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Date : 20120926

Dossier : IMM‑9671‑11

Référence : 2012 CF 1134

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2012

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

DIANA PATRICIA ZULUAGA ROBLES
MARIANA MARTINEZ ZULUAGA

 

demanderesses

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre de la décision du 8 novembre 2011, par laquelle une agente d’examen des risques avant renvoi (ERAR) (l’agente) a rejeté la demande d’ERAR des demanderesses, après avoir conclu qu’elles ne risquaient pas d’être persécutées ou d’être soumises à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en cas de retour dans leur pays de résidence.

 

[2]               Les demanderesses réclament l’annulation de la décision de l’agente et le renvoi de l’affaire devant un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

Contexte

 

[3]               La demanderesse principale, Diana Patricia Zuluaga Robles, est une citoyenne colombienne. L’autre demanderesse est sa fille, Mariana Martinez Zuluaga; elle a la citoyenneté américaine.

 

[4]               La demanderesse principale est née en Colombie. Le 19 juin 1998, son père, qui possédait deux exploitations bovines, a été enlevé par l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional – ELN). La demanderesse principale a aidé à le faire libérer en décembre de la même année. Le commandant de l’ELN à qui elle avait eu affaire a tenté de l’enrôler au service de ce mouvement, ce qu’elle a refusé. Lorsqu’elle en a informé son père, il lui a recommandé de quitter Bucaramanga, leur ville natale. Le 6 janvier 1999, la demanderesse principale s’est donc installée à Bogota où elle a commencé à travailler comme enseignante. Sur les conseils de son père, elle a également présenté une demande de visa de visiteur américain au cas où la situation avec l’ELN irait en s’empirant.

 

[5]               Le 5 août 1999, la demanderesse principale a été enlevée par des membres de l’ELN à Bogota. Ses ravisseurs ont contacté son père et l’ont menacé de tuer sa fille s’il refusait de se laisser soutirer un plus gros montant mensuel. Plus tard le même jour, la demanderesse principale a été libérée. Ses ravisseurs ont menacé de la tuer si elle les dénonçait aux autorités. L’ELN l’a également avertie que si son père arrêtait de les payer ou qu’il disparaissait, ce serait à elle de faire les versements.

 

[6]               Après son enlèvement, le père de la demanderesse principale lui a recommandé de quitter la Colombie et lui a acheté le premier billet d’avion disponible. Le 31 août 1999, la demanderesse principale a quitté la Colombie pour les États‑Unis munie d’un visa de visiteur d’une durée de six mois.

 

[7]               En septembre 1999, la demanderesse principale a rencontré Eduardo Martinez Gomez, un citoyen colombien vivant lui aussi aux États‑Unis. Ils ont commencé à se fréquenter et ont emménagé ensemble en janvier 2000. Le 31 octobre de la même année, leur fille (l’autre demanderesse dans la présente demande) est née. Le couple s’est marié en janvier 2007.

 

[8]               En mai 2002, la famille a, selon les allégations, payé un consultant en immigration pour qu’il dépose une demande d’immigration en leur nom aux États‑Unis. Il s’est avéré que ce consultant était un fraudeur et les documents n’ont jamais été soumis au département de l’immigration américain.

 

[9]               Le 1er décembre 2008, la famille est arrivée au Canada et a présenté des demandes d’asile le 3 décembre suivant, en invoquant une crainte de persécution aux mains des mouvements de guérilleros colombiens, spécifiquement l’ELN et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia – FARC). Les audiences relatives à leurs demandes d’asile ont eu lieu les 19 et 23 mars 2010. Dans une décision datée du 16 avril suivant, la Section de la protection des réfugiés (la Commission) a rejeté leurs demandes d’asile après avoir conclu que la conduite des demandeurs adultes aux États‑Unis ne correspondait pas à ce qu’on pouvait raisonnablement attendre de personnes craignant d’être assassinées en cas de retour en Colombie. De plus, la Commission a estimé que la situation à Bogota avait changé au point que les demandeurs d’asile pouvaient se prévaloir d’une protection adéquate contre l’ELN ou les FARC. La Commission était également convaincue que la demanderesse mineure bénéficierait d’une protection adéquate aux États‑Unis, pays dont elle a la citoyenneté. La demande d’autorisation en vue de contester la validité de la décision de la Commission a été rejetée le 7 septembre 2010.

