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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20121002

Dossier : IMM‑8406‑11

Référence : 2012 CF 1167

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 octobre 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

MICHAEL‑MARY NNABUIKE OZOMMA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), de la décision du 28 octobre 2011 (la décision) par laquelle une agente principale d’immigration (l’agente) a refusé sa demande de protection fondée sur l’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur.

CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen du Nigeria âgé de 28 ans. Il fait l’objet d’une mesure de renvoi à l’égard de laquelle le juge Sean Harington a accordé un sursis le 28 novembre 2011 en attendant l’issue de la présente demande.

[3]               Le demandeur a vécu aux États‑Unis d’Amérique (États‑Unis) de 1999 à 2008, année où il a été expulsé au Nigéria. Il a quitté le Nigéria en décembre 2008 pour se rendre au Canada, où il est arrivé le 16 février 2009. Il y a demandé l’asile le 18 février 2009. La SPR a instruit sa demande le 5 mai 2010 et l’a rejetée le même jour. Elle a jugé que le demandeur était exclu du fait de l’application de la section 1Fb) de l’article premier de la Convention relative au statut de réfugié (la Convention). Pendant qu’il se trouvait aux États‑Unis, le demandeur a été reconnu coupable de plusieurs infractions, dont celle de vol qualifié et d’agression sexuelle. Il s’agissait de crimes graves de droit commun qui entraînaient le rejet de sa demande d’asile. C’est pour ce motif que la SPR a rejeté sa demande.

[4]               Après le rejet de sa demande d’asile, le demandeur a présenté une demande d’ERAR. Il a soumis des observations écrites le 18 février 2011. Il a joint à ses observations une copie de son Formulaire de renseignements personnels (FRP) qu’il avait présenté à l’appui de sa demande d’asile. Dans ses observations écrites, le demandeur a déclaré que sa crédibilité jouait un rôle essentiel dans l’issue de sa demande d’ERAR; pour cette raison, il a demandé à l’agente la tenue d’une audience.

[5]               Le demandeur a énuméré trois motifs de risque dans sa demande d’ERAR. Premièrement, il était exposé à des poursuites au Nigéria parce qu’il avait terni la réputation de ce pays à la suite des déclarations de culpabilité prononcées contre lui aux États‑Unis. Deuxièmement, il était exposé à des poursuites au Nigéria parce qu’il s’était évadé de prison dans ce pays avant de se rendre aux États‑Unis. Après son évasion, les autorités du Nigéria avaient tenté de l’arrêter et elles étaient encore à sa recherche. Troisièmement, le demandeur était exposé à des poursuites au Nigéria à cause de son appartenance au Mouvement pour l’actualisation de l’État souverain du Biafra (MASSOB), un groupe voué à la création d’un État indépendant pour les Ibos du Nigéria. S’il subissait un procès relativement à l’un de ces trois motifs de persécution, il serait emprisonné au Nigéria, où les conditions de détention sont très pénibles.

[6]               L’agente a évalué sa demande d’audience et le bien-fondé de sa demande d’ERAR le 28 octobre 2011. Elle a rejeté les deux demandes le même jour.

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[7]               La lettre de l’agente envoyée au demandeur le 28 octobre 2011 et le formulaire, rempli, de décision donnant suite à sa demande d’ERAR constituent la décision visée en l’espèce.

Demande d’audience

[8]               L’agente a refusé la demande d’audience du demandeur parce qu’il n’avait pas été satisfait aux critères énumérés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés DORS 2002‑227 (le Règlement).

Les questions préliminaires

[9]               Avant d’examiner le fond de la demande d’ERAR, l’agente a souligné que la SPR n’avait pas évalué le bien‑fondé de la demande d’asile du demandeur. L’article 113 de la Loi lui permettait de prendre en compte tous les éléments de preuve qui lui avaient été soumis et qui l’avaient été devant la SPR. L’agente a aussi estimé que la demande du demandeur était visée par l’alinéa 112(3)c) de la Loi parce que la SPR avait rejeté sa demande en vertu de la section Fb) de l’article premier de la Convention. Par conséquent, en vertu de l’alinéa 113d), l’agente ne devait prendre en compte que l’article 97 de la Loi.

Bien-fondé de la demande d’ERAR

[10]           L’agente a refusé la demande de protection fondée sur l’ERAR présentée par le demandeur parce que sa vie n’était pas menacée et qu’il ne risquait pas d’être soumis à des traitements ou peines cruels et inusités ou à la torture s’il était renvoyé au Nigéria.

[11]           Le demandeur a allégué que les autorités du Nigéria avaient lancé un mandat d’arrestation contre lui du fait de son appartenance au MASSOB. Il a aussi affirmé que le fait d’être emprisonné au Nigéria équivalait à des risques de traitements ou peines cruels et inusités et que sa vie serait menacée. L’agente a statué que le demandeur n’était pas membre du MASSOB parce qu’il n’avait fourni aucun élément de preuve pour étayer cette allégation. Les déclarations qu’il avait fournies dans ses observations écrites n’étaient pas suffisantes pour établir son statut de membre de l’organisation et l’existence des risques qui peuvent être associés à ce statut. L’agente a renvoyé à la réponse de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié aux demandes d’information (RDI) NGA103196.FE selon laquelle le MASSOB avait été interdit au Nigéria en 2001 et que ses membres risquaient d’être arrêtés et emprisonnés. L’agente a aussi cité un rapport du Département d’État des États‑Unis intitulé Country Report for Nigeria (2009) selon lequel les membres du MASSOB qui ont été arrêtés et qui ne possèdent pas suffisamment d’argent ou d’influence pour acheter leur libération demeurent détenus.

[12]           Le demandeur n’était pas menacé au Nigéria parce que les autorités n’étaient pas à sa recherche. Il a soutenu le contraire, mais n’a fourni aucune preuve objective pour corroborer cette allégation. Le témoignage du demandeur n’a pas réussi à convaincre l’agente que les autorités du Nigéria voulaient l’arrêter.

[13]           L’agente a accordé peu d’importance à un rapport d’Amnesty International intitulé Nigeria: Prisoners’ Rights Systemically Flouted parce que le demandeur n’avait pas fourni la preuve qu’il avait été emprisonné ou qu’il le serait. Le demandeur n’a fourni aucun élément substantiel et probant de preuve afin de corroborer ses allégations et son témoignage à lui seul n’était pas suffisant.

[14]           La preuve donnait certes à penser qu’il existe des problèmes de violence au Nigéria, mais tout risque de violence que courrait le demandeur était aussi le lot du reste de la population. De plus, l’appareil gouvernemental au Nigéria n’était pas complètement effondré.

[15]           L’agente a conclu à l’absence d’un minimum de fondement permettant de confirmer l’existence du risque allégué par le demandeur. Il n’a fourni que très peu d’éléments de preuve autres que ses propres déclarations selon lesquelles il avait été emprisonné ou s’était évadé.

Questions en litige

[16]           Le demandeur soulève en l’espèce les questions suivantes :

a.                   L’agent a‑t‑il violé son droit à l’équité procédurale en ne le convoquant pas en entrevue?

b.                  La décision était‑elle raisonnable?

c.                   Les motifs de l’agent étaient‑ils suffisants?

 

NORME DE CONTRÔLE

[17]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas toujours nécessaire de procéder à une analyse relative à la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle qui s’applique à une question particulière est bien établie par la jurisprudence, il est loisible à la cour de révision de l’adopter. Ce n’est que dans les cas où cette recherche se révèle infructueuse que cette cour se doit d’examiner les quatre facteurs que comporte l’analyse relative à la norme de contrôle.

