, de lui faire part de la décision écrite concernant la requête en récusation, même si la loi n’oblige pas à le faire.

 

Les observations du défendeur

[20]           Le défendeur est d’avis que la requête en récusation a été tranchée d’une manière équitable sur le plan procédural, car le décideur n’était pas tenu de par la loi ou l’équité procédurale de faire part à la demanderesse de la décision écrite sur la requête en récusation. Il ajoute que la SPR a pris note de la décision rendue et que celle-ci est devenue partie intégrante du dossier de la SPR le 14 février 2012.

 

[21]           Le défendeur soutient que, si la Cour vient à conclure qu’il aurait fallu que la SPR communique la décision à la demanderesse, cela ne peut pas constituer une erreur susceptible de contrôle déterminante, parce que la demande de contrôle judiciaire, fondée sur une allégation de crainte raisonnable de partialité, ne peut être déposée qu’après que la décision définitive a été rendue (Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, 400 NR 367, au paragraphe 4 (CAF)) et que, de ce fait, la demanderesse a eu amplement de temps pour préparer la demande de contrôle judiciaire sur ce fondement. Le fait que la décision n’ait pas été communiquée ne donne donc lieu à aucun préjudice.

 

Analyse

[22]           L’alinéa 169b) de la LIPR et le paragraphe 61(1) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228 (les RSPR) sont clairs. La SPR est tenue de motiver les décisions « autres qu’interlocutoires » et, quand la SPR rend une décision « autre qu’interlocutoire, la Section transmet par écrit un avis de décision au demandeur d’asile ou à la personne protégée, selon le cas, et au ministre ».

 

[23]           La décision portant sur une requête en récusation est de nature interlocutoire et la Cour fédérale reconnaît que les décideurs ne sont pas tenus de fournir des motifs quand ils rendent de telles décisions (Alhajyousef c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 924, 2004 CarswellNat 2066, au paragraphe 7). En l’espèce, le problème ne se pose pas, car le rejet de la requête en récusation a fait l’objet de motifs écrits. Quant à la nécessité de communiquer la décision à la demanderesse, comme il s’agit d’une décision interlocutoire, le paragraphe 61(1) des RSPR n’oblige pas la SPR à le faire.

 

[24]           Lorsqu’une loi prescrit explicitement quelles sont les obligations du tribunal dans de tels cas, il n’appartient pas à la Cour de considérer que ces obligations entrent en contradiction avec le libellé de cette loi.

 

[25]           Mais ce qui importe aussi, c’est que la demanderesse, en n’obtenant pas la communication de la décision, n’a subi aucun préjudice. Il s’agit d’une décision interlocutoire; aucune décision définitive n’avait été prise à ce moment-là, et la demanderesse n’a été privée d’aucun recours à cause de cela.

 

[26]           Par ailleurs, la demanderesse ne peut pas soutenir qu’elle a subi un préjudice du fait que la décision relative à la requête en récusation ne lui a pas été communiquée; comme l’a indiqué le défendeur, il est une règle bien établie que la Cour fédérale ne soumet pas à un contrôle une décision interlocutoire avant qu’une décision définitive ait été rendue.

 

B.  Les commentaires que le commissaire a faits à l’audience ainsi que dans ses écrits antérieurs suscitent-ils une crainte raisonnable de partialité?

 

Les observations de la demanderesse

[27]           La demanderesse soutient qu’il existait une crainte raisonnable de partialité de la part du décideur, à cause de commentaires que ce dernier avait faits à l’audience et à cause de publications antérieures portant sur des questions d’immigration. Elle ajoute que ces publications établissent que le décideur est d’avis que Saint-Vincent ne peut pas produire de réfugiés.

 

[28]           Par ailleurs, la demanderesse est insatisfaite des motifs exposés dans la décision relative à la requête en récusation, car, soutient-elle, ces motifs traitent insuffisamment des préoccupations soulevées dans cette requête.

