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Date : 20121024

Dossier : T-1144-05

Référence : 2012 CF 1235

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 24 octobre 2012

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

 

demanderesse

 

et

 

MERCK CANADA INC. et
MERCK FROSST CANADA & CO.

 

défenderesses

 

 

 

 

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit du prolongement d’une action intentée en 2005 par la demanderesse, Apotex, contre les défenderesses, collectivement désignées comme Merck, en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, et modifications (le Règlement), pour être indemnisée des pertes qu’elle avait subies. Cette partie de l’action vise à chiffrer ces pertes. Pour les motifs exposés ci-après, j’ai statué sur les points litigieux et demandé aux experts-comptables de chacune des parties de préparer en collaboration, sur la base de ces conclusions, et notamment des points sur lesquels ils se sont entendus, un calcul final du montant de l’indemnisation. J’ai demandé des observations sur les dépens. Le jugement final sera rendu à la réception des éléments précités.

 

TABLE DES MATIÈRES

[2]               Pour plus de commodité, on se rapportera à la table des matières couverte par les présents motifs :

Paragraphes 3 à 8

L’HISTORIQUE DU LITIGE

 

 

Paragraphes 9 à 11

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

 

Paragraphes12 à 34

LA PREUVE

 

 

Paragraphes 35 à 38

LE MONDE HYPOTHÉTIQUE, À QUI INCOMBE LE FARDEAU?

 

 

Paragraphe 39

Quelle est la période pertinente?

 

 

Paragraphes 40 à 41

La taille gLOBALe du marché dE L’ALENDRONATE

 

 

Paragraphe 42

LA PART DU GÉNÉRIQUE DANS LE MARCHÉ GLOBAL DE L’ALENDRONATE

 

 

Paragraphes 43 à

 

 

 

Paragraphes 45 à 47

Paragraphes 48 à 49

Paragraphes 50 à 69

paragraphes 59 à 64

paragraphes 65 à 69.

LA PART D’APOTEX DANS LE MARCHÉ DES MÉDICAMENTS GÉNÉRIQUES

 

  1. La capacité
  2. La motivation
  3. L’inscription aux formulaires

a)      L’Ontario

b)      La Saskatchewan

 

 

Paragraphes 70 à 73

LES INSCRIPTIONS AUX FORMULAIRES DES MÉDICAMENTS À BASE D’ALENDRONATE PRODUITS PAR NOVOPHARM ET COBALT

 

 

Paragraphes 74 à 80

À QUEL PRIX APOTEX AURAIT-ELLE VENDU SON MÉDICAMENT?

 

 

Paragraphes 81 à 87

LA DOUBLE TRANSITION

 

 

Paragraphes 88 à 104

 

Paragraphes 88 à 91

Paragraphes 92 à 101

Paragraphes 102 à 104

LES DÉDUCTIONS

 

a)      Les déductions convenues

b)      Les ristournes

c)      Les produits gratuits

 

 

Paragraphes 105 à 106

LES INTÉRÊTS

 

 

Paragraphes 107 à 108

CONCLUSION ET DÉPENS

 

L’HISTORIQUE DU LITIGE

[3]               Je reprendrai les paragraphes 3 à 7 de ma précédente décision relative à cette action, publiée sous 2008 CF 1185 :

 

LES FAITS

 

[3]        Les avocats des parties doivent être félicités d’être arrivés à une entente sur les faits et sur les documents (pièce 1). La demanderesse, Apotex Inc., est ce que l’on appelle dans le langage courant une société de médicaments génériques, qui fabrique et vend principalement des versions génériques de produits pharmaceutiques au Canada. Dans le Règlement, Apotex est désignée comme « seconde personne ». Les deux sociétés canadiennes Merck, à savoir Merck Frosst Canada Ltd. et Merck Frosst Canada & Co. (ci-après appelées collectivement Merck dans les présents motifs), forment la succursale canadienne d’une organisation multinationale qui fabrique et vend ce que l’on appelle communément des produits pharmaceutiques « de marque », « d’origine » ou « innovants ». Elles sont appelées « première personne » dans le Règlement. Merck & Co. Inc., une société des États-Unis, était désignée partie défenderesse dans cette action, mais, peu avant l’instruction, une ordonnance a été rendue sur consentement, laquelle mettait fin à la présente action contre cette entité.

 

[4]        Le produit pharmaceutique qui intéresse la présente action est un médicament communément appelé alendronate monosodique, qui est employé surtout dans le traitement de l’ostéoporose. Merck détient un intérêt dans un brevet, le brevet canadien 2,294,595 (le brevet 595), qui, entre autres choses, comprend des revendications portant sur une posologie donnée pour l’emploi de ce médicament connu, l’alendronate, dans le traitement de l’ostéoporose, un emploi connu. Merck a inscrit le brevet 595 auprès du ministre de la Santé en vertu des dispositions du Règlement, ce qui signifiait que tout fabricant de produits génériques souhaitant être autorisé à vendre une version générique de l’alendronate au Canada selon la posologie brevetée, pour le traitement de l’ostéoporose, et voulant tirer parti de la procédure consistant à simplement faire état des autorisations déjà données à Merck pour ce médicament, pouvait déposer une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN). Pour cela, un fabricant de produits génériques doit envoyer à Merck un avis précisant notamment que le brevet 595 ne serait pas contrefait ou était invalide, Merck pouvant alors s’adresser à la Cour afin qu’elle interdise au fabricant de produits génériques de vendre sa version générique de l’alendronate au Canada selon la posologie revendiquée dans le brevet 595.

 

[5]        Merck a reçu le 4 février 2002 un avis de conformité l’autorisant à vendre sa version de l’alendronate au Canada. Apotex a déposé le 7 février 2003 une PADN pour l’alendronate et a envoyé à Merck, le 14 avril 2003, un avis d’allégation où il est écrit que le brevet 595 était invalide pour un certain nombre de raisons. Le 29 mai 2003, Merck & Co. Inc. et Merck Frosst Canada & Co. ont introduit devant la Cour, sous le n° du greffe T‑884‑03, une procédure visant à faire interdire au ministre de la Santé de délivrer à Apotex un avis de conformité qui autrement permettrait à Apotex de vendre une version générique de l’alendronate au Canada. Le 3 février 2004, le ministre a envoyé à Apotex une lettre l’informant que sa demande était approuvée, mais qu’elle serait laissée en suspens sous réserve de la procédure judiciaire introduite. Le 26 mai 2005, le juge Mosley, de la Cour fédérale, rendait, dans le dossier T‑884‑03, une ordonnance motivée par laquelle il rejetait la demande de Merck, en concluant que les allégations d’Apotex sur l’invalidité du brevet étaient justifiées pour certains, mais non pour la totalité, des moyens invoqués. Les motifs du juge Mosley sont reproduits sous la référence 2005 CF 755. Il n’a pas été interjeté appel de sa décision. Le 27 mai 2005, le ministre a délivré à Apotex un avis de conformité l’autorisant à vendre sa version générique de l’alendronate, l’Apo‑alendronate, au Canada.

 

[6]        Le 5 juillet 2005, Apotex déposait la présente action, n° du greffe T‑1144‑05, afin d’obtenir le recouvrement de dommages‑intérêts à l’encontre de Merck, en application des dispositions de l’article 8 du Règlement, pour la période allant du 3 février 2004 au 27 mai 2005.

 

[7]        Selon les ordonnances de la Cour datées du 24 janvier 2006 et du 14 août 2008, l’évaluation chiffrée des sommes jugées recouvrables, le cas échéant, dans la présente action est un aspect qui sera réglé au cours d’une instruction ultérieure. Les deux questions préliminaires évoquées plus haut sont l’objet de la présente instruction.

 

 

[4]               J’ai rendu le jugement suivant à l’issue de ce procès :

 

JUGEMENT

 

Pour les motifs qui précèdent :

 

LA COUR STATUE que:

 

1. L’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, et modifications (DORS/98‑166 [art. 7, 8]), qui étaient en vigueur jusqu’en 2006 :

 

a.         ne prive pas la Cour fédérale de la compétence dont elle est investie pour juger une action introduite en vertu de cette disposition;

 

b.         est autorisé par la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4 [l’article 55.2], et édicté par L.C. 1993, ch. 2, article 4;

 

c.         entre dans les compétences constitutionnelles du parlement fédéral.

 

2.         Dans la présente action introduite en vertu des dispositions de cet article 8 :

 

a.         Apotex Inc. n’a pas le droit d’opter pour une reddition de compte ou une restitution des bénéfices des défenderesses, Merck Frosst Canada Ltd. ou Merck Frosst Canada & Co.;

 

b.         Apotex Inc. a le droit de demander réparation par recouvrement de dommages-intérêts ou de son manque à gagner, pour la période allant du 3 février 2004 au 26 mai 2005;

 

c.         Apotex Inc. a le droit de demander réparation pour la perte de ventes ou la perte permanente d’une part de marché comme il est indiqué dans le sous-alinéa 1a)(ii) de sa déclaration remodifiée, datée du 6 octobre 2008, et cela, pour une période allant au-delà du 26 mai 2005, à condition qu’il apparaisse dans la preuve que telle perte n’a pas été redressée et n’aurait pu l’être avant cette date;

 

3.         La quantification des dommages-intérêts ou du manque à gagner dont il est question au paragraphe 2 ci-dessus sera l’objet de l’instruction ultérieure comme il est indiqué dans l’ordonnance de la Cour datée du 14 août 2008. Chacune des parties a le droit d’obtenir que l’instance soit gérée par le protonotaire affecté à la présente action, lequel donnera des directives sur la procédure à suivre au cours de cette instruction;

 

4.         Aucune des parties n’a droit aux dépens de la présente portion de l’instruction relative à l’action en l’espèce.

 

 

[5]               Merck a interjeté appel de mon jugement et la Cour d’appel fédérale a été saisie de l’affaire; les motifs de son jugement ont été publiés : 2009 CAF 187. Le jugement suivant a été rendu le 4 juin 2009 :

[traduction]

JUGEMENT

 

[1]        L’appel est accueilli en partie, l’alinéa 2c) de la décision rendue par le juge de la Cour fédérale est annulée et la Cour, rendant la décision qu’il aurait dû rendre, conclut que la demande d’Apotex de dommages-intérêts pour la perte de ventes et la perte permanente d’une part de marché doit être limitée aux pertes dont il peut être établi qu’elles sont survenues au cours de la période visée par l’article 8. Les dépens taxés selon le milieu de la fourchette de la colonne I du tarif B sont adjugés à l’appelante.

