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Date : 20121001

Dossier : T-74-11

Référence : 2012 CF 1160

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er octobre 2012

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DES K’ÓMOKS

 

demanderesse

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS,
RAINCOAST SEA FARMS LTD.,
JOE TARNOWSKI ET DOUG WRIGHT

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

« Les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada
sont reconnus et confirmés. […] Il est entendu que sont compris parmi les “droits issus de traités” […] les droits existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis. »

Loi constitutionnelle de 1982, partie II, Droits des peuples autochtones du Canada, article 35

 

 

[1]               La Première nation des K’omoks, une bande au sens de la Loi sur les Indiens, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue en décembre 2010, par laquelle le ministre des Pêches et des Océans du Canada a délivré quatre permis de courte durée pour la conchyliculture dans ce que cette bande considère comme son territoire traditionnel. Ces permis ont expiré en février 2012, mais ils ont ensuite été renouvelés pour une autre année. La demande a été modifiée afin de soumettre également cette décision au contrôle judiciaire.

 

APERÇU

[2]               L’origine des décisions du ministre remonte à l’arrêt que la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu dans l’affaire Morton c British Columbia (Minister of Agriculture and Lands), 2009 BCSC 136, 92 BCLR (4th) 314, [2009] BCJ no 193 (QL). Avant cela, les permis de récolte de mollusques et crustacés ainsi que de poissons à nageoires en Colombie‑Britannique étaient délivrés par le gouvernement de la province. Il a toutefois été décrété dans Morton que, du point de vue constitutionnel, l’octroi de ces permis était lié aux pêches et constituait une matière fédérale exclusive. La Cour a donc conclu que les règlements et les permis de la Colombie‑Britannique étaient invalides. L’effet de cette décision a d’abord été suspendu pour un an et ensuite, à la requête du gouvernement fédéral, jusqu’au 19 décembre 2010.

 

[3]               Les quatre permis fédéraux dont il est question en l’espèce, de même que leurs renouvellements d’un an, ont été délivrés à de précédents détenteurs de permis de la Colombie‑Britannique, pour les mêmes territoires.

 

[4]               Les terres et les eaux en question ne sont pas assujetties à un traité, mais des négociations sont en cours depuis maintenant quelques années. La bande soutient qu’à cause de l’octroi des permis, il lui est impossible de récolter la totalité des produits conchylicoles dont ses membres ont besoin à des fins alimentaires, sociales et rituelles, c’est-à-dire dans le cadre des droits ancestraux existants.

 

[5]               Dans sa demande initiale, la bande a affirmé que le ministère avait l’obligation constitutionnelle de la consulter au sujet, d’une part, de la délivrance des permis et, d’autre part, des conditions qui y sont rattachées. Il a manqué à cette obligation. Des consultations ont bien eu lieu, mais c’était trop peu, trop tard. Elles ont porté uniquement sur les conditions rattachées aux permis proposés, plutôt que sur la question plus fondamentale de savoir s’il fallait délivrer au départ ces permis ou non. Même s’il était bien au fait des droits et des titres ancestraux revendiqués par la bande, le ministère n’a pas procédé à une appréciation préliminaire de l’importance de ces droits, ni de l’effet néfaste des permis. De ce fait, il n’a offert aucune mesure d’accommodement.

 

[6]               La bande a demandé des déclarations appropriées. Elle n’a pas sollicité une ordonnance annulant la délivrance des quatre permis, mais plutôt une ordonnance interdisant au ministère de les renouveler pour une période de plus de six mois, jusqu’à ce que la bande et le ministère aient confirmé par écrit qu’ils avaient conclu le processus de consultation, ou que la Cour conclue que la Couronne s’était acquittée de son obligation en matière de consultation et, le cas échéant, d’accommodement.

 

[7]               Un point particulièrement sensible, une fois que l’affaire est tombée entre les mains des avocats, était que, bien qu’il y ait eu certaines consultations, le procureur général ne voulait pas admettre que la Couronne avait une obligation constitutionnelle d’en faire.