 

[10]           La demanderesse principale et son époux sont maintenant séparés. Ce dernier est retourné en Colombie le 13 novembre 2010.

 

[11]           Le 23 novembre 2010, la demanderesse principale et sa fille ont déposé des demandes d’ERAR. La demanderesse principale a expliqué qu’elle craignait d’être persécutée par les guérillas en Colombie parce qu’elle est de la même famille que son père (un groupe social), et parce qu’en tant que jeune activiste pour des causes religieuses et sociales, elle a refusé de collaborer avec les guérilleros de l’ELN (opinion politique présumée).

 

[12]           Le père de la demanderesse principale est récemment tombé malade. En raison de sa santé déclinante, il tarde à payer l’ELN et les FARC. Les membres de l’ELN se sont donc présentés sur ses fermes et ont volé du bétail et des moutons.

 

La décision de l’agente

 

[13]           L’agente a rendu sa décision le 8 novembre 2011. Les motifs figurent dans les notes jointes au dossier qui font partie intégrante de la décision.

 

[14]           L’agente a d’abord résumé les demandes d’asile des demanderesses et la décision de la Commission. Après avoir noté que les demanderesses avaient fourni plusieurs documents, notamment des articles de presse en ligne et des pièces concernant la situation qui règne en Colombie, l’agente a déclaré à ce sujet :

[traduction]

J’ai attentivement examiné les observations de la demandeure principale, et j’ai constaté qu’elle a présenté des documents provenant de sources en ligne, rédigés en espagnol. Les documents rédigés en espagnol, qui n’étaient pas accompagnés d’une traduction et/ou d’une déclaration d’un interprète agréé attestant l’exactitude des traductions, n’ont pas été pris en compte.

 

La demandeure principale a fourni des documents provenant de sources en ligne antérieurs au rejet de sa demande d’asile, et n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas été raisonnablement possible de les présenter à la SPR. Par conséquent, ces documents ne constituent pas de nouveaux éléments de preuve.

 

Je reconnais avoir reçu des documents postérieurs au rejet de la demande d’asile de la demandeure; j’estime néanmoins qu’il s’agit de mises à jour de l’information déjà examinée par la SPR.

 

 

[15]           S’appuyant sur la décision Kaba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 647, [2007] ACF no 874, l’agente a estimé que les demanderesses n’avaient pas réussi à prouver l’existence d’un risque personnalisé qui distinguerait leur situation de celle des Colombiens en général. De plus, la preuve ne l’a pas convaincue qu’elle devait parvenir à une autre conclusion que celle de la Commission, pas plus qu’elle n’a dissipé les problèmes que celle‑ci avait soulevés.

 

[16]           L’agente a conclu que :

[traduction

Après avoir attentivement examiné toute la preuve au dossier et tenu compte de la situation personnelle des demandeures, j’estime, qu’en ce qui a trait à sa situation, la demandeure principale n’a fourni aucun élément de preuve nouveau ou susceptible d’établir l’existence de nouveaux risques depuis le rejet par la SPR de sa demande d’asile, démontrant qu’elle risque à présent d’être persécutée, ou d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie, ou à des traitements ou peines cruels et inusités en cas de retour en Colombie.

 

De même, pour ce qui est de la demandeure mineure, Mariana, je n’ai reçu aucun élément de preuve nouveau ou susceptible d’établir l’existence de nouveaux risques depuis le rejet par la SPR de sa demande d’asile, démontrant qu’elle risque à présent d’être persécutée, ou d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie, ou à des traitements ou peines cruels et inusités en cas de retour aux États‑Unis.

 

 

[17]           Pour ces motifs, l’agente a rejeté la demande d’ERAR des demanderesses.

 

[18]           Le 22 décembre 2011, les demanderesses ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de l’agente. Dans une ordonnance datée du 28 février 2012, le juge Donald Rennie de la Cour a ordonné que le renvoi des demanderesses, prévu le 1er mars suivant, soit suspendu en attendant qu’il soit statué sur le présent contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR.