 

[2]        L’appel incident d’Apotex est rejeté, avec dépens taxés selon le milieu de la fourchette de la colonne III du tarif B.

 

 

[6]               La présente instance a donc débuté devant moi le 17 septembre 2012. Les paramètres du travail à accomplir sont définis aux alinéas 2b) et 2c) de mon jugement, tel qu’il a été modifié par la Cour d’appel fédérale, et peuvent être reformulés ainsi :

 

2b)       Apotex Inc. a le droit de demander réparation par recouvrement de dommages-intérêts ou de son manque à gagner, pour la période allant du 3 février 2004 au 26 mai 2005 (la période visée par l’article 8);

 

2c)       L’indemnisation réclamée par Apotex Inc. relativement aux dommages découlant de la perte de ventes ou de la perte permanente d’une part de marché doit se limiter à celles dont il peut être établi qu’elles ont été subies durant la période visée par l’article 8.

 

 

[7]               En ce qui a trait à la responsabilité, les parties ont souscrit un engagement par lequel chacune des défenderesses, Merck Frosst Canada & Co. et Merck Frosst Canada Ltd., concédait qu’Apotex pouvait faire appliquer contre l’une d’elles tout jugement ou ordonnance les condamnant à verser une réparation pécuniaire, sous réserve de leur droit de faire appel ou de demander une suspension.

 

[8]               Notons également que j’ai été informé durant le procès qu’il y a environ un an et demi, la défenderesse qui s’appelait auparavant Merck Frosst Canada Ltd. a changé de nom et se nomme Merck Canada Inc. J’ai donc rendu une ordonnance pour que l’intitulé soit modifié en conséquence.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[9]               En ce qui concerne mon jugement, tel qu’il a été modifié par la Cour d’appel de la manière rapportée plus haut, ma tâche consiste à calculer les « pertes subies par Apotex » durant la période allant du 3 février 2004 au 26 mai 2005, en partant de l’hypothèse qu’aucune procédure intentée par Merck en matière d’avis de conformité ne l’aurait empêchée d’entrer sur le marché canadien avec ses comprimés d’Apo-alendronate de 70 mg.

 

[10]           Je suis reconnaissant envers ma collègue la juge Snider d’avoir fourni, dans deux décisions récentes, Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2012 CF 553 et Sanofi-Aventis Canada Inc c Teva Canada Limited, 2012 CF 552, une feuille de route claire et utile quant à la manière d’appréhender ce calcul. Je me propose de suivre cette feuille de route dans les grandes lignes en examinant les questions suivantes :

 

a)      Le monde hypothétique, à qui incombe le fardeau?

 

b)      Quelle est la période pertinente?

 

c)      Quelle est la taille globale du marché de l’alendronate durant cette période?

 

d)     Quelle aurait été la part du générique dans le marché global de l’alendronate durant cette période?

 

e)      Quelle aurait été la part d’Apotex dans le marché des médicaments génériques durant cette période?

 

o   À quel moment Apotex aurait-elle été seule sur le marché?

o   À quel moment Cobalt serait-elle entrée sur le marché, le cas échéant?

o   À quel moment Novopharm serait-elle entrée sur le marché, le cas échéant?

 

f)       À quel prix Apotex aurait-elle vendu son médicament sur le marché durant cette période?

 

o   Lorsqu’il s’agissait du seul générique disponible?

o   Lorsqu’il faisait concurrence à un ou d’autres génériques?

o   L’indemnisation pour la double transition.

 

g)      Quels éléments, le cas échéant, devraient être soustraits du prix de vente?

 

o        Les déductions convenues;

o        Les ristournes;

o        Les produits gratuits.

 

  Comment les intérêts antérieurs au jugement doivent-ils être calculés?

 

[11]           J’examinerai d’abord la preuve.

 

LA PREUVE

[12]           Au procès qui s’est déroulé devant moi en septembre 2012, la demanderesse, Apotex, a produit la preuve de deux témoins-experts et de cinq témoins dont la déposition intéressait les faits. Des parties de la transcription et des pièces se rapportant à l’interrogatoire préalable de Merck par Apotex ont également été versées en preuve.

 

[13]           Apotex a appelé les deux personnes suivantes comme témoins experts. Merck a accepté que ces personnes soient appelées comme experts, et les parties ont conjointement produit en preuve leur accord relatif aux qualifications de leurs experts, que je reproduis ci-après :

 

a)      M. Howard Rosen : directeur général de la firme FTI Consulting Inc., qui a des bureaux dans plusieurs pays. M. Rosen travaille à Toronto, en Ontario. Les parties se sont entendues en ces termes sur ses qualifications :

 

Comptable agréé, expert en évaluation d’entreprise et examinateur agréé en matière de fraudes ayant les compétences requises en juricomptabilité, évaluation d’entreprise et quantification des pertes dans le cadre de litiges en matière commerciale ou de propriété intellectuelle.

 

b)      Mme Rosemary Bacovsky : présidente de la firme Integra Consulting Ltd. à Calgary, en Alberta. Les parties se sont entendues en ces termes sur ses qualifications :

 

Consultante pour l’industrie pharmaceutique et pharmacienne possédant une expertise touchant l’inscription des médicaments aux formulaires, l’accès au marché, les politiques de remboursement et les régimes d’établissement des prix dans le marché canadien des produits pharmaceutiques.

 

[14]           La demanderesse, Apotex, a appelé les cinq personnes suivantes à titre de témoins factuels :

 

a)      Mme Marlie Yoshiki : Services à la clientèle, Activités globales, chez IMS Brogan, une organisation qui recueille et distribue aux membres du secteur pharmaceutique des données concernant notamment la vente des produits pharmaceutiques au Canada.

 

b)      M. Darren Hall : vice-président, Service des approvisionnements, d’Apotex Pharmaceuticals, une entreprise liée à la demanderesse. Son témoignage a porté sur la fabrication et la capacité de fabrication des comprimés d’alendronate par son entreprise pour Apotex.

 

c)      Dr Bernard Sherman : président du conseil d’administration de la demanderesse, Apotex. Son témoignage a porté sur les activités globales d’Apotex relevant de sa responsabilité, y compris la fabrication et la vente du produit à base d’alendronate en cause.

 

d)     M. David Kohler : vice-président, Ventes nationales, de la demanderesse, Apotex. Son témoignage a porté sur les ventes des produits d’Apotex au Canada, notamment le produit à base d’alendronate en cause.

 

e)      M. Gordon Fahner : vice-président, Opérations commerciales et finances, de la demanderesse, Apotex. Son témoignage a porté sur la fabrication et les ventes des produits d’Apotex, notamment le produit en cause, et les ristournes offertes aux clients d’Apotex.

 

[15]           La défenderesse, Merck, a présenté la preuve de deux témoins-experts et de sept témoins dont la déposition intéressait les faits. Des parties de la transcription et des pièces se rapportant à l’interrogatoire préalable d’Apotex par Merck ont également été versées en preuve.

 

[16]           Merck a appelé les deux personnes suivantes à titre de témoins experts. Apotex a accepté qu’ils soient appelés comme experts et les parties ont conjointement produit en preuve leur accord relatif aux qualifications de leurs experts, que je reproduis ci-après :

 

a)      M. W. Neil Palmer : président et consultant principal de PDCI Market Access Inc. basée à Ottawa, en Ontario. Les parties se sont entendues en ces termes sur ses qualifications :

 

Neil Palmer est consultant pour l’industrie pharmaceutique et possède une expertise touchant les inscriptions aux formulaires, l’accès au marché, les politiques de remboursement et les régimes d’établissement des prix dans le marché canadien des produits pharmaceutiques.

 

b)      M. W. Ross Hamilton : associé du cabinet Cohen Hamilton Steger de Toronto, en Ontario. Les parties se sont entendues en ces termes sur ses qualifications :

 

Comptable agréé avec une désignation de spécialiste en juricomptabilité et une expertise en évaluation d’entreprise et en quantification des dommages dans le cadre de litiges en matière commerciale et de propriété intellectuelle.

 

[17]           Les défenderesses Merck ont appelé les sept personnes suivantes à titre de témoins factuels :

 

a)      M. Gordon Fahner : ce cadre d’Apotex a témoigné pour Apotex et a été rappelé par Merck aux termes d’une assignation à témoigner.

 

b)      M. Jeff Spencer : vice-président, Santé de la femme et produits diversifiés, de Merck Canada Inc. Son témoignage a porté sur la stratégie de Merck en matière de commercialisation et de contentieux.

 

c)      M. David Boughner : directeur, Initiatives stratégiques, de Teva Canada Limitée (anciennement Novopharm). Son témoignage a porté sur les stratégies de Novopharm en matière de commercialisation.

 

d)     M. Chris Ichiyen : directeur, Gestion financière, de Cobalt Pharmaceuticals Company. Son témoignage a porté sur la stratégie de son entreprise en matière de commercialisation.

 

e)      M. Brent Fraser : directeur, Services liés aux programmes de médicaments, Programmes publics de médicaments de l’Ontario. Son témoignage a porté sur les modalités d’inscription des médicaments sur le formulaire des médicaments de l’Ontario.

 

f)       Mme Kimberley Van Wart : consultante de Mississauga, en Ontario. Elle est une ancienne présidente de Cobalt Canada. Son témoignage a porté sur les stratégies de cette entreprise en matière de commercialisation et de contentieux durant la période 2004-2005.

 

g)      Mme Virginia Cirocco : consultante de Mississauga, en Ontario. Elle est une ancienne vice-présidente exécutive de Shoppers Drug. Son témoignage a porté sur les pratiques d’achat de cette organisation durant la période 2004-2005.

 

[18]           La demanderesse, Apotex, a rappelé en réponse :

 

a)      M. Gordon Fahner : il a témoigné au sujet du pourcentage des ventes de produits Apotex à Shoppers Drug durant la période 2004-2005.