 

[8]               Le contrôle judiciaire a été entendu le 11 octobre 2011. Après que la bande eut présenté ses arguments, et avant que les défendeurs présentent les leurs (les détenteurs de permis Raincoast Sea Farms Ltd. et MM. Turnosky et Wright n’y ont pas participé), la Couronne, tout en n’admettant toujours pas qu’elle était obligée de consulter la bande, s’est engagée auprès de la Cour à procéder à des consultations à propos du renouvellement des permis.

 

[9]               En conséquence, et malgré l’opposition de la bande, j’ai ajourné la demande sine die et soumis l’affaire au processus de gestion d’instance. Par la suite, j’ai été désigné, de pair avec le protonotaire Lafrenière, responsable de la gestion de l’instance.

 

[10]           Les consultations se sont poursuivies dans une certaine mesure, mais l’affaire n’a pas été réglée. En février 2012, les quatre permis ont été renouvelés pour une année de plus. Sur consentement, la demande de contrôle judiciaire a été élargie de manière à englober cette décision. La bande sollicite toujours des déclarations concernant les obligations de consultation en instance, mais elle demande maintenant aussi que l’on interdise à la Couronne de renouveler les permis de remplacement jusqu’à ce qu’elle se soit acquittée de ses obligations de véritable consultation et d’accommodement raisonnable.

 

Le contexte constitutionnel

[11]           Les tribunaux canadiens, guidés par la Cour suprême du Canada, ont dit bien des choses sur l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi que sur la relation entre les peuples autochtones et les colons européens. Dans le contexte où s’inscrit le présent contrôle judiciaire, l’arrêt de principe est Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511, [2004] ACS no 70 (QL). En bref, ce qui est en jeu, c’est la réconciliation avec les peuples autochtones et l’honneur de la Couronne. L’obligation de consultation prend naissance lorsque la Couronne est au courant de l’existence d’un droit ou d’un titre ancestral revendiqué et sait qu’elle risque d’agir d’une manière qui pourrait avoir un effet préjudiciable sur ce droit ou ce titre. Dans les situations où des négociations relatives à un traité sont en cours, des négociations qui peuvent s’étendre sur plusieurs décennies, la Couronne devrait procéder à une appréciation préliminaire de la force des arguments invoqués ainsi que de l’effet préjudiciable de la mesure envisagée. Cela peut donner naissance à une obligation d’accommodement en attendant la fin du processus de négociation du traité. Les consultations doivent être menées de bonne foi, mais il n’est pas nécessaire d’arriver à une entente. Dans une récente décision de la présente Cour : Bande des Dénés de Sambaa K’e c Duncan, 2012 CF 204, [2012] CNLR 369, [2012] ACF no 216 (QL), la juge Mactavish analyse en détail les règles de droit applicables ainsi que les décisions qui ont été rendues après l’arrêt Haïda. Invoquant l’arrêt Rio Tinto Alcan Inc. c Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 RCS 650, [2010] ACS no 43 (QL), elle fait remarquer, au paragraphe 95, que, bien qu’il soit essentiel que la bande établisse l’existence d’une revendication possible, il n’est pas nécessaire de prouver, à l’étape de l’accommodement, que cette revendication connaîtra une issue favorable. Se fondant sur l’arrêt Haïda, elle déclare qu’en ce qui concerne les questions de droit, le décideur est généralement tenu de rendre une décision correcte, tandis que l’on peut faire preuve de déférence à l’égard des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit.

 

[12]           Dans l’affaire qui nous occupe, il est admis qu’il se déroule depuis 1991 des négociations de traité mettant en cause la bande et les gouvernements fédéral et provincial. La Cour ne dispose d’aucune preuve indiquant les plaintes que la bande a déposées à l’époque où c’était la province de la Colombie-Britannique qui s’occupait d’octroyer les permis d’aquaculture. Cependant, en février 2010, les avocats représentant la bande ont écrit au ministre en vue d’exposer les éléments essentiels de l’affaire qui fait actuellement l’objet d’un contrôle judiciaire.