[18]           En ce qui concerne la première question, la conclusion de l’agente selon laquelle il n’a pas été satisfait aux critères énumérés à l’article 167 du Règlement est une question mixte de fait et de droit. Par conséquent, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 53. En ce qui concerne la question de savoir si l’ensemble du processus était équitable, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique. Voir Matano c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1290, paragraphe 11.

[19]           La deuxième question en l’espèce sera analysée selon la norme de la décision raisonnable. Dans la décision Figurado c Canada (Procureur général), 2005 CF, le juge Luc Martineau a statué, au paragraphe 51, que la norme de contrôle applicable à une décision rendue dans le cadre d’un ERAR est la norme de la décision raisonnable simpliciter. Le juge Yves de Montigny a suivi la décision Figurado dans Lai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 361, mais il a indiqué au paragraphe 55 que la norme devait tenir compte de la question précise soumise à l’examen de la cour. En l’espèce, l’agente devait décider si le demandeur était exposé à un risque au sens de l’article 97, ce qui est de toute évidence une question à trancher selon le critère de la décision raisonnable. Voir aussi Kaleja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 252, et Guerrilus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 394.

[20]           Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, la Cour suprême du Canada a déclaré au paragraphe 14 que l’insuffisance des motifs ne permettait pas à elle seule de casser une décision. Au contraire, « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». Le caractère suffisant des motifs de l’agente sera analysé en même temps que la raisonnabilité de la décision dans son ensemble.

[21]           Quand une décision fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse prend en compte « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, ainsi que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[22]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au  sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

[…]

 

112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

 

[...]

 

(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur

dans les cas suivants :

 

[…]

 

c) il a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

 

[…]

 

113. Il est disposé de la demande comme il

suit:

 

[…]

 

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

 

 

[…]

 

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

 

[…]

 

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning ­ of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or  incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care

 

 

[…]

 

112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

 

[…]

 

(3) Refugee protection may not result from an application for protection if the person

 

[…]

 

(c) made a claim to refugee protection that was rejected on the basis of section F of Article 1 of the Refugee Convention;

 

[…]

 

113. Consideration of an application for protection

shall be as follows:

 

[…]

 

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

 

[…]

 

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

 

[…]

 

(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada.

 

[23]           Les dispositions suivantes du Règlement s’appliquent également à la présente instance :

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise:

 

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

 

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

 

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

 

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

 

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

 

 

 

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

 

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

ARGUMENTS DES PARTIES

Le demandeur

            Le manquement allégué à l’équité procédurale

[24]           Selon le demandeur, il s’agit en l’espèce d’une des affaires exceptionnelles dans lesquelles une audience est requise pour évaluer sa crédibilité et rendre une décision donnant suite à sa demande d’ERAR. Son témoignage n’ayant jamais été jugé non crédible, le demandeur avait droit à la présomption de véracité établie dans l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF). Dans Cho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1299, la juge Danièle Tremblay‑Lamer a statué en ces termes au paragraphe 29 :

Je tiens en outre à souligner que, étant donné que la Commission a refusé d’entendre la demande d’asile du demandeur, la crédibilité de celui‑ci n’a jamais été appréciée dans le contexte d’une audience. Dans l’arrêt Singh, précité, la Cour suprême du Canada a souligné que « lorsqu’une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition ». C’est pourquoi je conclus qu’en ne faisant pas droit à la demande d’audience du demandeur, l’agent chargé de l’ERAR a commis un manquement à l’obligation d’équité procédurale envers lui.

 

 

[25]           L’agent dans cette affaire avait été obligé de tenir une audience pour évaluer la crédibilité du demandeur étant donné qu’il avait été satisfait à tous les critères énumérés à l’article 167 du Règlement.

167a) – Question importante en ce qui concerne la crédibilité

[26]           L’agente a conclu que même si, selon le demandeur, les autorités du Nigéria sont à sa recherche, il n’avait pas démontré qu’il était exposé à un risque au Nigéria vu l’absence d’un mandat d’arrestation ou d’un autre document corroborant ses dires. Voici ce que déclarait le juge Harrington dans une décision visant une situation semblable, soit S.A. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2010 CF 549, au paragraphe 20 :

À mon avis, l’agent d’ERAR n’a pu rendre la décision qui a été la sienne que s’il ne croyait pas la demanderesse. L’incrédulité de l’agent ressortait de son analyse (Liban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, 76 Imm. L.R. (3d) 227). Le défaut d’avoir soumis le récit de Mme Arfaoui à un interrogatoire oral est ainsi difficile à concevoir.

 

Voir aussi Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103, paragraphe 12.

 

 

[27]           Selon l’agente, [traduction] « en l’absence d’une preuve substantielle et probante qui corrobore son allégation, je conclus que sa déclaration ne permet pas d’établir qu’il est membre du MASSOB et qu’il sera persécuté par les autorités du Nigéria à son retour dans ce pays ». L’agente n’a constaté aucune contradiction dans la version donnée par le demandeur de son appartenance au MASSOB, dans sa description des conditions de détention dans les prisons du Nigéria ou dans les faits qu’il a relatés entourant son évasion de prison. Étant donné que le témoignage du demandeur n’a pas été contredit, l’agente devait évaluer sa crédibilité. Dans la décision Liban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, le juge James O’Reilly a statué comme suit au paragraphe 14 :

À mon avis, lorsque l’agent a déclaré qu’il n’y avait pas [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs » permettant d’appuyer les affirmations de M. Liban, ce qu’il disait en fait c’est qu’il ne croyait pas M. Liban et que ce n’est que si M. Liban avait présenté des éléments de preuve objectifs pouvant corroborer ses affirmations qu’il les aurait crues. À mon avis, ces conclusions portent sur la crédibilité de M. Liban. Elles constituaient des éléments importants pour sa demande. L’agent, s’il avait cru M. Liban, compte tenu des éléments de preuve documentaire qu’il a admis, aurait vraisemblablement conclu que M. Liban était exposé à des risques.

 

 

[28]           Le demandeur a déclaré que les renseignements figurant dans son FRP étaient complets, vrais et exacts. Sa version de son arrestation, de sa détention et de son évasion au Nigéria prenait la forme d’une déclaration sous serment qui bénéficiait de la présomption de véracité.

[29]           Aucune distinction n’a été établie entre la crédibilité du demandeur et le caractère suffisant de la preuve en l’espèce. L’agente était donc tenue de donner au demandeur la possibilité d’aborder la question de l’absence de documents corroborant ses dires dans le cadre d’une entrevue. Voir Amarapala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF, au paragraphe 12. Étant donné qu’il n’existait pas de motif valable de remettre en question la crédibilité du demandeur, l’absence de documents corroborant ses dires n’était pas un motif valable qui justifiait le rejet de sa demande. Il n’a pas non plus été démontré que le demandeur aurait été en mesure d’obtenir auprès du gouvernement du Nigéria une formule de mandat d’arrestation ou un autre type de document corroborant ses dires.

167b) – Importance de la preuve pour la prise de décision

[30]           La version du demandeur a joué un rôle important dans l’issue de son ERAR : il a déclaré qu’il était membre du MASSOB et qu’il s’était évadé de prison. Ces assertions constituaient des éléments essentiels du processus de prise de décision et leur validité reposait sur la crédibilité du demandeur.