 

[19]           J’ai jugé tous les témoins experts crédibles. Leurs témoignages ne divergeaient qu’en ce qui a trait à méthodologie et aux hypothèses. Si j’ai privilégié certains témoignages par rapport à d’autres, ce n’était pas pour des raisons touchant la crédibilité ou la prépondérance des qualifications. Je m’efforcerai d’expliquer, le cas échéant, pourquoi j’ai accordé préséance à certaines conclusions ou opinions.

 

[20]           Pour ce qui est des témoins factuels, je les ai tous trouvés crédibles, sauf un. J’aurai des commentaires à formuler sur cette personne et sur deux autres.

 

[21]           Deux témoins factuels, qui me paraissent crédibles, me donnent néanmoins matière à préoccupation. Il s’agit de Mmes Yoshiki et Van Wart. Une mise en contexte est ici nécessaire. La présente affaire a été assujettie à la gestion des instances. En mai de cette année, j’ai émis une directive enjoignant aux avocats d’échanger les listes de témoins, y compris les sommaires de dépositions se rapportant aux témoins factuels. Le procès devait se dérouler sans surprise. Quelques jours avant qu’il ne débute, les avocats de Merck ont notifié à ceux d’Apotex que leur cliente changeait de position à l’égard d’une question factuelle importante, soit la date à laquelle Merck alléguerait qu’un second générique, Cobalt, était entré sur le marché canadien. À l’issue d’une conférence préparatoire tenue en présence des avocats, j’ai ajourné le procès, sous conditions, pour permettre à Apotex d’examiner les raisons factuelles du changement de position de Merck et de fournir de nouvelles instructions à ses témoins experts (cela s’appliquait à Merck également). En ce qui concerne Cobalt, les avocats de Merck ont communiqué à ceux d’Apotex certains renseignements touchant les faits sur lesquels se fondaient les prétentions de leur cliente au regard de la date d’entrée de Cobalt sur le marché canadien. M. Ichiyen devait témoigner à ce sujet et certains documents ont été soumis. Apotex a procédé à l’interrogatoire préalable de Merck quelques jours avant le début de ce procès en septembre, et les avocats de Merck ont donné l’assurance que la question était close.

 

[22]           M. Ichiyen a comparu comme témoin de Merck au procès qui s’est déroulé devant moi. Il a été interrogé et contre-interrogé. Qu’il suffise de dire que son témoignage ne s’est pas déroulé comme Merck aurait pu le souhaiter. Le témoin a déclaré que Cobalt ne serait pas entrée sur le marché tant et aussi longtemps qu’il y avait un brevet. Il était vérificateur pour cette entreprise, mais non pas un cadre ou un employé durant la période pertinente. D’après moi, rien dans son témoignage ne vient étayer l’argument de Merck concernant la date d’entrée antérieure de Cobalt sur le marché canadien.

 

[23]           Comme le démontre la preuve, quelques minutes après que M. Ichiyen eut fini de livrer son témoignage au procès, un des avocats de Merck a obtenu de Mme Cirocco, une autre témoin de Merck qui n’avait pas encore été appelée, l’adresse courriel de Mme Van Wart. Il a communiqué avec elle pour convenir d’une rencontre. Il faut préciser très clairement que le nom de Mme Van Wart ne figurait pas sur la liste de témoins de Merck, pas plus qu’il n’a été divulgué à aucun moment à Apotex, que ce soit lors de l’interrogatoire préalable ou d’une autre manière, avant la veille du matin de l’audience où Mme Van Wart a livré son témoignage. Apotex s’est vigoureusement opposée à ce qu’elle comparaisse comme témoin. J’ai autorisé cette comparution, en notant que je réservais ma décision quant à la recevabilité de sa preuve, que j’envisagerais en tout cas avec une grande circonspection.

 

[24]           Il s’est avéré que le témoignage de Mme Van Wart visait largement à contredire la preuve de M. Ichiyen et à brosser un portrait beaucoup plus favorable à Merck. La preuve de Mme Van Wart reposait sur des souvenirs de ce qui avait pu se passer il y a quelque huit ans, en s’aidant de discussions qui ont eu lieu quelques heures auparavant avec des personnes qui n’ont pas été appelées comme témoin, et de documents qui n’ont pas été produits en preuve. Il est clairement ressorti du contre-interrogatoire que les décisions de la filiale canadienne de Cobalt, et notamment celles qui touchaient l’opportunité et la date de l’entrée sur le marché canadien, surtout si un brevet était en jeu, revenaient aux échelons plus élevés de la hiérarchie d’entreprise. La société canadienne Cobalt était une filiale d’une société européenne. Mme Van Wart avait peu d’influence sur ces décisions. J’admettrai sa preuve, mais lui préférerai celle de M. Ichiyen. Le témoignage de Mme Van Wart ne suffit pas à me convaincre que Cobalt serait entrée sur le marché canadien en novembre 2004 ou autour de cette date, ou à tout moment avant Novopharm, comme le prétend Merck.

 

[25]           Au procès, j’ai réprimandé les avocats de Merck qui avaient ignoré ma directive concernant la divulgation des noms de témoins et des sommaires de dépositions. Un délai de plusieurs mois a été accordé au moment de fixer la date d’audience pour le procès, mais, apparemment, ce délai n’a pas servi à préparer les procédures. Quelques jours avant le début du procès, les avocats de Merck ont donné l’assurance, lors des interrogatoires préalables, qu’aucun autre élément ne serait présenté au procès.

 

[26]           Je dois ajouter que mes remarques ne doivent en aucun cas être comprises comme un commentaire sur la probité de Mme Van Wart. Elle a quitté Cobalt il y a quelque temps pour prendre sa retraite et elle dirige une entreprise de consultants. On a communiqué avec elle la veille de sa comparution. Elle a pu se rafraîchir la mémoire en parlant à des gens qui n’ont pas comparu comme témoins, et en examinant des documents qui n’avaient pas été produits au procès. On a communiqué avec Mme Van Wart par l’entremise de Mme Cirocco, mais elle n’en a pas moins été prise au dépourvu. Comme de juste, elle avait l’air déroutée et incertaine de ce qui se passait.

 

[27]           La preuve de Mme Yoshiki soulève également quelques préoccupations. Son nom ne figurait pas sur la liste des témoins d’Apotex, et le sommaire de sa déposition n’a pas été fourni. Dans son cas toutefois, Merck ne s’est pas opposée à ce qu’elle soit appelée comme témoin. Elle n’a pas contredit la preuve d’un autre témoin, mais a fourni des renseignements sur les données recueillies par une organisation du nom d’IMS Brogan, et en particulier par le Canadian Drug Store Hospital Audit, désigné comme le CDH. Les experts en comptabilité des deux parties se sont référés à ces données. Contrairement à Mme Van Wart, sa preuve ne visait pas à discréditer le témoin présenté par une partie. J’accepte son témoignage comme crédible.

 

[28]           Le troisième témoin factuel problématique est Mme Cirocco. Elle avait obtenu un diplôme universitaire de pharmacienne. Elle avait été engagée par Shoppers Drug Mart en 1995, et avait quitté un poste de vice-présidente directrice, Pharmacies et affaires, de l’entreprise en 2009 pour se consacrer à ce qu’elle a décrit comme du bénévolat communautaire et de la consultation. Bien qu’elle ait apparemment reçu une assignation à témoigner, elle a été en fait engagée par les avocats de Merck comme consultante. C’est elle, par exemple, qui a rapidement obtenu l’adresse courriel de Mme Van Wart.

 

[29]           Le témoignage de Mme Cirocco a surtout porté sur le programme de ristournes instauré par Shoppers Drug Mart, par lequel, dans la mesure du possible, Shoppers insiste plus ou moins pour que les fournisseurs de médicaments génériques comme Apotex remettent sous forme de ristourne un pourcentage des montants qui leur sont versés par Shoppers pour l’achat de médicaments. Son témoignage en cette matière allait bien au-delà du sommaire de la déposition transmis par les avocats de Merck à ceux d’Apotex, en particulier sur le point critique touchant l’ampleur de la ristourne. Son témoignage ne s’appuyait en l’occurrence sur aucun document ni aucun autre élément de preuve.

 

[30]           La preuve démontre que, lorsque le nom de Mme Cirocco leur a été divulgué par les avocats de Merck en juin, les avocats d’Apotex ont tenté de communiquer avec elle pour discuter du témoignage qu’elle livrerait éventuellement dans cette affaire. C’est là une démarche bien convenable, les témoins n’appartiennent à personne. Mme Cirocco a joué au chat et à la souris avec les avocats d’Apotex, par courriel. Elle a insisté pour qu’ils lui fassent part de la liste des questions qu’ils pourraient poser, ce qu’ils ont fait, par courriel. Elle n’a plus communiqué avec eux et ne les a jamais rencontrés. C’est son droit; cependant, cette attitude trahit un manque de franchise et une disposition aux stratagèmes.

 

[31]           Par ailleurs, il semblerait que Mme Cirocco se soit vu imposer des mesures disciplinaires en 2004 par l’Ordre des pharmaciens de l’Ontario pour inconduite professionnelle, ce qu’elle a admis franchement durant le contre-interrogatoire. L’avocat de Merck, qui l’a soumis à un interrogatoire principal extrêmement détaillé en ce qui concerne son expérience et ses activités dans le domaine pharmaceutique, n’avait pas du tout évoqué ce sujet. Il ne l’a fait que parce que la question avait été soulevée lors du contre-interrogatoire.

 

[32]           D’après Mme Cirocco, Shoppers acceptait apparemment des ristournes allant jusqu’à soixante pour cent (60 p. 100) autour de la période pertinente. Le gouvernement de l’Ontario a passé une loi en 2006-2007 pour que ce taux ne dépasse pas vingt pour cent (20 p. 100). Il appert du témoignage de Mme Cirocco que son entreprise bénéficiait de ce qu’elle a présenté comme des [traduction] « arrangements privés » en [traduction] « différents lieux », grâce auxquels elle continuait à obtenir, semble-t-il, ces ristournes plus conséquentes.