 

LES Deux questions de procédure

[13]           Il y a deux questions de procédure importantes. La première est que, bien que les deux parties aient déposé de manière très détaillée la correspondance qu’elles se sont échangées, de même que les procès-verbaux ou les transcriptions des réunions qu’elles ont tenues, la bande n’a jamais déposé une demande officielle aux termes de l’article 317 des Règles des Cours fédérales en vue d’obtenir les documents se trouvant en la possession du ministre quand ce dernier a décidé de délivrer les permis, et de les renouveler.

 

[14]           La seconde question de procédure, qui est toutefois liée à la première, est qu’un contrôle judiciaire est fondé sur les documents qu’avait en main le décideur initial à l’époque où la décision a été rendue. Tant dans le dossier lié à la demande initiale que, dans celui qui se rapporte à la demande modifiée, les parties ont déposé des documents qui n’ont vu le jour qu’après le moment où ces décisions ont été rendues. L’explication des deux parties est que la bande sollicite une ordonnance portant que le ministre continue de consulter et prenne des mesures d’accommodement. Il ressort de ces documents que des consultations sont en cours et que l’on discute d’éventuelles mesures d’accommodement. J’admets que ces documents sont pertinents pour ce qui est d’apprécier les mesures de réparation demandées.

 

[15]           L’article 317 des Règles est en jeu, parce que la Couronne a fait part de son appréciation préliminaire et a ouvert la porte à d’éventuelles mesures d’accommodement, sous réserve de consultations additionnelles, dans une lettre datée du 24 avril 2012 et signée de la main de Diana Trager, l’actuelle directrice de la Division de la gestion de l’aquaculture, Gestion de l’aquaculture, à Pêches et Océans Canada. Tout en reconnaissant, à titre d’appréciation préliminaire, que les K’omoks avaient à première vue une revendication solidement fondée à l’égard de la récolte de mollusques et crustacés à des fins alimentaires, sociales et rituelles, il a été dit qu’il existait au moins huit autres Premières nations ou groupes visés par un traité qui avaient produit des déclarations d’intention qui se chevauchaient, dont des revendications de la Première nation Snaw-Naw-As (Nanoose). Il est de notoriété publique que cette dernière a présenté une demande de contrôle judiciaire le 14 mars 2011 dans le cadre du dossier de la Cour no T‑441‑11. La demande sollicite le contrôle d’un nombre élevé de permis que le ministre a délivrés, dont les quatre dont il est question en l’espèce! On ne saurait croire que le ministre n’était pas au courant de ces instances quand les quatre permis ont été renouvelés au mois de février de la présente année, et qu’elles ont eu une incidence sur les retards avec lesquels une appréciation préliminaire a été produite.

 

les quatre permis

[16]           Les permis ne sont que quatre des 139 que le gouvernement fédéral a délivrés à l’égard de ce que la bande considère comme son territoire. Ces quatre permis ont été délivrés à d’anciens détenteurs de permis de la Colombie-Britannique. Dans chaque cas, il existe une tenure provinciale correspondante, non touchée par l’arrêt Morton. Il est assez révélateur que la bande n’ait pas mis en litige la totalité des permis. Cette dernière déclare simplement qu’elle n’avait pas les ressources nécessaires pour tous les contester. Il est évident que le ministère dispose de plus de ressources que la bande, mais il s’agit néanmoins d’une indication de la quantité de travail que l’arrêt Morton a générée.

 

[17]           Le permis portant le numéro AQSF AQ11 2010 (le permis relatif au port des K’omoks) autorise Raincoast Sea Farms Ltd. à récolter l’huître creuse du Pacifique. Le premier permis de récolte a été délivré par la province à Ken Milnyk en 1985, et ensuite cédé à Raincoast en 1988. Le permis provincial était censé expirer en 2024.

 

[18]           Le permis portant le numéro AQSF AQ1001 2010 (le permis relatif au détroit de Baynes) autorise Joe Tarnowski à récolter la palourde japonaise. Le premier permis provincial a été délivré en 1972, et le dernier était censé expirer en 2024.

 

[19]           Les permis portant les numéros AQSF AQ204 2010 et AQSF AQ205 2010 (les permis relatifs à l’île Denman) autorisent à récolter la palourde japonaise le long de la côte ouest de l’île. Ils ont d’abord été délivrés par la province en 1963, et ensuite cédés par Gordon William Wright à Doug Wright en 2002. Les tenures provinciales étaient censées expirer en 2034 et en 2022, respectivement.

