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Date : 20120927

Dossier : T‑2072‑10

Référence : 2012 CF 1142

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2012

En présence de monsieur le juge Barnes

 

 

ENTRE :

 

BRISTOL‑MYERS SQUIBB CANADA CO. ET MERCK SHARP & DOHME CORP.

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]             La Cour est saisie d’une demande introduite en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, modifié (le Règlement AC), visant l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Mylan Pharmaceuticals ULC (Mylan) pour une version générique du composé d’éfavirenz des demanderesses commercialisé sous le nom de « Sustiva ». L’éfavirenz est un médicament antirétroviral utilisé dans le traitement de l’infection à VIH, habituellement en association avec d’autres agents antirétroviraux.

 

[2]             Les demanderesses tentent d’obtenir une protection jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2 101 572 (le brevet 572) et du brevet canadien no 2 279 198 (le brevet 198). Le brevet 572 expirera le 29 juillet 2013 et le brevet 198, le 2 février 2018.

 

[3]             Merck Sharp & Dohme Corp. est la propriétaire des brevets en litige et Bristol‑Myers Squibb Canada Co. (BMS) est l’entreprise à laquelle elle a octroyé une licence au Canada.

 

II. Le contexte

A. Résumé des renseignements scientifiques

(1) L’histoire du VIH et du sida

[4]             Un virus biologique agit en insérant son propre matériel génétique dans la cellule hôte, ce qui a pour conséquence de la dérégler et de lui faire fabriquer davantage de virus, qui pourront aussi transmettre leur matériel génétique à d’autres cellules. Les effets secondaires de ce processus, la réplication, peuvent entraîner la mort des cellules infectées. La perte d’importantes cellules du corps de l’hôte peut provoquer la maladie.

 

[5]             Le syndrome d’immunodéficience acquise, ou sida, a été reconnu comme une maladie en 1981 après une flambée d’infections très rares causées par une gamme de bactéries, de protozoaires et de virus, infections qui étaient combinées à des cas de cancers rares chez des homosexuels de sexe masculin et des personnes ayant reçu des transfusions en Californie et à New York. Il s’est vite avéré que le sida était causé par un agent transmissible qui s’attaquait au système immunitaire et causait la perte de cellules essentielles : les lymphocytes T auxiliaires. Cette perte rendait l’organisme incapable de se protéger lui‑même contre l’infection par de nombreux types de bactéries, de parasites et de virus normalement présents dans l’environnement. Chez une personne non traitée, il s’écoule environ 10 ans entre le début de l’infection et le décès par sida.

 

[6]             Le virus de l’immunodéficience humaine, ou VIH, a finalement été identifié en 1983. En 1993, il était admis dans la communauté scientifique que l’infection à VIH était la cause du sida. Peu après, on a découvert un deuxième virus, nommé VIH‑2, qui évoluait beaucoup plus lentement et ne menait pas systématiquement au décès par sida. Par conséquent, le premier virus a été renommé VIH‑1. Le VIH‑1 et le VIH‑2 répondent différemment aux médicaments antiviraux. Le terme VIH employé dans les documents de l’art antérieur, et même dans les documents récents, désigne le VIH‑1 et non pas le VIH‑2, à moins d’indication contraire.

 

[7]             À l’époque du brevet 572, le syndrome associé au sida, ou SAS, était considéré comme distinct du sida et un précurseur de celui‑ci. Le terme SAS était utilisé pour décrire l’état résultant de l’infection à VIH. Bien que ce terme figure dans le brevet 572, il s’est avéré plus tard qu’il n’existait pas d’entité clinique distincte, et l’usage du terme a été abandonné.

 

(2) L’infection à VIH

[8]             La particule virale, ou virion, transmet l’information génétique d’une cellule à l’autre sous forme d’un génome. Chez les rétrovirus, comme le VIH, le génome est constitué d’ARN, un simple brin de matériel génétique. Chaque virion du VIH renferme deux brins d’ARN, une enzyme appelée transcriptase inverse (TI du VIH) et des structures protéiques.

 

[9]             Les protéines situées sur la couche externe du virion (l’enveloppe) utilisent les récepteurs présents à la surface des lymphocytes T auxiliaires pour se lier à la protéine de l’enveloppe. La protéine de l’enveloppe perce ensuite la membrane cellulaire de l’hôte et fusionne la membrane du virus et celle de la cellule hôte en une seule membrane. Le contenu du virion (protéines, enzymes et deux brins d’ARN) est ensuite libéré dans la cellule hôte. Les protéines sont digérées par la cellule hôte, alors que les enzymes et l’ARN demeurent dans la cellule et l’infectent.

 

[10]         La TI du VIH fabrique un brin d’ARN complémentaire à l’aide des nucléotides de la cellule hôte afin de convertir l’ARN viral en un simple brin d’ADN. Les nucléotides sont les constituants de base du matériel génétique du virion et de la cellule hôte. Lors de ce processus, la TI du VIH fait des erreurs dues au hasard en raison de sa faible capacité de décodage. La TI du VIH convertit ensuite l’ADN viral en une molécule d’ADN double brin; c’est la forme d’ADN présente dans le noyau de la cellule hôte.

 

[11]         L’intégrase, une des enzymes du virus qui est introduite dans la cellule hôte, transporte l’ADN double brin dans le noyau de la cellule. Dans le noyau, l’intégrase trouve l’ADN de la cellule hôte et y fait une entaille pour permettre à l’ADN viral de s’insérer dans l’ADN de la cellule hôte. C’est cet événement qui rend permanente l’infection.

 

[12]         Une autre enzyme appelée ARN polymérase transcrit l’ADN de la cellule hôte à l’endroit où l’ADN viral a été inséré et crée plusieurs ARN messagers (ARNm) différents. Les ARNm quittent le noyau de la cellule hôte pour amorcer le processus de traduction. À cette étape, les organelles de la cellule hôte lisent l’ARNm et produisent une chaîne d’acides aminés spécifiques qui se replient et forment les protéines actives nécessaires pour produire un nouveau virion. Ces protéines virales sont transportées à la surface cellulaire, où elles se joignent aux autres protéines qui étaient demeurées sur la membrane cellulaire lorsque le virion avait fusionné avec la cellule hôte maintenant infectée. Deux brins d’ARN sont aussi transportés vers cette partie de la surface.

 

[13]         Le virus bourgeonne à la surface de la cellule et s’en détache, emmenant avec lui l’ARN, les enzymes, les protéines de l’enveloppe et les autres protéines virales. À l’intérieur du virion, une enzyme appelée protéase scinde en plus petites molécules fonctionnelles les chaînes protéiques fabriquées dans la cellule hôte, ce qui permet aux protéines de former la structure mature d’un virion complet qui peut maintenant infecter d’autres cellules. Chaque cellule hôte continuera de produire des centaines de virions.

 

(3) Le traitement de l’infection à VIH et du sida

[14]         Bien qu’aucun vaccin n’ait encore été mis au point pour prévenir totalement l’infection à VIH, des médicaments ayant une puissante activité antivirale ont été découverts. Un médicament anti‑VIH, l’AZT, ayant une puissante activité contre le VIH en culture cellulaire a été découvert. L’AZT est un inhibiteur nucléosidique de la transcriptase inverse (INTI). En 1993, la Food and Drug Administration (FDA) des États‑Unis a homologué deux autres INTI en plus de l’AZT qui, employés seuls ou en association, pouvaient réduire dans une certaine mesure l’infection à VIH, mais ils n’avaient pas d’effet significatif sur la survie des patients.

 

[15]         Si l’on croyait au départ que l’information génétique ne pouvait se transmettre que de l’ADN vers l’ARN, on a découvert en 1970 que l’ARN pouvait transférer de l’information génétique à l’ADN par l’entremise de la TI du VIH. Comme je l’ai déjà mentionné, c’est la façon dont les rétrovirus tels que le VIH transfèrent l’information génétique à l’ADN d’une cellule hôte.

 

[16]         Pour pouvoir être inclus dans l’ARN ou l’ADN, un nucléotide doit être lié au groupement hydroxyle du nucléotide voisin par une enzyme appelée polymérase. Une autre enzyme appelée kinase ajoute un groupement triphosphate au nucléoside, ce qui produit un nucléotide. La polymérase lie ensuite le nucléotide à un nucléotide voisin de la chaîne d’ARN ou d’ADN en créant une liaison au moyen du groupement hydroxyle du nucléotide.

 

[17]         Pour qu’un INTI agisse, la kinase doit le prendre pour un nucléoside et lui ajouter un groupement trisphosphate, de sorte qu’il ressemble suffisamment à un nucléotide pour être reconnu par la TI du VIH. Cependant, il doit être dépourvu du groupement hydroxyle nécessaire pour être lié au prochain nucléotide. Par conséquent, lorsque la polymérase lie le triphosphate de l’INTI au nucléotide voisin sur la chaîne d’ARN, il n’y a pas de groupement hydroxyle sur l’INTI pour permettre la liaison au prochain nucléotide. Cela empêche la TI du VIH de continuer à fabriquer la chaîne d’ARN. Autrement dit, la TI du VIH ne peut plus poursuivre la synthèse.

 

[18]         Les règles qui régissent la reconnaissance des nucléosides et des nucléotides par les systèmes de capture cellulaires, les kinases, les polymérases et les TI du VIH sont mal comprises. Par conséquent, la découverte d’INTI possédant les propriétés souhaitées comporte son lot d’essais et d’erreurs. Les INTI doivent aussi être suffisamment étrangers à la cellule pour ne pas être utilisés par les ADN polymérases des cellules normales, car ils seraient très toxiques pour ces cellules.

 

[19]         Il est vite devenu évident que même si les INTI réduisaient la quantité de virus dans le sang au départ, la charge virale remontait rapidement et le taux de survie était limité. On a découvert que les gènes du VIH mutaient lors de la synthèse de la TI du VIH, ce qui rendait le virus résistant aux triphosphates de l’INTI. Plus précisément, la TI du VIH mutait parfois dans la région où se lie l’INTI.

 

[20]         Vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, il est devenu clair que la lutte efficace contre l’infection à VIH passait par l’utilisation en association de médicaments de différentes classes : des INTI, des inhibiteurs de la protéase et des inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse (INNTI). Les inhibiteurs de la protéase inhibent la scission des chaînes protéiques des nouveaux virions par la protéase virale, ce qui empêche les protéines de former un virion mature.

 

[21]         Les INNTI sont des composés qui inhibent la TI du VIH en bloquant la synthèse de l’ADN dans les cellules infectées. Plus précisément, les INNTI inhibent la TI du VIH et empêchent la transcription par la polymérase de l’ADN de la cellule hôte en se liant au site allostérique. Une molécule effectrice telle qu’un INNTI est une molécule qui se lie à une protéine et en réduit ainsi l’activité. Lorsqu’une molécule effectrice se lie au site allostérique, elle provoque un changement conformationnel qui peut se traduire par une inhibition enzymatique. Le site allostérique de la TI du VIH où les INNTI se lient est décrit comme une pochette qui renferme des acides aminés aux positions approximatives 100 à 236. Bien que tous les INNTI inhibent la TI du VIH en se liant à l’enzyme au site allostérique, chaque INNTI a une interaction unique avec les acides aminés de la pochette que constitue le site allostérique.

 

[22]         Peu après la mise au point des INNTI, on a découvert que le VIH pouvait évoluer et devenir résistant à ces agents par suite de mutations de la TI du VIH. En effet, un nucléotide inapproprié est intégré dans un brin d’ADN, ce qui peut causer une modification du profil des acides aminés, de sorte que la séquence code une protéine différente ou que la protéine adopte une forme légèrement différente. Certaines de ces mutations peuvent provoquer une modification de la séquence d’acides aminés de la TI du VIH, modification qui touche les parties de la TI du VIH où agissent les divers médicaments.

 

[23]         Dans des circonstances normales, ces variétés mutantes du VIH ne se répliquent pas aussi efficacement que le virus non muté, ou virus sauvage. En l’absence de traitement, le virus sauvage peut se répliquer plus vite que les virus mutants et infecter un plus grand nombre de cellules de l’hôte. Le virus sauvage est prédominant chez les personnes infectées par le VIH qui ne prennent aucun antiviral. Si une personne infectée prend des antiviraux tels qu’un INTI ou un INNTI, ceux‑ci empêchent habituellement la réplication du virus sauvage. Cependant, les virus mutés peuvent tout de même proliférer parce que les antiviraux efficaces contre le virus sauvage peuvent ne pas agir efficacement aux endroits où les mutations ont altéré le site allostérique qu’ils ciblent. Ces virus mutants sont résistants aux médicaments parce que les changements qu’ils ont subis font en sorte qu’ils ne sont plus sensibles aux antiviraux qui ciblent le virus sauvage.

 

[24]         En 1993, un certain nombre de ces mutations avaient été identifiées. Les souches du VIH porteuses d’une mutation de la TI sont nommées en fonction de la position (nombre) de l’acide aminé de l’enzyme où la mutation est survenue, de l’acide aminé du virus sauvage et du nouvel acide aminé produit par suite de la mutation. Par exemple, K103N indique que la lysine (K) a été remplacée par l’asparagine (N) en position 103 de la TI du VIH.

 

(4) Le brevet 572

[25]         Le brevet 572 est intitulé « Benzoxaviones utilisées comme inhibiteurs de la transcriptase inverse de VIH » et a été déposé au Canada le 29 juillet 1993, publié le 8 février 1994 et délivré le 28 août 2001. Il revendique une famille de composés INNTI, dont l’éfavirenz (désigné sous le nom de composé 37.2). Le brevet 572 démontre expressément la capacité de l’éfavirenz à inhiber la TI porteuse de la mutation K103N, de la mutation Y181C ou de la double mutation K103N et Y181C. Le brevet 572 décrit aussi de quelle façon la puissance de l’éfavirenz contre ces mutations de la TI du VIH peut être utile dans le traitement de l’infection à VIH et donc dans le traitement du sida ou du SAS.

 

[26]         La puissance de l’éfavirenz est démontrée par les résultats de deux épreuves publiées dans le brevet 572 : l’épreuve de la transcriptase inverse, qui mesure la capacité de l’éfavirenz à inhiber la TI du VIH in vitro, et l’épreuve de culture cellulaire, qui mesure la capacité de l’éfavirenz à inhiber la prolifération du VIH dans des cultures cellulaires in vitro. Les résultats des épreuves décrits dans le brevet 572 montrent que l’éfavirenz est un inhibiteur extrêmement puissant de la TI du VIH porteuse de la mutation K103N, de la mutation Y181C ou de ces deux mutations. Ils révèlent aussi l’activité inhibitrice contre le virus sauvage. Le brevet 572 montre aussi que l’éfavirenz est biodisponible chez l’humain d’après les études de biodisponibilité réalisées chez le singe rhésus.

 

(5) Les formes cristallines et le polymorphisme

[27]         Les cristaux sont des solides ayant une structure régulière et périodique composée d’atomes ou de molécules formant un motif répété qui s’étend dans trois dimensions. Lorsque les cristaux sont formés lentement et soigneusement, ils ont normalement des surfaces planes qui s’étendent dans différentes directions, appelées faces planes, et se voient à l’œil nu (p. ex. sels, minéraux). Cependant, certaines matières ne présentent pas ces évidentes faces planes et sont plutôt formées de petits cristaux visibles au microscope optique ou électronique (p. ex. l’acier, le béton, les os, les dents). Certaines matières ne sont qu’en partie cristallines ou sont cristallines dans certaines régions (p. ex. le bois, la soie, les poils, les plastiques). Les solides qui ne sont pas cristallins et dont les atomes ne respectent aucun ordre à grande distance sont dits amorphes (p. ex. le verre).

 

[28]         La structure interne des cristaux moléculaires est appelée « structure cristalline ». Elle est déterminée par la position des molécules les unes par rapport aux autres et par la symétrie de la structure. Les dimensions de la structure cristalline sont uniques et peuvent servir à distinguer la forme cristalline d’une molécule d’une autre forme cristalline.