 

Questions en litige

 

[19]           Les demanderesses soulèvent la question suivante :

            L’agente a‑t‑elle commis une erreur de droit en interprétant incorrectement la définition de réfugié au sens de la Convention ou, subsidiairement, en ne tenant pas compte de la preuve pertinente soumise à son attention?

 

[20]           Je reformulerais de la façon suivante le point soulevé par les demanderesses :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         L’agente a‑t‑elle commis une erreur dans son examen de la nouvelle preuve produite à l’appui de la demande d’ERAR des demanderesses?

 

Observations écrites des demanderesses

 

[21]           Les demanderesses font remarquer que la nouvelle preuve produite à l’appui de leur demande d’ERAR ne consistait pas seulement en des éléments de preuve documentaires. Elle comprenait aussi des lettres du maire de la municipalité où a vécu la demanderesse principale, du prêtre de sa paroisse, et du service de police de Caldas.

 

[22]           Les demanderesses font valoir que dans ses motifs l’agente n’a présenté aucune analyse de la preuve documentaire qu’elles avaient soumise ou qui était autrement accessible au public. Elles soutiennent que cette lacune, et le fait que l’agente ait invoqué la décision Kaba, précitée, montrent qu’elle croyait, à tort, que la preuve documentaire concernant la situation dans le pays n’est jamais suffisante pour déboucher sur une évaluation positive du risque.

 

[23]           Les demanderesses soutiennent qu’il s’agit là d’une interprétation erronée de la décision Kaba, précitée, selon laquelle le lien entre la situation des demandeurs et la preuve documentaire doit être de nature à permettre au décideur de conclure qu’il existe plus qu’un simple risque de persécution dans l’avenir. Ce lien peut être invoqué par le demandeur ou peut ressortir de la preuve documentaire.

 

[24]           Les demanderesses avancent en outre que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250, [1990] ACF no 454 (CAF) montre qu’une situation d’oppression généralisée peut permettre d’établir un lien avec la persécution d’un demandeur d’asile individuel. Ainsi, elles soutiennent que l’agente a eu tort de ne pas analyser les documents traitant de la situation au pays et de ne pas chercher à savoir s’ils autorisaient une conclusion quant à la protection offerte par l’État autre que celle de la Commission.

 

[25]           Les demanderesses citent des éléments de preuve documentaires postérieurs à la décision de la Commission, qui témoignent de la capacité des guérillas de s’en prendre à des individus à Bogota et de l’impuissance de l’État à les protéger. En tant que fille d’une victime d’enlèvement par l’ELN ayant spécifiquement été prise pour cible, la demanderesse principale, soutiennent les demanderesses, appartient à un groupe ciblé – celui des membres de la famille – dont il est fait mention dans la preuve documentaire. De plus, compte tenu de son passé de jeune leader active sur le plan religieux et social, on peut considérer qu’elle appartient à la catégorie des membres de la population civile et des défenseurs des droits de la personne susceptibles, d’après la preuve documentaire, d’être ciblés par les guérillas.

 

[26]           Les demanderesses font également remarquer que la preuve documentaire traite de la capacité des guérillas de cibler des individus dans de grandes villes colombiennes, et réfute la notion voulant que Bogota soit un lieu sûr.

 

[27]           En résumé, les demanderesses soutiennent que l’agente n’a ni mentionné ni examiné ces documents postérieurs à la décision de la Commission, et qu’elle a donc ignoré une preuve essentielle au prononcé de la décision d’ERAR, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

Observations écrites du défendeur

 

[28]           Le défendeur fait valoir que les décisions d’ERAR sont soumises à la norme de contrôle de la raisonnabilité, sauf en ce qui concerne les pures questions de droit.

 

[29]           Le défendeur soutient que la décision d’ERAR de l’agente était raisonnable, et fait remarquer qu’il incombe aux demanderesses de lui présenter de nouveaux éléments de preuve. Comme l’obligation d’examiner la situation dans le pays en cause n’avait pas pour effet de transférer ce fardeau à l’agente, cette dernière n’était pas tenue de considérer la preuve documentaire que les demanderesses ont soumise à l’appui du dossier existant.