 

[20]           En Colombie-Britannique, il existe quatre types de permis de pêche aux mollusques et crustacés. Ceux qui sont en litige en l’espèce confèrent à leurs détenteurs des droits de récolte qui excluent toute autre partie, dont la bande. Les droits historiques des Premières nations sont reconnus par des permis communautaires de pêche à des fins alimentaires, sociales et rituelles. Les K’omoks bénéficient de tels permis. Le troisième type de permis s’applique à la pêche commerciale, c’est‑à‑dire à des produits de pêche non cultivés, et le quatrième vise la pêche récréative.

 

LES questions EN LITIGE – L’OCTROI DE PERMIS EN 2010

[21]           En ce qui concerne les quatre permis délivrés en décembre 2010 :

a)                  La Couronne avait-elle l’obligation de consulter la bande?

b)                  Dans l’affirmative, quelle était la portée requise de cette consultation? Était-il raisonnable de la limiter aux conditions rattachées aux permis, par opposition à la question de savoir s’il y avait lieu de les délivrer ou non?

c)                  La Couronne a-t-elle agi de manière raisonnable en n’appréciant pas la force de la revendication de la bande?

d)                 L’honneur de la Couronne a-t-il été préservé?

 

ANALYSE – LES PERMIS DE 2010

[22]           Par suite de l’arrêt Morton, il a fallu que le gouvernement fédéral établisse un nouveau régime de réglementation et d’octroi de permis. Comme l’a illustré le témoignage d’Andrew Thomson qui, à l’époque, était directeur de la Division de gestion de l’agriculture de Pêches et Océans Canada, le ministère était tenu de négocier un protocole d’entente avec le gouvernement de la Colombie-Britannique, qui avait encore un rôle à jouer à cause de l’existence de titres fonciers, et devait ébaucher de nouveaux règlements en matière d’aquaculture pour la province, et ce, tant pour les mollusques et crustacés que pour les poissons à nageoires. Cela comportait des discussions avec de nombreuses Premières nations, dont les K’omoks, l’industrie de la pêche commerciale et le public en général.

 

[23]           Le ministre a été confronté à une tâche gigantesque. Par suite de l’arrêt Morton, plus de 600 permis de pisciculture et de conchyliculture ont été considérés comme invalides. En plus de consulter diverses parties au sujet des dispositions réglementaires qu’il fallait adopter, un grand nombre de séances d’information ont eu lieu avec les parties intéressées, dont de nombreuses Premières nations. La Première nation des K’omoks a assisté à certaines d’entre elles. M. Thomson ainsi que des souscripteurs d’affidavit s’exprimant au nom de la demanderesse ont fait référence aux assemblées générales. Des consultations ont été menées avec les Premières nations de la Colombie-Britannique à propos du cadre réglementaire. Notamment, les représentants du ministère des Pêches et des Océans ont rencontré les membres du Conseil des pêches des Premières nations en mai 2009 et ont organisé des réunions à Vancouver et à Campbell River en juin 2009, auxquelles ont participé 32 Premières nations, conseils tribaux et organisations des Premières nations, dont deux représentants de la Première nation des K’omoks. Un document de discussion a ensuite été diffusé, et des réunions ont eu lieu en décembre 2009 et en janvier 2010 avec des Premières nations de la Colombie-Britannique. L’objectif était de recueillir des informations et des recommandations concernant l’élaboration d’un nouveau régime réglementaire visant à la fois la conchyliculture et la pisciculture.

 

[24]           Pendant toute cette période, de nombreux exposés ont été faits et de nombreuses consultations ont eu lieu. À vrai dire, le simple fait de prendre connaissance du nombre des réunions qui se sont tenues, ainsi que de l’Initiative nationale pour des plans d’action stratégiques en aquaculture, du Règlement du Pacifique sur l’aquaculture, de la création d’un programme d’aquaculture et de l’établissement des conditions de permis est épuisant. En fait, pour ce qui est du contexte général de la situation, je ne puis faire mieux que de me reporter à la décision que le juge de Montigny a rendue dans le cadre de l’affaire Première nation Kwicksutaineuk Ah-Kwa-Mish c Canada (Procureur général du Canada), 2012 CF 517, [2012] ACF no 772 (QL), un contrôle judiciaire concernant la délivrance des permis de pisciculture postérieurement à l’arrêt Morton.

