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Date : 21121926

Dossier : IMM‑6878‑11

Référence : 2012 CF 1131

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2012

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

JOSE GUADALUPE HERNANDEZ
FERNANDEZ et
ANA CECILIA AYALA MARTINEZ

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), de la décision, en date du 5 octobre 2011, par laquelle un agent d’exécution de la loi (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a conclu que les demandeurs n’avaient pas droit à une suspension administrative de leur renvoi au Mexique et au Salvador prévu pour le 10 octobre 2011, pour cause de motifs insuffisants.

 

[2]               Les demandeurs réclament l’annulation de la décision de l’agent et le renvoi de l’affaire devant un autre agent d’exécution de la loi de l’ASFC pour qu’il réexamine leur demande.

 

Contexte

 

[3]               Le demandeur principal, Jose Guadalupe Hernandez Fernandez, est citoyen mexicain. La codemanderesse, Ana Cecila Ayala Martinez, son épouse, est citoyenne salvadorienne.

 

[4]               La codemanderesse a fui le Salvador à destination du Mexique le 13 juin 2004 avec l’aide de passeurs. Comme elle ne les a jamais payés, elle craint leurs représailles.

 

[5]               La codemanderesse a rencontré le demandeur principal au Mexique et ils se sont engagés dans une relation. Ils travaillaient ensemble comme marchands de rue. En août 2004, le demandeur principal aurait été kidnappé et détenu pendant une heure par des hommes qui voulaient des renseignements sur la codemanderesse et l’argent qu’elle devait. Après cet incident, ils n’ont pas été inquiétés pendant deux ans.

 

[6]               En février 2007, le domicile des demandeurs a été cambriolé et vandalisé. Craignant les gangs mexicains, le demandeur principal a fui son pays et est entré au Canada muni de son passeport mexicain le 12 juin 2007. La codemanderesse avait quitté le Mexique le 20 mai précédent; elle est entrée au Canada le 17 juin 2007 via les États‑Unis. À son arrivée, elle a déposé une demande d’asile. Cependant, elle a fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire, établi en application du paragraphe 44(1) de la Loi, parce qu’elle n’avait pas obtenu le bon visa avant d’entrer au pays et qu’elle ne détenait pas un passeport valide. Une mesure d’interdiction de séjour conditionnelle a donc été prise contre elle.

 

[7]               Le demandeur principal a par la suite présenté une demande d’asile, le 31 juillet 2007. Il a lui aussi fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire, établi en application du paragraphe 44(1) de la Loi, parce qu’il n’avait pas obtenu le bon visa avant d’entrer au Canada, et une mesure d’interdiction de séjour conditionnelle a également été prise contre lui.

 

[8]               L’audition de la demande d’asile des demandeurs a eu lieu les 24 février et 9 mars 2009. Leur demande a été jointe à celle de David Esau Ayala Martinez (le frère de la codemanderesse). La demande d’asile des demandeurs a été rejetée le 23 avril 2009, la Section de la protection des réfugiés (SPR) ayant estimé qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption selon laquelle il existe une protection adéquate de l’État au Mexique et au Salvador. Les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision. L’autorisation a été refusée le 11 novembre 2009.

 

[9]               En novembre 2010, les demandeurs ont sollicité et obtenu un délai additionnel pour se préparer au renvoi, car la codemanderesse était enceinte. Leur fils Isaac est né le 16 décembre 2010.

 

[10]           Le 30 janvier 2010, les demandeurs ont déposé une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Le bureau de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) responsable des ERAR a conclu que la question déterminante concernait la protection de l’État au Salvador et au Mexique. Leur demande d’ERAR a été refusée le 19 octobre 2010. Les demandeurs ont alors présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision. L’autorisation a été refusée le 15 mars 2011.

 

[11]           En juillet 2011, les demandeurs auraient soumis une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (CH). Le 15 août de la même année, le couple a été avisé que des mesures en vue du renvoi allaient bientôt être prises; ils ont informé l’agent chargé de l’entrevue que leur fils se rendrait au Salvador avec la codemanderesse.