 

[29]         La morphologie d’un cristal, ou sa forme externe, peut varier selon la structure interne du cristal et les conditions de cristallisation, notamment la vitesse de formation, la chaleur, les solvants utilisés pour la cristallisation et la présence d’impuretés. Deux cristaux faits d’une même matière et ayant la même structure peuvent avoir une morphologie très différente.

 

[30]         Le polymorphisme est la capacité d’une matière solide à exister sous plus d’une forme ou d’une structure cristalline. Les propriétés qui varient dans les différents polymorphes sont la dureté, la densité, la conductivité électrique, la forme, la solubilité, la vitesse de dissolution et la pression de vapeur. Dans différentes conditions thermodynamiques, un polymorphe sera plus stable que les autres. Dans un système monotropique, un polymorphe est le plus stable à toutes les températures. Si la stabilité d’un polymorphe est fonction de la température, le système est dit énantiotropique. Par conséquent, la stabilité des polymorphes énantiotropiques varie selon la température.

 

[31]         Pour convertir une forme cristalline en une autre forme cristalline, il faut appliquer de l’énergie (souvent sous forme de chaleur) à la forme initiale. La conversion directe d’un solide est une autre façon de créer un polymorphe. C’est la conversion la plus lente, car elle consiste littéralement à transformer un cristal solide en un autre cristal solide. Les molécules dans ces cristaux sont moins mobiles que dans un liquide, ce qui explique pourquoi la transformation est beaucoup plus lente.

 

[32]         Le type de cristallisation le plus courant est la cristallisation à partir d’une solution où une matière solide est dissoute dans un solvant. La cristallisation est induite en changeant l’état du système de façon à réduire la solubilité de l’espèce formant des cristaux. Le changement d’état de solution à cristal peut être provoqué par un changement de température, l’évaporation du solvant, la modification de la composition du solvant ou la modification du pH. Lorsque ce changement d’état se produit, la solution est dite sursaturée. À ce stade, la solution est incapable de contenir tout le soluté, et celui‑ci forme alors un solide cristallin.

 

(6) L’identification des structures cristallines

[33]         La diffraction des rayons X par les poudres (DRXP) est la méthode d’analyse par rayons X la plus couramment utilisée pour identifier les formes cristallines. Le profil de DRXP permet de mesurer les pics et les distances d, tous deux étant employés pour caractériser une forme cristalline.

 

[34]         La calorimétrie différentielle à balayage (CDB) est une technique permettant de mesurer la quantité de chaleur requise pour augmenter la température d’un échantillon lorsque la chaleur s’accroît de façon linéaire dans le temps. Elle sert souvent à mesurer le point de fusion d’un cristal.

 

(7) La granulation

[35]         Les polymorphes des substances pharmaceutiques sont de plus en plus évalués lors de la mise au point des médicaments, car leurs différences sur les plans chimique et physique peuvent avoir une incidence sur la fabricabilité, la performance et la qualité du produit médicamenteux. C’est pourquoi les sociétés pharmaceutiques recherchent généralement la forme cristalline la plus stable d’une substance lorsqu’elles mettent au point un nouveau médicament.

 

[36]         Dans l’industrie pharmaceutique, le terme « granulation » désigne l’action ou le procédé par lequel des particules primaires de poudre du principe actif sont liées entre elles pour former une entité multiparticulaire plus grande appelée granule. Le principe actif est habituellement mélangé à des excipients, substances pharmacologiquement inactives qui servent de véhicules au principe actif. Les liaisons entre les particules de poudre se forment à la suite d’une compression ou de l’ajout d’un agent liant.

 

[37]         La granulation est extrêmement utilisée dans la fabrication de comprimés. L’industrie pharmaceutique a recours à deux types de techniques de granulation : par voie humide et par voie sèche. Cependant, seule la granulation par voie humide est pertinente en l’espèce. Celle‑ci consiste à ajouter une solution liquide aux particules de poudre. Le liquide renferme un solvant dont les caractéristiques lui permettent d’être éliminé par séchage. Il est admis en l’espèce que le solvant utilisé par Mylan dans son procédé de granulation par voie humide est l’eau purifiée.

 

[38]         La solution mélangée aux poudres forme entre les particules de poudre des liens qui sont assez forts pour que ces particules restent soudées. L’eau n’est pas toujours assez forte pour que lien se crée et se maintienne après l’évaporation de la solution, auquel cas les particules de poudre se séparent. Dans de tels cas, le recours à une solution liquide contenant un liant (colle pharmaceutique) est nécessaire. Le liant est dissout dans le solvant et ajouté au procédé. Il forme une liaison avec les poudres, après quoi on fait évaporer le solvant. Lorsque le solvant s’est évaporé et que les poudres forment une masse plus dense et plus solide, le granulé est moulu, ce qui aboutit à la formation de granules. Le procédé peut être très simple ou très complexe selon les caractéristiques des poudres, l’objectif final de la fabrication de comprimés et l’équipement disponible.

 

(8) Le brevet 198

[39]         Le brevet 198 est intitulé « Procédé de cristallisation d’un inhibiteur de transcriptase inverse utilisant un antisolvant » et a été déposé le 2 février 1998, publié le 6 août 1998 et délivré le 14 avril 2009. Il revendique la forme I de l’éfavirenz, une des nombreuses formes cristallines de l’éfavirenz. Le brevet 198 décrit les procédés de cristallisation de l’éfavirenz et les méthodes pour convertir les formes II et III de l’éfavirenz en la forme I. De plus, le brevet 198 revendique et caractérise la forme I de l’éfavirenz selon son profil DRXP.

 

            B. Témoins experts

                        (1) Témoins experts de BMS

                                    a) M. Barry M. Trost

[40]         M. Barry M. Trost est professeur au Département de chimie de la School for Humanities & Sciences de l’Université Stanford. Au cours de ses 45 ans de carrière à titre de chimiste organique, il a acquis une expérience en synthèse et en conception de molécules biologiquement actives, y compris des molécules ayant des propriétés pharmacologiques. M. Trost a été nommé à la National Academy of Sciences, l’un des plus grands honneurs possibles pour un scientifique aux États‑Unis. Parmi les nombreux prix et les nombreuses distinctions qu’il a reçus, mentionnons l’Arthur C. Cope Award pour sa contribution remarquable au domaine de la chimie organique, prix considéré comme le plus prestigieux décerné par l’American Chemical Society dans le domaine de la chimie organique, et le Roger Adams Award pour sa contribution remarquable à la recherche en chimie organique. M. Trost est reconnu comme l’un des 50 chimistes et l’un des 1000 scientifiques contemporains les plus cités dans le monde : affidavit de M. Barry M. Trost, Ph.D. (27 juillet 2011), paragraphes 1 à 12 [affidavit de M. Trost].

 

                                    b) M. John M. Coffin

[41]         M. John M. Coffin porte les titres d’American Cancer Society Professor et de professeur émérite au Département de biologie moléculaire et de microbiologie de l’Université Tufts de Boston, au Massachusetts. Tout comme M. Trost, il a été nommé à la National Academy of Sciences. Il fait de la recherche sur la transcriptase inverse depuis plus de 40 ans et participe activement à la recherche sur le VIH depuis 1997. M. Coffin était étudiant au laboratoire où ont été découverts les rétrovirus, et, par suite de sa recherche continue dans ce domaine, il a fait partie du comité national qui a nommé le VIH. Il est ensuite devenu directeur du HIV Drug Resistance Program du National Cancer Institute des États‑Unis, organisme reconnu à l’échelle nationale. M. Coffin fait actuellement partie ou a fait partie du comité de lecture des principales revues de son domaine, et il a coécrit et révisé le texte de référence sur les rétrovirus, qualifié de « bible de la rétrovirologie ». Les recherches de M. Coffin ont permis l’acquisition de nouvelles connaissances clés sur le mécanisme d’action des antiviraux et sur la façon dont le VIH devient résistant à ces agents : affidavit de M. John M. Coffin, Ph.D. (27 juillet 2011), paragraphes 1 à 13 [affidavit de M. Coffin].

 

                                    c) M. Mark A. Wainberg

[42]         M. Mark A. Wainberg est professeur de médecine et de microbiologie à l’Université McGill et directeur du Centre SIDA McGill de l’Hôpital général juif de Montréal. Il est un chercheur reconnu internationalement dans le domaine du VIH/sida. Ses recherches, axées principalement sur l’étude de la transcriptase inverse du VIH et la résistance aux médicaments anti‑VIH, ont joué un rôle de premier plan dans la mise au point de médicaments contre le VIH. Il a reçu de nombreuses distinctions, ayant notamment été nommé officier de l’Ordre du Canada et officier de l’Ordre national du Québec en reconnaissance de sa contribution à l’étude du VIH et au traitement de l’infection qu’il cause. Il a aussi reçu le prix Galien de la recherche, l’un des prix les plus prestigieux dans le domaine de la recherche et du développement pharmaceutiques au Canada. Il a fait partie de divers comités gouvernementaux, tels le comité consultatif d’experts pour évaluer les médicaments et les vaccins contre la maladie associée au VIH‑1. Il est actuellement rédacteur en chef du Journal of the International AIDS Society et a coécrit plus de 450 articles de recherche et plus de 200 chapitres de livres, commentaires et critiques qui ont été publiés dans différentes revues à comité de lecture : affidavit de M. Mark A. Wainberg, Ph.D. (28 juillet 2011), paragraphes 1 à 16 [affidavit de M. Wainberg].

 

                                    d) M. Allan S. Myerson

[43]         M. Allan S. Myerson est professeur de pratique du génie chimique au Département de génie chimique du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il a une formation d’ingénieur en chimie et participe à des recherches sur le développement et la fabrication d’agents pharmaceutiques, en plus de mener depuis plus de 34 ans des recherches sur la cristallisation industrielle. Il est aussi consultant pour des sociétés pharmaceutiques, ce qui l’aide à comprendre les besoins et les pratiques de l’industrie. Il a reçu plusieurs prix, dont l’American Chemical Society Division of Industrial and Engineering Fellow Award et l’American Chemistry Society Award in Separation Sciences and Technology. M. Myerson a révisé cinq livres portant sur la cristallisation et est rédacteur en chef adjoint de la revue Crystal Growth and Design, publiée par l’American Chemical Society. M. Myerson est aussi auteur nommé de plus de 150 publications : affidavit de M. Allan S. Myerson, Ph.D. (22 août 2011), paragraphes 1 à 18 [affidavit de M. Myerson].

 

                        (2) Témoins experts de Mylan

                                    a) Mme Donna L. Romero

[44]         Mme Donna L. Romero est présidente de Pharma‑Vation Consulting, LLC. Son expertise et ses travaux concernent la conception et l’optimisation de composés en vue d’un développement clinique dans divers domaines thérapeutiques, dont le traitement de l’infection à VIH et du sida. Elle est titulaire d’un doctorat en chimie organique de synthèse et a occupé les postes de directrice et de directrice principale de chimie médicinale chez Pharmacia Corp. et Pfizer Inc., respectivement. Comme chercheuse, elle a dirigé des équipes qui ont découvert des médicaments et des médicaments candidats ciblant la TI et la protéase du VIH et qui ont établi des relations entre la structure et l’activité des inhibiteurs de la TI et de la protéase du VIH. Elle est auteur nommée de plus de 40 publications dans son domaine et a reçu de nombreux prix des universités et entreprises où elle a travaillé : affidavit de Donna L. Romero, Ph.D. (28 octobre 2011), paragraphes 1 à 17 [affidavit de Mme Romero].

 

                                    b) M. Michael J. Cima

[45]         M. Michael J. Cima est professeur de sciences des matériaux et de génie au MIT et a récemment été choisi pour faire partie d’un groupe sélect de professeurs en génie au Koch Institute for Integrative Cancer Research du MIT. Il a été élu à la National Academy of Engineering et est auteur nommé de plus de 200 articles scientifiques revus par les pairs et de 45 brevets. Il participe activement à la mise au point de matériaux et de systèmes d’ingénierie pour améliorer la santé humaine tels des traitements contre le cancer, les maladies métaboliques, les traumas et les troubles urologiques. Il est le cofondateur d’une entreprise pharmaceutique spécialisée et d’une entreprise qui met au point des produits pharmaceutiques contre les troubles urologiques. Il a reçu l’International Award of Materials Engineering for Resources et est le titulaire de la chaire fondée au MIT sous le nom de David H. Koch Professor of Engineering : affidavit de Michael J. Cima, Ph.D. (28 octobre 2011), paragraphes 1 à 12 [affidavit de M. Cima].

 

[46]         À titre de sommités dans leur domaine respectif, tous ces experts sont éminemment qualifiés pour fournir un témoignage d’opinion sur les questions en litige en l’espèce.

 

            D. La personne versée dans l’art

[47]         La personne versée dans l’art est celle à qui s’adresse le brevet. Elle doit posséder certaines qualifications ou avoir de l’expérience dans le domaine qui concerne le brevet. Au paragraphe 90 de l’arrêt Janssen‑Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 1234, 301 FTR 166, le juge Roger Hughes définit ainsi cette personne :

90        Il faut faire attention lors de la description d’une personne versée dans l’art parce qu’elle pourrait être définie d’une façon si étroite que peu de personnes, voire aucune, pourraient se qualifier. À l’inverse, si la description est trop générale, on court le danger d’inclure des personnes étrangères au domaine. La Cour doit avoir une attitude équitable et ouverte quant aux qualités qui font qu’une personne est versée dans l’art. Celle‑ci doit être une personne ordinaire versée dans l’art, et non la moins qualifiée ou à l’esprit le plus lourd. On doit éviter d’inclure dans ce groupe de personnes ou d’exclure celles qui seraient trop intelligentes ou possédant trop de connaissances techniques. En outre, en ce qui concerne la preuve des connaissances d’une telle personne, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’il n’est pas nécessaire que le témoin soit cette personne, il suffit que ce témoin puisse donner une preuve adéquate que la personne en cause possédait les connaissances adéquates et la compréhension nécessaire au moment pertinent (Halford c. Seed Hawk Inc., [2006] A.C.F. no 1205, 2006 CAF 275 au paragraphe 17).

 

 

Cette question ne suscite pas de controverse particulière entre les parties. Néanmoins, la personne versée dans l’art de chacun des brevets sera décrite séparément ci‑après.

 

                        (1) Le brevet 572

[48]         Le brevet 572 comporte un volet biologique et un volet de chimie organique, ce qui signifie qu’il s’adresse à deux groupes de personnes versées dans l’art : contre‑interrogatoire de M. Barry M. Trost, Ph.D. (6 janvier 2012), pages 33, 34 et 37. En ce qui concerne le volet biologique, MM. Trost, Coffin et Wainberg estiment que la personne versée dans l’art serait un scientifique titulaire d’un doctorat en virologie, microbiologie ou pharmacologie qui aurait une expérience en matière de VIH ou de rétrovirus parce que le brevet 572 décrit la valeur thérapeutique potentielle des composés divulgués : voir l’affidavit de M. Trost, paragraphe 46; l’affidavit de M. Coffin, paragraphe 20; et l’affidavit de M. Wainberg, paragraphe 22. De plus, M. Wainberg croit que la personne versée dans l’art est aussi une personne titulaire d’une maîtrise dans une des spécialités susmentionnées ou d’un diplôme de médecine qui a beaucoup travaillé dans le domaine du traitement de l’infection à VIH, de la rétrovirologie ou des études moléculaires portant sur la rétrovirologie ou le traitement de l’infection à VIH : voir l’affidavit de M. Wainberg.

 

[49]         Bien que Mme Romero n’inclue pas les personnes possédant les qualifications et l’expérience susmentionnées dans sa description de la personne versée dans l’art, je suis prêt à accepter toutes les descriptions données précédemment (y compris l’élément ajouté par M. Wainberg). Le brevet 572 décrit la valeur thérapeutique potentielle des composés qu’il divulgue, et la personne versée dans l’art décrite ci‑dessus posséderait les qualifications et l’expérience nécessaires pour comprendre ses enseignements et les mettre en pratique.