 

[25]           À part ces assemblées générales, il y a eu un dialogue avec la Première nation des K’omoks. Il est des plus importants de garder à l’esprit que ce dialogue ne s’est pas limité aux quatre permis faisant l’objet du présent contrôle judiciaire. Un aspect qui intéressait particulièrement la bande était la politique du ministère concernant la culture de la panope, qui n’est pas liée aux quatre permis. Un échange de lettres considérable a eu lieu et il s’est soldé par une réunion tenue le 8 novembre 2010. Des courriels ont été échangés au sujet du nouveau régime réglementaire et, entre autres questions, du partage des recettes et des mesures d’accommodement.

 

[26]           Cependant, M. Thomson a reconnu, en contre-interrogatoire, qu’il n’avait pas discuté - et n’était pas mandaté pour ce faire - de la question de savoir s’il fallait délivrer, au départ, les permis.

 

[27]           L’avocat représentant la bande avait certainement avisé le ministère de l’obligation de consulter. Il y a eu des consultations. Avant la délivrance des permis, le ministère n’a ni déclaré qu’il avait une obligation constitutionnelle de consulter, ni déclaré qu’il ne l’avait pas.

 

[28]           Pendant ce temps, le ministère n’a pas produit d’appréciation préliminaire de la revendication de la bande, ainsi que de l’effet préjudiciable, s’il y en avait, qui découlerait de la délivrance des quatre permis à l’égard de territoires qui étaient visés par des permis d’aquaculture depuis des décennies.

 

[29]           À mon avis, la Couronne a agi de manière raisonnable et honorable à l’égard de la bande. Il est tout simplement excessif de la part de cette dernière de s’attendre à ce que le ministère, dans un délai aussi court, ait établi une appréciation préliminaire de la force de sa revendication. Une appréciation préliminaire, cela ne veut pas dire une appréciation faite au pied levé ou de manière négligente. La revendication de la bande était fondée sur des antécédents historiques, ce qui peut souvent amener à s’engager sur une pente glissante.

 

[30]           Le ministère n’a pas commis de faute en ne mettant pas l’accent sur le fait de savoir s’il aurait fallu délivrer des permis fédéraux aux détenteurs existants de permis de la Colombie‑Britannique. Comme il est souligné au paragraphe 45 de l’arrêt Haïda : « [t]ant que la question n’est pas réglée, le principe de l’honneur de la Couronne commande que celle-ci mette en balance les intérêts de la société et ceux des peuples autochtones lorsqu’elle prend des décisions susceptibles d’entraîner des répercussions sur les revendications autochtones ». Les détenteurs de permis tiraient leur subsistance de la conchyliculture depuis des décennies. Les permis n’étaient délivrés que pour une période de quatorze mois environ. Même si cela a suscité de l’inquiétude chez ceux qui, avant l’arrêt Morton, avaient des attentes qui ont duré pendant une autre décennie ou deux, cela dénote que la Couronne avait besoin de plus de temps. Elle ne pouvait pas, selon moi, refuser simplement de délivrer des permis : « le temps et la marée n’attendent personne ».

 

[31]           En conclusion, pour ce qui est de la décision de délivrer des permis en décembre 2010, la Couronne avait l’obligation de consulter la bande. Il était raisonnable de limiter cette consultation aux conditions rattachées aux permis, par opposition à leur délivrance même. La Couronne a agi de manière raisonnable et honorable, et on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle procède à son appréciation de la force de la revendication de la Bande avant de délivrer les permis.