 

[33]           En fin de compte, le témoignage de Mme Cirocco concernant le monde plutôt trouble des ristournes me laisse assez sceptique. Elle n’a jeté aucun éclairage direct sur la question et a indiqué que Shoppers recevait des ristournes allant jusqu’à soixante pour cent (60 p. 100). Si elle dit vrai, ce fait est important. Merck ne l’a pas divulgué dans un sommaire de déposition avant le procès ou autrement, et aucune preuve ne l’appuie. L’avocat de Merck n’a jamais mentionné ce chiffre lorsqu’il a contre-interrogé les témoins d’Apotex, notamment M. Fahner, qui a comparu de nouveau en réponse au témoignage de Mme Cirocco.

 

[34]           Je n’accepterai le témoignage de Mme Cirocco sur aucun point, à moins qu’il ne soit formellement étayé par d’autres éléments de preuve crédibles.

 

LE MONDE HYPOTHÉTIQUE, À QUI INCOMBE LE FARDEAU?

[35]           La Cour doit envisager ce qui se serait probablement produit si on n’avait pas empêché Apotex d’entrer sur le marché canadien avec ses comprimés génériques d’Apo-alendronate de 70 mg. Merck lui a fait obstacle en intentant des procédures judiciaires en vertu du Règlement, qui se sont soldées par un jugement en sa défaveur. La Cour doit donc répondre de son mieux à une question hypothétique : quelle aurait été la situation, n’eussent été ces procédures?

 

[36]           Avant de plonger dans cette hypothèse, la Cour doit être consciente de la répartition des fardeaux de preuve. Les parties ont cité et invoqué toutes deux le paragraphe 35 de ma décision dans l’affaire Apotex Inc c AstraZeneca Canada Inc, 2012 CF 559, dont je reproduis ici le texte :

 

35        En bref, on peut dire que la partie qui a présenté une preuve suffisante pour « mettre en jeu » une question doit, pour obtenir gain de cause sur cette question, présenter une preuve suffisante pour que, selon la prépondérance des probabilités, les faits pertinents soient considérés par le tribunal comme étant avérés. Ainsi, Apotex doit mettre en jeu et par la suite établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits nécessaires pour démontrer son droit à une indemnité. Quant à AstraZeneca, elle doit mettre en jeu et prouver par la suite les faits qui, selon ce qu’elle affirme, font en sorte que la demande d’indemnité d’Apotex n’est pas admissible ou doit être diminuée ou refusée.

 

 

[37]           Les deux parties ont également invoqué les paragraphes 26 et 27 de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Athey c Leonati, [1996] 3 RCS 458, ci-après reproduits :

 

26        Les intimés ont plaidé que l’évaluation par le juge de première instance des causes probables est semblable à l’évaluation des probabilités que font régulièrement les tribunaux quand ils rajustent les dommages-intérêts pour tenir compte des aléas. Cet argument fait abstraction de la distinction fondamentale entre la façon dont les tribunaux considèrent les faits passés allégués et les événements futurs ou hypothétiques susceptibles de survenir.

 

27        Des événements hypothétiques (par exemple la vie qu’aurait menée le demandeur sans le préjudice délictuel subi) ou futurs n’ont pas à être prouvés selon la prépondérance des probabilités. Au contraire, on leur accorde simplement un certain poids en fonction de leur probabilité relative : Mallett c. McMonagle, [1970] A.C. 166 (H.L.); Malec c. J. C. Hutton Proprietary Ltd. (1990), 169 C.L.R. 638 (H.C. Austr.); Janiak c. Ippolito,1985 CanLII 62 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 146. Par exemple, s’il y a 30 pour 100 de chances que le préjudice subi par le demandeur s’aggrave, le montant de l’indemnité peut être augmenté de 30 pour 100 des dommages-intérêts supplémentaires prévus pour refléter ce risque. Une possibilité future ou hypothétique est prise en considération à la condition qu’il s’agisse d’une possibilité réelle et substantielle et non d’une pure conjecture : Schrump c. Koot (1977), 18 O.R. (2d) 337 (C.A.); Graham c. Rourke 1990 CanLII 2596 (ON CA), (1990), 74 D.L.R. (4th) 1 (C.A. Ont.).

 

[38]           Je souligne la dernière phrase de cette décision; l’hypothèse doit être réelle et substantielle, et non tenir à une pure conjecture. En d’autres termes, la possibilité doit être réaliste, et non dénoter un simple espoir.

 

QUELLE EST la période pertinente?

[39]           La Cour a déjà défini cette période, telle que l’a confirmée la Cour d’appel fédérale : elle va du 3 février 2004 au 26 mai 2005. Les parties ont convenu que les comptables devaient ventiler l’indemnisation dans cet intervalle précis.

 

La taille gLOBALE du marché de l’ALENDRONATE

[40]           Les parties conviennent que la taille totale du marché des comprimés d’alendronate de 70 mg durant la période pertinente correspond à la quantité écoulée par Merck, la seule société à avoir vendu ce produit et à avoir été autorisée à le faire durant la période visée.

 

[41]           Je dois ajouter que d’autres entreprises, notamment Apotex, Novopharm et Cobalt, ont vendu des comprimés d’alendronate à d’autres concentrations, 5 mg et 10 mg, pendant au moins une partie de cette période. Dans leurs avis, les experts ont traité dans une certaine mesure les ventes de ces comprimés comme des modèles ou des exemples de substitution. La différence entre ces comprimés et ceux de 70 mg, semble-t-il, a trait au fait que les plus concentrés sont destinés à une administration « hebdomadaire ».

 

LA PART DU GÉNÉRIQUE DANS LE MARCHÉ GLOBAL DE L’ALENDRONATE

[42]           Les parties ont convenu que la part des fabricants de produits génériques dans le marché de l’alendronate durant la période en question, c’est-à-dire leur part dans le monde hypothétique, est identique à celle qu’ils ont occupée durant la période subséquente dans le monde réel.

 

LA PART D’APOTEX DANS LE marché des médicaments génériques

[43]           Pour répondre à cette question, il faut en examiner deux autres : premièrement, à quel moment Apotex serait-elle entrée sur le marché dans le monde hypothétique? Deuxièmement, à quel moment l’un ou l’autre des deux fabricants de produits génériques, Cobalt et Novopharm, seraient‑ils éventuellement entrés sur le marché durant la période pertinente?

 

[44]           La question de savoir à quel moment un générique serait entré sur le marché doit être envisagée en plusieurs parties. Premièrement, il faut établir à quel moment ce générique aurait reçu son avis de conformité (AC). Il faut ensuite se demander si le fabricant de produits génériques avait la capacité de fabriquer ou d’acquérir le produit à temps. Après cela, il s’agit de savoir si le fabricant de produits génériques était déterminé à entrer sur le marché durant la période pertinente ou s’il en a été dissuadé. Enfin, il convient de déterminer si l’inscription du produit sur un formulaire pouvait être acceptée, et à quel moment, par la direction provinciale ou territoriale compétente; cette inscription aurait permis la vente de quantités importantes de ce produit dans la province visée.

 

1.         La capacité

[45]           Compte tenu de la preuve, et notamment de celle de M. Hall, j’estime qu’Apotex avait la capacité de fabriquer les comprimés d’alendronate de 70 mg en quantité suffisante pour satisfaire le marché durant la période pertinente. Que de telles quantités soient apparues très rapidement sur le marché dès qu’Apotex eut reçu son AC dans le « monde réel » le confirme. Merck n’a pas vraiment contesté ce fait.

 

[46]           Eu égard aux témoignages de M. Ichiyen et de Mme Van Wart, j’estime que la preuve est insuffisante pour me convaincre que Cobalt disposait d’assez de ressources durant la période hypothétique pour fabriquer ou obtenir le produit. Aucun de ces deux témoins n’avait d’information directe susceptible d’appuyer une telle conclusion.

 

[47]           Pour ce qui est de Novopharm, j’estime que le témoignage de M. Boughner établit qu’il avait une connaissance directe des faits pertinents. Il a déclaré que Novopharm pouvait se procurer chez une entreprise étrangère apparentée des quantités suffisantes d’alendronate pour approvisionner le marché durant la période pertinente.

 

2.         La motivation

[48]           J’estime que, si elles avaient reçu un AC, Apotex et Novopharm seraient toutes les deux entrées sur le marché durant la période pertinente. Le Dr Sherman et M. Boughner ont témoigné en ce sens, sans susciter de véritables contestations.

 

[49]           La situation est différente pour Cobalt. M. Ichiyen a déclaré que l’entreprise n’aurait pas lancé un produit tant qu’un brevet était en vigueur. Le témoignage de Mme Van Wart ne concernait que les cas où il n’existait pas de brevet. J’estime que Cobalt n’aurait probablement pas eu la motivation de lancer un produit durant la période pertinente, puisque le brevet de Merck était encore en vigueur.

 

3.         L’inscription aux formulaires

[50]           Il est entendu qu’un produit pharmaceutique tel que des comprimés contenant un ingrédient actif comme l’alendronate ne peut être vendu commercialement au Canada que lorsque le distributeur reçoit l’avis de conformité (AC) du ministre de la Santé fédéral. Il est également admis que, même si un distributeur a reçu l’AC, le produit ne peut généralement être vendu en quantités commerciales raisonnables dans aucune province tant qu’il n’est pas inscrit par le ministère provincial compétent sur ce que l’on appelle un formulaire. Ainsi, la date à laquelle le produit aurait été inscrit sur le formulaire provincial pertinent est importante pour savoir quand il aurait pu être vendu au Canada.

 

[51]           Il n’est pas contesté que le prix du premier générique d’un médicament inscrit sur un formulaire provincial durant la période pertinente, en l’occurrence 2004 et 2005, aurait normalement été établi à soixante-dix pour cent (70 p. 100) du prix fixé pour le produit de marque déjà inscrit. Dans son argumentation, l’avocat d’Apotex a fait valoir avec insistance que le prix aurait été supérieur. J’y reviendrai plus loin. Il est par ailleurs admis que lorsqu’un ou plusieurs autres génériques entrent ensuite sur le marché, le prix de tous les génériques descendra à soixante-trois pour cent (63 p. 100) de celui du produit de marque inscrit. Il est donc important ici de définir la période durant laquelle l’alendronate de 70 mg d’Apotex aurait été le seul générique sur le marché, et la période durant laquelle il aurait cessé de l’être.

 

[52]           Mon analyse concernant les prix ne tient pas compte de la question des ristournes, que j’évoquerai plus loin.