 

[30]           Le défendeur avance que l’agente a de toute évidence examiné l’ensemble de la preuve, y compris les documents concernant la situation dans le pays, postérieurs à la décision de la Commission. Elle a toutefois estimé qu’il s’agissait d’une mise à jour de l’information examinée par la Commission. Le défendeur avance que l’agente a justement conclu que la preuve établissant l’existence d’un risque personnalisé était insuffisante. Elle ne pouvait donc parvenir à une conclusion différente de celle de la Commission en ce qui touche l’analyse relative aux articles 96 et 97.

 

[31]           Le défendeur soutient que la décision est conforme à la jurisprudence qui indique explicitement qu’un agent d’ERAR n’est pas tenu de se prononcer sur chacun des documents, et que la preuve documentaire ne justifie pas à elle seule une décision favorable lorsque le risque n’est pas personnalisé.

 

[32]           De plus, les agents d’ERAR sont présumés avoir tenu compte de tous les éléments de preuve qui leur ont été présentés.

 

[33]           En l’espèce, le défendeur soutient que les demanderesses n’ont pas réfuté cette présomption par une preuve qui les concerne spécifiquement et personnellement, et que la preuve documentaire générale qui a été soumise ne concernait aucunement leur situation personnelle. La décision de l’agente était raisonnable puisque les demanderesses n’ont pas produit de nouveaux éléments de preuve établissant qu’elles s’exposeraient à un risque personnalisé en cas de retour dans leur pays de résidence.

 

Réponse des demanderesses

 

[34]           Les demanderesses soutiennent en réponse que l’agente a commis une erreur en n’examinant pas les documents qui montraient que la situation avait changé en Colombie en ce qui a trait à la possibilité d’obtenir de la protection de l’État à Bogota, le facteur même sur lequel se fonde la décision défavorable de la Commission. De plus, une simple déclaration voulant que l’agente ait examiné toute la preuve est insuffisante en l’absence d’une analyse concernant la question essentielle de savoir si la preuve documentaire relative à la situation actuelle autorisait une autre conclusion quant à la protection de l’État contre les guérillas, en particulier à Bogota.

 

[35]           Les demanderesses font également valoir que l’agente a commis une erreur en rejetant leur preuve pour la simple raison qu’elle constituait une mise à jour des éléments soumis à la Commission. Cette preuve montrait que la situation dans le pays avait changé au point qu’il était improbable que des individus pris pour cibles par les guérillas puissent maintenant se prévaloir de la protection de l’État, notamment à Bogota. L’agente a commis une erreur en ignorant cet élément.

 

Analyse et décision

 

[36]           Question no 1

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Lorsque la jurisprudence a défini la norme de contrôle applicable à une question particulière dont la Cour est saisie, le tribunal de contrôle peut l’adopter (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[37]           Il est bien établi en droit que la norme de contrôle applicable aux décisions d’ERAR est celle de la raisonnabilité (voir Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 799, [2010] ACF no 980, au paragraphe 11; Aleziri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2009 CF 38, [2011] ACF no 52, au paragraphe 11).

 

[38]           Lorsqu’elle procède au contrôle judiciaire d’une décision de l’agent suivant cette norme, la Cour ne doit intervenir que si ce dernier est parvenu à une conclusion qui n’est pas justifiable, transparente et intelligible, et qui n’appartient pas aux issues acceptables au regard de la preuve dont il dispose (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59). Il ne lui appartient pas d’y substituer ce qu’elle estime être une issue préférable, pas plus que de réévaluer la preuve (voir l’arrêt Khosa, précité, aux paragraphes 59 et 61).

 

[39]           Question no 2

            L’agente a‑t‑elle commis une erreur dans son examen de la nouvelle preuve produite à l’appui de la demande d’ERAR des demanderesses?

            Dans le paragraphe introductif de la décision Kaba, précitée, le juge Michel Shore a brièvement exposé le droit régissant l’examen de la preuve documentaire par un agent d’ERAR. Ce résumé succinct mérite d’être repris d’entrée de jeu (voir Kaba, précitée, au paragraphe 1) :

L’agent de l’examen des risques avant renvoi (ERAR) n’a pas le devoir de se prononcer sur tous et chacun des documents en cause.