 

[12]           Le 20 septembre 2011, l’ASFC a envoyé aux demandeurs un ordre de se présenter en vue de leur renvoi au Mexique et au Salvador le 10 octobre 2011. Le 26 septembre 2011, les demandeurs ont déposé une demande de suspension administrative de leur renvoi. Une copie du certificat de naissance de leur fils né au Canada a été déposée le 3 octobre 2011.

 

[13]           Le 7 octobre 2011, le juge Donald Rennie de la Cour a accordé aux demandeurs un sursis à l’exécution de leur mesure de renvoi en attendant que la présente demande soit tranchée.

 

La décision de l’agent

 

[14]           Le 5 octobre 2011, l’agent a rendu sa décision : il a décidé qu’il n’y avait pas lieu de reporter le renvoi au vu des circonstances de l’affaire.

 

[15]           Dans les notes au dossier qui font partie intégrante de la décision, l’agent a d’abord résumé les antécédents des demandeurs en matière d’immigration. Il a ensuite noté qu’il avait l’obligation légale, aux termes du paragraphe 48(2) de la Loi, d’appliquer les mesures de renvoi dès que les circonstances le permettent. En l’absence d’obstacles au renvoi, cela signifie généralement que le renvoi doit avoir lieu dès qu’une décision défavorable est rendue quant à l’ERAR. L’agent a précisé que cette décision avait été communiquée aux demandeurs le 24 novembre 2010.

 

[16]           L’agent a examiné trois motifs susceptibles de justifier le report du renvoi : la demande CH en instance présentée par les demandeurs, le risque auquel ils seraient exposés et leur établissement au Canada.

 

[17]           Pour ce qui est du premier motif, l’agent a fait observer qu’il n’était pas indiqué dans le Système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL), à de la fermeture des bureaux le 3 octobre 2011, que la demande CH des demandeurs avait été reçue par le Centre de traitement des demandes (CTD) de Vegreville, en Alberta. Par ailleurs, les demandeurs n’avaient fourni aucune preuve du dépôt de leur demande. Comme le CTD de Vegreville n’en avait pas confirmé réception, l’agent a estimé qu’elle ne serait pas tranchée de manière imminente. De plus, comme rien ne prouvait que la demande avait été soumise, l’agent n’était pas en mesure de conclure qu’elle l’avait effectivement été.

 

[18]           L’agent a néanmoins précisé que la présentation d’une demande CH ne constitue pas en soi un obstacle au renvoi, pas plus qu’elle ne le retarde, ce qui d’ailleurs, a‑t‑il indiqué, est explicitement mentionné dans la demande et le guide d’instructions. De plus, aucune disposition de la Loi ne prévoit qu’une demande CH en instance a pour effet de surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi.

 

[19]           L’agent a en outre rappelé qu’en raison de la grossesse de la codemanderesse, les demandeurs avaient déjà bénéficié d’un report de la date de renvoi initialement fixée, la nouvelle date étant le 11 mars 2011. Cependant, ils n’ont déposé leur demande CH qu’en juillet 2011. L’agent a estimé que cette chronologie des événements montrait que la demande n’avait pas été présentée en temps opportun. Il a donc conclu que le report du renvoi fondé sur le fait qu’une demande CH était en instance n’était pas justifié.

 

[20]           Au chapitre du risque allégué, l’agent a pris note des observations des demandeurs selon lesquelles ils seraient exposés à des risques en cas de retour dans leurs pays de nationalité. Après avoir examiné ces observations et la preuve, l’agent n’a pas pu identifier de risques importants ou personnalisés. Il a indiqué que le risque invoqué était analogue à celui qui avait été envisagé puis écarté par la SPR et le bureau d’ERAR de CIC, c’est‑à‑dire par des commissaires et fonctionnaires que l’agent a décrits comme bien formés et dotés d’une expertise dans l’évaluation des risques. Il a également relevé que les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire que les demandeurs avaient présentées à l’encontre de ces décisions avaient été rejetées par la Cour fédérale.