 

LES questionS EN LITIGE – LES RENOUVELLEMENTS DE 2012

[32]           En ce qui concerne les permis de renouvellement délivrés en février 2012 :

a)               La Couronne avait-elle l’obligation de consulter la bande?

b)               Dans l’affirmative, quelle était la portée requise de cette consultation? Était-il raisonnable de la limiter aux conditions rattachées aux permis, par opposition à la question de savoir s’il y avait lieu de les délivrer ou non?

c)               La Couronne a-t-elle agi de manière raisonnable en n’appréciant pas la force de la revendication de la bande?

d)              L’honneur de la Couronne a-t-il été préservé?

e)               S’il convient d’accorder des mesures de réparation :

                                                           (i)      Faut-il déclarer que le ministre avait l’obligation continue de consulter ainsi que de prendre des mesures d’accommodement?

                                                         (ii)      Faut-il interdire au ministre de renouveler une fois de plus les mêmes permis avant la fin du processus de consultation?

                                                       (iii)      La Cour doit-elle jouer un rôle de supervision?

 

analyse – les renouvellements

[33]           Des consultations de même nature se sont poursuivies après que les permis ont été délivrés en décembre 2010. Il y a eu un certain nombre de conférences téléphoniques avec de nombreuses Premières nations, ainsi que des échanges de lettres avec les K’omoks au sujet du renouvellement possible des permis au sein du territoire traditionnel qu’ils revendiquaient. Il faut garder à l’esprit, comme il a été mentionné plus tôt, qu’il y a 139 permis au sein du territoire revendiqué, et pas seulement les quatre qui sont visés par le présent contrôle judiciaire. Cependant, ce n’est qu’en septembre 2011 que le ministère a convenu d’examiner s’il fallait renouveler les permis d’aquaculture existants.

 

[34]           Un importante réunion a eu lieu le 27 septembre 2011 et, à cette occasion, il a été question de divers sujets, dont les droits et les titres, les cartes d’utilisation traditionnelle et l’aquaculture au sein du territoire traditionnel revendiqué.

 

[35]           Cela a mené à l’engagement qui a été pris auprès de la Cour le 11 octobre 2011, à savoir que, bien que la Couronne n’ait pas admis qu’elle avait une obligation de consultation à l’égard du renouvellement des permis, elle le ferait. D’autres réunions ont suivi, tant avec la Première nation des K’omoks qu’avec d’autres Premières nations.

 

[36]           Les discussions n’ont pas été unilatérales, car il a été aussi demandé à la bande de fournir des informations supplémentaires. Un aspect qui complique la situation est que de nombreuses espèces de mollusques et crustacés ne sont pas indigènes en Colombie-Britannique; elles ont plutôt été introduites par les colons européens, et elles incluent l’huître du Pacifique et la palourde japonaise, les deux espèces cultivées dans le cadre des quatre permis visés par le présent contrôle.

 

[37]           Le résultat net a été que l’appréciation que le ministère a faite à propos de la force de la revendication de la bande n’était pas complète et, de ce fait, les permis ont été renouvelés pour une année de plus.

 

[38]           La seule critique que j’ai quant à la façon dont les consultations ont été menées est que, à ce moment-là, le ministère aurait dû reconnaître qu’il avait une obligation constitutionnelle de consultation. Les consultations fondées sur le proverbe « noblesse oblige » créent une atmosphère tout à fait différente de celle que créent des consultations fondée sur un impératif constitutionnel. En fait, ce n’est que cette année-là, suite à la décision du juge de Montigny dans la décision Première nation de Kwicksutaineuk Ah-Kwa-Mish, précitée, qu’une admission officielle a été formulée, une admission qui a également été formulée devant la Cour quand l’audience a repris les 5 et 6 septembre 2012.

 

LA situation ACTUELLE

[39]           Comme il a été indiqué plus tôt, j’examine uniquement ce qui s’est passé après le renouvellement des permis en février 2012, sous l’angle de la prise d’éventuelles mesures de réparation. Le ministère a produit son appréciation préliminaire en avril dernier, et il a donné à la bande une occasion d’y répondre. Des discussions sérieuses ont actuellement lieu. Étant donné que ces dernières se déroulent bien, et que je ne souhaite pas qu’une chose que je puisse mentionner y porte préjudice, je dirai simplement que le ministère a apprécié de façon préliminaire que les K’omoks avaient à première vue une revendication solidement fondée à l’égard d’un droit de pêche, ce qui inclut la récolte de mollusques et crustacés à des fins alimentaires, sociales et rituelles dans les aires marines du détroit de Bayes qui s’étendent au sud de la baie Deep. Après avoir énuméré un certain nombre de facteurs susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur ce droit, le ministère a exprimé l’avis que cet effet préjudiciable était faible à moyen.