167c) – Preuve justifiant une décision favorable donnant suite à l’ERAR

[31]           Si l’agente avait accepté l’assertion du demandeur selon laquelle les autorités du Nigéria étaient à sa recherche et qu’elles le détiendraient si elles l’arrêtaient, la décision faisant suite à l’ERAR aurait été favorable. Elle a renvoyé à des éléments de preuve qui étayaient l’assertion du demandeur selon laquelle les conditions de détention dans les prisons du Nigéria sont lamentables. L’emprisonnement au Nigéria équivaudrait à des traitements ou peines cruels et inusités, peu importe le fondement juridique invoqué. Si la version du demandeur est vraie, il est exposé à des risques énumérés à l’article 97. Par conséquent, sa demande d’ERAR doit être accueillie.

Décision déraisonnable

[32]           L’agente a aussi refusé sa demande d’ERAR sans motif valable parce que le demandeur n’a pas fourni de documents pour corroborer ses dires. Dans Ahortor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 705, le juge Max Teitelbaum a formulé les commentaires suivants au paragraphe 45 :

La Commission semble avoir commis une erreur en déterminant que le requérant n’était pas digne de foi parce qu’il n’était pas capable de fournir des éléments de preuve documentaires corroborant ce qu’il avançait. Comme cela a été le cas dans la décision Attakora, précitée, où la C.A.F. a décrété que le requérant n’était pas tenu de fournir des rapports médicaux pour justifier la blessure dont il disait avoir souffert, on ne s’attend pas non plus en l’espèce à ce que le requérant produise une copie d’un rapport d’arrestation. Le fait de n’avoir pas fourni de document concernant l’arrestation – et il s’agit là d’une conclusion de fait exacte – ne peut être lié à la crédibilité du requérant en l’absence de preuve contredisant les allégations.

 

[33]           Étant donné qu’aucun élément de preuve n’a été soumis pour contredire la version du demandeur, l’obliger de produire des documents corroborant ses dires constituait une erreur.

Les motifs insuffisants

[34]           Les motifs révèlent que l’agente a camouflé sa conclusion défavorable quant à la crédibilité dans l’insuffisance de la preuve. Comme la juge Elizabeth Heneghan l’a soutenu au paragraphe 21 de la décision L.Y.B. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1167, il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle. Les motifs ne permettent pas au demandeur d’établir si l’agente a accepté ou rejeté la véracité de sa version. Il s’ensuit donc que les motifs sont insuffisants.

Les défendeurs

[35]           Selon les défendeurs, l’agente n’était pas obligée de convoquer le demandeur à une entrevue et, par conséquent, il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. Il était raisonnable que l’agente conclue que les déclarations du demandeur dans son FRP constituaient un fondement insuffisant pour lui accorder une protection.

Aucun manquement à l’équité procédurale

[36]           La décision de l’agente de ne pas tenir d’audience relevait de son pouvoir discrétionnaire et elle est soumise au critère de la décision raisonnable. L’article 167 du Règlement encadre les agents dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui leur est accordé en vertu de l’alinéa 113b). En l’espèce, étant donné qu’il n’a pas été satisfait aux exigences de l’article 167, il n’existait aucune obligation de tenir une audience.

[37]           L’agente a évalué la demande d’ERAR en fonction du caractère suffisant de la preuve et non de la crédibilité du demandeur. Elle a rejeté son allégation portant qu’il était membre du MASSOB et qu’il était recherché par les autorités du Nigéria parce qu’il n’a pas fourni de preuve corroborante pour étayer son allégation. Il s’agissait là d’une conclusion raisonnable. Dans la décision Pulaku c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1048, le juge David Near a maintenu la décision de l’agent chargé de l’ERAR de ne pas voir M. Pulaku en entrevue vu qu’il n’a présenté que son témoignage. Le juge Near a fait remarquer que « [l]e demandeur a simplement fait état de sa conviction personnelle qu’il existait une vendetta, et cela n’a pas suffi à convaincre l’agent, compte tenu des autres preuves documentaires ».

[38]           Lorsque la décision de l’agent chargé de l’ERAR est rendue en fonction du caractère suffisant de la preuve, il n’est pas nécessaire de tenir une audience. L’agent chargé de l’ERAR peut rejeter des assertions qui ne sont pas étayées par une preuve corroborante. Voir Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 27, I.I. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 892, aux paragraphes 20 à 24, et Manickavasagar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 429, aux paragraphes 28 à 31. L’agente avait tout le loisir d’exiger une preuve corroborante à l’appui de la version du demandeur. Il lui était aussi loisible de conclure que les déclarations sous serment du demandeur dans son FRP ne suffisaient pas à démontrer l’existence des faits en cause. Voir I.I., précitée, aux paragraphes 20 à 24.

[39]           Le demandeur n’a pas droit à une audience simplement parce que la SPR n’a pas évalué le risque auquel il est exposé. L’absence d’une évaluation du risque par la SPR n’est pas un des facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement. De plus, la Cour a conclu que l’agent chargé de l’ERAR n’est pas obligé de tenir une audience lorsque la SPR n’a pas évalué la crédibilité d’un demandeur.

[40]           Dans les décisions Pulaku, I.I. et Manickavasagar, il a été établi que l’absence de preuve corroborante n’entraîne pas l’obligation de tenir une audience afin d’évaluer la crédibilité d’un demandeur. La Cour répondait ainsi au défaut du demandeur d’ERAR de produire suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence des faits en cause. Si la Cour avait statué que l’absence de preuve corroborante entraîne nécessairement la tenue d’une audience dans tous les cas, les demandeurs d’ERAR tiendraient pour acquis que la simple présentation de leur demande ferait intervenir l’obligation de tenir une audience. Cette façon de faire serait contraire à l’intention explicite du Parlement de limiter à des situations exceptionnelles la tenue d’audiences dans le cadre des demandes d’ERAR.

Décision raisonnable

[41]           L’agente pouvait très bien tenir compte de l’absence de preuve corroborante et rendre une décision défavorable à l’issue de l’ERAR. L’affaire Ahortor, précitée, se distingue de l’espèce parce que les éléments de preuve démontraient qu’il était déraisonnable de s’attendre à ce que M. Ahortor produise une copie d’un rapport d’arrestation. Or, en l’espèce, l’agente ne disposait pas d’éléments de preuve de ce genre. Le demandeur n’a simplement pas réussi à s’acquitter du fardeau de preuve qui lui incombait.

Suffisance des motifs

[42]           L’agente a énoncé ses conclusions de fait et a mentionné les éléments de preuve sur lesquels ces conclusions étaient fondées. Elle a aussi abordé les principaux points en litige lorsqu’elle a déclaré que la décision était fondée sur le caractère suffisant de la preuve plutôt que sur la crédibilité du demandeur. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, il a été établi que la suffisance des motifs n’est pas un élément de l’équité procédurale, mais une composante de l’analyse du caractère raisonnable de la décision.

ANALYSE

[43]           Il s’agit en l’espèce d’une affaire où la jurisprudence de la Cour, du moins à première vue, semble aller dans des sens différents. Le demandeur allègue que la décision de l’agente, qui à son avis est fondée sur l’insuffisance de la preuve, camoufle une conclusion sur la crédibilité qui satisfaisait au critère de l’article 167 et qui, par conséquent, exigeait aussi la tenue d’une audience avec le demandeur ou la rédaction de motifs justifiant le défaut de tenir une telle audience.