 

[21]           Après avoir examiné les observations des demandeurs, l’agent a conclu qu’il n’y avait aucun risque nouveau ou important qui n’ait pas déjà été évalué, et a indiqué qu’une demande de report n’était pas le recours approprié pour obtenir le réexamen des décisions de la SPR et d’ERAR. Il a donc conclu que les risques invoqués par les demandeurs ne justifiaient pas de reporter leur renvoi.

 

[22]           Enfin, l’agent a tenu compte de l’établissement des demandeurs au Canada et a pris acte des lettres de soutien, des lettres d’emploi et des formulaires de demande qu’ils ont soumis pour faire du bénévolat. Il a également indiqué que l’entente de représentation de l’acheteur, datée du 26 février 2011, a été signée après que la décision défavorable concernant l’ERAR leur a été communiquée, et peu avant le 11 mars 2011, date à laquelle on leur avait demandé de confirmer leur départ.

 

[23]           L’agent a pris acte des observations des demandeurs selon lesquelles cette preuve appuierait largement une décision CH favorable, mais a déclaré qu’il n’avait pas compétence pour effectuer une évaluation complémentaire de ces facteurs. Il a répété que rien n’indiquait qu’une telle demande était en instance dans leur cas.

 

[24]           L’agent a fait observer qu’à l’amorce du processus d’ERAR le 2 décembre 2009, les demandeurs ont été informés qu’une décision serait rendue dans les deux à six mois, et qu’ils devaient se préparer d’ici là à l’éventualité qu’il pourrait y avoir une décision positive ou négative. Il a rappelé que les demandeurs s’étaient rendus à une entrevue de renvoi après le 11 mars 2011, et qu’ils n’avaient toujours pas obtenu de passeport pour leur fils. Un délai supplémentaire leur a été accordé à cette fin. L’agent a également indiqué que la demande de permis de travail la plus récente présentée par le demandeur principal avait été refusée, et que la codemanderesse recevait des prestations d’assurance‑emploi parce qu’elle ne travaillait pas. Il a donc conclu qu’ils avaient eu amplement le temps de se préparer à leur renvoi imminent du Canada.

 

[25]           L’agent a fait observer que, d’après les demandes d’ERAR, les parents du demandeur principal et ses six frères et sœurs résidaient encore au Mexique, et que les parents et cinq frères et sœurs de la codemanderesse vivaient encore au Salvador. Il a donc considéré qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que leurs familles soient en mesure de les aider durant la période de transition. Par ailleurs, même si le demandeur principal allait être renvoyé au Mexique et la codemanderesse et leur fils au Salvador, l’agent a estimé qu’ils pourraient, après leur arrivée, se rendre dans le pays de l’autre et il était convaincu que la famille ne serait pas séparée indéfiniment.

 

[26]           En résumé, l’agent a noté que les demandeurs avaient bénéficié de l’application régulière de la loi depuis leur arrivée au Canada, et qu’ils avaient épuisé tous les recours pour rester au pays légalement. Ils prétendent qu’une demande CH est en instance, mais n’ont fourni aucune preuve qui établisse qu’elle a été déposée ou reçue. L’agent a reconnu que la séparation familiale serait difficile, mais a estimé qu’elle était inhérente au processus de renvoi. Rien n’indiquait que la famille serait séparée indéfiniment ou qu’ils affronteraient une situation extraordinairement difficile justifiant le report du renvoi. L’agent a donc conclu que l’établissement des demandeurs au Canada ne justifiait pas non plus le report de leur renvoi.

 

[27]           Pour ces motifs, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas lieu de reporter le renvoi des demandeurs au vu des circonstances de l’affaire. Ils devaient donc se présenter en vue de leur renvoi le 10 octobre 2011, comme prévu.