 

[40]           Les parties discutent actuellement de mesures d’accommodement. Ces discussions ne se solderont pas forcément pas le non-renouvellement d’une partie ou de la totalité des quatre permis dont il est question en l’espèce. Une restriction partielle des récoltes commerciales non autochtones n’est que l’une des possibilités envisagées.

 

[41]           Le titre ancestral revendiqué à l’égard des terres submergées a lui aussi été apprécié. Le ministère est d’avis que les permis d’aquaculture qu’il délivre ont un effet négligeable sur ce titre revendiqué. Il y a deux questions en litige :

a)                  Peut-on revendiquer un titre sur des terres submergées?

b)                  Selon une décision jurisprudentielle récente, celle que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rendue dans l’affaire William c British Columbia, 2012 BCCA 285, [2012] BCJ no 1302 (QL), les revendications de titre doivent viser un lieu précis plutôt qu’un territoire général.

 

Le présent contrôle judiciaire ne se limite qu’au territoire visé par les quatre permis, mais la bande a revendiqué antérieurement un titre nettement plus vaste, et elle pourrait le faire de nouveau si la Cour suprême du Canada donnait l’autorisation requise dans l’affaire William et si la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique était infirmée. La prétention de la bande s’applique à un vaste territoire, plutôt qu’à un lieu particulier. Cette dernière reconnaît qu’elle a énoncé ses arguments en termes trop larges dans le cas de l’affaire William, mais elle soutient tout de même qu’elle a une revendication valable à l’égard des territoires que visent les quatre permis en question.

 

[42]           Les parties ne s’entendent pas sur le fait de savoir s’il est possible de revendiquer un titre ancestral sur des terres submergées. Invoquant lui-même l’arrêt Ahousaht Indian Band and Nation c Canada (Attorney General), 2009 BCSC 1494, [2010] 1 CNLR 1, [2009] BCJ n2155 (QL), le ministère dit douter qu’une revendication de titre ancestral à l’égard de terres submergées soit défendable sur le plan juridique. Par ailleurs, il y a dans la région des revendications des Premières nations qui se chevauchent. La bande se fonde sur l’arrêt R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43, 2005 CS, [2005] 2 RCS 220, [2005] ACS no 44 (QL) pour laisser entendre qu’il s’agit là d’une question qui demeure discutable.

 

LES MESURES DE RÉPARATION

[43]           Selon la bande, il me faudrait déclarer que le ministère a, et continue d’avoir, une obligation constitutionnelle de consulter. Le procureur général fait remarquer que les déclarations sont de nature discrétionnaire et ne doivent être formulées que si elles sont utiles (Solosky c Sa Majesté la Reine, [1980] 1 RCS 821). Plus récemment, dans l’arrêt Bande indienne Lax Kw’alaams c Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 RCS 535, [2011] ACS no 56 (QL), le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré, au paragraphe 14 :

Finalement, et quelque peu tardivement, les Lax Kw’alaams ont revendiqué au premier plan le droit ancestral de pêcher à des fins alimentaires, sociales et rituelles. Les Lax Kw’alaams détiennent actuellement à ces fins des permis de pêche délivrés par le gouvernement fédéral. Leur droit ne semble pas être litigieux. Il n’était donc pas réellement en cause en l’espèce. En règle générale, les tribunaux ne rendent pas de jugement déclaratoire sur des questions qui ne sont pas en litige entre les parties, et le refus de le faire en l’espèce relevait assurément du pouvoir discrétionnaire de la juge du procès.