 

Contrairement aux prétentions du demandeur, la preuve documentaire sur un pays est insuffisante pour justifier une évaluation des risques de retour positive puisque le risque doit être personnel :

 

[28] Ceci étant dit, l’appréciation du risque que pourrait courir le demandeur d’être persécuté s’il devait être retourné dans son pays doit être personnalisé. Ce n’est pas parce que la preuve documentaire démontre que la situation dans un pays est problématique du point de vue du respect des droits de la personne que l’on doit nécessairement en déduire un risque pour un individu donné (Ahmad c. M.C.I., [2004] A.C.F. no 995 (C.F.); Gonulcan c. M.C.I., [2004] A.C.F. no 486 (C.F.); Rahim c. M.C.I., [2005] A.C.F. no 56, 2005 CF 18 (C.F.).

 

(Jarada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 409, [2005] A.C.F. no 506 (QL); Voir également Rizkallah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 156 N.R. 1 (C.A.F.), [2002] A.C.F. no 412 (QL); Moussaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 133, [2004] A.C.F. no 146 (QL); Sanusi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 FC 987, [2004] A.C.F. no 1215 (QL); Zilenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 FC 846, [2003] A.C.F. 1086 (QL); Sivagnanam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 FC 1216, [2003] A.C.F. no 1542 (QL).)

 

Donc, en l’espèce, la preuve documentaire générale sur la situation économique et politique en Guinée, ne peut, à elle seule, établir le bien‑fondé de la demande de protection lorsque le lien entre cette preuve et le demandeur lui‑même n’est pas établi et ce, tant en vertu de l’article 96 que de l’article 97 de la LIPR.

 

[5] À mon avis, la demande du requérant est tout à fait sans fondement. Il est bien établi qu’un requérant doit démontrer une crainte objective et subjective de persécution. En l’occurrence, il n’était pas suffisant de simplement déposer de la preuve documentaire. Il fallait tout au moins démontrer que le requérant lui‑même avait une crainte réelle de persécution. En l’absence de cette preuve, les membres de la Section étaient en droit de conclure comme ils l’ont fait.

 

(Sinora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 66 F.T.R. 113, [1993] A.C.F. no 725 (QL), aux pp. 114 et 115 (juge Marc Noël); Voir également : Alexibich c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 53, [2002] A.C.F. no 57; Ithibu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 288, [2001] A.C.F. no 499 (Juge Pierre Blais).)

 

Le demandeur doit obligatoirement établir un lien entre la situation actuelle dans son pays et sa situation personnelle. L’agent ERAR n’était pas satisfait que le demandeur a établi ce lien. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[40]           En l’espèce, les demanderesses font valoir que l’agente a effectué une analyse erronée de la preuve documentaire postérieure à la décision de la Commission concernant la protection de l’État en Colombie, et en particulier à Bogota. La Commission a rejeté les demandes d’asile parce qu’elle a conclu notamment qu’il était possible de compter sur la protection de l’État dans les centres urbains comme Bogota. Elle s’appuyait en cela sur la preuve documentaire qui indiquait, selon elle, que les activités de guérilla se limitaient en général aux régions peu peuplées où les forces gouvernementales n’étaient pas très présentes.

 

[41]           La Commission a également noté dans sa décision que [traduction] « [r]ien n’indique que les principaux partis politiques prévoient de modifier l’approche du gouvernement » (paragraphe 52 de la décision de la Commission). Les documents produits avec la demande d’ERAR signalent notamment que Juan Manuel Santos est devenu le président de la Colombie le 7 août 2010, soit après que la décision de la Commission a été rendue. Les demanderesses ont soumis une déclaration publique d’Amnistie Internationale datée du 22 septembre 2010, appelant le nouveau gouvernement à protéger les défenseurs des droits de la personne faisant campagne pour la restitution des terres spoliées. Cependant, comme l’a déduit la Commission, rien n’indique que le nouveau président ait modifié l’approche du gouvernement.

 

[42]           Il ressort de l’examen des observations des demanderesses ayant trait à l’ERAR que l’agente a relevé à juste titre qu’un certain nombre d’articles de journaux avaient été soumis en espagnol, sans traduction anglaise. De plus, certains des documents étaient antérieurs à la décision de la Commission et, comme ils sont accessibles au public, on peut raisonnablement estimer que les demanderesses auraient pu les produire plus tôt avec leurs demandes d’asile. Ces documents ne sont donc pas de nouveaux éléments de preuve admissibles aux termes de l’alinéa 113a) de la Loi.