 

Les questions en litige

 

[28]           Les demandeurs soumettent les points litigieux suivants :

[traduction]

1.         Malgré la portée restreinte de son pouvoir discrétionnaire à l’égard des demandes de suspension administrative de renvoi, l’agent doit évaluer les observations des demandeurs et appliquer le critère juridique approprié.

2.         Dans le cas des demandeurs, l’agent n’a pas interprété correctement le risque personnalisé au sens du droit canadien des réfugiés et s’est livré à de pures conjectures en ce qui concerne les membres de leurs familles vivant dans leurs pays respectifs et l’éventuel soutien qu’ils leur apporteraient ou pourraient leur apporter à leur retour.

 

[29]           Je reformulerais les questions comme suit :

1.         Quelle est la norme de contrôle appropriée?

2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en refusant de reporter le renvoi des demandeurs?

 

Les observations écrites des demandeurs

 

[30]           Les demandeurs invoquent en premier lieu l’article 233 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, qui dispose :

233. Si le ministre estime, aux termes des paragraphes 25(1) ou 25.1(1) de la Loi, que des considérations d’ordre humanitaire le justifient ou, aux termes du paragraphe 25.2(1) de la Loi, que l’intérêt public le justifie, il est sursis à la mesure de renvoi visant l’étranger et les membres de sa famille jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande de résidence permanente.

233. A removal order made against a foreign national, and any family member of the foreign national, is stayed if the Minister is of the opinion that the stay is justified by humanitarian and compassionate considerations, under subsection 25(1) or 25.1(1) of the Act, or by public policy considerations, under subsection 25.2(1) of the Act. The stay is effective until a decision is made to grant, or not grant, permanent resident status.

 

 

[31]           Les demandeurs reconnaissent que le pouvoir discrétionnaire des agents à l’égard de ces demandes est étroit; cependant, ils doivent malgré tout effectuer une certaine analyse. Les demandeurs font valoir que l’agent n’a fourni en l’espèce aucune analyse pour expliquer son refus de reporter le renvoi et que ses principales conclusions ne reposent pas sur un fondement probatoire clair. Au lieu de cela, il s’est contenté d’énumérer leurs antécédents en matière d’immigration et les observations contenues dans leur demande de report. Ils avancent donc que les conclusions essentielles de l’agent ne sont guère plus que de pures conjectures.

 

[32]           D’après les demandeurs, il est bien établi en droit qu’une grande variété de facteurs peuvent équivaloir à des facteurs CH et justifier le report du renvoi. Ainsi, même si son pouvoir discrétionnaire était limité en l’occurrence, l’agent aurait dû offrir un minimum d’analyse, de considérations et de motifs à l’appui du refus final.

 

[33]           Les demandeurs soutiennent également que l’agent a eu tort de ne pas tenir compte de l’intérêt supérieur de leur enfant né au Canada ou de l’impact que le renvoi aurait sur lui. D’après eux, les motifs de l’agent n’indiquent pas qu’il a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de leur enfant.

 

[34]           Quant à la conclusion de l’agent qu’il n’a pas été en mesure d’identifier un risque important et personnalisé, les demandeurs font valoir qu’il a commis une erreur en ne tenant pas compte de la situation actuelle de chacun d’eux ni de celle des gens au Mexique et au Salvador dont le sort est comparable. En s’appuyant sur les décisions de la SPR et des agents d’ERAR, l’agent a ignoré la nature prospective du droit des réfugiés et s’est désintéressé des préoccupations des demandeurs liées aux risques, notamment en ce qui concerne les risques liés au fait d’amener leur enfant né au Canada au Mexique ou au Salvador.

 

Les observations écrites des défendeurs

 

[35]           Les défendeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable à la décision de ne pas reporter le renvoi est celle de la raisonnabilité, et qu’en l’espèce les demandeurs n’ont pas démontré en quoi cette décision était déraisonnable.