 

Les observations du défendeur

[29]           Le défendeur est d’avis qu’il n’existe en l’espèce aucune crainte raisonnable de partialité, car la demanderesse ne peut réfuter la présomption légale selon laquelle le décideur est impartial. Les commentaires qui ont été faits à l’audience, lorsqu’on les remet dans leur contexte, montrent que le décideur ne faisait que vérifier la vraisemblance de l’explication donnée par la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas demandé l’asile plus tôt. Quant aux publications du décideur, celles-ci n’établissent d’aucune manière qu’il avait spécifiquement préjugé de la cause de la demanderesse, car il y avait simplement exprimé des opinions générales sur des questions liées à l’immigration. Ces publications montrent simplement qu’il est une personne qualifiée pour agir comme commissaire de la SPR, parce qu’il a une expérience pertinente de ces questions. De plus, le défendeur ajoute que les écrits datent d’avant la nomination de M. Gallagher, en 2010.

 

Analyse

[30]           Le critère de la partialité est bien connu et a été établi pour la première fois par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369, à la page 394, 9 NR 115 :

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [...] [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

 

[31]           En l’espèce, en interrogeant la demanderesse sur les raisons pour lesquelles elle n’avait pas sollicité l’asile plus tôt et quant au moment où on lui avait appris qu’elle pouvait présenter une demande d’asile, le décideur a fait référence au fait qu’un certain nombre de citoyens de Saint‐Vincent sont aujourd’hui établis au Canada [traduction] « à cause du système de protection des réfugiés ».

 

[32]           M. Gallagher a publié un certain nombre d’écrits dans le domaine du droit de l’immigration, certains traitant plus précisément du système canadien de protection des réfugiés et de la politique du Canada en matière d’immigration, et dans lesquels il critique certains aspects du traitement des demandes d’asile et l’incidence négative de l’immigration de masse sur la cohésion sociale au Canada.

 

[33]           Le seuil applicable à une allégation de partialité est fort élevé, et c’est à la partie demanderesse qu’il incombe d’établir l’existence d’une telle crainte, puisque les arbitres administratifs jouissent d’une présomption d’impartialité (R c S (RD), [1997] 3 RCS 484, 151 DLR (4th) 193, aux paragraphes 113 à 115 (R c S)). Il incombe au demandeur d’établir qu’une personne raisonnablement informée conclurait, selon toute vraisemblance, que le décideur, consciemment ou non, ne rendrait pas une décision juste.

 

[34]           Dans la présente affaire, il ne peut y avoir aucune allégation de partialité, et ce, pour les raisons suivantes. Premièrement, à l’audience, M. Gallagher n’a rien dit qui peut être considéré comme un motif de crainte raisonnable de partialité, car les commentaires qu’il a faits doivent être remis dans leur contexte. Il était pertinent de s’enquérir de la raison pour laquelle la demanderesse n’avait pas entendu parler du système canadien de protection des réfugiés, puisqu’un grand nombre de ses compatriotes s’étaient adressés à ce dernier avec succès. C’est donc dire qu’une personne raisonnable ayant entendu les commentaires du décideur aurait compris le contexte dans lequel ces derniers étaient formulés.

 

[35]           Dans l’une de ses publications, M. Gallagher a illustré sa thèse selon laquelle le système de protection des réfugiés, dans sa forme actuelle, avait donné lieu à des [traduction] « décisions irrégulières », car il conférait le statut de réfugié avec trop de générosité. Il a été fait référence à Saint-Vincent à titre d’exemple parmi un certain nombre d’autres pays producteurs de réfugiés. Les commentaires critiques que M. Gallagher a formulés à propos du système de protection des réfugiés ne visaient pas expressément les citoyens de Saint‐Vincent qui présentent une demande d’asile, mais il faut les considérer dans le cadre d’une appréciation plus générale de la façon dont le système de protection des réfugiés traite les demandes d’asile qui émanent d’un certain nombre de pays. Dans ce contexte, il n’y a pas lieu de juger qu’une personne raisonnable aurait des motifs de croire que le décideur avait spécifiquement préjugé de la cause de la demanderesse en raison des commentaires savants qu’il avait formulés.