 

[53]           Chacune des parties a produit une preuve d’expert se rapportant aux dates auxquelles, dans la période pertinente, les produits d’Apotex et ceux de fabricants de produits génériques concurrents, Novopharm et Cobalt, auraient été inscrits, à son avis, sur les formulaires provinciaux.

 

[54]           Ces experts, Mme Bacovsky pour Apotex et M. Palmer pour Merck, sont d’accord sur vingt-trois de ces dates, et ne s’entendent pas sur sept d’entre elles. Je reproduis le tableau 1 qui se trouve au paragraphe 33 du rapport complémentaire de M. Palmer daté du 10 septembre 2012. Toutes les dates y sont énumérées; celles qui sont disputées ont été soulignées.

 

Tableau 1. Dates hypothétiques d’inscription aux régimes provinciaux d’assurance-médicaments

 

Apo-alendronate
70 mg

Co-alendronate
70 mg

Novo-Alendronate
70 mg

Dates hypothétiques
d’inscription

3 févr. 2004

21 oct. 2004

7 janv. 2005

Dates hypothétiques d’inscription sur les formulaires provinciaux
(dates divergentes de Bacovsky)

C.-B.

28 août 2004

8 déc. 2004

7 mars 2005

(10 févr. 2004)

(13 déc. 2004)

(28 févr. 2005)

Alb.

8 mars 2004

1er avril 2005

1er juil. 2005

Sask.

1er avril 2004

1er avril 2005

1er juil. 2005

(1er mars 2004)

 

 

Man.

15 juin 2004

3 janv. 2005

7 mai 2005

Ont.

20 juil. 2004

21 déc. 2004

24 févr. 2005

(6 avril 2004)

 

(25 janv. 2005)

Qc

6 oct. 2004

1er juin 2005

5 oct. 2005

N.-B.

26 mars 2004

30 nov. 2004

6 avril 2005

N.-É.

15 mai 2004

1er déc. 2004

1er juil. 2005

Î.-P.-E.

23 août 2004

28 févr. 2005

29 mai 2006

(1er mars 2004)

 

 

T.-N.-L.

16 mars 2004

1er juin 2005

1er juin 2005

 

[55]           Mme Bacovsky indique les dates contestées au tableau 1, paragraphe 3, de son rapport d’expert, daté du 16 septembre 2012, produit en réponse :

 

Tableau 1 : Divergences quant aux dates d’inscription aux régimes d’assurance-médicaments provinciaux entre les rapports d’expert Bacovsky et Palmer

Province

Produit

Estimation Bacovsky

Estimation Palmer

Colombie-Britannique

Apo-Alendronate

10 février 2004

28 août 2004

Co-Alendronate

13 décembre 2004

8 décembre 2004

Novo-Alendronate

28 février 2005

7 mars 2005

Saskatchewan

Apo-Alendronate

1er mars 2004

1er avril 2004

Ontario

Apo-Alendronate

6 avril 2004

20 juillet 2004

Novo-Alendronate

25 janvier 2005

24 février 2005

Île-du-Prince-Édouard

Apo-Alendronate

1er mars 2004

23 août 2004

 

 

[56]           Les experts-comptables, M. Rosen pour Apotex et M. Hamilton pour Merck, se sont servis de ces dates d’inscription pour leurs calculs. Il importe donc de résoudre les divergences.

 

[57]           Heureusement, les parties conviennent que, bien que plusieurs de ces dates soient incompatibles, les différences n’ont pas un grand impact sur le calcul final du montant. Par ailleurs, les parties se sont mises d’accord pour y intégrer les ventes hypothétiques dans les territoires canadiens.

 

[58]           Finalement, la date d’entrée du produit d’Apotex durant la période hypothétique reste en litige à l’égard de deux provinces seulement : l’Ontario et la Saskatchewan.

 

a)         L’Ontario

[59]           D’après Mme Bacovsky, le produit d’Apotex aurait été inscrit sur le formulaire de l’Ontario le 6 avril 2004. Pour M. Palmer, il s’agirait plutôt du 20 juillet 2004. Ce désaccord a beaucoup à voir avec leurs opinions respectives concernant le programme « accéléré » en vigueur en Ontario autour de la période pertinente, et la question de savoir si le produit d’Apotex en aurait bénéficié s’il avait reçu l’AC au début de février 2004.

 

[60]           Merck a présenté la preuve de M. Fraser, qui était alors un haut fonctionnaire du ministère ontarien concerné. J’accepte son témoignage comme crédible et digne de foi, en ce qui touche au fonctionnement du Programme de médicaments de l’Ontario, le service compétent à l’époque.

 

[61]           M. Fraser a déclaré que ce programme prévoyait normalement un processus continu de contrôle des médicaments qu’on voulait faire inscrire sur le formulaire. Ceux qui avaient reçu un AC pour l’équivalent générique approuvé d’un médicament figurant déjà sur le formulaire bénéficiaient d’un traitement plus rapide. Une fois approuvé par le Programme de médicaments de l’Ontario, le dossier était transmis au cabinet aux fins d’approbation. Des retards étaient possibles si le cabinet ne se réunissait pas peu après, ou si d’autres priorités s’interposaient. Son service arrêtait des dates limites internes, généralement inconnues du public, pour que des documents se rapportant à divers médicaments soient regroupés puis soumis ensemble à l’approbation du cabinet. Durant la période en question, la date limite a été fixée au 31 décembre 2003: ainsi, tous les nouveaux médicaments soumis jusque-là seraient regroupés puis transmis au cabinet en vue d’une approbation en avril 2004. Il a mentionné dans son témoignage que toutes les présentations reçues après le 31 décembre 2003, en février 2004 par exemple, auraient été exclues du paquet de documents déjà envoyés au cabinet pour approbation en avril 2004.

 

[62]           L’opinion de Mme Bacovsky selon laquelle le médicament aurait été approuvé le 6 avril 2004 reposait sur la lecture d’un exposé de la preuve figurant dans les motifs de jugement de la décision du juge O’Driscoll de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans Apotex Inc c Ministère de la Santé, dossier de la Cour no 157/04, et al, 27 avril 2004, à propos du citalopram. Dans cette affaire, la présentation faite par un autre fabricant de produits génériques en décembre 2003, en vue de l’inscription de son médicament sur le formulaire, a été incluse dans le paquet à approuver en avril 2004, contrairement à la présentation soumise par Apotex en janvier 2004. Cela concorde avec la preuve de M. Fraser selon laquelle une présentation déposée après décembre 2003, à savoir en février 2004, n’aurait pas été incluse dans le paquet de documents envoyés au cabinet en vue d’une approbation en avril. Cette présentation aurait donc figuré dans le groupe suivant.

 

[63]           Lorsqu’on lui a demandé durant le contre-interrogatoire si la preuve de M. Fraser (qui n’avait pas encore été fournie) voulant que le 31 décembre 2003 fût une date limite inflexible l’aurait fait changer d’avis, Mme Backovsky a marqué une pause, et simplement répondu que M. Fraser n’avait pas une position hiérarchique assez élevée dans le processus décisionnel. Je ne partage pas cet avis et j’estime que la preuve factuelle de ce dernier doit avoir préséance sur la preuve sous forme d’opinion de Mme Bacovsky.

 

[64]           L’opinion de M. Palmer repose sur la présomption, confirmée par la preuve de M. Fraser, que le 20 juillet 2004 était la date plus probable d’inscription du produit d’Apotex sur le formulaire de l’Ontario. Je suis d’accord et conclus donc que la date pertinente pour l’inscription des comprimés d’Apotex de 70 mg sur le formulaire de l’Ontario dans le monde hypothétique est le 20 juillet 2004.

 

b)         La Saskatchewan

[65]           D’après Mme Bacovsky, le produit d’Apotex aurait été inscrit sur le formulaire de la Saskatchewan le 1er mars 2004. Pour M. Palmer, il s’agirait plutôt du 1er avril 2004. Il ne semble pas y avoir de terrain d’entente; c’est l’une ou l’autre de ces dates.

 

[66]           Mme Bacovsky a cité le cas de la ciprofloxacine comme l’exemple standard de la rapidité d’inscription des produits en Saskatchewan. À son avis, l’inscription pouvait se faire en moins d’un mois.

 

[67]           M. Palmer estime quant à lui qu’une demande d’inscription d’un médicament présentée en février 2004 aurait probablement été traitée et menée à terme au mois d’avril plutôt que de mars. Il a expliqué que la ciprofloxacine était un cas spécial pour lequel les procédures d’inscription avaient été accélérées par crainte d’une épidémie d’anthrax. D’après lui, le délai d’inscription correspond davantage à celui d’autres médicaments comme le ramipril.

 

[68]           Je souscris au point de vue de M. Palmer. Contrairement à celui de Mme Bacovsky, c’est une manière plus réaliste et moins optimiste de calculer la date d’inscription.

 

[69]           La date d’inscription du produit d’Apotex en Saskatchewan, dans le monde hypothétique, aurait été le 1er avril 2004.

 

LES INSCRIPTIONS AUX FORMULAIRES DES MÉDICAMENTS À BASE D’ALENDRONATE PRODUITS PAR NOVOPHARM ET COBALT

 

[70]           J’ai déjà conclu que la preuve était insuffisante pour confirmer que Cobalt serait entrée sur le marché durant la période pertinente, comme le prétend Merck. La preuve ne permet pas d’établir que cette entreprise aurait pu fabriquer ou obtenir le produit, ou qu’elle aurait été déterminée à le mettre sur le marché durant cette période. Quoi qu’il en soit, la seule province à l’égard de laquelle les experts ne se sont pas mis d’accord quant aux dates d’inscription du produit de Cobalt est la Colombie-Britannique; il est convenu qu’aux fins des calculs, cela n’a pas de conséquence.

 

[71]           Quant à Novopharm, on relève un écart négligeable entre les dates d’inscription en Colombie-Britannique établies par les experts, mais, encore une fois, cette différence n’est pas significative.

 

[72]           Il y a également divergence entre les experts en ce qui concerne les dates d’inscription du produit de Novopharm sur le formulaire de l’Ontario dans le monde hypothétique. En l’espèce, la date proposée par M. Palmer, le 24 février 2005, est plus favorable à Apotex que celle du 25 janvier 2005 retenue par Mme Bacovsky.