 

[36]           Les défendeurs font valoir que le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de la loi de reporter le renvoi est limité. En vertu de l’article 48 de la Loi, une mesure de renvoi doit être « appliquée dès que les circonstances le permettent ». Comme les agents d’exécution de la loi ne font que préciser la date et le lieu où la mesure d’expulsion sera exécutée, ils ne peuvent tenir compte que des facteurs liés à la prise de préparatifs de voyage appropriés et autres considérations connexes. Les défendeurs rappellent qu’en l’espèce, les demandeurs avaient déjà obtenu un report lorsque la codemanderesse était enceinte.

 

[37]           Selon les défendeurs, l’existence d’une demande CH ne fait pas obstacle à l’exécution d’une mesure de renvoi valide. Lorsque les demandeurs ont gain de cause dans leur demande CH, ils ont le droit d’être réadmis. En l’occurrence, l’agent a expressément tenu compte de la demande CH en instance des demandeurs. Cependant, comme ces derniers n’en avaient pas fourni une copie et qu’elle ne figurait pas dans le SSOBL, il a conclu que la demande n’avait pas été déposée en temps opportun et qu’une décision n’était pas imminente. Les défendeurs soutiennent que cette conclusion était raisonnable, compte tenu en particulier de l’observation des demandeurs selon laquelle leur demande CH n’a été déposée qu’en juillet 2011. Ils soulignent que ces derniers savaient qu’ils risquaient d’être renvoyés lorsqu’ils ont été informés de l’issue négative de l’ERAR en octobre 2010.

 

[38]           Les défendeurs avancent également que, comme la loi prévoit un ERAR, l’analyse du risque est beaucoup plus limitée dans le cadre d’une demande de report. La seule exception à la règle générale voulant que les risques soient évalués par la SPR ou à l’étape de l’ERAR concerne le cas où le refus du report expose les demandeurs à une menace à leur vie, à une sanction extrême ou à un traitement inhumain. En l’espèce, les défendeurs font valoir que l’agent a raisonnablement estimé que la preuve était insuffisante pour conclure qu’un risque nouveau ou important avait surgi depuis que les demandeurs avaient vu leurs demandes d’asile et d’ERAR rejetées.

 

[39]           Les défendeurs soutiennent enfin que les agents d’exécution de la loi ne sont pas tenus d’examiner de manière approfondie l’intérêt supérieur de l’enfant avant d’exécuter une mesure de renvoi, que celui‑ci ait vu le jour au Canada ou non. Ils ne croient pas même nécessaire, dans le contexte d’un report, d’examiner cette question si elle n’a aucune pertinence quant à la faisabilité du renvoi. De même, les agents d’exécution de la loi n’ont pas à reporter le renvoi d’un parent dont l’enfant est né au Canada : ils ne doivent considérer que l’intérêt à court terme de l’enfant. Les défendeurs font néanmoins observer que les demandeurs ont fait peu de cas de leur enfant dans leur demande de report, laquelle insiste plutôt sur leur demande CH en instance et sur les prétendus risques liés à leur retour.

 

Analyse et décision

 

[40]           La question no 1

            Quelle est la norme de contrôle appropriée?

            Lorsque la jurisprudence a établi la norme de contrôle applicable à une question particulière dont la Cour est saisie, le tribunal de révision peut l’adopter (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[41]           Il est bien reconnu que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent de renvoi concernant une demande de report est celle de la raisonnabilité (voir Cortes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 78, [2007] ACF no 117, aux paragraphes 5 et 6; appel rejeté dans 2008 CAF 8, [2008] ACF no 22; et Turay c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1090, [2009] ACF no 1369, au paragraphe 15).

 

[42]           Pour contrôler la décision de l’agent selon la norme de la raisonnabilité, la Cour ne devrait intervenir que si l’agent est parvenu à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues acceptables au regard de la preuve dont il disposait (voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59). Il ne lui appartient pas d’y substituer ce qu’elle estime être une issue préférable, pas plus que de réévaluer la preuve (voir l’arrêt Khosa, précité, aux paragraphes 59 et 61).

 

[43]           La question no 2

            La Commission a‑t‑elle commis une erreur en refusant de reporter le renvoi des demandeurs?