 

[50]         En ce qui concerne le volet de chimie organique, MM. Trost, Coffin et Wainberg et Mme Romero conviennent que la personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet 572 est une personne titulaire d’un doctorat en chimie organique ou en chimie médicinale qui possède plusieurs années d’expérience en synthèse de composés ou une personne titulaire d’une maîtrise en chimie organique ou en chimie médicinale qui possède de nombreuses années d’expérience en synthèse de composés. Cette personne aurait de bonnes connaissances au sujet de la structure et de la synthèse des composés organiques : voir l’affidavit de M. Trost, paragraphe 45; l’affidavit de M. Coffin, paragraphe 20; l’affidavit de M. Wainberg, paragraphe 23; et l’affidavit de Mme Romero, paragraphe 63.

 

[51]         Mme Romero est également d’avis que la personne versée dans l’art aurait de l’expérience pour ce qui est [traduction] « [d’]évaluer les résultats des expériences visant à déterminer la capacité d’un agent à inhiber la TI du VIH » ou qui [traduction] « connaît bien la synthèse organique et [. . .] les composés destinés à être utilisés dans le domaine du VIH et du sida » ainsi que [traduction] « des connaissances particulières au sujet des essais in vitro des INNTI pendant les années 1990 » : voir l’affidavit de Mme Romero, paragraphes 63 et 64. Bien que ces types d’expérience soient utiles pour comprendre le brevet 572, je ne suis pas d’avis que la personne versée dans l’art doive nécessairement les posséder dans le contexte qui nous occupe. La personne versée dans l’art est « la personne fictive à qui le brevet s’adresse, à ranger parmi les autres personnes fictives créées pour les besoins juridiques, telles que la « personne prudente » du droit de la responsabilité délictuelle » : Allergan Inc c Canada (Santé), 2012 CF 767, paragraphe 101. Il n’est pas obligatoire que la personne versée dans l’art possède une expérience relativement aux mêmes tests que ceux utilisés dans le brevet 572, ou des tests similaires, mais elle doit posséder les qualifications et l’expérience requises pour les comprendre et les effectuer. De plus, Mme Romero a admis lors de son contre‑interrogatoire qu’une équipe distincte dans le domaine de la biologie effectuerait les expériences dont il a été question ci‑dessous en utilisant le composé produit par les chimistes : contre‑interrogatoire de Mme Donna L. Romero (20 janvier 2012), paragraphes 17 et 18. Je crois que le chimiste organique ou le chimiste médicinal décrit ci‑dessus par MM. Trost, Coffin et Wainberg et par Mme Romero est une personne versée dans l’art capable de comprendre les enseignements du brevet 572 et de les mettre en pratique.

 

                        (2) Le brevet 198

[52]         MM. Myerson et Cima s’entendent dans l’ensemble pour dire que la personne versée dans l’art dans le contexte du brevet 198 est titulaire d’un baccalauréat en chimie, en génie chimique ou dans un autre domaine connexe et possède une expérience d’au moins trois ans dans l’industrie pharmaceutique, ou encore qu’elle est titulaire d’une maîtrise ou d’un doctorat dans l’un de ces domaines et possède moins d’expérience : voir l’affidavit de M. Myerson, paragraphe 53; et l’affidavit de M. Cima, paragraphes 47 et 49. Toutefois, M. Cima croit que la personne versée dans l’art doit en plus posséder une certaine expérience pratique dans le domaine des formes cristallines, car le brevet 198 divulgue des procédés de cristallisation et les résultats de la caractérisation de l’éfavirenz : affidavit de M. Cima, paragraphe 48. J’admets, pour les motifs cités par M. Cima, que la personne versée dans l’art a de bonnes connaissances en cristallographie en plus de posséder les qualifications et l’expérience susmentionnées.

 

III. Analyse

            A. Le fardeau de la preuve

[53]         La question du fardeau de la preuve dans les instances relatives à des AC n’est pas en litige, et je souscris à l’analyse suivante, à laquelle a procédé le juge Roger Hughes dans la décision Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CF 320, paragraphes 37 à 40, 346 FTR 78 :

37        Je croyais que la question de savoir qui supporte le fardeau de la preuve dans les instances relatives aux avis de conformité, relativement à la validité ou à la contrefaçon d’un brevet, était aujourd’hui réglée, mais les parties persistent à en débattre. Il semble que la décision que j’ai récemment rendue dans l’affaire Brystol‑Myers Squibb Canada Co. c. Apotex Inc., 2009 CF 137, ait procuré des munitions fraîches à ceux qui souhaitent constamment ramener la question sur le tapis. Je tiens à dire que, dans Brystol‑Myers, mon intention n’était pas d’appliquer un fardeau différent de celui dont j’avais fait état dans des décisions antérieures.

 

38        Pour être tout à fait clair, pour ce qui est du fardeau relatif à l’invalidité, j’ai passé en revue le droit, et en particulier des arrêts récents de la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), (2008), 69 C.P.R. (4th) 191, 2008 CF 11, et je suis arrivé à la conclusion suivante au paragraphe 32 :

 

32        À mon avis, la décision de chacune des deux formations de la Cour d’appel fédérale n’est pas substantiellement divergente. Le juge Mosley de la Cour a concilié ces deux décisions dans les motifs qu’il a énoncés dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 971 (paragraphes 44 à 51). Certains éléments, formulés comme suit, sont requis lorsque sont soulevées des questions de validité d’un brevet :

 

1. La seconde personne peut, dans son avis d’allégation, soulever un ou plusieurs motifs pour faire valoir l’invalidité.

 

2. La première personne peut, dans son avis de demande déposé auprès de la Cour, lier contestation à l’égard d’un ou de plusieurs de ces motifs.

 

3. La seconde personne peut produire une preuve pendant l’instance devant la Cour pour étayer les motifs à l’égard desquels a été liée contestation.

 

4. La première personne peut, à ses risques, se fier simplement sur la présomption de validité prévue par la Loi sur les brevets ou, si elle est plus prudente, présenter sa propre preuve quant aux motifs d’invalidité mis en cause.

 

5. La Cour apprécie la preuve. Si la première personne se fie uniquement sur la présomption, la Cour va malgré cela apprécier la solidité de la preuve produite par la seconde personne. Si cette preuve n’est pas concluante ni pertinente, la présomption prévaudra. Si les deux parties produisent une preuve, la Cour appréciera la preuve et tranchera la question selon la norme habituelle de la prépondérance des probabilités.

 

6. Si la preuve de l’une et l’autre partie s’équivaut à l’étape 5 (ce qui est rare), le requérant (la première personne) n’aura pas réussi à démontrer l’absence de fondement de l’allégation d’invalidité et n’aura pas droit à la délivrance de l’ordonnance d’interdiction sollicitée.

 

39        J’ai exposé la question d’une manière plus succincte dans Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 500, au paragraphe 12 :

 

12        La seule question qui se pose en l’espèce est la validité. Pharmascience a soulevé trois arguments à cet égard. Pfizer et Pharmascience ont toutes deux présenté des éléments de preuve et fait des observations sur ces points. Au bout du compte, il me faut trancher l’affaire selon la prépondérance de la preuve, en me fondant sur les éléments de preuve dont je dispose et sur le droit actuellement en vigueur. Si, au vu des éléments de preuve, je conclus que l’affaire s’équilibre, il me faudra conclure que Pfizer n’a pas établi que l’allégation de Pharmascience est injustifiée.

 

40        Selon moi, les décisions qui précèdent énoncent correctement le droit qui s’applique au fardeau de la preuve dans les instances relatives aux avis de conformité, pour ce qui est de la question de l’invalidité.

 

[Souligné dans l’original.]

 

 

            B. Le brevet 572

(1) Le caractère suffisant de l’avis d’allégation de Mylan

[54]         BMS allègue que Mylan a omis de mettre en jeu son allégation d’inutilité parce que la preuve présentée par Mme Romero sur ce point diffère substantiellement de ce qui est indiqué dans l’avis d’allégation (AA). Pour résumer, BMS soutient que l’allégation présentée dans l’AA n’est pas justifiée par la preuve produite par Mylan et ne répond pas à l’exigence formulée à l’article 5 du Règlement AC selon laquelle un AA doit comprendre « un énoncé détaillé du fondement juridique et factuel de l’allégation ». BMS s’appuie sur plusieurs précédents dans lesquels il est indiqué qu’une seconde personne ne peut pas étayer son argumentation dans une instance relative à un avis de conformité (AC) en se servant d’une preuve qui ne correspond pas à ce qui est indiqué dans son avis d’allégation ou en présentant l’information de manière fragmentaire.

 

[55]         Bien que Mylan ne tente pas de défendre le libellé littéral large des allégations figurant dans son AA, elle soutient que les questions étaient convenablement formulées, que BMS en savait assez pour contester ses allégations et que tout préjudice éventuel était atténué par la décision du protonotaire Aalto d’accorder à BMS un droit de réponse.

 

[56]         Il existe bien sûr une volumineuse jurisprudence concernant le caractère suffisant des AA. Un énoncé général utile figure dans le passage suivant de l’arrêt AB Hassle c Apotex Inc, 2006 CAF 51, paragraphe 4, [2006] 4 RCF 513 :

4          La présente Cour a pris acte qu’un avis d’allégation, allié à l’énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquelles les allégations sont fondées, est un élément décisif de la définition des questions à trancher dans le cadre des instances relevant du Règlement ADC. L’avis d’allégation et l’énoncé détaillé doivent traiter de toutes les revendications de brevet pertinentes, et contenir suffisamment d’informations pour permettre à la « première personne » (selon la définition dans le Règlement ADC [article 2]) de prendre une décision avisée sur l’opportunité de répondre à l’avis d’allégation par l’institution d’une demande d’ordonnance d’interdiction. Un avis d’allégation qui répond à ces critères est qualifié de « suffisant ». Le corollaire est qu’une « seconde personne » (selon la définition dans le Règlement ADC [article 2]) ne peut, en réponse à la demande d’interdiction présentée par une première personne, présenter des preuves et une argumentation portant sur une question qui déborde le cadre de l’avis d’allégation et de l’énoncé détaillé. La jurisprudence sur la suffisance découle d’une série de causes, notamment Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1993), 163 N.R. 183, 51 C.P.R. (3d) 329 (C.A.F.) au paragraphe 15, AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (2000), 7 C.P.R. (4th) 272, 256 N.R. 101 (C.A.F.) au paragraphe 21, SmithKline Beecham Inc. c. Apotex Inc. (2001), 10 C.P.R. (4th) 338, 267 N.R. 101 (C.A.F.), au paragraphe 27, et AstraZeneca AB c. Apotex Inc. (2005), 335 N.R. 1 (C.A.F.) au paragraphe 12.

 

 

[57]         Dans d’autres décisions, il a été statué qu’il est inadmissible pour une seconde personne d’améliorer sa preuve de manière fragmentaire en invoquant de nouveaux faits à l’appui d’une allégation d’invalidité ou de revenir sur une position de fait ou de droit adoptée dans un AA : voir Mayne Pharma (Canada) c Aventis Pharma Inc, 2005 CAF 50, paragraphe 25, 38 CPR (4th) 1; Merck & Co c Pharmascience Inc, 2010 CF 510, paragraphe 96, 85 CPR (4th) 179; et Pfizer Canada Inc c Novopharm Ltd, 2005 CAF 270, paragraphe 4, 42 CPR (4th) 97.

 

[58]         Il n’y a aucun doute que l’AA de Mylan laissait beaucoup à désirer, du moins en ce qui concerne l’allégation d’inutilité qui a plus tard été formulée par Mme Romero. Selon l’AA de Mylan, la promesse du brevet 572 est un élément fondamental dans l’analyse de l’utilité. Cette promesse y est ensuite décrite en ces termes :

[traduction] La personne versée dans l’art comprendrait que la promesse « d’inhibition puissante » dans le brevet 572 signifie que les composés de l’invention, y compris l’éfavirenz, sont plus efficaces contre toutes les souches connues du VIH résistantes en raison d’une mutation de la TI que les composés connus auparavant, mais ne se limitent pas aux trois composés dont il est expressément question (les « composés de comparaison »).

 

 

[59]         Je ne suis pas d’accord avec Mylan pour dire que les témoins de BMS comprenaient la nature du problème qui a surgi en raison de la preuve fournie par Mme Romero. Selon moi, la nature de la contestation à laquelle devait faire face BMS a beaucoup été modifiée par cette preuve. Même si le protonotaire Aalto a refusé de radier l’affidavit de Mme Romero, il a admis que sa preuve représentait un « point de vue différent » de celui qui avait été exprimé dans l’AA de Mylan. En accordant à BMS le droit de répondre à la preuve fournie par Mme Romero, le protonotaire Aalto a décrit le problème de la façon suivante :

            [traduction] Nonobstant le contre‑interrogatoire de M. Coffin par M. de Grandpré, je ne suis pas convaincu qu’il aurait pu prévoir que la mutation 188 jouerait dans la position de Mylan le rôle prépondérant qu’elle y joue maintenant. Il sera très utile à la Cour de connaître le point de vue des deux parties au sujet de la mutation 188. De plus, l’affidavit de Mme Romero renvoie à 14 documents de l’art antérieur dont il n’était pas question dans l’AA, et M. Coffin n’aurait pas pu prévoir qu’il aurait été question de ces documents.

 

Bristol‑Myers Squibb Canada Co c Mylan Pharmaceuticals ULC (25 janvier 2012), Toronto T‑2072‑10 (CF 1re inst), paragraphe 5.

 

 

Bien que l’AA mentionne brièvement la mutation 188, rien ne laisse entendre que l’omission des inventeurs d’évaluer l’éfavirenz par rapport à cette mutation deviendrait l’élément central des arguments de Mylan au regard de l’interprétation et de l’utilité. Il n’est pas étonnant de constater que ce point n’a pas été abordé dans la preuve initiale de BMS.

 

[60]         Mylan tente de se distancier du libellé large de son AA en disant que nulle personne raisonnable et avertie n’interpréterait son AA de la façon dont il est rédigé. Selon Mylan, la personne versée dans l’art ne lirait pas sa mention d’une promesse, dans le brevet 572, de l’utilité de l’éfavirenz [traduction] « contre toutes les souches connues du VIH résistantes en raison d’une mutation de la TI » sans y mettre un bémol. Mylan affirme que le lecteur raisonnable interpréterait son affirmation comme une promesse d’utilité contre un nombre limité de mutations de la TI du VIH pouvant être visées par un traitement, y compris la mutation 188. Mylan allègue que les experts de BMS n’ont pas été induits en erreur par le libellé de l’AA et qu’ils ont présenté une preuve dans laquelle ils contestaient expressément la thèse de Mylan.

 

[61]         L’allégation de l’AA de Mylan, selon laquelle les mutations de la TI du VIH ayant fait l’objet d’essais par BMS et dont il était question dans le brevet 572 n’étaient pas « représentatives » de la classe de mutations entraînant une résistance aux agents thérapeutiques, ne permettait pas à BMS de connaître la vraie nature de la thèse de Mylan. M. Coffin a d’abord abordé ce point en indiquant que les mutations 103 et 181 [traduction] « étaient les souches qu’il était logique d’étudier à l’époque » et « les mutations les plus fréquentes et les plus importantes contre les INNTI » : voir l’affidavit de M. Coffin, paragraphe 75. M. Wainberg a lui aussi abordé ce point en disant que les mutations 103 et 181 présentaient à l’époque un intérêt particulier pour les chercheurs et constituaient [traduction] « les mutants qu’il était le plus logique de soumettre à des essais pour l’évaluation d’un nouvel INNTI » : voir l’affidavit de M. Wainberg, paragraphes 91 et 92. Aucun de ces deux témoins n’avait de raison de croire, d’après l’AA, que la thèse de Mylan serait ultérieurement axée sur la mutation 188 et sur l’argument voulant que [traduction] « la détermination de l’activité d’un INNTI contre les enzymes porteuses de mutations en positions 103, 181 et 188 était nécessaire pour démontrer que l’éfavirenz, à titre de nouvel INNTI, pourrait inhiber la TI des souches du VIH ayant acquis une résistance aux autres antiviraux » : affidavit de Mme Romero, paragraphe 93. En fait, une simple lecture de l’AA permet de constater que l’allégation de Mylan concernant la promesse du brevet 572 allait bien au‑delà de ce que pouvait étayer Mme Romero.