 

[73]           Durant son argumentation, Merck a accepté la date proposée par M. Palmer, et je conclus ainsi que le produit de Novopharm aurait été inscrit au formulaire de l’Ontario le 24 février 2005, dans le monde hypothétique.

 

À QUEL PRIX APOTEX AURAIT-ELLE VENDU SON MÉDICAMENT?

 

[74]           Il faut envisager deux scénarios pour tâcher de déterminer le prix auquel Apotex aurait vendu ses comprimés d’alendronate de 70 mg dans le monde hypothétique. Il s’agit de la période durant laquelle ce médicament aurait été le seul générique disponible, et de celle où un autre générique serait entré sur le marché. En l’occurrence, l’autre générique aurait été celui de Novopharm. Comme je l’ai conclu plus tôt, la preuve ne suffit pas à établir que Cobalt serait entrée sur le marché à un moment ou à un autre durant la période pertinente.

 

[75]           L’experte d’Apotex, Mme Bacovsky, a indiqué que le prix était généralement fixé à 70 p. 100 du prix de vente du médicament de marque (Merck) lorsqu’un générique comme celui d’Apotex était le seul disponible sur le marché, et à 63 p. 100 du même une fois que d’autres génériques étaient inscrits à un formulaire provincial donné. L’expert d’Apotex, M. Rosen, a reconnu que ces chiffres étaient conformes à ses connaissances du monde réel, et a fondé ses opinions sur ces pourcentages.

 

[76]           L’expert de Merck, M. Palmer, a lui aussi accepté ces chiffres. L’autre expert de Merck, M. Hamilton, a proposé différents scénarios en se servant des mêmes pourcentages.

 

[77]           Il semble qu’il ait été établi sans difficulté que les chiffres de 70 p. 100 et de 63 p. 100, se rapportant respectivement aux scénarios d’exclusivité et de partage du marché, serviraient de base pour fixer un prix.

 

[78]           Dans sa plaidoirie, l’avocat d’Apotex a survolé différents extraits de témoignages et a fait valoir qu’il existait, pour reprendre ses mots, une [traduction] « probabilité raisonnable » qu’Apotex eût réclamé et obtenu un prix supérieur au taux de 70 p. 100 durant sa période d’exclusivité.

 

[79]           Il ne fait aucun doute que, dans les négociations avec ses clients, Apotex aurait cherché à établir le prix le plus élevé possible; elle aurait peut-être pu obtenir un prix juste en dessous de celui du médicament de marque, disons à 95 p. 100. Cependant, je ne suis pas convaincu que c’est là la prévision la plus réaliste dans le monde hypothétique.

 

[80]           J’estime que le prix le plus réaliste qu’Apotex aurait obtenu pour son produit dans le monde hypothétique correspond à 70 p. 100 du prix du médicament de marque durant la période d’exclusivité, et à 63 p. 100 du même une fois que cette période aurait pris fin.

 

LA DOUBLE TRANSITION

[81]           La mise sur le marché d’un médicament par une organisation suppose une période initiale durant laquelle le produit sera fabriqué ou acquis, et les clients feront et recevront leurs commandes. Cette période est décrite dans la preuve comme une « transition ». Dans le monde réel, lorsqu’Apotex a mis ses comprimés d’alendronate de 70 mg sur le marché, elle a connu une « transition » avant que les niveaux de vente ne se stabilisent plus ou moins. Les experts — comptables ne s’entendent pas sur le montant des pertes liées au phénomène – à savoir le niveau de ventes le plus faible avant l’atteinte d’un état d’équilibre – dans le monde réel. D’après M. Hamilton, Apotex a subi des pertes minimales liées à la transition dans le monde réel. M. Rosen croit qu’elles ont été plus importantes.

 

[82]           M. Hamilton et M. Rosen conviennent tous deux qu’Apotex aurait également subi dans le monde hypothétique des pertes liées à la transition durant la période où le produit a été commercialisé. Par ailleurs, et de manière plus significative, ils reconnaissent que n’eut été la position de la Cour d’appel fédérale dans sa précédente décision relative à cette affaire, 2008 CAF 189, aux paragraphes 97 à 102, la pratique comptable appropriée aurait consisté à éviter une « double transition ». En d’autres termes, les pertes subies du fait de la transition dans le monde réel devraient s’ajouter à l’indemnisation accordée pour les pertes dans le monde hypothétique.

 

[83]           La jurisprudence en cette matière mérite d’être rappelée. Lorsque l’argument a été soulevé pour la première fois devant moi dans le cadre du précédent procès lié à cette action, il s’inscrivait non pas dans le contexte des transitions, mais dans celui des pertes permanentes de parts de marché. Par exemple, si Apotex était entrée sur le marché durant la période hypothétique, elle aurait pu acquérir, disons, 60 p. 100 de parts de marché, mais, comme son entrée a été retardée, elle n’en a obtenu que 50 p. 100 dans le monde réel; elle subissait donc une perte continue de 10 p. 100 de parts de marché dans la période consécutive à la période hypothétique. J’écrivais aux paragraphes 117 à 121, dans 2008 CF 1185 :

 

LES PERTES FUTURES

 

117      Pour Merck, la réclamation d’Apotex au regard de certains dommages-intérêts constitue une réclamation pour [traduction] « pertes futures ». Bien que cette appellation ne soit sans doute pas tout à fait exacte, il convient d’évoquer en tant que telle cette réclamation.

 

118      La réclamation d’Apotex est énoncée ainsi au sous-alinéa 1a)(ii) de sa déclaration remodifiée :

[traduction

1. La demanderesse, Apotex Inc. (Apotex), réclame :

a) réparation pour le préjudice subi par elle, à propos du médicament alendronate, en rapport avec l’introduction, par les défenderesses, d’une procédure prévue par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement), en ce qui a trait :

[…]

 

(ii) à la perte de ventes et à la perte permanente d’une part de marché, en raison du fait que le lancement par Apotex de son produit alendronate a été injustement retardé, le résultat étant que deux autres fabricants de produits génériques, Novopharm Limited (Novopharm) et Cobalt Pharmaceuticals Inc. (Cobalt) ont lancé leurs produits alendronate à peu près au même moment, ce qui a privé Apotex de la possibilité de se doter d’un avantage permanent en fait de part de marché, avant tout autre fabricant de produits génériques.

 

119      Des extraits de l’interrogatoire préalable d’Apotex ont été produits comme preuve durant l’instruction (pièce 4), extraits qui comportaient l’échange suivant entre les avocats (onglet 1, pages 21 et 22), Me Markwell pour Merck, et Me Crofoot pour Apotex :

 

[traduction

Me Markwell : Excusez-moi, pour préciser votre dernière déclaration. Les dommages-intérêts qui découlent de ces pertes en droit, que voulez-vous dire par là?

 

Me Crowfoot [sic] : Eh bien, le préjudice attribuable à cette période, parce que ma cliente a été tenue à l’écart du marché durant cette période-là. Le préjudice peut englober des choses comme la perte d’une part de marché, ce qui suppose un calcul de la valeur présente.

 

Me Markwell : Il n’est donc pas exact de dire que votre perte se limite à la période de 16 mois, en ce sens qu’il pourrait s’agir de la période plus longue?

 

Me Crowfoot [sic] : Non, les pertes se rapportant à la période de 16 mois concernent le fait d’avoir été tenu à l’écart du marché. Le calcul de cette perte peut correspondre à la valeur présente d’une part de marché moindre que celle dont Apotex aurait bénéficié autrement.

 

Me Markwell : Durant les 16 mois ou au-delà des 16 mois?

 

Me Crowfoot [sic] : La perte d’une part de marché a lieu dès que l’on entre sur le marché et que l’on n’a qu’une part de marché de X p. 100 au lieu d’une part de marché de Y p. 100. Cette perte est subie à la date où l’on entre sur le marché parce que l’on ne peut pas acquérir la part de marché que l’on devrait avoir. Les pertes se sont donc produites à l’intérieur de la période, mais il faudra peut‑être les calculer d’une manière prospective.

 

Me Markwell : Quel serait alors l’horizon temporel de ces pertes futures?

 

Me Crowfoot [sic] : La perte d’une part de marché serait perpétuelle, mais, pour le calcul de la valeur présente, plus loin on va dans le temps, moins les répercussions financières se manifestent. Cela requiert une preuve d’expert. Je ne sais pas quelle serait la durée de la période.

 

Me Markwell : La position d’Apotex, c’est donc qu’il pourrait en fait y avoir une perte perpétuelle qui serait calculée à la date de l’avis de conformité, compte tenu de facteurs qui seront l’objet d’une preuve d’expert?

 

Me Crowfoot [sic] : Oui.

 

120      Si je comprends bien la réclamation d’Apotex, celle-ci dit que, durant la période allant du 3 février 2004 au 26 mai 2005, le marché de ce produit en particulier a subi une distorsion parce que deux autres fabricants de produits génériques sont entrés sur le marché durant cette période. Apotex dit que, n’eût été la demande d’interdiction faite par Merck à l’encontre d’Apotex, Apotex aurait pu être la première sur le marché, ou à tout le moins elle aurait pu entrer sur le marché à la même date que les autres fabricants de produits génériques, et que la part de marché d’Apotex aurait donc été plus importante qu’elle l’est aujourd’hui. Apotex fait valoir que cette part moindre de marché est quelque chose de permanent, que c’est une perte permanente. La perte, de dire Apotex, pourra être chiffrée par des experts durant l’instruction ultérieure.

 

121      J’assimile la situation à celle où une personne a pu subir un préjudice en raison de l’activité délictueuse d’une autre personne. Par exemple, une personne pourrait subir une blessure à la jambe de telle sorte que, durant le reste de sa vie, elle souffrira d’une invalidité à la jambe. La jambe pourrait guérir, son propriétaire aurait sans doute dû obtenir des soins médicaux ou suivre une thérapeutique curative, mais il ne l’a pas fait. Il s’agit là d’une évaluation du préjudice, non du préjudice en tant que tel.