 

[36]           Quant à la seconde publication, qui porte sur l’immigration de masse au Canada, les écrits de M. Gallagher étaient axés sur son opinion selon laquelle le fait d’autoriser une immigration de masse menacerait à terme la cohésion sociale du Canada. Cet article savant traite d’une question de nature sociale qui est sans rapport avec la présente espèce. On ne peut donc pas dire qu’à cause de telles opinions écrites, M. Gallagher avait préjugé de la cause de la demanderesse. Il ne s’agit pas là d’une conclusion à laquelle arriverait une personne raisonnable.

 

[37]           Ce n’est pas parce qu’une personne a exprimé des opinions antérieures sur un sujet particulier, dans le cadre de travaux universitaires, qu’il y a lieu de l’exclure à titre de décideur. Au contraire, l’acquisition d’une telle expérience peut être un atout précieux et contribuer à faire de ces personnes de meilleurs décideurs. À ce sujet, le juge Cory a formulé les propos suivants dans l’arrêt R c S, précité :

 

[119]    Rester neutre pour le juge ce n’est pas faire abstraction de toute l’expérience de la vie à laquelle il doit peut-être son aptitude à arbitrer les litiges. On a fait observer que l’obligation d’impartialité

 

ne veut pas dire qu’un juge n’amène pas ou ne peut pas amener avec lui sur le banc de nombreuses sympathies, antipathies ou attitudes. Tout être humain est le produit de son expérience sociale, de son éducation et de ses contacts avec ceux et celles qui partagent le monde avec nous. Un juge qui n’aurait pas connu ces expériences passées – à supposer que cela soit possible – manquerait probablement des qualités humaines dont a besoin un juge. La sagesse que l’on exige d’un juge lui impose d’admettre consciemment, et peut-être de remettre en question, l’ensemble des attitudes et des sympathies que ses concitoyens sont libres d’emporter à la tombe sans en avoir vérifié le bien-fondé.

 

La véritable impartialité n’exige pas que le juge n’ait ni sympathie ni opinion. Elle exige que le juge soit libre d’accueillir et d’utiliser différents points de vue en gardant un esprit ouvert.

 

[38]           Quant aux motifs qu’a fournis M. Gallagher dans sa décision pour ne pas se récuser, ils sont suffisants, puisqu’il a appliqué comme il se doit le critère relatif à la partialité qui est énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, et qu’il a vérifié si ses écrits et ses commentaires antérieurs pouvaient constituer un motif valable de crainte raisonnable de partialité. Il a également traité de l’obligation qu’ont les commissaires de la SPR, aux termes du Code de déontologie des commissaires de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, de trancher chaque affaire sur le fond, sans être influencés par des facteurs extérieurs.

 

C.  La SPR a-t-elle omis de prendre en considération d’importants éléments de preuve au sujet du traitement des homosexuels à Saint-Vincent?

 

Les observations de la demanderesse

[39]           La demanderesse prétend que la SPR a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de certains éléments de preuve importants et que cela constitue une erreur susceptible de contrôle, car, dans ses motifs, la SPR est tenue d’analyser expressément les éléments de preuve importants. Elle cite à l’appui de son argument la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 1998 CarswellNat 1981, au paragraphe 17 (CF 1re inst) (Cepeda-Gutierrez).

 

[40]           De plus, la SPR aurait omis de traiter expressément d’un document (VCT103276.EF) dans lequel figure le compte rendu d’un groupe appelé « Caribbean Vulnerable Communities » (« Communautés vulnérables des Caraïbes ») et selon lequel les lois interdisant les actes homosexuels étaient toujours appliquées en septembre 2009. Il est également allégué que ce rapport contient des informations contraires à la conclusion de la SPR selon laquelle l’État est en mesure d’offrir une protection adéquate, car il fait état d’un certain nombre de cas où la police a fait preuve de discrimination à l’endroit d’homosexuels appréhendés.

 

Les observations du défendeur

[41]           Le défendeur soutient que la SPR n’a pas à mentionner tous les éléments de preuve dans sa décision et, rappelle-t-il, il n’appartient pas à la Cour fédérale d’apprécier à nouveau la preuve présentée par les parties (Antrobus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 3, 2012 CarswellNat 29, au paragraphe 6).