 

[62]         Dans le contexte de sa contestation du brevet 198, Mylan souligne la nature sommaire des instances relatives à un AC et l’absence d’un droit d’obtenir la divulgation de tous les éléments de preuve potentiellement pertinents. C’est sur cet argument que repose le refus de Mylan de remettre à BMS des échantillons de son produit d’éfavirenz et de divulguer les détails de son procédé de fabrication et, plus tard, la décision du protonotaire d’appuyer ce refus.

 

[63]         Mais ces principes mettent aussi en lumière l’importance de l’AA en tant que document introductif d’une instance relative à un AC. Une seconde partie n’est pas autorisée à présenter des éléments de preuve qui ne correspondent pas aux allégations de son AA et de prendre au dépourvu son adversaire en l’obligeant à réfuter une thèse différente. Je suis d’accord avec BMS pour dire que le droit de réponse n’est pas une solution satisfaisante au problème que présentent des affaires telles que celle‑ci. En l’espèce, les experts de BMS se sont vu présenter des éléments de preuve, ceux exposés par Mme Romero, au sujet de la portée des revendications en litige qui étaient très différents de ce que Mylan avait mentionné dans son AA. Cette façon de faire obligeait BMS à deviner les fondements réels de l’allégation d’inutilité de Mylan et constituait une contestation à la pièce déraisonnable du brevet. Je suis convaincu que l’AA de Mylan ne permettait pas à BMS de connaître la vraie nature de la thèse qu’elle devait réfuter et qu’il était insuffisant en droit. Par conséquent, BMS s’est acquittée de son fardeau en ce concerne la question de l’inutilité et a le droit d’obtenir une ordonnance d’interdiction jusqu’à l’expiration du brevet 572.

 

[64]         Malgré la décision rendue ci‑dessus, je traiterai de l’allégation d’inutilité de Mylan sur le fond.

 

(2) Interprétation des revendications

a) Principes d’interprétation des revendications

[65]         L’issue de la contestation de la validité du brevet 572 par Mylan repose sur l’interprétation des revendications. C’est une question de droit que la Cour doit trancher, dans une plus ou moins grande mesure, avec l’aide de témoins experts : voir Pfizer Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 209, paragraphe 39, [2007] ACF no 767 (QL).

 

[66]         Les parties conviennent que les revendications du brevet doivent faire l’objet d’une interprétation téolologique, conforme aux principes énoncés dans les arrêts Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, paragraphes 55 et 56, [2000] 2 RCS 1067 [arrêt Whirpool], et Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024 [arrêt Free World].

 

[67]         Le libellé des revendications est un élément essentiel de l’avis public exigé, et le paragraphe 27(4) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, en souligne l’importance :

27.(4) Le mémoire descriptif se termine par une ou plusieurs revendications définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif.

 

27.(4) The specification must end with a claim or claims defining distinctly and in explicit terms the subject‑matter of the invention for which an exclusive privilege or property is claimed.

 

 

 

[68]         La Cour suprême du Canada souligne l’utilité et l’importance d’exiger que les revendications des brevets soient rédigées de façon claire dans l’arrêt Free World, précité, aux paragraphes 14, 15 et 42 :

14        Les revendications d’un brevet sont souvent comparées à des « clôtures » et à des « frontières » qui délimiteraient clairement les « champs » faisant l’objet du monopole. Ainsi, dans la décision Minerals Separation North American Corp. c. Noranda Mines, Ltd., [1947] R.C. de l’É. 306, le président Thorson s’exprime dans les termes suivants, à la p. 352 :

 

[traduction] En formulant ses revendications, l’inventeur érige une clôture autour des champs de son monopole et met le public en garde contre toute violation de sa propriété. La délimitation doit être claire afin de donner l’avertissement nécessaire, et seule la propriété de l’inventeur doit être clôturée. La teneur d’une revendication doit être exempte de toute ambiguïté ou obscurité pouvant être évitée, et sa portée ne doit pas être flexible; elle doit être claire et précise de façon que le public puisse savoir non seulement où il lui est interdit de passer, mais aussi où il peut passer sans risque.

 

15        En réalité, les « clôtures » sont souvent constituées d’une superposition complexe de définitions de différents éléments (ou « composants » ou « caractéristiques » ou « parties intégrantes ») dont la complexité, l’interchangeabilité et l’ingéniosité sont variables. Un ensemble de mots et d’expressions définit le monopole, met le public en garde et piège le contrefacteur. Dans certains cas, les éléments précis de la « clôture » peuvent être cruciaux ou « essentiels » au fonctionnement de l’invention revendiquée; dans d’autres, l’inventeur peut envisager que des variantes puissent aisément être employées ou substituées sans que cela ne modifie substantiellement le fonctionnement de l’invention, et la personne versée dans l’art qui prend connaissance de la teneur de la revendication peut le constater. Il incombe au tribunal appelé à interpréter des revendications de distinguer les cas les uns des autres, de départager l’essentiel et le non‑essentiel et d’accorder au « champ » délimité dans un cas appartenant à la première catégorie la protection juridique à laquelle a droit le titulaire d’un brevet valide.

 

42        Le régime de concession de brevets vise à favoriser la recherche et le développement et à encourager l’activité économique en général. La réalisation de ces objectifs est cependant compromise lorsqu’un concurrent craint de marcher dans les plates‑bandes du titulaire d’un brevet dont la portée n’est pas raisonnablement précise et certaine. Le brevet dont la portée est incertaine devient [traduction] « une nuisance publique » (R.C.A. Photophone, Ld. c. Gaumont‑British Picture Corp. (1936), 53 R.P.C. 167 (C.A. Angl.), à la p. 195). Les concurrents éventuels sont dissuadés d’œuvrer dans des domaines qui, en fait, échappent à la portée du brevet même lorsque, à l’issue d’une longue et coûteuse instance (les frais de justice en la matière pouvant effectivement être très élevés, et la procédure très longue), un tribunal pourrait confirmer que ce qu’un concurrent projette de faire est parfaitement licite. Les sommes qui auraient pu être investies sont perdues ou affectées à autre chose. La concurrence est « gelée ». Le breveté jouit d’un monopole plus grand que celui que l’État a voulu lui accorder. L’incertitude se double d’un grave préjudice économique, et il convient que le droit des brevets s’efforce de réduire le plus possible ce préjudice.

 

 

[69]         Nonobstant les mises en garde susmentionnées, il est bien établi en droit que l’interprétation téléologique exige de la Cour qu’elle examine le libellé des revendications en fonction du sens que le breveté aurait normalement prêté aux termes utilisés, et non pas à travers le prisme de la littéralité stricte. Même un terme qui semble clair et non ambigu peut, lorsqu’il est lu en contexte, raisonnablement avoir un sens différent. L’arrêt Whirlpool, précité, invite également à ne pas examiner les mots du point de vue du grammairien, mais plutôt à la lumière des connaissances usuelles du travailleur moyennement versé dans le domaine auquel le brevet a trait. Il est donc admissible d’examiner la description du brevet afin de s’assurer du sens technique des termes utilisés dans les revendications.

 

[70]         Je n’ai aucune peine à admettre que l’interprétation téléologique puisse élargir ou limiter un texte interprété au sens littéral : voir l’arrêt Whirlpool, précité, paragraphe 49. Il me semble cependant juridiquement hasardeux d’établir les caractéristiques essentielles de l’invention dont font état les revendications en se servant de la description, en particulier si la description ne définit pas clairement la portée de l’invention. Autrement dit, même si une personne a recours à la description pour interpréter les revendications, « la portée exacte et précise de la propriété et du privilège exclusifs revendiqués » doit toujours être claire : voir Consolboard Inc c MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd, [1981] 1 RCS 504, paragraphe 26, 122 DLR (3d) 203.

 

[71]         Dans l’arrêt BVD Co c Canadian Celanese Ltd, [1937] RCS 441, [1937] 3 DLR 449 [arrêt BVD], la Cour a refusé de voir dans une revendication de brevet une caractéristique « essentielle » d’une invention et a invalidé le brevet parce que les revendications, telles qu’elles étaient rédigées, dépassaient la portée de l’invention. Cette décision est antérieure aux arrêts Whirlpool et Free World, précités, et à leur élaboration des principes de l’interprétation téléologique. Néanmoins, l’arrêt BVD n’a pas été infirmé et continue de souligner l’importance de veiller à ce qu’un brevet délimite clairement l’objet de l’invention et l’importance du libellé des revendications pour établir cette délimitation : voir aussi Apotex Inc c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, paragraphe 77, [2008] 3 RCS 265; Amfac Foods Inc c Irving Pulp & Paper, Ltd, [1986] ACF no 659 (QL), 72 NR 290 (CA).

 

[72]         Je retiens de ces précédents que le recours à la description est admissible, mais seulement pour comprendre le sens de mots ou d’expressions utilisés dans les revendications. L’information essentielle qui est contenue dans la description, mais qui n’a pas d’utilité pour la recherche du sens du libellé des revendications, ne peut pas être importée implicitement pour nuancer les revendications : voir Janssen‑Ortho Inc c Canada (Santé), 2010 CF 42, paragraphe 119, 361 FTR 268 [décision Janssen‑Ortho]. Il ne convient pas non plus d’attribuer un sens à des mots des revendications en s’appuyant sur des phrases prises ici et là dans la description : voir Electric & Musical Industries, Ltd c Lissen Ltd, [1938] 4 All ER 221, page 227, 56 RPC 23 (HL (Ang)).

 

[73]         La première étape dans une instance relative à un brevet consiste à interpréter les revendications sans égard à la validité ni à la contrefaçon : voir l’arrêt Whirlpool, précité, paragraphe 43. Lorsqu’un doute surgit au sujet du sens des revendications, il faut d’abord en examiner le libellé, puis se reporter à la description, si nécessaire : voir la décision Janssen‑Ortho, précitée, paragraphe 116.

 

                                    b) Les revendications du brevet 572

[74]         Le brevet 572 revendique une classe de benzoxazinones, comprenant l’éfavirenz, qui inhibent la TI du VIH et qui sont utiles pour traiter l’infection à VIH ou pour traiter le sida ou le SAS. Les revendications en litige sont les suivantes :

[traduction]

28.       Un composé décrit à la revendication 3, qui est [l’éfavirenz] ou l’un de ses sels pharmaceutiquement acceptables.

 

29.       Une composition pharmaceutique décrite à la revendication 4, dans laquelle le composé est [l’éfavirenz] ou l’un de ses sels pharmaceutiquement acceptables.

 

30.       Une composition pharmaceutique décrite à la revendication 5, dans laquelle le composé est [l’éfavirenz] ou l’un de ses sels pharmaceutiquement acceptables.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[75]         Les revendications 4 et 5 du brevet 572 sont rédigées comme suit :

[traduction]

4.         Une composition pharmaceutique utile pour inhiber la transcriptase inverse du VIH, comprenant une quantité efficace d’un composé décrit dans la revendication 1 ou 3 et un vecteur pharmaceutiquement acceptable.

 

5.         Une composition pharmaceutique utile pour traiter l’infection à VIH ou pour traiter le sida ou le SAS, comprenant une quantité efficace d’un composé décrit dans la revendication 1, 2 ou 3 et un vecteur pharmaceutiquement acceptable.

 

 

[76]         Isolément, ces revendications promettent seulement que l’éfavirenz sera utile pour inhiber la TI du VIH et pour traiter l’infection à VIH, le sida et le SAS. Néanmoins, le brevet indique que les inventeurs ont démontré que les composés revendiqués, y compris l’éfavirenz, sont des inhibiteurs de la TI du VIH dont l’avantage particulier est une inhibition démontrée de la TI des souches du VIH ayant acquis une résistance aux médicaments. Sous la section « Background of the Invention » (Contexte de l’invention), il est expressément indiqué que les composés sont [traduction] « utiles pour l’inhibition de la transcriptase inverse du VIH (et de ses variétés résistantes), la prévention de l’infection à VIH, le traitement de l’infection à VIH et le traitement du sida et/ou du SAS… ». Aux pages 28 et 29 du brevet 572, les inventeurs ajoutent ce qui suit :

            [traduction] L’avantage particulier des composés de l’invention est leur puissante activité inhibitrice de la transcriptase inverse des souches du VIH ayant acquis une résistance aux autres antiviraux, tels le L‑697,661, qui est une 3-([(4,7-dichloro-1,3-benzoxazol-2-yl)méthyl]-amino)-5-éthyl-6-méthyl-pyridin-2(1H)-one; le L‑696,229, qui est une 3-[2-(1,3-benzoxazol-2-yl)éthyl]-5-éthyl-6-méthyl-pyridin-2(1H)-one; et l’AZT.

 

 

[77]         Les inventeurs poursuivent en décrivant deux essais conçus pour mesurer l’efficacité de l’éfavirenz contre quatre formes du VIH, soit le virus sauvage, la forme porteuse de la mutation 103, la forme porteuse de la mutation 181 et la forme porteuse de la double mutation 103 et 181. Ces essais démontrent la puissante activité de l’éfavirenz contre le virus sauvage et toutes les formes du VIH porteuses des mutations soumises aux essais. Ces résultats ne sont pas contestés. Il est généralement admis que l’éfavirenz est biodisponible et utile pour inhiber la TI du VIH. Par conséquent, il devait, selon les prévisions, être utile pour traiter le sida ou le SAS chez l’humain. Le brevet 572 décrit également une méthode de fabrication d’une forme cristalline de l’éfavirenz ayant un point de fusion de 131 à 132ºC.

 

[78]         Mylan concède que son produit d’éfavirenz contreviendra aux revendications en litige si le brevet 572 est valide.

 

c) La question de l’interprétation

[79]         Mylan soutient que la promesse inventive des revendications du brevet doit être déterminée en s’appuyant sur la description. Elle fait valoir que la personne versée dans l’art qui lirait entièrement le brevet 572 décrirait la promesse comme une puissante activité inhibitrice de la TI du VIH par l’éfavirenz, y compris les principales souches du VIH porteuses d’une mutation de la TI ayant acquis une résistance aux autres INNTI. De plus, selon Mylan, le brevet promet que l’éfavirenz traitera l’infection à VIH et le sida dans les cas de résistance aux autres INNTI.

 

[80]         Ce n’est qu’en voyant dans les revendications une promesse que l’éfavirenz traitera les souches « principales » ou « les plus importantes » du VIH résistantes aux INNTI, y compris la souche porteuse d’une mutation 188, que Mylan peut alléguer une absence d’utilité démontrée ou prédite contre la classe plus vaste de mutations n’ayant vraisemblablement pas fait l’objet d’essais.

 

[81]         BMS avance une interprétation plus étroite des revendications du brevet 572. Elle soutient que le brevet 572 promet uniquement que l’éfavirenz inhibera la TI du VIH et que, par conséquent, il inhibera l’infection à VIH et sera utile pour traiter le sida et le SAS chez l’humain. BMS affirme que, bien que le brevet 572 définisse un avantage de l’éfavirenz par rapport aux autres composés INNTI auxquels certaines souches du VIH porteuses d’une mutation de la TI sont devenues résistantes, cela ne fait pas partie de la promesse de ses revendications. Pour les motifs qui suivent, il n’est pas nécessaire que j’établisse si la promesse d’utilité de l’éfavirenz dans le brevet 572 s’applique seulement à la TI du VIH ou à toutes les mutations de la TI du VIH contre lesquelles il a été mis à l’essai.