[44]           Le demandeur souligne que la preuve fournie dans ses observations relatives à l’ERAR – c.‑à‑d. dans le récit que contient son FRP établi deux ans auparavant – fait intervenir la présomption de véracité établie dans la décision Maldonado, précitée, de sorte qu’en exigeant plus d’éléments de preuve objectifs pour corroborer ses dires au sujet des risques auxquels il est exposé au Nigéria, la SPR mettait nécessairement en doute la véracité de ses déclarations dans son FRP et le FRP lui‑même.

[45]           Le demandeur considère que sa situation est la même que celle du demandeur dans la décision Cho, précitée, dans laquelle la juge Tremblay‑Lamer s’est exprimée comme suit au paragraphe 29 :

Je tiens en outre à souligner que, étant donné que la Commission a refusé d’entendre la demande d’asile du demandeur, la crédibilité de celui‑ci n’a jamais été appréciée dans le contexte d’une audience. Dans l’arrêt Singh, précité, la Cour suprême du Canada a souligné que « lorsqu’une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition ». C’est pourquoi je conclus qu’en ne faisant pas droit à la demande d’audience du demandeur, l’agent chargé de l’ERAR a commis un manquement à l’obligation d’équité procédurale envers lui.

 

 

[46]           Le juge Harrington s’est exprimé en des termes semblables dans la décision S.A., précitée, au paragraphe 20 :

À mon avis, l’agent d’ERAR n’a pu rendre la décision qui a été la sienne que s’il ne croyait pas la demanderesse. L’incrédulité de l’agent ressortait de son analyse (Liban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, 76 Imm. L.R. (3d) 227). Le défaut d’avoir soumis le récit de Mme Arfaoui à un interrogatoire oral est ainsi difficile à concevoir.

 

[47]           La décision Zokai, précitée, dans laquelle le juge Michael Kelen a statué en ces termes au paragraphe 12 appuie également la thèse du demandeur :

Qui plus est, il est évident, malgré les observations contraires présentées par le défendeur, que la crédibilité a joué un rôle central dans la décision ERAR défavorable. En refusant d’accorder toute force probante au récit du demandeur en l’absence de preuve le corroborant, l’agent ERAR a en fait conclu que le demandeur n’était pas digne de foi. J’estime que, compte tenu de ses doutes en matière de crédibilité, il incombait à l’agent d’examiner la demande d’audience et de motiver le refus d’en accorder une. L’omission par l’agent d’agir de cette façon en l’espèce constitue un manquement à l’équité procédurale. En outre, compte tenu des circonstances spéciales de la présente affaire pour ce qui est de la crédibilité, la Cour estime qu’une audience est appropriée.

 

[48]           L’avis du juge O’Reilly était semblable dans la décision Liban, précitée :

À mon avis, lorsque l’agent a déclaré qu’il n’y avait pas [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs » permettant d’appuyer les affirmations de M. Liban, ce qu’il disait en fait c’est qu’il ne croyait pas M. Liban et que ce n’est que si M. Liban avait présenté des éléments de preuve objectifs pouvant corroborer ses affirmations qu’il les aurait crues. À mon avis, ces conclusions portent sur la crédibilité de M. Liban. Elles constituaient des éléments importants pour sa demande. L’agent, s’il avait cru M. Liban, compte tenu des éléments de preuve documentaire qu’il a admis, aurait vraisemblablement conclu que M. Liban était exposé à des risques.

 

 

[49]           Certaines décisions vont dans le sens contraire, dans lesquelles le caractère suffisant de la preuve peut être évalué en l’absence d’une conclusion sur la crédibilité. Le juge Russel Zinn, dans la décision Ferguson, précitée, aux paragraphes 16 à 28 et 32 à 34, a abordé en détail la façon dont cette situation pourrait se produire :

Les avocats des deux parties semblent s’accorder pour dire, selon les termes de l’avocat du défendeur, qu’il n’y a pas d’approche de principe sur la question de l’opposition entre crédibilité et caractère suffisant de la preuve qui puisse être tirée de cette jurisprudence. Je ne suis pas de cet avis. La majorité de ces affaires auxquelles les parties ont renvoyé la Cour ont été tranchées à partir des faits précis des décisions contestées. Dans chaque instance, la Cour devait trancher la question de savoir si, dans la décision contestée, il existait des éléments de preuve « qui soulev[ai]ent une question importante en ce qui concern[ait] la crédibilité du demandeur », pour utiliser les termes de l’article 167 du Règlement. En retour, cela nécessitait une évaluation de la preuve dont l’agent avait disposé et de l’analyse qu’il en avait fait. J’admets l’observation de l’avocat de la demanderesse, selon qui la Cour doit aller au‑delà des termes expressément utilisés dans la décision de l’agent pour décider si en fait, la crédibilité de la demanderesse était en cause.

 

Selon moi, l’approche que doivent adopter à la fois l’agent et la Cour, dans le cadre du contrôle judiciaire, doit être guidée par les principes énoncés par la Cour d’appel fédérale dans Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 399.

 

Mme Carrillo est une Mexicaine qui a demandé l’asile au Canada. Elle a déclaré que son conjoint de fait la maltraitait et que le frère de celui‑ci, un agent de police, avait aidé son conjoint à la retrouver alors qu’elle s’était cachée après avoir été battue. La principale question en litige devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés (la Commission) était de savoir si la protection de l’État était offerte à Mme Carrillo au Mexique. Sa demande d’asile a été rejetée par la Commission. La Commission a conclu qu’elle n’était pas une témoin crédible et digne de foi en ce qui concernait ses efforts pour obtenir la protection de l’État au Mexique. De plus, la Commission a décidé que, même si Mme Carrillo avait été crédible, elle n’avait néanmoins pas réfuté la présomption de l’existence de la protection de l’État avec une preuve claire et convaincante. La Cour a annulé cette décision au motif que la Commission avait imposé un fardeau trop lourd quant à la preuve que Mme Carrillo devait présenter pour établir l’absence de protection de l’État. L’appel interjeté à la Cour d’appel fédérale a été accueilli.

 

Dans ses motifs, la Cour d’appel fédérale s’est livrée à une analyse détaillée et instructive des notions de charge de la preuve, de norme de preuve et de la qualité de la preuve requise pour satisfaire au fardeau de la preuve, analyse que je trouve très utile dans la présente affaire et qui, à mon avis, doit être présente à l’esprit des agents d’ERAR lorsqu’ils examinent les demandes.

 

Dans toute instance, qu’elle soit judiciaire ou administrative, une des parties supporte le fardeau de la preuve. Lorsque l’existence d’un fait précis est en litige, le doute est levé lorsqu’on se pose la question de savoir si la partie s’est acquittée ou non du fardeau de la preuve relativement à ce fait. Ce point de vue a été énoncé éloquemment par lord Hoffmann dans In re B (Children) (FC), [2008] UKHL 35, au paragraphe 2 :

 

[traduction] Lorsqu’une règle de droit exige la preuve d’un fait (le « fait en litige »), le juge ou le jury doit déterminer si le fait s’est ou non produit. Il ne saurait conclure qu’il a pu se produire. Le droit est un système binaire, les seules valeurs possibles étant zéro et un. Ou bien le fait s’est produit, ou bien il ne s’est pas produit. Lorsqu’un doute subsiste, la règle selon laquelle le fardeau de la preuve incombe à l’une ou l’autre des parties permet de trancher. Lorsque la partie à laquelle incombe la preuve ne s’acquitte pas de son obligation, la valeur est établie à zéro et le fait est réputé ne pas avoir eu lieu. Lorsqu’elle s’en acquitte, la valeur est établie à un, et le fait est réputé s’être produit.