 

[44]           Selon le procureur général, il n’y a pas de litige actuel entre les parties. Le droit qu’a la Première nation des K’omoks de pêcher à des fins alimentaires, sociales et rituelles est reconnu. Cependant, comme il s’est écoulé un temps considérable avant que cette reconnaissance soit faite, et compte tenu du fait qu’il y a des consultations en cours, je déclarerai, en usant de mon pouvoir discrétionnaire, qu’il existe une obligation constitutionnelle de consulter, et de continuer de consulter, de façon à ce que les parties sachent exactement où elles en sont.

 

[45]           Il était raisonnable que le ministre ne mette pas en discussion la question de la délivrance des permis, par opposition aux conditions rattachées à ces derniers, avant le mois de décembre 2010. Par la suite, en septembre 2011, il s’est engagé à procéder à des consultations à propos des renouvellements. Il aurait fallu qu’il le fasse plus tôt.

 

[46]           Je suis d’avis que la Couronne a agi de manière raisonnable en n’appréciant pas plus tôt la force de la revendication de la bande et que, hormis ce qui précède, l’honneur de la Couronne a été préservé.

 

[47]           Il ne convient pas, selon moi, que la Cour exerce un contrôle quelconque sur les consultations qui se déroulent actuellement, ou sur la voie que celles-ci devraient suivre. Je ne crois pas non plus qu’il me faut rendre une ordonnance interdisant au ministre de renouveler une fois de plus les quatre permis avant que le processus de consultation soit terminé. Aucun principe ne prescrit que le monde arrête de tourner durant ce processus; voir l’arrêt Adams Lake Indian Band c British Columbia (Lieutenant Governor in Council), 2012 BCCA 333, [2012] BCJ no 1661 (QL).

 

[48]           La consultation est une voie à deux sens, et le ministre a demandé en toute légitimité des détails sur les besoins particuliers de la bande, ainsi que sur ses antécédents historiques en matière de récolte.

 

[49]           Cela met fin au présent contrôle judiciaire. Il est loisible à la bande, si elle le juge approprié, de demander une injonction interlocutoire ou une autre forme de réparation si on décide de renouveler les quatre permis.

 

LES DÉPENS

[50]           Les deux parties ont sollicité des dépens, majorés dans le cas de la bande. Je crois que ce qui a été dit au sujet de l’obligation de consultation aurait dû coïncider plus tôt avec les consultations qui se déroulent en fait actuellement, mais je ne suis pas d’avis que le ministère s’est conduit de manière répréhensible. Le procureur général a fait valoir que, s’il y avait lieu d’accorder des dépens, la présente affaire n’était pas plus compliquée que d’autres concernant l’obligation de consultation. C’est peut-être vrai, mais, étant donné que ces affaires sont complexes de par leur nature même, j’adjugerai des dépens à la demanderesse à l’extrémité inférieure de la colonne IV.


ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT;

LA COUR STATUE que :

1.                  la demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;

2.                  la Couronne a agi de manière raisonnable et s’est acquittée de son obligation de consultation, sous réserve du fait qu’elle aurait dû admettre plus tôt qu’elle avait une obligation constitutionnelle de consultation;

3.                  la Couronne a agi de manière raisonnable en n’appréciant pas plus tôt la force de la revendication de la bande;

4.                  la Couronne a l’obligation continue de poursuivre les consultations de bonne foi avec la demanderesse et, s’il y a lieu, d’offrir des mesures d’accommodement;

5.                  la demanderesse aura droit aux dépens, lesquels seront taxés à l’extrémité inférieure de la colonne IV du tarif B.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-74-11

 

INTITULÉ :                                      LA PREMIÈRE NATION K’OMOKS c LE PGC ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATES DE L’AUDIENCE :          LE 11 OCTOBRE 2011 ET
LES 5 ET 6 SEPTEMBRE 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 1ER OCTOBRE 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dominique Nouvet

Murray W. Browne

 

POUR LA DEMANDERESSE

Brian A. McLaughlin

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Woodward & Company LLP

Avocats

Victoria (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS

 

Swift Datoo Law Corporation

Avocats

Courtenay (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE
RAINCOAST SEA FARMS LTD.

 

Burns Fitzpatrick Rogers & Schwartz LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

JOE TARNOWSKI ET DOUG WRIGHT

 

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