 

[84]           La Cour d’appel, dans 2009 CAF 187, m’a infirmé sur ce point, déclarant aux paragraphes 97 à 102 :

 

97        Personne ne conteste la façon dont le juge de la Cour fédérale a qualifié la demande d’Apotex dans sa déclaration remodifiée. La question qui se pose est donc de savoir si la demande, dans l’interprétation qu’en donne le juge de la Cour fédérale, tombe dans la portée du paragraphe 8(1). Il s’agit encore une fois d’une pure question d’interprétation des lois, qui appelle un contrôle selon la norme de la décision correcte.

 

98        Comme je l’ai déjà noté, l’article 8 dans sa version originale était quelque peu obscur (voir le paragraphe 45 ci‑dessus). Le REIR qui accompagnait la modification de l’article 8 en 1998 indique que la modification visait à préciser les circonstances où des dommages-intérêts peuvent être accordés. La version modifiée de l’article 8 établit clairement que :

 

[...] la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période :

 

a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal estime d’après la preuve qu’une autre date est plus appropriée;

 

b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

99        Selon l’analyse du juge de la Cour fédérale, les pertes réclamées par Apotex ont été causées au cours de cette période, qui correspond au moment où Apotex a été empêchée d’entrer sur le marché et d’obtenir la part de marché qu’elle aurait eu autrement, selon sa demande. Personne ne conteste ce raisonnement. La question est de savoir si la baisse des ventes survenant dans les années futures du fait de cette diminution de la part de marché tombe dans la portée de l’article 8. Le juge de la Cour fédérale, en autorisant l’instruction de la demande relative aux pertes allant « au-delà du 26 mai 2005 », a répondu par l’affirmative à la question.

 

100      Quand on prend en considération les larges pouvoirs que confère l’article 55.2(4) de la Loi sur les brevets, il apparaît clair que l’évaluation de l’indemnité qui peut être accordée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil. Il est clair également que dans le cadre de l’objet du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et de l’équilibre que cherche à établir la Loi sur les brevets, le gouverneur en conseil pouvait, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, fixer l’indemnisation à l’intérieur d’une fourchette.

 

101      En l’espèce, nous avons l’avantage de savoir qu’en 1998 le gouverneur en conseil s’est penché sur la question et qu’il a choisi de limiter l’évaluation des pertes faisant l’objet d’une indemnisation par voie de dommages-intérêts aux pertes subies au cours de la période. Cela ne pose aucune question de principe. Le gouverneur en conseil aurait pu étendre l’évaluation des pertes aux pertes qui ont été causées au cours de la période, sans égard au moment où elles sont subies. Cependant, il ne l’a pas fait.

 

102      Il faut donner effet à l’intention clairement exprimée du gouverneur en conseil. L’indemnisation des pertes pour les années futures est donc exclue puisqu’on ne peut pas dire que ces pertes ont été subies au cours de la période. Il s’ensuit, par exemple, que le droit d’Apotex à des dommages-intérêts pour la perte de ventes résultant de la baisse alléguée de sa part de marché doit être limité aux ventes dont on peut établir qu’elles ont été perdues au cours de la période. Pour que les pertes fassent l’objet d’une indemnité, il faut établir qu’elles sont survenues au cours de la période. Par conséquent, je conclus que l’appel devrait être accueilli sur ce point précis.

 

[85]           Il est à noter qu’au paragraphe 101, la Cour d’appel fonde sa conclusion sur l’emploi du mot « subies » figurant à l’article 8 du Règlement, et oppose les pertes « subies » à celles qui ont « été causées ». Pourtant, au paragraphe 102, la Cour n’emploie aucun de ces mots et se sert du terme « survenues ». Dans sa décision publiée en mai de cette année sous Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2012 CF 553, précitée, la juge Snider a refusé d’accorder une indemnisation pour la double transition, en s’appuyant sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale précité, tel qu’elle l’a compris. Elle déclarait aux paragraphes 265 à 270 :

 

265      Apotex soutient qu’elle devrait avoir le droit de recouvrer un montant qu’elle qualifie de seconde [traduction] « transition »ou [traduction] de « dommages pour transition ». Sanofi soutient qu’Apotex n’y a pas droit.

 

266      De façon générale, selon ce que j’ai compris, l’expression « transition » désigne le temps qu’il faut à un fabricant de médicaments, après avoir obtenu l’approbation initiale de son médicament, pour atteindre son niveau final de ventes. Il faut un certain temps pour négocier des ententes avec les pharmacies et les distributeurs, obtenir des inscriptions aux formulaires et acheminer concrètement le produit aux pharmacies. Dans le monde hypothétique, Apotex aurait subi une période de transition pour laquelle elle ne sollicite pas d’indemnité. Cependant, Apotex sollicite bel et bien une indemnité à l’égard de sa transition « réelle » ou « en double » qui, soutient-elle, n’a eu lieu qu’à cause des actes de Sanofi.

 

267      M. Rostant a décrit en ces termes cette [traduction] « transition » au cours de la [traduction] « période de perte ultérieure » (c.-à-d., après le 12 décembre 2006) (pièce 26, page 33) :

 

[traduction] Quand Apotex a lancé l’Apo-ramipril en décembre 2006, il y a eu une période de « transition » avant qu’elle réalise des profits sur une base tout à fait fonctionnelle (la « période de transition »). Après avoir reçu son AC, Apotex a entrepris la commercialisation et la vente de l’Apo-ramipril, y compris l’obtention des inscriptions aux formulaires. Si Apotex avait commencé à vendre l’Apo-ramipril à la fin de la période de perte initiale, elle n’aurait fait la « transition » qu’à cette date antérieure, de sorte que, dans la période située au mois de décembre 2006 et par la suite, elle aurait réalisé ses ventes sur une base tout à fait fonctionnelle.

 

[…] [l]a perte de profits associée à la période de transition située dans la période de perte ultérieure est la différence entre ce qu’Apotex aurait vendu si elle avait fait la transition au cours de la période de perte initiale et ce qu’elle a vendu au cours de la période de perte ultérieure quand elle a fait la transition.

 

268      Selon les calculs de M. Rostant, les profits qu’Apotex a perdus au cours de la période de transition ultérieure étaient de 9 205 121 $. M. Hamilton a calculé que ce montant s’élevait à 7 211 327 $ (pièce 119, annexe 9).

 

269      Même si la valeur de la seconde période de transition, ou période transition en double, constitue manifestement une perte pour Apotex, il s’agit d’une perte qui a eu lieu après la période pertinente. Dans l’arrêt Alendronate (CAF), précité, la Cour d’appel a traité de la portée d’une demande présentée en vertu de l’article 8 du Règlement sur les MB (AC). Dans cette affaire, Apotex avait plaidé que, aux termes de l’article 8 du Règlement, elle avait droit à des dommages-intérêts à l’égard de [traduction] « la perte de ventes et […] la perte permanente d’une part de marché » (voir la décision Alendronate (CF), précitée, au paragraphe 118). Ce qui est le plus pertinent pour la question qui m’est soumise, la Cour d’appel a conclu que l’article 8 n’inclut pas de dommages pour « pertes futures », comme une diminution de la part de marché due à une entrée retardée sur le marché des médicaments génériques. Il vaut la peine de répéter ici la partie déterminante de la décision, aux paragraphes 99 à 102 :

 

[99]      Selon l’analyse du juge de la Cour fédérale, les pertes réclamées par Apotex ont été causées au cours de cette période, qui correspond au moment où Apotex a été empêchée d’entrer sur le marché et d’obtenir la part de marché qu’elle aurait eu autrement, selon sa demande. Personne ne conteste ce raisonnement. La question est de savoir si la baisse des ventes survenant dans les années futures du fait de cette diminution de la part de marché tombe dans la portée de l’article 8. Le juge de la Cour fédérale, en autorisant l’instruction de la demande relative aux pertes allant « au-delà du 26 mai 2005 », a répondu par l’affirmative à la question.

 

[100]    Quand on prend en considération les larges pouvoirs que confère l’article 55.2(4) de la Loi sur les brevets, il apparaît clair que l’évaluation de l’indemnité qui peut être accordée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil. Il est clair également que dans le cadre de l’objet du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et de l’équilibre que cherche à établir la Loi sur les brevets, le gouverneur en conseil pouvait, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, fixer l’indemnisation à l’intérieur d’une fourchette.

 

[101]    En l’espèce, nous avons l’avantage de savoir qu’en 1998 le gouverneur en conseil s’est penché sur la question et qu’il a choisi de limiter l’évaluation des pertes faisant l’objet d’une indemnisation par voie de dommages-intérêts aux pertes subies au cours de la période. Cela ne pose aucune question de principe. Le gouverneur en conseil aurait pu étendre l’évaluation des pertes aux pertes qui ont été causées au cours de la période, sans égard au moment où elles sont subies. Cependant, il ne l’a pas fait.

 

[102]    Il faut donner effet à l’intention clairement exprimée du gouverneur en conseil. L’indemnisation des pertes pour les années futures est donc exclue puisqu’on ne peut pas dire que ces pertes ont été subies au cours de la période. Il s’ensuit, par exemple, que le droit d’Apotex à des dommages-intérêts pour la perte de ventes résultant de la baisse alléguée de sa part de marché doit être limité aux ventes dont on peut établir qu’elles ont été perdues au cours de la période. Pour que les pertes fassent l’objet d’une indemnité, il faut établir qu’elles sont survenues au cours de la période. Par conséquent, je conclus que l’appel devrait être accueilli sur ce point précis.

 

[Souligné dans l’original.]

 

270      Apotex soutient que la décision que la Cour d’appel a rendue dans Alendronate (CAF) ne s’étend pas à une demande relative à une période de transition ultérieure. Je ne suis pas d’accord. La conclusion de la Cour d’appel s’applique directement à ce type de perte. Apotex demande qu’on l’indemnise pour une perte qui a pu avoir été causée au cours de la période pertinente, mais qui n’a pas été subie à ce moment-là. La perte en question — quel que soit le nom qu’on lui donne — s’inscrit directement dans les exceptions énoncées dans l’arrêt Alendronate (CAF) et, malheureusement, elle n’est pas susceptible d’indemnisation.

 

[86]           Je ne suis pas convaincu, compte tenu notamment de l’avis commun des experts‑comptables selon lequel une indemnisation servirait normalement à prévenir les pertes liées à une double transition, que la Cour d’appel avait cette situation à l’esprit.