 

d) La preuve

[82]         Pour étayer son interprétation, Mylan s’appuie sur la preuve produite par Mme Romero. L’affidavit de cette dernière décrit ainsi la promesse du brevet 572 :

[traduction]

74.       À mon avis, la personne versée dans l’art qui lirait le brevet 572 conclurait qu’il promet que l’éfavirenz inhibera la TI du VIH, et qu’il inhibe de façon puissante la TI des souches du VIH ayant acquis une résistance aux autres agents antirétroviraux. Cette promesse est énoncée explicitement à la page 1, lignes 33 à 35, et de la page 28, ligne 32, à la page 29, ligne 2.

 

75.       La personne versée dans l’art comprendrait à la lecture du brevet 572 que les composés de la formule I, y compris l’éfavirenz, sont efficaces contre toutes les souches les plus importantes qui sont résistantes aux INNTI (notamment les souches mutantes dont un acide aminé a été substitué en position 103, 181 ou 188).

 

76.              Comme il est souligné dans l’extrait au paragraphe 71 ci‑dessus, le brevet 572 indique aussi que l’éfavirenz est utile comme outil de dépistage en laboratoire pour permettre l’isolement d’autres souches mutantes. En 1993, on savait que les INNTI pouvaient être utilisés en cultivant le virus en présence de l’inhibiteur pour isoler les souches du VIH porteuses d’une mutation de la TI qui étaient résistantes à l’INNTI utilisé pour produire la résistance. L’éfavirenz ne pouvait pas servir d’outil de dépistage pour les « composés antiviraux plus puissants » à moins d’être efficace contre toutes les souches mutantes importantes.

 

77.       Le brevet 572 promet aussi que l’éfavirenz sera utile pour traiter l’infection à VIH, le sida et le SAS. La personne versée dans l’art comprendrait que cela fait partie de l’utilité promise de l’invention. Elle comprendrait que le brevet 572 promet que l’éfavirenz traitera les infections à VIH, le sida et le SAS dans les cas de résistance acquise aux autres antiviraux.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Affidavit de Mme Romero, paragraphes 74 à 77.

 

 

[83]         Comme il est mentionné ci‑dessus, Mme Romero considère comme une partie de la promesse du brevet 572 l’avantage déclaré de l’éfavirenz que constitue sa puissante activité inhibitrice de la TI des souches du VIH ayant acquis une résistance aux autres antiviraux : voir aussi l’affidavit de Mme Romero, paragraphe 72. Cette description de la promesse du brevet 572 est, bien sûr, plus étroite que celle figurant dans l’AA de Mylan , qui indiquait que le brevet 572 promet que l’éfavirenz sera [traduction] « plus efficace contre toutes les souches connues du VIH résistantes en raison d’une mutation de la TI que les composés connus auparavant » : avis d’allégation de Mylan Pharmaceuticals ULC (4 novembre 2010), page 13 [AA] [non souligné dans l’original].

 

[84]         Comme il a déjà été mentionné, lorsque MM. Coffin et Wainberg ont déposé leurs affidavits, ils répondaient à l’AA de Mylan, qui indiquait que le brevet 572 promettait que l’éfavirenz serait [traduction] « plus efficace contre toutes les souches connues du VIH résistantes en raison d’une mutation de la TI que les composés connus auparavant », mais qu’il n’était pas utile parce qu’il n’était pas un puissant inhibiteur de « toutes les souches du VIH résistantes en raison d’une mutation de la TI qui étaient connues à la date de dépôt » : AA, page 13. Ils ont contré cette affirmation en soulignant que le rythme de mutation du VIH était très rapide et que de nouvelles variétés du VIH résistantes en raison d’une mutation de la TI étaient à l’époque constamment identifiées. Selon MM. Coffin et Wainberg, l’affirmation de Mylan selon laquelle il faudrait lire le brevet 572 de façon à inclure toute la gamme des souches résistantes du VIH en raison d’une mutation de la TI était déraisonnable, point de vue que Mylan ne conteste pas maintenant.

 

[85]         En réponse à l’AA de Mylan, M. Coffin a offert l’interprétation suivante de la promesse du brevet 572 :

[traduction]

68.       Selon la promesse du brevet 572, les composés de l’invention, y compris l’éfavirenz, sont des inhibiteurs de la transcriptase inverse du VIH. C’est ce qui est indiqué à la page 1, lignes 27 à 28 :

 

Les demanderesses démontrent que les composés de l’invention sont des inhibiteurs de la transcriptase inverse du VIH.

 

69.       Aux pages 1 et 2, le brevet 572 décrit aussi divers avantages de l’invention, soit l’inhibition de la transcriptase inverse des souches de VIH résistantes, la prévention de l’infection à VIH, le traitement de l’infection à VIH et le traitement du sida ou du SAS (voir les exemples aux pages 1 et 2 du brevet 572).

 

70.       En 1994, le traitement du sida et de l’infection à VIH n’en était qu’à ses débuts, et il restait beaucoup à apprendre au sujet de la maladie. Les développements étaient constants, et les théories étaient modifiées au fur et à mesure que les chercheurs poursuivaient leurs recherches et que des progrès étaient réalisés dans le domaine. La personne versée dans l’art aurait compris que, lorsqu’un composé peut nuire à la réplication du VIH, par exemple en inhibant l’enzyme transcriptase inverse, il était à prévoir que le composé inhiberait l’infection à VIH et permettrait de traiter l’infection à VIH, le sida et le SAS. C’est ce dont parlent les inventeurs lorsqu’ils mentionnent d’autres avantages.

 

71.              À la page 1, lignes 28 à 30, du brevet 572, il est écrit que :

Les avantages particuliers des présents composés sont leur capacité inhibitrice démontrée de la transcriptase inverse des souches résistantes du VIH.

 

72.       Ici, les inventeurs parlent de la capacité inhibitrice démontrée de la transcriptase inverse des souches résistantes du VIH. Dans le brevet, les inventeurs démontrent l’inhibition de trois souches résistantes : K103N, Y181C et la souche porteuse à la fois des mutations K103N et Y181C (double mutation). Je décris plus en détail ces données dans la prochaine section du présent affidavit.

 

73.       La personne versée dans l’art comprendrait que cette « inhibition démontrée » s’applique aux souches résistantes dont il est question dans le brevet et qui ont fait l’objet d’essais. Elle ne s’applique pas à toutes les souches résistantes.

 

74.       À la page 13 de sa lettre, Mylan affirme que la promesse du brevet 572 comprend l’inhibition puissante « [à l’égard de] toutes les souches connues du VIH résistantes en raison d’une mutation de la TI ». Mylan énumère ensuite, au tableau B, pages 15 à 17 de sa lettre, certaines des mutations connues de la TI conférant une résistance. Elle affirme ensuite, à la page 17, que :

 

Bien que les mutations ayant fait l’objet d’essais, les mutations K103N, YI81C et K103N‑Y181C, aient été signalées dans la littérature avant la date de dépôt du brevet 572, ce ne sont d’aucune façon les mutations les plus fréquentes ou les plus importantes. Les souches mutantes mises à l’essai dans le brevet 572 n’étaient pas représentatives des souches mutantes résistantes connues à la date du dépôt.

 

75.       Je suis complètement en désaccord avec ces énoncés. Comme je l’ai expliqué, les souches du VIH porteuses d’une mutation K103N ou Y181C (seules ou combinées) étaient celles qu’il était logique d’étudier à l’époque. [En effet, [l]e groupe de recherche sur le VIH avec lequel je travaille étudie encore ces mutations aujourd’hui]. Il s’agissait à l’époque des mutations les plus fréquentes et les plus importantes entraînant une résistance aux INNTI. Il est tout simplement faux de prétendre le contraire.

 

[Souligné dans l’original.]

 

Affidavit de M. Coffin, paragraphes 68 à 75.

 

 

[86]         Lorsque Mme Romero a proposé une interprétation différente et plus étroite des revendications, M. Coffin a souscrit un affidavit en réponse. Il a souligné que la plupart des références scientifiques citées par Mme Romero n’étaient pas divulguées dans l’AA de Mylan et que plusieurs de ces références avaient été publiées après la date de dépôt du brevet 572. Il a aussi fait remarquer que, dans une recherche similaire menée par un groupe dont faisait partie Mme Romero, le composé ciblé n’avait pas été soumis à des essais contre la mutation 188.

 

[87]         L’affidavit en réponse de M. Coffin traitait de l’interprétation proposée par Mme Romero de la façon suivante :

[traduction]

11.       Malgré la clarté du libellé du brevet, Mme Romero affirme que « [l]a personne versée dans l’art comprendrait à la lecture du brevet 572 que les composés de la formule I, y compris l’éfavirenz, sont efficaces contre toutes les souches les plus importantes qui sont résistantes aux INNTI (notamment les souches mutantes dont un acide aminé a été substitué en position 103, 181 ou 188) » [non souligné dans l’original].

 

12.       Mme Romero allègue de plus que la détermination de l’activité d’un INNTI contre une enzyme porteuse d’une mutation en position 103, 181 ou 188 était nécessaire pour démontrer que l’éfavirenz, à titre de nouvel INNTI, pourrait inhiber la TI des souches du VIH ayant acquis une résistance aux autres antiviraux. Le reste de l’affidavit de Mme Romero est presque entièrement axé sur le présumé « échec » du brevet à présenter des données concernant les essais du médicament contre les mutations en position 188.

 

13.       Mme Romero erre lorsqu’elle prétend que la souche porteuse de la mutation 188 était fréquente à l’époque. À la lecture du brevet 572, la personne versée dans l’art ne comprendrait pas que ce brevet promet que l’éfavirenz sera efficace contre toutes les souches résistantes « les plus importantes ». Elle comprendrait plutôt que le brevet 572 démontre la capacité inhibitrice contre les souches porteuses de la mutation 103 ou 181 ou de la double mutation 103 et 181.

 

[Souligné dans l’original.]

 

Affidavit en réponse de M. John M. Coffin (26 janvier 2012), paragraphes 11 à 13.

 

 

[88]         Malgré l’affirmation initiale de Mme Romero selon laquelle le brevet 572 promet que l’éfavirenz sera efficace contre les plus importantes souches du VIH porteuses d’une mutation de la TI (pas seulement les mutations 103, 181 et 188), elle semble plus tard limiter la liste des mutations traitables aux mutations 103, 181 et 188 de la TI du VIH : voir l’affidavit de Mme Romero, paragraphes 90 et 91. Plus loin, au paragraphe 94, Mme Romero reprend sa position initiale selon laquelle, pour remplir cette partie de la promesse, les inventeurs devaient démontrer l’utilité de l’éfavirenz [traduction] « contre les souches mutantes dont un acide aminé de la TI a été substitué en position 188 (entre autres) ». Nulle part ailleurs dans son témoignage n’identifie‑t‑elle les autres souches mutantes importantes que la personne versée dans l’art de l’époque aurait considéré comme devant être incluses dans la promesse d’un traitement efficace.

 

[89]         La façon dont Mme Romero interprète le brevet 572 représente une position de compromis entre l’AA de Mylan et l’interprétation ordinaire du brevet 572. Il n’est nulle part question dans le brevet 572 de l’efficacité de l’éfavirenz contre une quelconque souche résistante du VIH en raison d’une mutation de la TI autre que les mutations ayant fait l’objet d’essais. Ce n’est qu’en exagérant la promesse d’efficacité que Mylan peut alléguer que BMS n’a pas réussi à démontrer ce qui était promis.

 

[90]         Les inventeurs ont publié leurs données dans le brevet 572 pour aider le lecteur versé dans l’art à comprendre la portée de l’utilité promise. Le brevet 572 décrit ce qui a été démontré expérimentalement et exprime clairement les données expérimentales. Je n’admets pas que la personne versée dans l’art puisse voir dans les revendications plus que ce qui a été divulgué.

 

[91]         Bien que Mylan ait raison de dire que le breveté n’a pas l’obligation de divulguer sa preuve d’utilité démontrée, en l’espèce cette preuve a été présentée. La personne versée dans l’art n’a tout simplement aucune raison de déduire que les inventeurs avaient effectué d’autres essais réussis de l’éfavirenz contre toute autre mutation du virus, essais qu’ils auraient inexplicablement omis de divulguer, ni d’accorder une importance particulière à la mention, dans la description, d’autres composés antiviraux, y compris l’AZT.

 

[92]         Bien que Mme Romero se soit dite d’avis que d’autres mutations connues étaient incluses dans la promesse du brevet, elle n’a pas réussi à dire ce qu’elles étaient. Sa seule source de préoccupation était la mutation 188 et l’omission des inventeurs de mettre à l’essai l’éfavirenz contre cette mutation. Je ne comprends pas la logique de cette critique. Je ne peux conclure de l’échec de Mme Romero à définir les limites externes de la promesse telle qu’elle prétend la comprendre que, au moment pertinent, il n’existait pas de consensus scientifique clair au sujet des formes mutantes qui étaient considérées comme cliniquement importantes pour le traitement par des INNTI. S’expliquerait également ainsi l’affirmation insoutenable de l’AA de Mylan selon laquelle la promesse du brevet 572 visait toutes les formes mutantes de la TI du VIH. Si Mylan et Mme Romero ont été incapables de déterminer clairement les limites extérieures de la promesse, je ne comprends pas pourquoi elles s’attendraient à ce que la personne versée dans l’art puisse le faire. Il y a une autre raison de souscrire à l’interprétation proposée par BMS, qui a aussi comme avantages distincts la clarté et la précision.

 

[93]         Selon Mylan, M. Wainberg était d’accord avec l’interprétation de Mme Romero et M. Coffin a affirmé n’avoir aucune opinion sur le sujet : voir le mémoire des faits et du droit de Mylan Pharmaceuticals ULC (4 mai 2012), paragraphe 45.

 

[94]         Je ne suis pas d’accord pour dire que M. Wainberg a adopté le point de vue de Mme Romero sur la question critique de savoir si le brevet 572 promet une utilité contre les souches majeures ou les plus importantes du VIH porteuses d’une mutation de la TI conférant une résistance aux autres INNTI. Voici son témoignage sur cette question :

[traduction]

568      Q.        Il est dit ce qui suit à la page 1, ligne 33 :

 

                        « Les composés de formule I, tels qu’ils sont ici définis, sont divulgués. Ces composés sont utiles pour l’inhibition de la transcriptase inverse du VIH (et de ses variétés résistantes) ».

 

                        Encore une fois, la personne versée dans l’art comprendrait que cela fait partie de la promesse du brevet?

 

            R.        Oui. La phrase ne dit pas – elle dit « ses variétés résistantes ». Il s’agit d’un terme vague, général. Elle ne dit pas « toutes les variétés résistantes », mais elle établit clairement que ce composé devrait être utile pour stopper la réplication d’au moins certaines variétés résistantes et la transcriptase inverse du VIH.

 

Contre‑interrogatoire de M. Mark A. Wainberg (25 janvier 2012), pages 188 et 189.

 

 

[95]         Bien que Mylan ait raison d’affirmer que, en contre‑interrogatoire, M. Coffin était quelque peu équivoque sur cette question, celui‑ci a exprimé certains doutes que l’efficacité de l’éfavirenz contre les souches résistantes du VIH en raison d’une mutation de la TI faisait partie de la promesse du brevet. Il a fini par reconnaître, à juste titre, que le problème était fondamentalement un problème de droit et non pas un problème de science : voir le contre‑interrogatoire de M. John M. Coffin (27 janvier 2012), pages 193 à 195.