 

Dans les demandes d’ERAR, le fardeau de la preuve pèse sur le demandeur; voir Bayavuge c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 111.

 

La norme de preuve au civil et dans les instances administratives est la prépondérance de la preuve. Dans la présente demande d’ERAR, la demanderesse devait prouver, selon la prépondérance de la preuve, qu’elle serait exposée à un risque de persécution, à un danger de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, si elle était renvoyée en Jamaïque. Cela est établi par la présentation de la preuve à l’agent. C’est donc dire que la demanderesse avait une charge de présentation de la preuve. La demanderesse avait la charge de présenter des éléments de preuve de chacun des faits qu’elle devait prouver. L’un de ces faits avait trait à son orientation sexuelle. Comme je l’expliquerai ci‑après, je considère qu’elle a présenté une certaine preuve de son orientation sexuelle et qu’ainsi on peut dire qu’elle s’est acquittée de la présentation de la preuve – elle a présenté des éléments de preuve à l’appui de chaque fait substantiel en litige.

 

Comme la Cour d’appel l’a souligné dans Carrillo, tous les éléments de preuve n’ont pas la même qualité. Par conséquent, même si un demandeur s’est acquitté de sa charge de présentation de la preuve parce qu’il a présenté des éléments de preuve pour chaque fait essentiel, il pourrait ne pas s’être acquitté de la charge de persuasion parce que la preuve présentée n’établit pas les faits requis, selon la prépondérance de la preuve. Dans la présente affaire, la demanderesse s’acquitte de la charge de persuasion, lorsqu’elle prouve à l’agent, selon la prépondérance de la preuve, qu’elle est lesbienne.

 

La question de savoir si la preuve présentée permet au demandeur de s’acquitter de sa charge de persuasion dépendra beaucoup du poids accordé à la preuve qu’il a présentée.

 

Lorsqu’un demandeur d’ERAR présente une preuve, soit sous forme orale, soit sous forme documentaire, l’agent peut effectuer deux évaluations différentes de cette preuve. Premièrement, il peut évaluer si la preuve est crédible. Lorsqu’il conclut que la preuve n’est pas crédible, en réalité, c’est une conclusion selon laquelle la source de la preuve n’est pas fiable. Les conclusions sur la crédibilité peuvent être tirées sur le fondement que les déclarations précédentes du témoin ne sont pas cohérentes avec la preuve qu’il présente à ce moment‑là ou contredisent cette nouvelle preuve (voir par exemple la décision Karimi, précitée) ou parce que le témoin n’a pas présenté cette preuve importante plus tôt, ce qui amène ainsi à se poser la question de savoir s’il agirait d’une fabrication récente; voir par exemple Sidhu c. Canada, A.C.F. no 30, 2004 CF 39. On peut aussi conclure que la preuve documentaire n’est pas fiable parce que son auteur n’est pas crédible. Les rapports qui servent les intérêts de leurs auteurs peuvent entrer dans cette catégorie. Dans l’un ou l’autre cas, le juge des faits peut accorder peu de poids ou ne pas accorder de poids du tout à la preuve présentée, en se fondant sur sa fiabilité, et décider que le demandeur ne s’est pas acquitté de sa charge de persuasion.

 

Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

 

La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

 

Le seul élément de preuve présenté relativement à l’orientation sexuelle de Mme Ferguson était la déclaration de son ancienne avocate. Il n’y avait ni preuve en appui de cet élément ni preuve corroborante. L’agent a conclu que la déclaration de son ancienne avocate n’avait pas de valeur probante. La demanderesse soulève deux questions : [traduction] « S’agissait‑il en fait d’une conclusion sur la crédibilité? » Et [traduction] « Était‑ce une évaluation raisonnable? »

 

[…]

 

Lorsque, comme c’est le cas ici, le fait allégué est essentiel à la demande d’ERAR, il est loisible à l’agent d’exiger du demandeur des preuves corroborantes pour qu’il s’acquitte de sa charge de la preuve. Si la déclaration avait été faite par la demanderesse dans un affidavit présenté avec sa demande, elle aurait mérité de recevoir un plus grand poids que celui qui lui a été accordé. Si la déclaration avait été étayée par une preuve corroborante telle que le témoignage de sa ou de ses partenaires lesbiennes, des déclarations publiques et d’autres preuves semblables, elle se serait vu accorder un poids encore plus grand.

 

Le poids que le juge des faits accorde à la preuve présentée dans une instance ne relève pas de la science. Différentes personnes peuvent accorder un poids différent à la preuve, mais l’évaluation du poids de la preuve devrait entrer à l’intérieur de certains paramètres raisonnables. La retenue s’impose lorsque les agents d’ERAR évaluent la valeur probante de la preuve dont ils disposent. Si leur évaluation entre dans les paramètres de la raisonnabilité, elle ne devrait pas être modifiée. Selon moi, le poids accordé à la déclaration de l’avocate dans la présente affaire entre dans ces paramètres.

 

Je pense aussi qu’il n’y a rien dans la décision contestée qui indique qu’une partie quelconque de cette décision était basée sur la crédibilité de la demanderesse. L’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne – il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne. En bref, il a conclu qu’il y avait un élément de preuve – la déclaration de l’avocate –, mais que c’était insuffisant pour établir, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était lesbienne. Selon moi, cette conclusion ne remet pas en cause la crédibilité de la demanderesse.

 

 

[50]           Le juge Leonard Mandamin a adopté une approche semblable dans la décision Manickavasagar, précitée, au paragraphe 25 et aux paragraphes 28 à 31 :

Même si l’agent n’a pas dit expressément qu’il ne croyait pas le demandeur, ce dernier soutient que l’agent n’a pas cru son récit des mauvais traitements subis parce qu’il n’a pas fourni de preuve documentaire corroborant les mauvais traitements. Le demandeur fait valoir que l’agent a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité sans mentionner explicitement qu’il n’était pas crédible. Le demandeur prétend que l’agent ne l’a pas contacté pour lui donner l’occasion de dissiper ses doutes.

 

[…]

 

En l’espèce, le demandeur n’a pas fourni de preuve documentaire corroborant son récit des mauvais traitements qui lui auraient été infligés par les autorités sri‑lankaises. Il ne s’agit pas d’un cas comme dans Alimard, où la crédibilité de la preuve justificative du demandeur était mise en doute; il n’y avait tout simplement aucune preuve autre que les déclarations du demandeur.

 

L’absence de preuve documentaire corroborante n’a pas eu pour conséquence que la crédibilité du demandeur soit mise en doute. L’absence de preuve documentaire corroborante a une incidence sur le poids des déclarations du demandeur. Dans la décision Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 89, aux paragraphes 37 à 39, le juge Scott, après avoir abordé cette question, a déclaré ce qui suit :

[37] Le demandeur prétend que l’agente d’ERAR a tiré des conclusions sur sa crédibilité lorsqu’elle a analysé les éléments de preuve lui ayant été présentés. Il invoque la décision Zokai à l’appui de cet argument. Ayant examiné attentivement la décision contestée, le tribunal doit conclure qu’il était loisible à l’agente d’évaluer comme elle l’a fait les documents lui ayant été présentés. Dans Al Mansuri, la Cour a établi que « l’agente n’a pas rejeté la demande d’ERAR en se fondant sur la crédibilité de M. Al Mansuri. Elle a plutôt estimé que la preuve objective se rapportant aux conditions ayant cours dans le pays ne permettait pas de dire que M. Al Mansuri était exposé à un risque de torture, à une menace pour sa vie ou à un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités. Cette conclusion n’a rien à voir avec la crédibilité propre de M. Al Mansuri » (voir Al Mansuri, au paragraphe 43). Les conclusions de l’agente se rapportent clairement à la valeur probante de la preuve présentée, et non à la crédibilité de l’intéressé.