 

Analyse

[42]           En l’espèce, le décideur a pris en compte les éléments de preuve relatifs à la non‐acceptation générale de l’homosexualité à Saint-Vincent et il a fait expressément mention de deux rapports dans sa décision : le document du département d’État des États-Unis intitulé Country Reports on Human Rights Practices et le document intitulé Réponses aux demandes d’information, portant le numéro VCT103851.EF.

 

[43]           Il est établi de longue date qu’un décideur n’est pas tenu de commenter chaque élément de preuve (Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 NR 317, au paragraphe 3 (CAF)). Aux yeux d’un tribunal chargé du contrôle, la déclaration d’un décideur selon laquelle celui-ci a examiné la preuve dont il était saisi est généralement satisfaisante, sous réserve des commentaires qui suivent (Cepeda-Gutierrez, précitée, au paragraphe 16).

 

[44]           Cependant, plus l’élément de preuve est important, plus le décideur se doit d’en traiter. Dans le contexte de la protection de l’État, les propos de feu la juge Layden-Stevenson dans la décision Castillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 56, [2004] ACF no 43, au paragraphe 9 (QL), sont particulièrement instructifs en l’espèce :

 

La question de l’efficacité de la protection de l’État a été identifiée comme étant la question principale. Lorsqu’une preuve qui a trait à la question principale est soumise, le fardeau d’explication qui incombe à la Commission augmente quand celle-ci n’accorde que peu ou pas de poids à cette preuve ou quand elle retient une certaine preuve documentaire de préférence à une autre. En l’espèce, il n’y a presque aucun indice qui montre que la DPR a examiné la preuve documentaire des demanderesses ou les observations de leur avocat concernant la question de la protection de l’État. Les demanderesses avaient le droit de savoir si la Commission n’avait pas ignoré ces questions. Dans les circonstances, une déclaration générale indiquant que la totalité de la preuve a été examinée ne suffit pas.

 

[45]           Dans la présente affaire, la SPR a omis de traiter de la preuve documentaire indiquant qu’en 2009, des cas d’hommes appréhendés par la police pour avoir commis des actes homosexuels avaient été signalés. De tels éléments de preuve sont importants, car ils peuvent expliquer la crainte objective qu’a la demanderesse de retourner à Saint-Vincent. La conclusion de la SPR selon laquelle « rien n’indique que le gouvernement de Saint-Vincent applique la loi contre l’homosexualité » est donc erronée. Il incombait à la SPR de commenter la preuve documentaire pertinente et d’expliquer pourquoi, dans le cas présent, ce risque n’existait pas.

 

[46]           La SPR a omis de traiter d’une preuve documentaire importante et la conclusion selon laquelle la demanderesse ne s’expose pas à un risque objectif de persécution est donc déraisonnable.

 

D.  Les motifs exposés dans la décision pour expliquer pourquoi la demanderesse ne serait pas victime de persécution à Saint-Vincent en tant qu’homosexuelle sont-ils suffisants?

 

Les observations de la demanderesse

[47]           La demanderesse soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle « l’homosexualité est généralement pratiquée en secret puisqu’elle n’est pas publiquement admise à Saint‐Vincent » dénote dans une large mesure qu’à Saint-Vincent, elle aurait à vivre recluse. Une telle conclusion, a-t-elle fait valoir, est contraire au principe selon lequel le dossier d’un réfugié est établi quand le fait de s’attendre à ce que la personne se dissocie du groupe qui fait face à de la discrimination l’obligerait à renoncer à ses droits fondamentaux, ce que la Cour suprême a reconnu dans l’arrêt Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, 128 DLR (4th) 213, au paragraphe 70.

 

[48]           La demanderesse est d’avis que, en général, la SPR a commis une erreur en concluant qu’au vu des éléments de preuve présentés, les homosexuels ne s’exposaient pas à un degré de discrimination assimilable à de la persécution.