 

[87]           Cependant, dans l’intérêt de la courtoisie et l’expectative d’un inévitable appel contre ma décision, quelle qu’en soit l’issue, j’adopterai le raisonnement de la juge Snider et n’accorderai pas d’indemnisation pour la double transition.

 

LES DÉDUCTIONS

a)         Les déductions convenues

[88]           Il est avéré que certaines déductions doivent être soustraites du prix qu’Apotex aurait autrement obtenu pour les quantités de médicaments qu’elle aurait vendues dans le monde hypothétique. Les parties se sont entendues sur certaines d’entre elles, en particulier :

 

  la remise pour règlement rapide;

  les retours sur ventes;

  le coût des ventes;

  les commissions de ventes;

  les frais de transport et de distribution.

 

[89]           Les parties se sont entendues sur l’estimation comptable de ces facteurs; il n’en sera donc plus question dans les présents motifs.

 

[90]           Les parties ne sont pas d’accord sur deux catégories de déductions :

 

  les ristournes;

  les produits gratuits.

 

[91]           Par conséquent, je m’y attarderai.

 

b)         Les ristournes

[92]           Les ristournes, parfois désignées comme des valeurs de reprise ou des primes, sont des sommes versées par le vendeur, comme une entreprise de médicaments génériques, à son acheteur, en règle générale après que les produits lui ont été facturés par ce dernier. Le second envoie au premier une facture reposant le plus souvent sur un pourcentage du prix des produits vendus. L’acheteur reçoit ensuite un chèque au montant facturé.

 

[93]           Bien que cette pratique puisse s’expliquer de différentes manières, il ne faut pas mâcher ses mots. Il s’agit d’un pot-de-vin. Le gouvernement de l’Ontario s’est efforcé pour sa part, en 2006 et par la suite, de réglementer cette pratique en limitant le pourcentage autorisé à vingt pour cent (20 p. 100).

 

[94]           Cette pratique paraît nébuleuse. Le montant des ristournes ne semble pas fixé à l’avance, et une ristourne précise ne s’applique pas nécessairement, ou inévitablement, à un produit particulier. Il s’avère que les ristournes s’appliquent collectivement à une gamme de produits et qu’elles varient dans le temps. Tout cela dépend grandement du pouvoir de négociation du fournisseur, comme Apotex par exemple, et de l’acheteur, qui peut être une chaîne de pharmacies ou un groupe d’achats. L’exclusivité d’un produit place le fournisseur en meilleure position tandis que la non-exclusivité profite à l’acheteur. Même dans le premier cas, un fournisseur peut accorder une ristourne pour faire connaître son produit ou en échange d’un bon traitement en d’autres matières. Un acheteur qui n’obtient pas une ristourne favorable tentera peut-être d’exercer des représailles autrement, ou plus tard. Nous n’avons pas affaire à une science exacte.

 

[95]           En l’occurrence, plusieurs indicateurs ont été définis. Par exemple, quelles étaient les ristournes offertes pour les comprimés d’alendronate de 5 mg et 10 mg? À combien s’élevaient ces ristournes dans le monde réel une fois qu’Apotex a introduit ses comprimés de 70 mg sur le marché? Quelles ristournes ont été accordées pour d’autres médicaments, en situation d’exclusivité ou non, durant la période hypothétique? Dans leur argumentation, les parties ont fait valoir que des ristournes allant de presque zéro (Apotex) à soixante pour cent (60 p. 100) (Merck) avaient lieu de s’appliquer. La preuve confirme ici et là l’utilisation des ristournes de cinq pour cent (5 p. 100) ou de quarante pour cent (40 p. 100), et bien d’autres pourcentages.

 

[96]           Il n’y a pas de chiffres corrects. Durant sa période d’exclusivité, Apotex aurait incontestablement préféré n’accorder aucune ristourne, ou alors en petits montants. Cependant, d’autres facteurs, comme la volonté de faire connaître son produit ou la crainte de représailles ailleurs, auraient pu l’amener à en accorder.

 

[97]           Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, je suis convaincu que la conclusion la plus raisonnable quant au montant des ristournes qu’Apotex aurait offertes durant sa période d’exclusivité est celle de M. Rosen à l’annexe 16 de son rapport du 7 août 2012. Ce montant s’élève à ______ et a été calculé en se servant de plusieurs autres médicaments comme indicateurs. Je reconnais que d’autres médicaments auraient pu servir à cette fin, mais ceux qu’il a choisis sont raisonnables.

 

[98]           M. Hamilton reprend le montant de M. Rosen dans certains de ses calculs également. Il utilise par ailleurs les taux de 40 p. 100 et de 60 p. 100, mais a déclaré sans détour durant le contre‑interrogatoire qu’il ne l’avait fait que sur les instructions des avocats de Merck. Il n’avait aucune raison indépendante de s’arrêter sur ces chiffres.

 

[99]           Quant à la période à partir de laquelle Apotex a perdu l’exclusivité du marché des génériques, la preuve montre que, dans le monde réel, elle a accordé des ristournes de _________________, ce qui incluait des produits gratuits. D’après les calculs de l’annexe 16 du rapport susmentionné de M. Rosen, qui reposent sur des médicaments indicateurs, les ristournes accordées durant la période de non-exclusivité s’élevaient à _____________________.

 

[100]       Je suis donc confronté à un choix : le montant de _____________________ correspondant au monde réel, ou un montant basé sur des médicaments indicateurs et s’élevant à _______________________________ dans le monde hypothétique. Pour la période d’exclusivité, j’ai choisi le modèle fondé sur les indicateurs de M. Rosen. Par souci de cohérence, je devrais semble-t-il m’y tenir, mais je n’en ferai rien. J’opterai pour le chiffre se rapportant au monde réel, parce qu’il convient davantage et qu’il est établi de manière plus convaincante. Le montant fourni par M. Rosen relativement à la période d’exclusivité était le meilleur élément de preuve dont je disposais pour cette période. Le montant se rapportant au monde réel pour la période de non-exclusivité est le meilleur élément de preuve dont je dispose pour cette période.

 

[101]       Je conclus donc que l’indemnité relative aux ristournes pour la période d’exclusivité d’Apotex devrait s’élever à ____________________ du prix de vente et à __________________ du prix de vente durant la période de non-exclusivité.

 

c)         Les produits gratuits

[102]       M. Rosen et M. Hamilton ne s’entendaient pas sur l’opportunité et le montant des déductions liées à l’offre de produits gratuits. Les chiffres de ______ et de ______ mentionnés ci‑dessus couvrent l’offre de ces produits.

 

[103]       La différence entre ces experts revient à savoir si les données fournies par l’organisation de Mme Yoshiki (IMS CDH) incluaient ou non les produits gratuits. Si l’on se rapporte à son témoignage, ceux-ci n’étaient pas compris. Pour cette raison, nous retiendrons le point de vue de M. Rosen.

 

[104]       Les pourcentages établis plus haut, ______ et ____, tiennent compte des produits gratuits. Aucune autre déduction ne sera accordée pour les produits gratuits.

 

LES Intérêts

[105]       Apotex réclame des intérêts sur les sommes que Merck est tenue de lui payer à l’issue de la présente action. L’expert-comptable d’Apotex, M. Rosen, les a calculés en se fondant sur un taux d’intérêt simple de 2,8 p. 100. L’expert-comptable de Merck, M. Hamilton, s’est servi du taux d’intérêt débiteur annuel moyen de la Banque du Canada.

 

[106]       Les avocats m’ont informé que les parties s’étaient mises d’accord sur la méthode de calcul des intérêts ayant couru avant le procès. La pièce P‑65 en précise la nature et ces intérêts seront calculés conformément à ce qui y est énoncé. Ils auront couru jusqu’à la date des présents motifs.

 

CONCLUSION et dépens

[107]       Je me suis efforcé, dans les présents motifs, d’exposer les questions sur lesquelles les parties s’étaient mises d’accord, et de résoudre celles qui restaient en litige. Les experts‑comptables des parties doivent collaborer pour établir le montant final de l’indemnisation, et exposer dans un rapport sommaire les calculs qui ont mené à ce résultat. Bien que je sois persuadé qu’aucune question n’a été négligée dans les présents motifs et qu’aucun sujet ne donnera matière à contestation, les parties peuvent s’adresser à moi dès que possible si ce n’est pas le cas. Je m’attends à recevoir le montant final et le rapport sur les calculs effectués dans les quinze (15) jours.

 

[108]       Les parties ont demandé que je réserve ma décision en ce qui a trait aux dépens. Elles doivent garder à l’esprit l’ordonnance précédente par laquelle la date du procès a été ajournée et qui traitait de certains des aspects liés aux dépens. D’autres ordonnances pourront également être rendues sur cette question. Les parties doivent présenter des observations sommaires (cinq pages ou moins) sur les dépens dans les dix (10) jours suivant la présentation du rapport des experts‑comptables susmentionné.

 


JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS QUI ONT ÉTÉ EXPOSÉS :

LA COUR STATUE que :

 

1.                          Les experts-comptables doivent collaborer et fournir dans les quinze (15) jours le montant convenu de l’indemnisation à verser à Apotex, eu égard aux points sur lesquels ils s’étaient mis d’accord et aux conclusions formulées dans les motifs exposés ci‑dessus. Ils devront exposer dans un rapport sommaire les calculs qui ont abouti à ce montant. En cas de différend, la question litigieuse sera définie et j’établirai le processus à suivre en vue de sa résolution.

 

2.                          Les parties doivent présenter des observations sur les dépens (pas plus que cinq pages) dans les dix (10) jours suivant la présentation du rapport des experts susmentionné.

 

3.                          Je réserverai mon jugement final jusqu’après réception des documents se rapportant aux deux points précédents.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1144-05

 

INTITULÉ :                                      APOTEX INC c MERCK CANADA INC et MERCK FROSST CANADA & CO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Les 24, 25, 27 et 28 septembre; le 1er octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 24 octobre 2012

 

 

 

Comparutions :

 

Harry B. Radomski

Jerry Topolski

Ken Crofoot

Ben Hackett

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Patrick E. Kierans

Allyson Whyte Nowak

Adam Haller

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Norton Rose

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

 

 

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