 

[38] Il est bien établi que, dans le contexte d’une demande d’ERAR, une audience constitue l’exception et n’est justifiée que si la demande d’ERAR soulève des questions importantes à l’égard de la crédibilité. Il ressort clairement de la décision de l’agente qu’il n’existait aucune question de la sorte.

 

[39] L’agente n’a pas manqué à son obligation d’équité procédurale. Comme dans la décision Yousef c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 864, [2006] A.C.F. no 1101 (QL), au paragraphe 36, « la décision de l’agente d’ERAR était motivée par l’insuffisance de la preuve produite par le demandeur à l’appui de sa prétention selon laquelle il serait exposé à des risques nouveaux ou accrus s’il devait retourner en Égypte ». Enfin, il convient aussi de préciser que le demandeur n’a pas satisfait aux critères énoncés à l’article 167 du RIPR.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Je souscris à l’analyse du juge Scott et je ferais mien son raisonnement. En l’espèce, la crédibilité du demandeur ne constituait pas un problème pour l’agent. L’agent n’a pas refusé de croire le témoignage du demandeur; il lui a plutôt accordé moins de poids en raison l’absence d’une preuve documentaire justificative.

 

Je conclus que l’agent n’était pas tenu d’accorder une entrevue au demandeur parce que les critères de l’article 167 n’étaient pas respectés.

 

 

[51]           Le juge Michel Beaudry dans la décision I.I., précitée, a précisément renvoyé à la décision Ferguson lorsqu’il a abordé cette distinction délicate aux paragraphes 18 à 21 et au paragraphe 24 :

Le demandeur soutient que l’évaluation que l’agent d’ERAR a faite de la preuve était déraisonnable parce qu’une personne ne peut pas fournir une preuve objective de son orientation sexuelle. En avançant cet argument, le demandeur semble dire que la déclaration personnelle constituait une preuve suffisante pour démontrer, selon la prépondérance de la preuve, qu’il est homosexuel.

 

Deux décisions récentes de la présente Cour : Ferguson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, 74 IMM. L.R. (3d) 306, [2008] A.C.F. no 1308 (QL), et Parchment, précitée, traitent de questions semblables, et les défendeurs se fondent dans une large mesure sur les deux. Dans ces deux affaires, il y est question d’une femme qui prétendait qu’on ne pouvait pas la renvoyer à cause de son orientation sexuelle. Dans les deux, elle avait fourni à l’appui de sa prétention une déclaration non corroborée selon laquelle elle était lesbienne.

 

Une preuve produite par un témoin qui a un intérêt personnel dans l’affaire peut être évaluée en fonction du poids qu’on lui accordera et, pour avoir de la valeur, elle nécessitera habituellement une preuve corroborante (Ferguson, au paragraphe 27). Il est loisible à l’agent d’ERAR d’exiger une telle preuve corroborante pour que l’on s’acquitte du fardeau imposé par la loi, surtout lorsque le fait se situe au cœur même de la demande (Ferguson, au paragraphe 32). Dans Ferguson, la Cour laisse entendre que cette preuve corroborante pourrait inclure une déclaration sous serment de la part d’un conjoint ainsi qu’une preuve de déclarations publiques (au paragraphe 32). Il ne faut pas oublier que la preuve doit avoir une valeur suffisante. Ce sera le cas si « elle convainc le juge des faits » (Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636, au paragraphe 30). En outre, l’agent doit prendre en considération la totalité des autres facteurs de l’affaire au moment de rendre la décision (Parchment, au paragraphe 28).

 

Dans le cas présent, la déclaration a été faite sous serment, contrairement à la déclaration dont il était question dans Parchment et Ferguson, ce qui lui vaut effectivement plus de poids. Cependant, le demandeur n’a fourni aucune autre preuve. Quand on lit les motifs, il est évident que l’agent d’ERAR n’a pas été convaincu par la preuve présentée de l’homosexualité du demandeur. Il a dû prendre en considération les autres facteurs en jeu, dont les antécédents du demandeur sur le plan de l’immigration, les relations que ce dernier a eues pendant son séjour au Canada ainsi que les déclarations faites antérieurement lors d’examens de l’immigration.

 

[…]

 

La Cour est d’avis qu’en l’espèce le point déterminant était la valeur de la preuve, et non pas la crédibilité. Il était également loisible à l’agent de tenir compte des antécédents en matière d’immigration du demandeur et de ses relations hétérosexuelles au Canada afin de déterminer si ce dernier s’était acquitté de son fardeau à l’égard de sa prétention d’homosexualité.

 

 

[52]           Je suis convaincu qu’il est possible d’établir des distinctions entre chacune de ces affaires fondées sur des faits qui lui sont propres et qui étaient déterminants dans la décision finale. Or, ces affaires ont aussi des points en commun. Les agents peuvent uniquement éviter les conclusions fondées sur la crédibilité et statuer en fonction du caractère suffisant de la preuve si leurs décisions révèlent que, indépendamment de la question de la crédibilité, les déclarations du demandeur, suivant la norme de preuve applicable, ne permettent pas de démontrer qu’il est exposé à un risque aux termes de l’article 96 ou de l’article 97. En d’autres mots, il doit s’agir d’une situation dans laquelle une conclusion sur la crédibilité n’est pas un préalable d’une analyse de la valeur probante de la preuve de sorte que, peu importe si le demandeur dit la vérité, la preuve qu’il présente n’est pas suffisante pour démontrer l’existence d’un risque de persécution ou d’un risque visé à l’article 97. Dans ce genre de situation, le refus de la tenue d’une audience ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

[53]           En l’espèce, le demandeur a fourni, en plus des observations de son conseil, le récit contenu dans son FRP daté de 2009 et sa déclaration dans laquelle il a affirmé que les renseignements fournis étaient vrais et exacts. Il a aussi ajouté la phrase suivante : « Ma déclaration a la même valeur que si je l’avais faite sous serment. »

[54]           La partie pertinente du FRP contient certains renseignements précis, mais elle est plutôt générale et floue en ce qui concerne les risques auxquels le demandeur allègue être exposé. Visé par l’application du décret 33, il a déjà été emprisonné et il a subi des traitements humiliants, mais il a réussi à s’évader. Il craint que le gouvernement de l’État du Lagos soit à sa recherche afin d’appliquer contre lui les dispositions du décret 33. Il allègue aussi que le gouvernement du Nigéria possède des renseignements selon lesquels il est membre du MASSOB. J’admets que le demandeur a droit à la présomption de véracité dans ce contexte.

[55]           Cependant, sans mettre en doute les difficultés auxquelles le demandeur et d’autres personnes ont fait face auparavant, la preuve soumise à l’agente quant à ce qui pourrait lui arriver à son retour au Nigéria est floue et elle a un caractère théorique.