 

Les observations du défendeur

[49]           En réponse, le défendeur prétend que, sans une preuve fiable montrant que, si la demanderesse retournait à Saint-Vincent, son cousin, M. Clarke, se mettrait à sa recherche, on ne peut inférer aucune conclusion de cette nature et que, d’après la preuve dont disposait le décideur, cet homme n’a pas tenté de la pourchasser durant les six années qui ont précédé son départ pour le Canada, et l’incident n’a jamais été signalé aux autorités.

 

[50]           Le défendeur soutient par ailleurs que la SPR a conclu de manière raisonnable que la demanderesse aurait dû au moins quitter la ville de Saint-Vincent après l’incident traumatisant et qu’elle a tiré à juste titre une inférence défavorable du fait que la demanderesse était restée dans le pays pendant six ans après l’incident qui était à l’origine de sa demande d’asile. Par ailleurs, le défendeur fait valoir que, bien que le décideur n’ait pas tiré d’inférence défavorable du fait que la demanderesse avait attendu avant de solliciter l’asile au Canada, la Cour devrait considérer cela comme une preuve dénotant une absence de crainte subjective.

 

[51]           Pour qu’un acte de discrimination soit assimilable à de la persécution, il doit y avoir une preuve que cet acte est sérieux et systémique, et une telle preuve n’existe pas en l’espèce.

 

Analyse

[52]           La SPR a établi de manière appropriée que la demanderesse avait démontré qu’elle était victime de discrimination du fait de son orientation sexuelle. Il est reconnu que les homosexuels constituent un groupe social qui peut être la cible de persécution (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 20 Imm LR (2d) 85, au paragraphe 78 (Ward)). La SPR a conclu que le témoignage de la demanderesse corroborait la preuve documentaire montrant qu’à Saint‐Vincent, les homosexuels font face à de la discrimination.

 

[53]           Cependant, dans la décision Sadeghi-Pari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2004 CF 282, au paragraphe 29 (Sadeghi-Pari), la Cour a conclu que le fait d’exiger d’une personne qu’elle réprime son orientation sexuelle est assimilable à de la persécution :

 

Dans les arrêts de principe que sont Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, et Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, le terme persécution s’entend habituellement d’un manquement grave à un droit fondamental de la personne. Il est peut-être malavisé de conclure qu’une lesbienne ne serait pas persécutée en Iran si elle cachait sa relation avec une autre personne, parce que le fait de s’attendre à ce qu’une personne vive ainsi pourrait constituer un manquement grave à un droit fondamental de la personne et donc, de la persécution.

 

[54]           La SPR se devait d’analyser précisément pourquoi la demanderesse, en tant qu’homosexuelle vivant en un lieu où il a été démontré que les homosexuels sont harcelés, ne serait pas persécutée, puisqu’elle ne peut pas vivre ouvertement son orientation sexuelle. Les faits évoqués dans la décision Sadeghi-Pari, précitée, diffèrent de ceux dont il est question en l’espèce – dans cette décision-là, la demanderesse avait bel et bien été appréhendée pour avoir commis des actes homosexuels – mais il reste que la SPR aurait dû analyser pourquoi, en l’espèce, la demanderesse ne courait pas à un tel risque. Cette dernière avait expressément indiqué que l’un des faits déclencheurs qui l’avaient amenée à quitter Saint-Vincent était, outre la crainte que lui inspirait M. Clarke, le fait d’avoir à vivre recluse en tant qu’homosexuelle.

 

[55]           De plus, la SPR a aussi omis d’analyser dans sa décision le souhait clairement exprimé de la demanderesse d’adopter un enfant. Le décideur se devait d’analyser pourquoi elle n’aurait pas à renoncer à son rêve d’adopter un enfant avec sa conjointe, en tant qu’homosexuelle vivant à Saint-Vincent.

 

[56]           Cela dit, la SPR a conclu raisonnablement que, pour ce qui était de la crainte que lui inspirait son cousin, le fait que la demanderesse était restée dans la ville de Saint-Vincent durant les six années suivant l’événement qui avait été à l’origine de sa demande d’asile dénotait une absence de crainte subjective de persécution.