            Le pouvoir de l’agent d’exécution de la loi de reporter le renvoi découle du paragraphe 48(2) de la Loi. Comme le reconnaissent les deux parties, son pouvoir discrétionnaire en la matière est restreint, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent (voir Baron c Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2009 CAF 81, [2009] ACF no 314, au paragraphe 49). En règle générale, le report se limite aux cas où il existe un obstacle concret et sérieux au renvoi (voir Fabian c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 425, [2009] ACF no 538, au paragraphe 39). Comme la grossesse de la codemanderesse remplissait ce critère, le précédent report accordé pour ce motif était justifié.

 

[44]           Par ailleurs, le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de la loi est limité par l’étendue et la pertinence des renseignements qui lui sont présentés (voir Griffiths c Canada (Solliciteur général), 2006 CF 127, [2006] ACF no 182, au paragraphe 30). Cette limite est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de déterminer si le refus du report « ferait que la vie du demandeur serait menacée, ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain »; il s’agit d’une exception admise à la règle générale voulant que le report ne soit destiné qu’à surmonter les obstacles pratiques au renvoi (voir Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] ACF no 295, au paragraphe 48).

 

[45]           En l’absence de considérations spéciales, une demande CH en instance ne suffit généralement pas à justifier un report à moins qu’il n’y ait une menace à la sécurité personnelle (voir Ramada c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1112, [2005] ACF no 1384, au paragraphe 3, et la décision Wang, précitée, au paragraphe 45). Comme le notait le juge Pierre Blais dans son opinion concordante dans l’arrêt Baron, précité, « [l]orsque l’ERAR révèle que le demandeur ne serait exposé à aucun risque s’il retournait dans son pays d’origine, on s’attend à ce que le demandeur présente ses demandes de résidence permanente ultérieures de son pays d’origine » (au paragraphe 87).

 

[46]           Il est bien établi que les agents d’exécution de la loi ne sont pas bien placés pour évaluer toute la preuve qui pourrait s’avérer pertinente dans le cadre d’une demande CH (voir la décision Ramada, précitée, au paragraphe 7). S’agissant des enfants touchés par la décision, les agents d’exécution de la loi doivent traiter leur intérêt immédiat équitablement et avec sensibilité (voir Joarder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 230, [2006] ACF no 310, au paragraphe 3). Cependant, ils ne sont pas tenus « d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi » (voir l’arrêt Baron, précité, au paragraphe 57).

 

[47]           En résumé, lors du contrôle judiciaire, le pouvoir discrétionnaire des agents d’exécution de la loi ne devrait être remis en question que « dans les cas où ils ont omis de tenir compte d’un facteur important ou commis une erreur grave dans l’évaluation de la situation de la personne visée par une mesure de renvoi » (voir la décision Ramada, précitée, au paragraphe 7).

 

[48]           En l’espèce, les demandeurs font valoir que l’agent n’a fourni aucune analyse pour expliquer son refus de reporter le renvoi et que ses principales conclusions ne reposaient pas sur un fondement probatoire clair. Il se serait contenté d’énumérer leurs antécédents en matière d’immigration et leurs observations relatives à la demande de report. Cependant, l’examen de la décision de l’agent montre bien, au contraire, que celui‑ci a évalué minutieusement les trois motifs invoqués à l’appui du report du renvoi : la demande CH en instance des demandeurs, le risque associé à leur renvoi et leur établissement au Canada.

 

[49]           Même si, comme nous l’avons mentionné, une demande CH en instance est généralement insuffisante pour justifier un report, l’agent a examiné quand même celle des demandeurs. Il a toutefois relevé deux problèmes de taille : rien dans le SSOBL ou dans la preuve qu’ils ont fournie n’indiquait que cette demande avait bel et bien été déposée, et quand bien même elle l’aurait été, ainsi qu’il est allégué, cette demande n’a pas été déposée en temps opportun compte tenu des dates de renvois précédemment fixées et de la décision négative ayant trait à l’ERAR. Partant, même si l’agent n’était pas tenu de le faire, j’estime qu’il a examiné la demande CH en instance et qu’il est parvenu à des conclusions raisonnables en se fondant sur la preuve dont il disposait.