[56]           En vertu de l’article 167, les agents ne sont pas obligés d’accorder une entrevue aux demandeurs afin qu’ils puissent compléter leur preuve. Il incombait au demandeur de fournir suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre l’agente chargée de l’ERAR qu’il court des risques pour l’avenir, et ce, dans le respect de la norme de preuve applicable. En l’espèce, le demandeur a eu toutes les occasions de le faire.

[57]           Le demandeur était représenté par un conseil et il savait très bien que l’agente pouvait aussi évaluer le caractère suffisant de la preuve. Rien n’empêchait le demandeur d’aborder ce point dans ses observations et d’expliquer, par exemple, pour quelle raison il n’avait même pas fourni un seul élément de preuve objective et corroborante pour étayer son allégation selon laquelle il serait exposé à des risques futurs.

[58]           Après examen, l’agente a conclu que la demande était suffisamment déficiente pour qu’une évaluation de la crédibilité du demandeur ne soit pas nécessaire. Elle a montré qu’elle était pleinement consciente de cette distinction dans la décision elle‑même. Après avoir pris connaissance de la preuve fournie dans le FRP, je suis convaincu que, selon les faits de l’espèce, l’agente a pu raisonnablement évaluer la demande d’ERAR sans mettre en doute le témoignage du demandeur. Cette preuve est simplement trop vague et trop théorique quant au risque futur pour faire en sorte que la norme de preuve applicable en l’espèce soit respectée. Sachant très bien que la preuve qu’il présentait soulevait des préoccupations et étant représenté par un conseil bien au fait de la jurisprudence de la Cour relative à la crédibilité des demandeurs et au caractère suffisant de la preuve soumise, le demandeur a choisi de ne pas aborder dans sa demande ces questions relatives au caractère suffisant de la preuve. Pour ces motifs, je ne pense pas que les faits étayent des allégations portant que l’agente a manqué à l’équité procédurale, qu’elle a camouflé sa décision sur la crédibilité ou qu’elle a conclu de manière déraisonnable qu’une entrevue n’était pas requise.

[59]           Le demandeur lui‑même semble avoir reconnu que son argument fondé sur la « décision camouflée sur la crédibilité » ne peut pas tenir parce qu’il a, après l’audience consacrée au contrôle judiciaire, présenté une requête afin de soumettre une preuve corroborante devant la Cour et de faire valoir un argument aux fins d’un contrôle judiciaire concernant l’équité procédurale en raison de l’incompétence de son conseil. J’ai été saisi de cette requête en même temps que de la présente demande de contrôle judiciaire et je conclus que le demandeur n’a pas démontré l’existence d’un manquement à l’équité procédurale en raison de l’incompétence de son conseil.

[60]           Cette question aurait dû être évidente pour le conseil du demandeur lorsqu’il a pris connaissance des observations écrites des défendeurs déposées et signifiées longtemps avant la tenue de l’audience. La Cour ne sait pas pour quelles raisons la question de l’incompétence alléguée du conseil n’a pas été soulevée ou abordée dans les documents déposés avant l’audience.

[61]           En fait, le conseil déclare qu’il s’est rendu compte, après l’instruction de la présente affaire, qu’il aurait aussi dû aborder les préoccupations de l’agente au sujet du caractère suffisant de la preuve en soumettant d’autres documents qui, à son avis, auraient ajouté une valeur corroborante au témoignage du demandeur. À mon avis, le demandeur et le conseil reconnaissent maintenant que la décision s’appuie sur le caractère insuffisant de la preuve et non pas sur la crédibilité. Si la décision avait été fondée sur la crédibilité du demandeur, le conseil n’aurait pas eu à reconnaître son incompétence vu son omission de fournir d’autres éléments de preuve corroborants. Nous nous trouvons donc maintenant devant une nouvelle demande, postérieure à l’audience, fondée sur l’incompétence alléguée du conseil et ses répercussions sur l’équité procédurale. De nombreux problèmes sont associés à cette nouvelle position.

[62]           Le demandeur lui‑même n’allègue aucunement l’incompétence de son conseil et rien ne démontre que l’incompétence de son  conseil ait été constatée formellement par suite d’une plainte au barreau compétent. De plus, le demandeur a encore recours aux services du même conseil. Tout ce dont la Cour dispose est l’affirmation que le conseil a fournie dans ses observations écrites relatives à la requête selon laquelle il estime lui‑même avoir été incompétent parce qu’il croit qu’il aurait pu prendre d’autres mesures dans le cadre de la demande d’ERAR. Donc, en ce qui concerne la question de l’incompétence, nous sommes en présence d’un conseil qui tente de témoigner en présentant un argument dans le cadre d’une requête où il demeure le conseil du demandeur. Pourtant, l’article 82 des Règles établit clairement qu’un avocat, sauf avec l’autorisation de la Cour, ne peut à la fois être l’auteur d’un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit. Le conseil n’a pas fait lui‑même un affidavit en l’espèce, mais il tente de témoigner sur sa propre incompétence en présentant des arguments. Même si, au sens strict, les dispositions de l’article 82 des Règles n’ont pas nécessairement été violées, le raisonnement qui justifie la règle, soit qu’un conseil ne peut à la fois témoigner et présenter des arguments fondés sur son témoignage, a été violé.

[63]           De plus, le demandeur cherche, en réalité, à faire autoriser la modification de sa demande et le dépôt de documents supplémentaires longtemps après l’expiration du délai prévu à cette fin. Il n’a pas demandé que le délai soit prorogé et il n’a pas abordé les faits et la jurisprudence qui permettraient de justifier une prorogation du délai.

[64]           Le demandeur est peut‑être au fait de ces problèmes, ce qui explique qu’il a simplement présenté une requête qui n’est appuyée sur aucune règle particulière (à l’exception de l’article 369 des Règles). La difficulté que pose cette approche, bien sûr, vient du fait que le demandeur n’a jamais obtenu l’autorisation de présenter dans le cadre du contrôle judiciaire des arguments relatifs à un manquement à l’équité procédurale fondé sur l’incompétence. Il soulève un nouveau motif de contrôle (en fait une nouvelle demande) qui n’a jamais été abordé au moment de la demande d’autorisation.

[65]           Le conseil du demandeur invoque la décision Muotoh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 1599 (Can LII), 2005 ACWS (3d) 314, mais, dans cette affaire, le demandeur avait accompagné son formulaire d’ERAR d’une feuille de couverture où il était indiqué que les observations écrites et la nouvelle preuve suivraient incessamment. Au moment où la demande d’ERAR a été instruite, trois mois plus tard, rien n’avait été fourni. La Cour a reconnu que cette omission résultait de l’incompétence de l’avocat; cependant, il est dit au paragraphe 20 de la décision Muotoh que le défendeur n’a jamais contesté ce fait et qu’il a plutôt choisi d’alléguer que les erreurs en cause n’avaient pas entraîné un préjudice pour le demandeur. Dans le même ordre d’idées, la Cour a reconnu l’incompétence de l’avocat, mais a accordé peu de poids à ce facteur étant donné que c’est la question du préjudice qui importait. Voici un extrait de la décision du juge Pierre Blais, au paragraphe 22 :

J’estime qu’il ne suffisait pas pour le demandeur de seulement dire qu’il avait été porté atteinte à son droit d’être entendu du simple fait que son avocat avait omis de présenter les observations appropriées. Il incombait au demandeur de prouver qu’une erreur s’était produite et qu’il était probable qu’il s’ensuive un préjudice important. Le demandeur a réussi à faire ressortir l’incompétence de son ancien avocat, mais il n’a pas réussi à démontrer qu’il était probable que cette incompétence cause un préjudice important.