 

[43]           La preuve concernant la situation en Colombie postérieure à la décision de la Commission fait état d’une situation extrêmement troublante dans ce pays, qui est enlisé dans un conflit armé entre groupes de guérilleros depuis plus de quarante ans. Les rapports d’Amnistie Internationale soulignent que les victimes de violations de droits de la personne et leurs familles, les défenseurs de ces droits et d’autres activistes sont pris pour cible. Ils indiquent par ailleurs que la recrudescence de la violence urbaine se traduit généralement par des luttes en groupes armés, des crimes liés aux drogues et des actes d’épuration ethnique, et qu’en région rurale les principales victimes continuent d’être les populations autochtones, les personnes d’ascendance africaine, les communautés de paysans et de fermiers, ainsi que leurs chefs.

 

[44]           Certains des éléments de preuve montraient que bien qu’ils soient moins puissants, les groupes armés de guérilleros continuent de représenter une menace sérieuse pour les civils. Un rapport d’Amnistie Internationale daté du 9 septembre 2010 concluait :

[traduction] Amnistie Internationale est d’avis que bien qu’il y ait eu des percées militaires contre les groupes paramilitaires et les guérilleros en Colombie, ces percées ne font pas en sorte que les personnes qui ont été la cible des FARC, de l’ELN ou de l’ancien AUC, obtiennent la protection de l’État.

 

 

[45]           Les demanderesses fournissent un autre rapport pertinent avec leurs observations relatives à l’ERAR, à savoir un rapport établi par le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR), daté de mars 2011, qui porte le titre The Future of Colombian Refugees in Canada : Are we being equitable? [L’avenir des réfugiés colombiens au Canada : sommes‑nous équitables?]. Les auteurs de cette étude ont analysé les motifs exposés dans les décisions par lesquelles la Commission a débouté des demandeurs d’asile venus de Colombie. Ceux‑ci concernaient notamment la capacité de l’État d’offrir une protection accrue aux civils dans ce pays et des possibilités de protection accrues pour les personnes menacées se trouvant à Bogota, éléments également présents dans la décision de la Commission visant les demanderesses. Le rapport du CCR énonçait notamment les conclusions suivantes :

            1.         la sécurité urbaine s’est nettement améliorée ces huit dernières années;

            2.         le plus gros du conflit s’est déplacé vers les régions externes du pays où l’impact sur les civils est important;

            3.         les guérillas n’ont pas besoin de compter sur la présence d’un nombre élevé de leurs membres dans les principales villes de Colombie pour pouvoir attaquer les civils n’importe où;

            4.         les groupes paramilitaires sont encore répandus en Colombie malgré les efforts de l’État pour déprécier officiellement le volume de leurs effectifs et donner l’impression que nombre d’entre eux ont été démobilisés;

            5.         bien qu’ils aient encore recours à l’extorsion, les groupes paramilitaires en Colombie cherchent surtout à prendre le contrôle du nombre, très élevé, de terres spoliées au cours des années où la terreur a régné en vue d’activités légales et illégales.

 

[46]           Les demanderesses ont en outre joint à leurs observations relatives à leur ERAR un document intitulé Eligibility Guidelines for assessing the International Protection needs of Asylum‑seekers from Colombia [lignes directrices pour la protection internationale des demandeurs d’asile de Colombie], émanant du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et daté du 27 mai 2010, dont voici un extrait :

[traduction] L’UNHCR estime qu’il n’existe généralement pas de possibilité de refuge ou de réinstallation (PRI/PDI) en Colombie. Néanmoins, dans certaines circonstances, il peut exister une PRI/PDI répondant aux critères de la pertinence et du caractère raisonnable ainsi qu’aux critères exposés dans les présentes lignes directrices.