 

[96]         Les parties ont produit une preuve considérable au sujet de l’importance d’effectuer des essais sur la mutation 188 lors de la mise au point de composés utiles pour contrer le problème de la résistance. Je n’ai aucun doute que, au moment pertinent, la mutation 188 avait été identifiée comme un élément d’étude central, mais son importance n’était peut‑être pas aussi forte que celle qui avait été accordée aux mutations 103 et 181. Je n’admets donc pas que des essais pour évaluer l’efficacité d’un inhibiteur de la TI du VIH contre la mutation 188 ou, en fait, contre toute mutation particulière, auraient été considérés par la personne versée dans l’art comme un prérequis pour établir un degré d’utilité. Selon la preuve dont je dispose, la mise au point d’un nouveau composé qui inhiberait uniquement le virus sauvage aurait était considérée comme inventive et utile. Même s’il aurait été prudent de la part des inventeurs de mettre à l’essai l’éfavirenz contre la mutation 188, je ne vois pas en quoi la position de Mylan quant à l’interprétation s’en trouve renforcée. Mylan et Mme Romero ont admis l’utilité de l’éfavirenz dans la mesure où il inhibe la TI du VIH et les souches du VIH résistantes qui sont expressément identifiées dans le brevet 572. Mylan reconnaît aussi l’efficacité de l’éfavirenz contre l’infection à VIH et le sida chez l’humain. Le fait que les inventeurs aient pu choisir de ne pas mettre à l’essai l’éfavirenz contre la mutation 188 ne justifie pas de voir dans les revendications une promesse de l’efficacité de l’éfavirenz à inhiber les mutations les plus importantes de la TI du VIH, et encore moins toutes les mutations connues.

 

[97]         Je suis d’accord avec BMS pour dire que l’argument d’inutilité de Mylan repose sur une fausse prémisse, à savoir que l’éfavirenz n’est pas utile pour traiter les affections que les chercheurs n’ont pas évaluées et dont ils n’ont donc pas parlé.

 

[98]         En ce qui concerne l’interprétation du brevet, je préfère la preuve des témoins de BMS. Aucun témoin n’a accepté l’allégation faite dans l’AA de Mylan selon laquelle le brevet promet l’inhibition de la TI chez toutes les souches mutantes connues du VIH. Pour les motifs susmentionnés, j’admets les interprétations offertes par MM. Coffin et Wainberg dans leur affidavit respectif et je rejette l’opinion de Mme Romero. Par conséquent, le brevet 572 n’est pas invalide pour cause d’inutilité et BMS a le droit d’obtenir une ordonnance d’interdiction jusqu’à l’expiration de son brevet.

 

C. Le brevet 198

[99]         Nul ne conteste que des formes cristallines de l’éfavirenz avaient déjà été fabriquées et brevetées. Les inventeurs du brevet 198 revendiquent la découverte d’une nouvelle forme cristalline utile de l’éfavirenz nommée forme I ainsi que son procédé de fabrication. L’AA de Mylan allègue qu’un brevet antérieur délivré aux États‑Unis antériorise le procédé de fabrication de la forme I, que ce procédé était évident et que, de toute façon, son produit d’éfavirenz ne contrefera pas le brevet.

 

(1) Interprétation des revendications

[100]     Seules les revendications 1 à 3 du brevet 198 sont en litige. Afin de résoudre les questions de fond à trancher, ces revendications doivent d’abord être interprétées. Elles sont libellées comme suit :

[traduction]

1.         La forme I de [l’éfavirenz] qui se caractérise par un profil de diffraction des rayons X par les poudres comprenant les pics 2θ suivants d’une intensité (I/Imax%) de 10 ou plus :

 

6,0800

6,3900

10,3950

10,9875

12,2850

13,1900

14,1700

15,1925

16,9000

18,4375

19,2275

20,0925

21,2100

22,3600

23,0725

24,8900

25,9500

26,3575

27,2550

28,1150

28,5850

29,1325

29,5625

30,6850

32,3725

38,3125

 

2.         La forme I de [l’éfavirenz] caractérisée par des distances d à la cristallographie de 14,5, 8,5, 8,0, 7,2, 6,7, 6,2, 5,2, 4,6, 4,4, 4,2 et 3,6 angströms.

 

3.         La forme I selon la revendication 2 n’ayant aucun pic détectable pour la forme II ou la forme III dans son profil de diffraction des rayons X par les poudres (DRXP).

 

 

[101]     Mylan soutient que les revendications ci‑dessus visent une forme I très pure de l’éfavirenz qui est essentiellement exempte d’autres formes polymorphes. BMS affirme que les revendications ne suggèrent aucun seuil de pureté, de sorte que tout produit de Mylan contenant une concentration détectable de la forme I de l’éfavirenz contrefera son brevet.

 

[102]     L’interprétation de Mylan repose sur la preuve fournie par M. Cima. Le paragraphe 59 de son affidavit résume sa position :

[traduction]

59.       Par conséquent, je lirais les revendications 1 à 3 du brevet 198 et j’ajouterais à la fin de chacune d’elle les mots « sous une forme pure ». Si cette limite n’est pas précisée dans les revendications, l’objet de ces dernières n’est pas nouveau, comme le brevet 198 lui‑même le reconnaît. Je crois que la personne versée dans l’art interpréterait les revendications 1 à 3 comme renvoyant à la forme I et seulement à la forme I. La personne versée dans l’art comprendrait que les pics de DRXP caractérisant la forme I seraient présents et qu’aucun autre pic ne serait présent. Selon mon expérience, même une contamination de 5 % en poids par d’autres formes peut être détectée par DRXP. Par conséquent, les revendications 1 à 3 visent une matière équivalant à la forme I à plus de 95 % du poids.

 

[Italique dans l’original.]

 

Affidavit de M. Cima, paragraphe 59.

 

 

[103]     Il est intéressant de constater que, dans son AA, Mylan indique que son produit d’éfavirenz ne contiendrait aucune quantité de la forme I, mais qu’elle présente maintenant une interprétation qui, aux fins de la détermination de la contrefaçon, lui permettrait d’incorporer une quantité substantielle de la forme I dans son produit d’éfavirenz final. Je ne vois toutefois pas dans l’AA de Mylan d’affirmation qui ne cadrerait pas avec la preuve présentée par M. Cima. L’AA encadre suffisamment la question pour répondre aux exigences de la section 5 du Règlement AC.

 

[104]     En contre‑témoignage, M. Myerson a interprété plus étroitement les revendications. Il a livré le témoignage suivant :

[traduction]

840      Q.        D’accord. Donc, nous savons que ce que les inventeurs du brevet 198 ont fait est d’obtenir une forme cristalline I très pure d’éfavirenz?

 

            R.        Bien sûr. Habituellement, lorsque vous essayez de caractériser une forme polymorphe, c’est ce que vous devez faire.

 

841      Q.        Vous êtes d’accord avec moi pour dire que l’invention des revendications 1 à 3 du […] brevet 198 est une forme très pure d’éfavirenz?

 

            R.        Non, ça ne l’est pas.

 

842      Q.        C’est ce que revendiquent les inventeurs?

 

            R.        Ce n’est pas ce que dit la revendication. Selon les termes clairs employés, la revendication porte sur la forme I de l’éfavirenz contenant certains pics de DRXP, soit des pics soit des distances d, si vous avez une quelconque quantité de cette forme et que vous détectez toutes ces distances d, c’est dans les limites des revendications quelles que soient les autres formes présentes.

 

843      Q.        Mais nous savons que les inventeurs doivent avoir eu au moins assez de forme I pour pouvoir identifier les 26 pics de la revendication 1; est‑ce exact?

 

            R.        Il est certainement exact de dire que, en caractérisant la forme, vous avez une forme polymorphe relativement pure pour caractériser son degré de diffraction aux rayons X. Ce n’est pas la même chose que de revendiquer ensuite cette forme cristalline en toute proportion et tout mélange parce que vous revendiquez en fait la forme elle‑même, pas sous une forme pure, mais en n’importe quelle quantité. Donc, selon moi, les revendications 1 et 2 concernent certainement toute quantité détectable qui s’inscrit dans les limites de ces revendications. En effet, dans son AA, Mylan ne disait pas qu’il n’y avait pas contrefaçon parce que l’éfavirenz présent dans ses comprimés n’était pas la forme I pure, elle parlait plutôt d’une quantité non détectable de la forme I. Je peux lire textuellement ce qui est écrit, mais si vous lisez ce que dit l’AA lorsque vous prétendez qu’il y a absence de contrefaçon, il le dit en fait lui‑même.

 

Contre‑interrogatoire d’Allan Myerson, Ph.D. (12 janvier 2012), pages 190 et 191 [contre‑interrogatoire de M. Myerson].

 

 

[105]     L’interprétation de M. Cima comporte une faiblesse inhérente, car elle oblige la personne versée dans l’art à ajouter au libellé des revendications les mots « forme I de l’éfavirenz sous une forme pure ». Je conviens que l’arrêt Free World appuie, en partie, l’idée que le libellé des revendications puisse être complété par le libellé de la description et ce qui découle implicitement de ce libellé. Néanmoins, d’un point de vue judiciaire, j’éprouve une certaine hésitation à interpréter les revendications du brevet de façon à en réduire la portée comme le souhaiterait Mylan, alors que l’inférence nécessaire n’est pas confirmée sans équivoque par la description.

 

[106]     Un élément central de l’interprétation proposée par Mylan repose sur l’inclusion dans les revendications des profils DRXP et des distances d. Selon Mylan, cet élément additionnel limite la portée des revendications à la forme I de l’éfavirenz pure à plus de 95 %. Ce n’est qu’à un tel degré de pureté, et à aucun autre, que l’on peut s’attendre à observer les pics et les distances d requis. M. Cima a affirmé lors de son témoignage que [traduction] « si une revendication est étroitement limitée à 26 pics, cela implique que nous parlons […] d’une forme pure, parce qu’il serait difficile de trouver le pic le plus faible s’il s’agissait d’un mélange » : contre‑interrogatoire de Michael Cima (13 janvier 2012), page 67 [contre‑interrogatoire de M. Cima].

 

[107]     Il me semble toutefois y avoir un autre motif plus plausible d’inclure cette information dans les revendications 1 et 2 : les inventeurs informaient simplement le lecteur du profil DRXP de la forme I de l’éfavirenz sans attribuer un quelconque degré de pureté au produit obtenu. Le fait que la revendication 3 inclue un aspect de pureté laisse croire que les revendications 1 et 2 ne le font pas. S’ajoute à cela la preuve fournie par M. Myerson selon laquelle, même dans un amalgame de différentes formes cristallines, la forme I peut être identifiée à l’aide d’un microscope spécial et, si elle est séparée de l’amalgame, elle peut être analysée par DRXP aux fins de confirmation de son identité.

 

[108]     L’opinion de M. Cima repose sur une inférence. Selon lui, la pureté substantielle est implicite du fait que la description n’indique pas que la forme I pure sera obtenue au moyen du procédé décrit. Le fait que les inventeurs revendiquent un procédé qui produit une forme I d’éfavirenz plus pure n’entraîne pas la conclusion que les revendications se limitent à la forme I essentiellement pure. Le procédé de fabrication de la forme I déjà mentionné tel qu’il est décrit dans le « Contexte de l’invention » du brevet 198 indique que le procédé antérieur donnait un composé d’une pureté minimale qui était difficile à manipuler. La promesse du brevet 198 est seulement que le procédé revendiqué est meilleur, et non pas parfait.

 

[109]     Sur cette question, je préfère la preuve fournie par M. Myerson. Celui‑ci a déclaré que la présence des profils de diffraction mentionnés de la forme I de l’éfavirenz ne signifie pas que d’autres formes cristallines ou impuretés ne peuvent pas être présentes. Ces mots indiquent simplement à la personne versée dans l’art que la forme I de l’éfavirenz est présente et détectable dans l’échantillon. Selon M. Myerson, seule la revendication 3 indique que les formes II et III de l’éfavirenz renferment moins de 5 % et de 10 % du composé revendiqué. J’accepte l’interprétation proposée par BMS des revendications en litige. Il s’ensuit que, vu l’absence d’une conclusion d’invalidité, s’il est prouvé que le produit d’éfavirenz de Mylan renferme une quantité détectable quelconque de la forme I de l’éfavirenz, il y aura contrefaçon.

 

(2) Antériorité

[110]     Mylan soutient que le brevet américain numéro 5 519 021 (le brevet 021), qui a aussi été publié sous le numéro WO95‑20389, divulgue l’objet des revendications 1 à 3 du brevet 198. Mylan allègue que, selon l’interprétation de BMS des revendications en litige, la réalisation de l’objet du brevet 021 produirait nécessairement la forme I de l’éfavirenz. À l’exception du brevet 021, Mylan ne cite aucun autre document de l’art antérieur établissant l’antériorité : voir le contre‑interrogatoire de M. Cima, page 55.

 

[111]     Les principes juridiques qui s’appliquent à l’antériorité sont résumés dans l’arrêt Abbott Laboratories c Canada (Santé), 2008 CF 1359, paragraphe 75, [2009] 4 RCF 401 conf. par 2009 CAF 94, 73 CPR (4th) 444 :

1.         Pour qu’il y ait antériorité, il doit y avoir à la fois divulgation et caractère réalisable de l’invention revendiquée.

 

2.         Il n’est pas obligatoire que la divulgation soit une « description exacte » de l’invention revendiquée. La divulgation doit être suffisante pour que, lorsqu’elle est lue par une personne versée dans l’art qui est disposée à comprendre ce qui est dit, il soit possible de la comprendre sans devoir procéder par essais successifs.

 

3.         Si la divulgation est suffisante, ce qui est divulgué doit permettre à une personne versée dans l’art de l’exécuter. Il est possible de procéder à une certaine quantité d’essais successifs du type de ceux auxquels on s’attendrait habituellement.

 

4.         La divulgation, lorsqu’elle est exécutée, peut l’être sans qu’une personne reconnaisse nécessairement ce qui est présent ou ce qui se passe.

 

5.         Si l’invention revendiquée est axée sur une utilisation différente de celle qui a été divulguée antérieurement et réalisée, alors cette utilisation revendiquée n’est pas antériorisée. Cependant, si l’utilisation revendiquée est la même que l’utilisation antérieurement divulguée et réalisée, il y a alors antériorité.

 

6.         La Cour est tenue de se prononcer sur la divulgation et la réalisation en se fondant sur la norme de preuve habituelle de la prépondérance des probabilités, et non sur une norme plus stricte, comme une norme quasi‑criminelle.

 

7.         Si une personne exécutant la divulgation antérieure contrefaisait la revendication, alors cette dernière est antériorisée.

 

 

[112]     L’argument sur l’antériorité de Mylan repose sur la supposition (que M. Cima appuie) que ce que les inventeurs ont produit dans le brevet 021 et décrit uniquement comme un cristal blanc ayant un point de fusion de 131 ºC à 132 ºC était la forme I de l’éfavirenz.

 

[113]     M. Cima concède au paragraphe 102 de son affidavit que la forme cristalline de l’éfavirenz produite grâce aux enseignements du brevet 021 était caractérisée uniquement par son point de fusion. Il admet aussi que le point de fusion observé [traduction] « ne correspond à aucune forme cristalline pure connue de l’éfavirenz » et est de 8 ºC inférieur au point de fusion connu de la forme I. Il s’avance ensuite de façon incroyable en présumant que les inventeurs du brevet 021 se sont probablement trompés lorsqu’ils ont mesuré le point de fusion : affidavit de M. Cima, paragraphes 104 et 105. En contre‑interrogatoire, M. Cima a offert la maigre explication suivante pour justifier son point de vue :

[traduction]

            R.        Eh bien, je crois qu’une personne versée dans l’art saurait qu’il est possible de se tromper lorsqu’on mesure le point de fusion.

 

366      Q.        Mais y a‑t‑il quoi que ce soit dans le brevet qui laisse croire que la mesure puisse être inexacte?

 

            R.        Je crois que la personne versée dans l’art prend cela pour ce que ça vaut sur la page et vérifie chaque mesure qu’elle peut.