 

[57]           La SPR n’a pas mentionné que la demande d’asile tardive de la demanderesse dénotait une absence de crainte subjective, mais il s’agit peut-être là de l’un des faits de l’affaire qui a justifié sa décision de ne pas accueillir la demande d’asile de la demanderesse. Cela concorde avec le principe établi dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, au paragraphe 12, à savoir qu’une cour de révision doit porter attention aux motifs qui peuvent être donnés à l’appui d’une décision et qu’elle « doit d’abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer ».

 

[58]           Cependant, si l’on applique ce principe au cas présent, il n’en demeure pas moins qu’au sujet du fait de savoir si le fait de réprimer l’orientation sexuelle d’une personne est assimilable à de la persécution, les motifs que donne la SPR sont insuffisants et qu’il n’appartient pas à la Cour d’y suppléer. Par ailleurs, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Turner c Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, 431 NR 327, au paragraphe 40, a établi ceci : « eu égard au dossier dont disposait le tribunal, [les motifs] doivent “[permettre] à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables [...]�? ». Étant donné que la SPR n’a pas traité de certains éléments de preuve très importants qui se rapportaient à la crainte subjective alléguée de la demanderesse, sa décision est insuffisante.

 

[59]           En conclusion, la SPR a conclu déraisonnablement que la discrimination à laquelle faisait face la demanderesse n’était pas assimilable à de la persécution. Au vu des éléments de preuve qui ont été présentés, la conclusion de la SPR n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

VI.             Les questions en vue de la certification

[60]           La demanderesse a soumis les deux questions suivantes en vue de la certification :

 

[traduction]

 

Les publications antérieures du commissaire Gallagher suscitent-elles une crainte raisonnable de partialité, indépendamment du serment d’office qu’il a prêté?

 

Si, dans ses motifs, la Section de la protection des réfugiés omet de traiter d’une question qui met en cause une question de fait ou une question de fait et de droit, l’arrêt que la Cour suprême du Canada a rendu dans l’affaire Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, autorise-t-il un juge de la Cour fédérale instruisant une affaire de contrôle judiciaire à procéder à sa propre appréciation de la question à partir de la preuve produite dans le dossier en vue de déterminer si la décision était raisonnable ou non?

 

[61]           Selon le défendeur, la première question n’est pas de portée générale, et il n’y a pas lieu de la certifier. Il a laissé entendre qu’il faudrait certifier la seconde question en ces termes :

 

[traduction]

 

Compte tenu de l’arrêt que la Cour suprême a rendu dans l’affaire Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, la Cour fédérale, instruisant une affaire de contrôle judiciaire, peut-elle prendre en considération des faits non expressément mentionnés dans les motifs d’un tribunal administratif, mais contenus dans le dossier, en vue de décider si une conclusion que ce même tribunal a tirée est raisonnable?

 

[62]           Pour les motifs indiqués, il ne sera pas nécessaire d’envisager de certifier les questions soumises. La Cour conclut que la décision de la SPR n’est pas raisonnable, car il y a certaines questions en litige dont elle ne traite pas, comme le fait d’avoir à réprimer sa propre orientation sexuelle, ce qui peut être assimilable à de la persécution, ou d’affirmer que le gouvernement de Saint-Vincent n’« applique » pas la loi contre l’homosexualité sans disposer de la preuve documentaire qui convient à l’appui d’une telle déclaration. Un nouveau tribunal sera en mesure de traiter de toutes les questions pertinentes, dont celles déjà mentionnées.

 

[63]           La demanderesse sollicite les dépens à l’encontre du défendeur. Je ne vois pas pourquoi, dans la présente affaire, la Cour devrait s’écarter de la règle générale qui consiste à ne pas accorder de dépens dans les affaires d’immigration, sauf si des raisons spéciales le justifient (Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‐22, article 22).

 


ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

1.    La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

 

2.    L’affaire est renvoyée à un nouveau tribunal afin qu’il traite de toutes les questions en litige;

 

3.    Aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne seront accordés.

 

 

« Simon Noël »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              IMM-2958-12

 

INTITULÉ :                                            CARLEEN CHRISTI FRANCIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                   LE 27 SEPTEMBRE 2012

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                            LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                           LE 24 OCTOBRE 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Shams

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Normand Lemyre

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Peter Shams

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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