 

[50]           Quant au risque allégué, l’agent a établi qu’il était analogue à celui qui avait été examiné puis écarté aussi bien dans le cadre de la demande d’asile que du processus d’ERAR; or, la Cour fédérale a refusé l’autorisation de procéder au contrôle judiciaire de ces décisions. L’agent a également estimé que les demandeurs n’avaient soulevé aucun risque nouveau ou important qui n’avait pas déjà été évalué. L’examen de leur demande en vue d’obtenir la suspension administrative du renvoi le confirme.

 

[51]           Les demandeurs soutiennent en outre que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’intérêt supérieur de leur enfant né au Canada ni de la nature prospective du risque auquel ils seraient exposés, notamment en ce qui a trait au fait d’amener un enfant né au Canada au Mexique ou au Salvador. Cependant, comme nous l’avons déjà indiqué, un agent d’exécution de la loi ne peut, dans le cadre d’une demande de report, qu’envisager l’intérêt à court terme des enfants touchés.

 

[52]           En l’espèce, l’agent a tenu compte des demandes d’ERAR dans lesquelles les demandeurs ont fait état d’importants liens familiaux dans les deux pays dont ils sont citoyens. Compte tenu de la preuve dont il disposait, j’estime que la conclusion de l’agent selon laquelle leurs familles seraient en mesure d’aider les demandeurs et leur jeune fils durant la période de transition était raisonnable. De plus, comme nous l’avons déjà indiqué, les évaluations du risque ne s’effectuent généralement que dans le cadre de la demande d’asile ou au stade de l’ERAR, à moins qu’il n’existe un risque « que la vie du demandeur [soit] menacée, ou qu’il [soit] exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain » (voir la décision Wang, précitée, au paragraphe 48). Contrairement aux allégations des demandeurs, leur demande de report ne faisait pas état de risques fondamentalement différents de ceux qu’ont examinés la SPR et le bureau d’ERAR. Il faut reconnaître qu’ils doivent maintenant composer avec leur enfant, mais ils n’ont produit aucune preuve expliquant en quoi son existence aggravait leurs risques personnalisés.

 

[53]           En résumé, j’estime que la décision de l’agent était transparente, justifiable et intelligible et qu’elle appartenait aux issues acceptables compte tenu de la preuve dont il disposait. L’agent a analysé minutieusement leur demande CH en instance, le risque allégué et leur établissement au Canada. Cependant, compte tenu de la preuve qui lui a été soumise, j’estime que l’agent est parvenu à une conclusion raisonnable en refusant de reporter le renvoi. Par conséquent, je rejetterais la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[54]           Aucune partie n’a souhaité soumettre à mon examen une question grave de portée générale aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

44. (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

 

 

48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

 

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

44. (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

 

48. (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

 

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

 

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227

 

233. Si le ministre estime, aux termes des paragraphes 25(1) ou 25.1(1) de la Loi, que des considérations d’ordre humanitaire le justifient ou, aux termes du paragraphe 25.2(1) de la Loi, que l’intérêt public le justifie, il est sursis à la mesure de renvoi visant l’étranger et les membres de sa famille jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande de résidence permanente.

233. A removal order made against a foreign national, and any family member of the foreign national, is stayed if the Minister is of the opinion that the stay is justified by humanitarian and compassionate considerations, under subsection 25(1) or 25.1(1) of the Act, or by public policy considerations, under subsection 25.2(1) of the Act. The stay is effective until a decision is made to grant, or not grant, permanent resident status.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑6878‑11

 

INTITULÉ :                                                  JOSE GUADALUPE HERNANDEZ FERNANDEZ et
ANA CECILIA AYALA MARTINEZ

                                                                        ‑ et –

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 10 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 26 septembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert I. Blanshay

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ildikό Erdei

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Robert I. Blanshay

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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