 

367      Q.        Et elle pourrait le faire en répétant la mesure, par exemple?

 

            R.        C’est exact.

 

368      Q.        Si une personne était intéressée ‑‑ s’il y avait un composé ou une structure qui l’intéressait, elle irait à son laboratoire et l’analyserait, et vous affirmez que le composé pourrait s’avérer être la forme I ou qu’il pourrait s’avérer être autre chose?

 

            R.        Il pourrait s’avérer être la forme I, mais sa mesure du point de fusion pourrait varier, et elle varie, je peux vous dire qu’elle varie.

 

Contre‑interrogatoire de M. Cima, page 80.

 

 

[114]     M. Cima conclut ainsi cette partie de son opinion :

[traduction]

108.     S’il est vrai, comme semble le croire M. Myerson, que toute forme de l’éfavirenz se convertit en la forme cristalline I de l’éfavirenz une fois exposée à des conditions douces de séchage, il est probable que la personne qui fabrique la forme cristalline divulguée dans le brevet américain 021 aurait en effet fabriqué la forme cristalline I de l’éfavirenz, que cette personne ait caractérisé ou non la forme cristalline qu’elle a obtenue. Il n’y a rien d’inventif dans mon domaine – et ce n’était pas inventif en 1998 – de caractériser un échantillon par DRXP.

 

109.     En conséquence, si l’invention décrite dans les revendications 1 à 3 du brevet 198 est interprétée comme étant la forme cristalline I de l’éfavirenz elle‑même, l’invention de ces revendications a été divulguée et réalisée par le procédé et les résultats ont été décrits dans le brevet 021. La personne versée dans l’art qui aurait suivi les enseignements du brevet 021 aurait fabriqué la forme cristalline I de l’éfavirenz telle qu’elle est revendiquée dans le brevet 198.

 

Affidavit de M. Cima, paragraphes 108 et 109.

 

 

Je ne suis pas certain si l’énoncé ci‑dessus représente le point de vue de M. Cima ou n’est qu’une tentative de critiquer l’opinion de M. Myerson. Quoi qu’il en soit, il n’est pas convaincant.

 

[115]     L’opinion de M. Cima n’est pas que spéculative : elle repose sur la présomption improbable d’une erreur qu’auraient commise les inventeurs du brevet 021 lorsqu’ils ont mesuré le point de fusion de la forme cristalline de l’éfavirenz qu’ils avaient produite. Je n’accepte pas le témoignage de M. Cima voulant que la forme I de l’éfavirenz avait probablement été produite par les inventeurs du brevet 021 ni ne crois que la personne versée dans l’art tirerait une telle conclusion des enseignements de ce brevet. J’accepte plutôt la preuve soumise par M. Myerson :

[traduction]

87.       Mylan soutient que le cristal fabriqué conformément aux enseignements du brevet américain 021, aux colonnes 29 et 30, est néanmoins la forme I de l’éfavirenz.

 

88.       À l’étape D de l’exemple 6 du brevet américain 021 (colonne 30, ligne 22), un procédé de synthèse pour la fabrication de l’éfavirenz est décrit. L’étape finale de purification comporte une recristallisation de la matière synthétisée à partir d’hexane chaud pour produire des cristaux blancs ayant un point de fusion de 131 °C à 132 °C.

 

89.       Les points de fusion sont utilisés pour caractériser les formes cristallines des composés (polymorphes) ainsi que pour indiquer la pureté chimique de ces matières. Les solides relativement purs ont généralement un point de fusion compris dans un intervalle variant d’environ 1 ºC lorsqu’il est mesuré (p. ex. 131 C° à 132 °C). Des polymorphes différents auront un point de fusion différent.

 

90.       L’étroitesse de l’intervalle d’un point de fusion déterminé (c’est‑à‑dire la différence entre la température la plus basse et la température la plus haute du point de fusion) est un indice de la pureté chimique et de la pureté de la forme cristalline. Plus le pic est aigu (plus la différence est étroite), moins il est probable que des quantités importantes d’une autre forme cristalline soient présentes dans le solide.

 

91.       Un intervalle de point de fusion qui varie de 1 °C est considéré comme relativement étroit et est généralement l’indice d’une phase cristalline pure.

 

92.       La forme I de l’éfavirenz a un point de fusion de 139 °C, comme le montre le graphique de CDB présenté à la figure 6 du brevet 198 et aussi la page 9, lignes 18 à 23. Le point de fusion est précis.

 

93.       La forme produite dans le brevet américain 021 a un point de fusion de 131 C° à 132ºC, ce qui est substantiellement différent de celui de la forme I de l’éfavirenz. Par conséquent, la personne versée dans l’art ne confondrait pas la forme produite dans le brevet américain 021 avec la forme I de l’éfavirenz. Cette personne conclurait plutôt que la forme produite dans le brevet américain 021 est différente de la forme I.

 

94.       Par conséquent, cet exemple tiré du brevet 021 ne divulgue pas la forme I de l’éfavirenz telle qu’elle est revendiquée dans [le] brevet 198. L’allégation de Mylan selon laquelle le brevet américain 021 antériorise les revendications 1 à 3 du brevet 198 n’est par conséquent pas justifiée.

 

Affidavit de M. Myerson, paragraphes 87 à 94.

 

 

Pour les motifs susmentionnés, l’argument de Mylan relatif à l’antériorité est rejeté.

 

(3) Évidence

[116]     Mylan soutient que, comme d’autres formes cristallines de l’éfavirenz étaient connues dans l’art antérieur, il aurait était évident pour la personne versée dans l’art que d’autres formes cristallines utiles pouvaient être crées en utilisant des techniques courantes pour induire des transformations polymorphes.

 

[117]     La position de Mylan sur ce point est décrite aux paragraphes suivants de l’affidavit de M. Cima :

[traduction]

114.     S’il est admis que toute forme cristalline de l’éfavirenz se convertit en la forme I dans des conditions douces de séchage (comme l’indique M. Myerson), la forme cristalline I aurait été évidente pour la personne versée dans cet art qui tenterait de réaliser l’invention décrite dans le brevet américain 021. Il est illogique de la part de M. Myerson d’alléguer, d’une part, que la découverte indépendante de la forme cristalline I de l’éfavirenz nécessiterait une longue expérimentation (affidavit de M. Myerson, paragraphe 118) et, d’autre part, que la forme cristalline I de l’éfavirenz se forme inévitablement, par accident, pendant le procédé de fabrication de comprimés de Mylan (affidavit de M. Myerson, paragraphe 81).

 

115.     Au paragraphe 115, M. Myerson soutient que la personne versée dans l’art ne serait pas arrivée aux conditions précises du procédé de fabrication de la forme I divulgué dans le brevet 198. Nulle importance ne doit être accordée au fait que le brevet américain 021 ne décrit pas le procédé divulgué dans le brevet 198 parce que ce n’est pas l’invention décrite aux revendications 1 à 3 du brevet 198.

 

116.     Selon l’analyse de M. Myerson, les revendications 1 à 3 du brevet 198 visent la forme cristalline I en n’importe quelle quantité, comme une prétendue nouvelle forme cristalline, quelle que soit la façon dont elle est produite. La question est de savoir si une personne versée dans l’art qui serait au courant de l’invention du brevet 021 serait arrivée à la forme I par un procédé quelconque, similaire ou non à celui divulgué dans le brevet 198.

 

117.     À mon avis, toute personne versée dans l’art à la recherche de formes cristallines de l’éfavirenz aurait chauffé et recristallisé l’éfavirenz dans les solvants organiques, tel l’hexane, divulgués dans le brevet 021 (voir le brevet 021, col. 30:38). Ces étapes de base auraient mené à la forme cristalline I.

 

118.     Contrairement à ce que M. Myerson avance au paragraphe 118 de son affidavit, je ne crois pas que l’invention du brevet 198 consiste à divulguer les propriétés de la forme I. Le brevet 198 décrit la forme I comme étant « moins visqueuse et plus homogène » que la bouillie finale obtenue à l’aide des procédés antérieurs (voir page 11, lignes 22‑31). Ce ne sont pas là des propriétés surprenantes pour une forme cristalline.

 

 

[118]     Dans son affidavit, M. Myerson a beaucoup plus de choses à dire sur cette question, comme le montrent les extraits suivants :

[traduction]

104.     Contrairement à ce que prétend Mylan à la page 32 de la lettre de Mylan [AA], il n’aurait pas été plus ou moins évident que d’autres formes cristallines de l’éfavirenz existaient, ni que, si d’autres formes cristallines existaient, elles auraient des propriétés convenant aux préparations pharmaceutiques. Un composé donné peut exister sous une seule forme cristalline ou sous de multiples formes cristallines. Ces formes cristallines peuvent être non dissoutes (non hydratées) ou dissoutes (hydratées). Avant la découverte et la caractérisation, il serait impossible pour la personne versée dans l’art de prédire le nombre de formes d’un composé donné ou ses propriétés ni, par conséquent son utilisation possible dans une formulation pharmaceutique.

 

105.     La connaissance de l’existence d’une seule forme cristalline d’un composé donné ne permet pas de savoir s’il existe d’autres formes de ce composé ni de connaître les propriétés de ces éventuelles formes.

 

106.     À la page 35 de sa lettre, Mylan prétend que les techniques permettant d’effectuer une transformation polymorphe étaient bien connues au moment pertinent et que « [d]ivers polymorphes de l’éfavirenz auraient pu être produits facilement et couramment et mis à l’essai simultanément afin qu’on puisse déterminer leurs propriétés physiques et leur utilité relative dans des préparations pharmaceutiques ». Mylan poursuit, aux pages 35 à 44, en citant de multiples références traitant de ces techniques.

 

107.     La recherche de nouveaux polymorphes, comme je l’ai déjà mentionné, est devenue une partie importante de la mise au point des nouveaux produits pharmaceutiques. Le criblage des polymorphes d’un composé donné peut comporter des milliers d’expériences réalisées sur de nombreux mois et même plus longtemps. Pendant la période pertinente, le criblage des polymorphes était fait par des personnes, sans automatisation majeure.

 

108.     Même si les méthodes générales de cristallisations sous différentes conditions et avec différents solvants étaient bien connues, la combinaison de solvants différents, les mélanges de solvants, les températures, les vitesses de refroidissement, les taux d’évaporation, ainsi que d’autres variables possibles qui pouvaient être modifiées, faisaient que le nombre d’expériences possibles à réaliser pour le criblage de polymorphes étaient très grand.

 

109.     Avec un composé particulier comme l’éfavirenz, la personne versée dans l’art ne pouvait pas prédire l’ampleur des efforts requis pour obtenir d’autres polymorphes et, en fait, ne pouvait pas prédire si le criblage permettrait de trouver d’autres polymorphes. De plus, tout polymorphe éventuellement découvert n’aurait pas nécessairement eu des propriétés convenant à la formulation d’un produit médicamenteux.

 

110.     Aux pages 35 à 44 de sa lettre, Mylan cite plusieurs manuels et livres de référence (y compris le mien) pour étayer sa position selon laquelle les documents de l’art antérieur enseignent de nombreuses méthodes de cristallisation, y compris l’usage d’anti‑solvants. Bien que ces ouvrages décrivent les techniques de cristallisation en général, elles n’enseignent rien au sujet des polymorphes de l’éfavirenz, de la façon de les fabriquer, en particulier comment produire la forme I de l’éfavirenz. Au mieux, les documents que cite Mylan laissent croire que de nombreux composés peuvent être cristallisés et que de nombreux facteurs, dont les solvants et la température, peuvent influer sur la capacité de cristallisation. Rien dans ces documents ne constitue une évidence que la forme cristalline I existe et peut être préparée.

 

 

115.     Comme je l’ai déjà mentionné, l’utilisation de divers solvants organiques pour la cristallisation et comme anti‑solvants a été divulguée dans de nombreux ouvrages de référence. Le fait que le brevet 198 emploie « le méthanol, l’éthanol et le 2‑propanol », et il est bien connu que ces solvants sont utilisés dans la cristallisation avec d’autres solvants et combinaisons de solvants, ne rend pas évidentes pour la personne versée dans l’art les conditions précises divulguées dans le brevet 198 pour préparer la forme I de l’éfavirenz avec les angles 2θ et les distances d. La personne versée dans l’art reconnaîtrait que le méthanol, l’éthanol et le 2‑propanol font partie des nombreux solvants et combinaisons de solvants qui pourraient être utilisés pour cristalliser l’éfavirenz. La détermination des solvants à employer et de leur ratio, ainsi que des températures et autres conditions de cristallisation requises pour produire la forme I de l’éfavirenz, nécessiterait de nombreuses expériences de la part de la personne versée dans l’art.

 

116.     À la page 41 de sa lettre, Mylan mentionne à quel point les méthodes analytiques telles que la DRXP, la CDB et l’analyse thermogravimétrique (ATG), la résonance magnétique nucléaire (RMN), l’analyse thermique différentielle et la microscopie électronique étaient des méthodes bien connues de caractérisation des polymorphes. Bien qu’il soit exact que la personne versée dans l’art comprendrait que ces méthodes peuvent servir à caractériser les polymorphes, elles ne peuvent le faire qu’après que le polymorphe a été fabriqué. La capacité de caractériser un polymorphe ne donne aucune information sur la façon de préparer une forme polymorphe particulière.

 

117.     À la page 43 de sa lettre, Mylan traite du fait que la forme I de l’éfavirenz est la forme thermodynamique la plus stable et que les autres formes de l’éfavirenz se convertissent en la forme I dans diverses conditions de séchage. La personne versée dans l’art ne saurait pas, d’après l’art antérieur, qu’il existe d’autres formes cristallines de l’éfavirenz et ne saurait pas non plus que la forme I est la forme la plus stable sans avoir procédé à une longue expérimentation. Les arguments de Mylan reposent clairement sur ce que l’on sait aujourd’hui – la chose qui a déjà été faite et caractérisée est évidente lorsque l’on connaît ses propriétés.

 

118.     Le contraire est bien sûr vrai : la personne versée dans l’art devrait découvrir une ou plusieurs formes cristallines de l’éfavirenz, les caractériser et déterminer leur stabilité relative pour comprendre les polymorphes de l’éfavirenz et leur conversion d’une forme à une autre. L’existence de la forme I de l’éfavirenz et les caractéristiques de cette forme, telles qu’elles sont revendiquées dans le brevet 198, n’auraient pas été évidentes pour la personne versée dans l’art d’après les documents de l’art antérieur cités par Mylan ou les connaissances et l’information qu’elle possédait en 1998.

 

119.     À la page 44 de sa lettre, Mylan affirme que « la personne versée dans l’art qui saurait que l’éfavirenz existait sous forme cristalline aurait été fortement motivée à déterminer l’existence d’autres formes cristallines et à déterminer si chaque forme cristalline pourrait être utilisée dans une préparation pharmaceutique. » Les inventeurs de l’éfavirenz, ainsi que les autres chercheurs employés par le titulaire du brevet, envisageraient de chercher d’autres formes solides de l’éfavirenz. D’autres personnes non associées à l’invention de l’éfavirenz ou non employées par le titulaire du brevet ne seraient pas nécessairement intéressées à chercher d’autres formes cristallines.

 

120.     Même si la personne versée dans l’art avait cherché d’autres formes solides de l’éfavirenz, elle n’aurait eu aucun moyen de prédire si ces autres formes cristallines existaient et, plus particulièrement, elle n’aurait pas pu prédire l’existence de la forme I de l’éfavirenz avec les angles 2θ et les distances d décrites dans le brevet 198. Par conséquent, l’allégation de Mylan selon laquelle l’objet des revendications 1 à 3 du brevet 198 est évident n’est pas justifiée.