 

 

[66]           En l’espèce, je ne crois pas que le demandeur a démontré l’incompétence de son conseil ou l’existence d’un préjudice.

[67]           Il est bon de se rappeler qu’en l’espèce le juge Harrington a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi sur la foi d’un argument relatif à la crédibilité du demandeur et que, dans le cadre de mon contrôle judiciaire de cet argument, j’ai reconnu qu’une certaine jurisprudence étaye cet argument, pourvu qu’il soit fondé sur des faits. Or, selon ma compréhension des faits, je pense que l’agente n’a pas rendu une décision camouflée sur la crédibilité. Je ne considère donc pas que le fait pour le conseil du demandeur d’avoir décidé que la question en jeu serait celle de la crédibilité et d’avoir demandé une entrevue avec l’agente chargée de l’ERAR en raison de cette question de crédibilité démontre qu’il a commis une faute inadmissible ou qu’il a fondamentalement fait preuve d’incompétence.

[68]           Le conseil estime maintenant, après coup, qu’il aurait dû en faire plus. Je ne crois pas que la Cour puisse admettre que le fait pour le conseil de s’auto‑accuser pour le compte de son client parce qu’il n’aurait pas envisagé d’autres possibilités permette d’étayer une conclusion de manquement à l’équité procédurale. Je ne dispose tout simplement pas d’éléments de preuve acceptables de cette incompétence qui aurait entraîné un manquement à l’équité procédurale. Le demandeur n’a pas démontré au moyen d’une preuve convaincante que les actions ou les omissions de son conseil se situaient à l’extérieur « du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable ». « La sagesse rétrospective n’a pas sa place dans cette appréciation. » Voir R c GDB, 2000 CSC 22, au paragraphe 27.

[69]           Il est aussi généralement reconnu devant la Cour qu’un demandeur doit subir les conséquences des actes de son avocat. Voir Bi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 293, paragraphe 32.

[70]           Dans un souci de très grande prudence, j’ai aussi pris connaissance des documents que le demandeur cherche maintenant à soumettre en preuve afin d’établir qu’il serait exposé à des risques en cas de renvoi au Nigéria, ce qui démontrerait que son conseil a agi de façon incompétente en ne soumettant pas ces documents à l’attention de l’agente chargée de l’ERAR. Comme le soulignent les défendeurs, la Cour avait déjà en sa possession la carte d’identité du demandeur délivrée par le MASSOB et ce fait aurait pu être mentionné au moment de l’instruction du contrôle judiciaire. Le conseil le savait parce qu’elle faisait partie du dossier des défendeurs relatif à la requête en sursis. La lettre de recommandation du 24 novembre 2008 ne contient pas de renseignements de première main ni de détails concrets au sujet des dangers et des menaces auxquels serait exposé le demandeur. Étant donné que ces renseignements proviennent du demandeur lui‑même, cette lettre ne peut être considérée comme une preuve corroborante objective. La lettre d’appui de monseigneur Ugo Prince indique simplement que la paroisse a [traduction] « aidé » le demandeur. Elle ne contient aucun élément qui pourrait corroborer les difficultés que le demandeur a pu subir auparavant ou, plus important encore, les risques de persécution aux termes de l’article 96 ou les risques visés à l’article 97 auxquels il pourrait être exposé à l’avenir. La documentation sur le Nigéria décrit les difficultés auxquelles est exposé l’ensemble de la population de ce pays. Rien dans cette preuve ne porte sur le demandeur ou n’établit l’existence d’un risque personnel. Même le numéro du 5 juin 2008 de This Day n’évoque pas la situation actuelle et ne montre pas de quelle façon le demandeur serait exposé personnellement à des risques s’il était renvoyé au Nigéria. Aucun de ces éléments ne vient étayer l’allégation d’incompétence du conseil et de manquement à l’équité procédurale qui en aurait résulté.

[71]           À mon avis, selon les faits qui m’ont été présentés dans la requête et la demande de contrôle judiciaire, je ne crois pas que le demandeur se soit acquitté du lourd fardeau de démontrer que le comportement du conseil correspondait aux éléments « examen du travail » et « appréciation du préjudice » exigés par la jurisprudence :

… l’incompétence de l’avocat ne constituera un manquement aux principes de justice naturelle que dans des [traduction] « circonstances extraordinaires » [...] En ce qui concerne le volet « examen du travail », « l’incompétence ou la négligence du représentant [doit ressortir] de la preuve de façon suffisamment claire et précise » […] Quant au volet « appréciation du préjudice », la Cour doit être convaincue qu’une erreur judiciaire en a résulté. Compte tenu de la nature extraordinaire de ce motif de contestation, le « travail » doit être exceptionnel et « l’erreur judiciaire » doit prendre la forme d’un manquement à l’équité procédurale – la fiabilité de l’issue du procès ayant été compromise – ou toute autre forme évidente.

 

Shirvan c Canada (MCI), 2005 CF 1509, paragraphe 20; R c GDB, 2000 CSC 22, paragraphes 26‑29; Memari c Canada (MCI) 2010 CF 1196, paragraphes 33‑36.

 

 

[72]           À mon avis, ce sont les seuls éléments de fond soulevés par le demandeur et il n’y a aucune erreur susceptible de contrôle.

Question à certifier

[73]           Le demandeur propose la question suivante pour certification :

[traduction]

Lorsqu’une demande d’examen des risques avant renvoi est présentée par une personne dont la crédibilité n’a pas encore été évaluée dans le cadre d’une audience relative à sa demande d’asile, la crédibilité de la déclaration écrite assermentée faite par le demandeur est-elle présumée, à moins qu’il existe des raisons d’en douter comme il a été établi dans Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302? Dans l’affirmative, cette présomption de crédibilité est‑elle appliquée d’une façon différente que celle qui s’applique lors d’une audience relative à la demande d’asile?

 

[74]           À mon avis, cette question ne peut être certifiée parce qu’elle ne réglerait pas un appel. Voir Zazai c Canada (Ministre la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12. J’ai conclu que l’agente n’avait pas à se pencher sur la crédibilité du demandeur dans le contexte des faits de l’espèce étant donné qu’elle a estimé que la preuve fournie par le demandeur était insuffisante pour établir l’existence du risque auquel il alléguait être exposé à l’avenir. La question de savoir si l’agente était obligée d’appliquer la présomption de véracité à la déclaration du demandeur n’a aucun effet sur l’issue de la présente instance. Étant donné qu’une réponse à la question proposée ne règle pas un appel, je refuse de la certifier.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que

 

1.                  La demande est rejetée.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

« James Russell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑8406‑11

 

INTITULÉ :                                      MICHAEL‑MARY NNABUIKE OZOMMA

 

                                                            ‑   et   ‑

 

                                                              MCI et MSPPC                                                                                

                                                           

LIEU DE L’AUDIENCE :              Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 10 juillet 2012

                                                           

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 2 octobre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Shepherd Moss                                                                                   DEMANDEUR

                                                                                                                    

Jennifer Dagsvik                                                                                 DÉFENDEURS                                   

 

                              

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Shepherd Moss                                                                                   DEMANDEUR

Avocat

Vancouver (Colombie‑Britannique)                                                   

 

Myles J. Kirvan, Q.C.                                                                         DÉFENDEURS

Sous‑procureur général du Canada

 

 

 

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