 

 

[47]           Ce rapport préconise que les demandes d’asile émanant de la Colombie soient examinées chacune en fonction de leurs circonstances propres. Il énumère ensuite les principaux groupes à risque. Dans leurs observations, les demanderesses alléguaient que la demanderesse principale appartenait à la catégorie des [traduction] « membres de la société civile et des défenseurs des droits de la personne ». D’après la description du rapport de l’UNHCR, cette catégorie inclut les personnes qui font la promotion des droits de la personne ou les défendent activement de quelque manière que ce soit, de même que les travailleurs religieux prenant part à des activités de défense de ces droits. Pour corroborer l’appartenance de la demanderesse principale à ce groupe, les demanderesses ont soumis des lettres de référence, et leurs traductions en anglais, rédigées par des personnes de la ville natale de la demanderesse principale en Colombie.

 

[48]           Le maire indique que la demanderesse principale [traduction] « s’était fait remarquer dans la ville en tant que jeune activiste, issue d’une famille honnête, besogneuse, dont les principes et les manières sont irréprochables », et qu’elle avait dû déménager pour chercher refuge en raison de l’enlèvement de son père et des menaces contre son [traduction] « intégrité physique ». Le commandant de la station du poste de police de Marquetalia Caldas fait des déclarations du même ordre. Le prêtre de la paroisse de cette ville signale que la demanderesse principale [traduction] « a toujours participé dès son jeune âge aux activités sociales et religieuses » et qu’elle avait été une leader de la jeunesse dans la municipalité. Le prêtre ajoute que [traduction] « [s]on retour au pays à l’heure actuelle s’avérerait encore plus risqué pour sa vie et celle de sa fille ».

 

[49]           L’agente a déclaré que la décision reposait sur un examen minutieux de l’ensemble de la preuve. Cependant, sans se référer explicitement aux éléments de preuve postérieurs à la décision de la Commission, notamment les rapports et les lettres de référence dont nous venons de traiter, l’agente a conclu qu’ils ne constituaient qu’une mise à jour de l’information déjà examinée par la Commission, et qu’il ne s’agissait pas d’éléments nouveaux ou faisant état de l’apparition de nouveaux risques depuis la décision de la Commission.

 

[50]           Comme nous l’avons déjà indiqué, l’agente n’était pas tenue de se prononcer sur chacun des documents en cause (voir Kaba, précitée, au paragraphe 1). De plus, comme les demanderesses devaient démontrer à la fois une crainte objective et subjective de persécution, la preuve documentaire concernant la situation dans le pays ne suffisait pas à elle seule à fonder leurs observations ayant trait à l’ERAR (voir Kaba, précitée, au paragraphe 1). Cela étant dit, la déclaration abondamment citée du juge John Evans dans la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425, est également instructive (au paragraphe 17) :

Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle (sic) n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. […] [Non souligné dans l’original.]

 

 

[51]           J’estime, après examen, que la preuve est relativement ténue en ce qui concerne le risque personnel que court la demanderesse principale. Cependant, elle étaye dans une certaine mesure l’allégation voulant qu’elle appartienne aux catégories reconnues comme étant à risque en Colombie, à savoir les parents de victimes de violations des droits de la personne, les membres de la population civile et les défenseurs des droits humains. Bien que la Cour doive faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la décision de l’agente sur ce point, j’estime qu’elle a de manière déraisonnable négligé cet élément ainsi que le lien entre la situation personnelle de la demanderesse principale et les risques rapportés dans la preuve documentaire. De plus, comme le rapport du CCR mettait en doute certains des motifs fondamentaux sur lesquels la Commission a fondé sa décision, j’estime que l’agente a commis une erreur en ne traitant pas explicitement cet élément de preuve et en ne se demandant pas expressément en quoi elle différait de celle qui avait déjà été soumise à la Commission.

 

[52]           En résumé, il n’est pas certain que l’agente ait considéré l’ensemble de la preuve lorsqu’elle a évalué les demandes d’ERAR des demanderesses. Sa décision manque de transparence et de justification, car elle n’en tient pas ouvertement compte. La décision n’est donc pas raisonnable et je suis donc d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

 

[53]           Aucune des parties n’a souhaité me soumettre une question grave de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

 

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

113. Consideration of an application for protection shall be as follows :

 

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑9671‑11

 

INTITULÉ :                                                  DIANA PATRICIA ZULUAGA ROBLES
MARIANA MARTINEZ ZULUAGA

 

                                                                        ‑ et ‑

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 5 juillet 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 26 septembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Suran Bhattacharyya

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

D. Clifford Luyt

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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