 

 

[119]     M. Cima a admis la complexité du criblage des polymorphes dans son contre‑interrogatoire : voir le dossier de demande, volume 21, onglet 26, pages 5957 à 5960. Dans ce témoignage, il reconnaît que le polymorphisme est scientifiquement imprévisible et que, à la date pertinente, les procédés employés étaient ardus et soumis à de nombreuses variables. Voici un passage particulièrement éloquent du témoignage de M. Cima :

[traduction]

            R.        Oui. Ce qui était– – on savait évidemment à l’époque que, dans bien des cas, mais pas tous, la forme souhaitée était, citation, la forme la plus thermodynamiquement stable, et même si l’on savait certainement qu’elle était souhaitable dans bien des cas, il n’existait pas de moyen systématique de la découvrir. Et, comme vous le savez probablement, il y avait et il y a eu depuis d’autres problèmes notoires de cas où une forme est choisie et mise au point et où, une fois sur le marché, elle décide de changer.

 

 

M. Cima a aussi concédé que, en 1998, on ignorait que la forme I de l’éfavirenz était la forme cristalline de l’éfavirenz la plus thermodynamiquement stable : voir le dossier de demande, volume 21, onglet 26, page 6014.

 

[120]     La preuve susmentionnée ne cadre pas avec les facteurs qu’il faut établir pour juger de l’évidence : voir l’arrêt Apotex Inc c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, pages 293 et 294. Je ne suis pas d’accord pour dire que, avant février 1998, la personne versée dans l’art aurait assimilé l’ampleur des efforts requis pour découvrir la forme I de l’éfavirenz à une expérimentation courante et non ardue. Je n’accepte pas non plus qu’il aurait évident pour la personne versée dans l’art que le produit obtenu serait utile.

 

[121]     Je conclus donc, selon la prépondérance des probabilités, que l’invention revendiquée par le brevet 198 n’était pas évidente au moment pertinent.

 

(4) Contrefaçon

[122]     L’un des piliers de l’allégation de contrefaçon de BMS repose sur une allégation selon laquelle l’AA de Mylan renferme une admission que la forme [omis] se convertira en la forme I dans des conditions douces de séchage. Étant donné que la forme [omis] devra être séchée pendant le procédé de fabrication de comprimés par granulation par voie humide de Mylan, BMS allègue qu’une quantité détectable de la forme I sera créée par transformation polymorphe.

 

[123]     L’énoncé de l’AA sur lequel s’appuie BMS est reproduit dans les allégations d’évidence de Mylan. Il est rédigé comme suit :

[traduction] En plus des procédés utilisés pour fabriquer la forme I de l’éfavirenz par cristallisation à l’aide d’un système de solvant et d’anti‑solvant, le brevet 198 enseigne aussi, à la page 11, que le procédé de cristallisation du brevet 198 produit une forme de l’éfavirenz qui se convertit en la forme I dans des conditions douces de séchage. En effet, toutes les formes de l’éfavirenz se convertissent en la forme I dans des conditions douces de séchage. Cela est admis dans le brevet WO99/64405, intitulé « Éfavirenz cristallin », qui indique à la page 23, lignes 12 à 20 :

 

La forme 1 est la forme la plus thermodynamiquement stable. Elle a un point de fusion d’environ 138 °C à environ 140 °C, qui est le plus élevé des quatre formes. Vu sa plus grande stabilité, elle est couramment utilisée pour la formulation de médicaments. Toutes les autres formes peuvent se convertir en la forme 1 pendant le séchage à une température d’environ 60 °C à environ 110 °C. La conversion et le séchage s’effectuent de préférence dans un four de séchage à une température d’environ 70 °C à environ 110 °C sous pression réduite. La température privilégiée est d’environ 75 °C à environ 85 °C.

 

AA, page 43 [non souligné dans l’original].

 

 

[124]     Je n’accepte pas que le passage susmentionné constitue une admission qui lie Mylan. En contexte, ce paragraphe renvoie aux enseignements d’une demande de brevet de Dupont (WO99/64405) [omis]. En outre, les formes cristallines qui, selon ce paragraphe, se convertissaient en la forme I le faisaient à l’aide de solvants (pas de l’eau) dans lesquels l’éfavirenz se dissolvait facilement, ou leur production comportait trois jours de séchage à une température de 95 ºC. Il n’a pas été démontré que ces conditions faisaient partie du procédé de granulation par voie humide de Mylan. [Omis]. Par conséquent, les conditions qui influent sur la conversion de la forme [omis] en la forme I dans des conditions douces de séchage étaient très différentes des conditions dans lesquelles la conversion des composés d’éfavirenz de Dupont a été observée.

 

[125]     L’affidavit de M. Cima décrit le contexte scientifique qui sous‑tend l’énoncé de l’AA de Mylan, et, essentiellement, cette preuve n’a pas été contredite : voir l’affidavit de M. Cima, paragraphes 86 à 89. L’énoncé de l’AA sur lequel s’appuie BMS ne peut pas être lu hors du contexte scientifique que décrit M. Cima. Par conséquent, je ne suis pas d’accord pour dire qu’il constitue une admission de contrefaçon par la conversion de [omis] en la forme I dans le procédé de fabrication de comprimés de Mylan. Aussi me reste‑t‑il à évaluer la preuve restante en l’absence de toute admission liant Mylan.

 

[126]     Les parties admettent que le principe actif (PA) initial, la forme [omis], dans le procédé de fabrication de Mylan ne sera pas contrefait. C’est parce que [omis] forme d’éfavirenz que la forme I.

 

[127]     Ce qui inquiète BMS au chapitre de la contrefaçon est que la forme [omis] de Mylan se convertira en la forme I pendant le procédé de fabrication de comprimés en raison de la nécessité d’appliquer de la chaleur pendant le séchage. BMS affirme, ce qui ne semble pas être litigieux, qu’un certain chauffage est nécessaire pour faire évaporer l’eau du mélange initial ainsi qu’au moment ou l’enrobage final est appliqué sur le comprimé. Mylan nie qu’une conversion quelconque aura lieu pendant son procédé de fabrication de comprimés et prétend, pour cette raison, qu’elle ne contrefera pas le brevet 198.

 

[128]     Le fait que Mylan n’ait pas répondu à la demande, formulée par BMS, d’information détaillée au sujet de ses procédés de fabrication et n’ait fourni aucune information au sujet de la composition finale de son comprimé d’éfavirenz constitue un problème pour BMS. Mylan a aussi refusé de fournir un échantillon du produit final pour permettre à BMS de réaliser ses propres essais. BMS affirme que Mylan a en main toutes les cartes de la preuve et qu’une conclusion défavorable devrait être tirée par suite de son omission de divulguer cette preuve.

 

[129]     Il n’y a aucun doute que Mylan aurait pu régler facilement le problème en fournissant à BMS l’information qu’elle demandait ou en produisant des données fiables issues de ses propres essais du produit, le cas échéant. Au lieu de cela, Mylan a demandé à M. Cima de fournir une opinion sur ce problème de contrefaçon basée sur l’étendue de ses connaissances générales de la science de la cristallisation et des procédés de fabrication courants qui seraient utilisés pour la production d’un tel comprimé. Mylan a omis de façon très délibérée de donner à M. Cima les détails concernant le procédé qu’elle utilise pour produire son comprimé d’éfavirenz. Je suis d’accord avec BMS pour dire qu’il aurait été relativement simple pour M. Cima d’effectuer des essais sur le comprimé d’éfavirenz de Mylan pour déterminer si la forme I était présente, mais Mylan s’est également refusée à cette option.

 

[130]     Le principal problème concernant la position de BMS est que cette dernière aurait aussi pu en faire beaucoup plus pour déterminer la probabilité de conversion. Mylan n’avait pas en main toutes les cartes de la preuve sur cette question critique de la contrefaçon.

 

[131]     M. Myerson a admis qu’il avait la capacité et les connaissances requises pour fabriquer la forme [omis] : voir le contre‑interrogatoire de M. Myerson, page 172.). Il avait aussi la capacité de soumettre la forme [omis] à une série de conditions qui auraient simulé un procédé courant de séchage employé lors de la granulation par voie humide. Je n’ai aucun doute que, si M. Myerson avait réalisé une telle expérience et établi l’existence d’une certaine conversion, BMS aurait satisfait au fardeau de la preuve – pourvu que Mylan eusse été incapable de la contredire.

 

[132]     En l’absence d’une telle preuve, M. Myerson a spéculé au sujet de la probabilité que la forme [omis] se convertisse en la forme I. C’était certainement le point de vue du protonotaire dans sa décision de ne pas ordonner à Mylan de fournir une divulgation supplémentaire, décision qui a été maintenue en appel.

 

[133]     Il est clair d’après l’affidavit et le témoignage de M. Myerson que ce dernier n’a pas parlé des conditions dans lesquelles la forme [omis] se convertirait, ayant simplement accepté que toutes les formes cristallines de l’éfavirenz se convertissent en la forme I si une énergie suffisante est appliquée avec le temps : voir le contre‑interrogatoire de M. Myerson, page 166 à 171. L’opinion de M. Myerson au sujet de la présence probable de la forme I dans le produit d’éfavirenz de Mylan dépend plutôt de l’existence d’une admission liant Mylan dans l’AA que toutes les formes cristallines de l’éfavirenz se convertiront en la forme I dans des conditions douces de séchage. Voici son témoignage sur ce point :

[traduction]

499      Q.        Et l’information sur le produit de Mylan. Donc, vous vous appuyez sur ces deux paquets d’information pour tirer la conclusion présentée au paragraphe 81; est‑ce exact?

 

            R.        C’est exact.

 

500      Q.        En effet, ces deux paquets d’information, si nous pouvons les appeler ici, l’AA de Mylan et votre opinion selon laquelle le procédé de Mylan comportait un séchage à température peu élevée, ces deux paquets vous sont nécessaires pour tirer la conclusion présentée au paragraphe 81; est‑ce exact?

 

            R.        Oui.

 

501      Q.        Donc, je vais avancer que si vous ne vous étiez pas appuyé sur l’AA dans votre affidavit vous n’auriez pas tiré la conclusion à laquelle vous êtes arrivé au paragraphe 81 de votre affidavit?

 

            R.        Vous voulez dire sans l’information dans l’AA?

 

502      Q.        Oui.

 

            R.        Je dirais que c’est exact.

 

 

506      Q.        Y a‑t‑il un autre endroit dans cet affidavit, M. Myerson, où vous avez conclu que le comprimé final de Mylan contiendrait la forme I de l’éfavirenz telle qu’elle est revendiquée dans les revendications 1, 2 et 3 du brevet 198 sans vous être appuyé sur l’énoncé de Mylan?

 

            R.        Tout mon – mon AA s’appuie sur – Excusez‑moi. Mon affidavit s’appuie sur toute l’information donnée dans cette affaire, qui comprend l’AA de Mylan. Ces – c’est sur quoi repose mon opinion.

 

507      Q.        Très bien. Je comprends que c’est votre réponse. Je veux, pour ainsi dire, m’assurer de bien comprendre sur quoi repose votre opinion. Y a‑t‑il un endroit de votre affidavit où vous avez tiré la conclusion que vous tirez au paragraphe 81 sans vous être appuyé sur l’énoncé de Mylan?

 

            R.        Dans l’affidavit tel qu’il est écrit, c’est exact, il n’y en a aucun autre.

 

 

736      Q.        M. Myerson, c’est votre avis que toutes les formes cristallines de l’éfavirenz se convertiront en la forme I revendiquée dans le brevet 198 dans des conditions douces de séchage?

 

            R.        J’ai été informé par l’avocat, je peux présumer que cet énoncé dans l’AA de Mylan est vrai.

 

Contre‑interrogatoire de M. Myerson, pages 113, 115, 116 et 164.

 

 

[134]     Ayant établi que l’AA de Mylan ne renferme aucune admission que la forme [omis] se convertira en la forme I dans des conditions douces de séchage, il ne me reste aucun élément de preuve pour étayer la théorie de la conversion de BMS qui, bien entendu, sous‑tend son allégation de contrefaçon.

 

[135]     Le poids de la preuve devant la Cour sur la question de la contrefaçon est en faveur de Mylan. Même si Mylan n’a pas fourni à M. Cima tous les détails au sujet de son procédé de fabrication de comprimés, M. Cima a pu conclure à partir de ce qui était connu qu’une conversion de la forme [omis] en la forme I était improbable : voir l’affidavit de M. Cima, paragraphes 83 à 97. Même si, de toute évidence, il ne s’agit pas de la meilleure preuve dont on puisse disposer, sa conclusion n’a pas été contestée par M. Myerson, qui s’est plutôt fait dire par BMS qu’il devait présumer que toutes les formes de l’éfavirenz se convertiraient en la forme I dans des conditions douces de séchage. Par ailleurs, la preuve fournie par M. Cima n’est pas spéculative. Elle a un fondement scientifique qui l’a amené à croire que le procédé de fabrication de comprimés de Mylan ne devrait pas provoquer de conversion.

 

[136]     Je ne suis pas non plus d’accord avec BMS que son allégation de contrefaçon puisse être étayée par une conclusion défavorable découlant du refus de divulgation de Mylan. Le protonotaire a appuyé ce refus et sa décision a été maintenue en appel. De plus, comme je l’ai déjà mentionné, BMS avait la capacité de fabriquer la forme [omis] et de la soumettre à des essais. Elle a choisi de ne pas le faire et a plutôt demandé à M. Myerson de fonder son opinion sur une présomption injustifiée. Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle toute l’information nécessaire pour prouver la contrefaçon était particulièrement accessible à Mylan ou d’une information que BMS n’avait manifestement pas le pouvoir de vérifier. En l’espèce, il n’est pas nécessaire qu’une preuve concluante soit produite pour s’acquitter du fardeau de la preuve sur ce point: voir Pfizer Canada Inc et al c Apotex Inc et al (2004), 31 CPR (4th) 214, paragraphes 15 à 17. Je ne suis pas prêt à tirer une conclusion défavorable dans une situation où BMS a fait le choix stratégique de ne pas obtenir un élément de preuve qui aurait pu lui permettre de s’acquitter du fardeau de la preuve. Comme le fardeau de la preuve incombe à BMS, l’absence de preuve de contrefaçon m’amène nécessairement à conclure que BMS n’a pas prouvé que son allégation était justifiée.

 

[137]     Étant donné que BMS n’a pas pu établir que l’allégation d’absence de contrefaçon de Mylan n’est pas justifiée, aucune ordonnance d’interdiction ne sera rendue en ce qui concerne le brevet 198.

 

[138]     Il serait négligent de ma part de ne pas ajouter un commentaire au sujet de la manœuvre stratégique qui était évidente autour de cette question. Le processus judiciaire est peut‑être mal servi par les stratégies ne permettant pas à la Cour de disposer de la meilleure preuve possible. C’est particulièrement vrai dans des instances du genre de la présente, dans lesquelles les limites de la preuve sont déjà inhérentes à la procédure. Le danger, bien évidemment, est que des conclusions contradictoires puissent être tirées si une poursuite est intentée ultérieurement pour contrefaçon sur le fondement d’une preuve délibérément soustraite dans une instance antérieure relative à un AC.

 

[139]     Si les parties sont incapables de s’entendre sur la question des dépens, j’examinerai leurs observations écrites respectives sur cette question. J’accorde 21 jours à BMS pour présenter des observations écrites et 14 jours à Mylan pour y répondre. Les observations de chacune des parties ne devront pas dépasser 10 pages.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

[1]               La demande est accueillie en partie;

 

[2]               Il est interdit au ministre de délivrer à Mylan un avis de conformité relativement à son produit médicamenteux à base d’éfavirenz avant l’expiration du brevet canadien no 2 101 572;

 

[3]               La question des dépens est mise en suspend jusqu’à la réception d’observations additionnelles des parties à ce sujet.

 

 

« R.L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Renée Lebeuf, B.A.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑2072‑10

 

INTITULÉ :                                                  BRISTOL‑MYERS SQUIBB CANADA CO. ET AL c MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET AL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Du 4 au 7 juin 2012

 

MOTIFS DE JUGEMENT :                       LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 27 septembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Patrick Kierans

Jordana Sanft

Amy Grenon

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

J. Bradley White

Vincent M. de Grandpré

Jonathan Giraldi

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Norton Rose Canada LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Osler, Hoskin & Harcourt LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

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