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Date : 20120925


Dossier : IMM-4785-11

Référence : 2012 CF 1119

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 25 septembre 2012

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

TIBOR PINTER

(alias GYULA TIBOR PINTER) et

REBEKA PINTER

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de rejeter la demande d’asile de Tibor Pinter et de sa fille mineure, Rebeka Pinter, est annulée. La décision ne possède pas les qualités de justification, de transparence et d’intelligibilité qui sont nécessaires pour que la Cour la juge raisonnable.

 

[2]               Les demandeurs ont lancé une attaque en règle contre la décision, mettant l’accent sur l’analyse que la Commission a faite de la protection de l’État. Il n’est pas nécessaire d’examiner leurs prétentions concernant l’absence de protection de l’État pour les Roms en Hongrie parce qu’il y a d’autres raisons plus évidentes d’infirmer la décision.

 

[3]               Il faut connaître les faits suivants pour comprendre la décision de la Cour.

 

[4]               Tibor Pinter, son épouse Eva et sa fille Rebeka sont des Roms citoyens de Hongrie. Tibor est arrivé au Canada le 13 mars 2010 et a présenté sa demande d’asile le même jour. Son épouse et sa fille sont arrivées le 4 avril 2010 et ont demandé l’asile quelques jours plus tard. La demande d’Eva a été jugée irrecevable parce qu’elle et ses parents s’étaient désistés de leurs demandes d’asile le 19 mars 1998.

 

[5]               Pendant le traitement des demandes d’asile de Tibor et de Rebeka, Eva a déposé une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Les demandes d’asile et la demande d’ERAR étaient fondées en grande partie sur les mêmes incidents de violence, de harcèlement et de discrimination, notamment les suivants :

a.                   Tibor et Eva ont été victimes de discrimination et d’humiliation de la part de professeurs à l’école et, à l’instar de tous les autres enfants roms dans leur région, ils n’ont pas été admis à l’école secondaire;

 

b.                  ils ont eu énormément de difficultés à se trouver et à garder un emploi à cause de la discrimination exercée contre eux. Ils recevaient de l’aide sociale, mais celle‑ci n’était pas suffisante pour vivre;

 

c.                   Eva a été agressée le 24 janvier 2004, alors qu’elle distribuait des dépliants. Trois hommes lui ont lancé des remarques discriminatoires ([traduction] « Retourne chez ta putain de mère, la romanichelle qui pue » et [traduction] « Ne pourris par l’air autour d’ici »), l’ont saisie par les cheveux et l’on poussée par terre. Elle a été congédiée pour avoir quitté son travail dans le but d’échapper aux agresseurs. Elle a porté plainte à la police, mais celle‑ci n’a pas mené d’enquête car elle ne pouvait que donner une description physique des agresseurs;

 

d.                  Rebeka a été agressée à maintes reprises à l’école et, le 8 décembre 2008, elle a été poussée dans un escalier par d’autres élèves. Elle a dû consulter un médecin. Ses parents se sont plaints à la direction de l’école, qui a refusé d’intervenir, de sorte que Rebeka a dû s’inscrire à une autre école où elle a aussi été ostracisée par les autres élèves;

 

e.                   Le 4 mars 2010, Tibor et Eva ont été agressés et ont eu besoin de soins médicaux. Le lendemain, ils ont déposé une plainte à la police après avoir dû insister auprès de celle‑ci pour qu’elle l’accepte. Aucune enquête n’a été effectuée car ils étaient incapables d’identifier leurs agresseurs.

 

[6]               La Commission a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Elle a reconnu que les Roms sont victimes de discrimination en Hongrie, mais elle a statué que le traitement que les demandeurs avaient subi ne constituait pas de la persécution et qu’ils auraient pu obtenir la protection de l’État.

 

[7]               Pour sa part, l’agent d’ERAR a conclu, sur la foi d’une preuve presque identique, qu’Eva serait exposée à davantage qu’une simple possibilité de persécution si elle retournait en Hongrie. L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction] En ce qui concerne les circonstances particulières de la présente affaire, la demanderesse a produit une preuve subjective suffisante qui montre qu’elle a été victime de discrimination continue en matière d’emploi et qu’elle a aussi été victime d’agressions qui sont devenues de la persécution. En outre, la preuve montre que la demanderesse a subi de la persécution dans tout le pays, peu importe l’endroit où elle a déménagé. Compte tenu de la preuve subjective combinée à la preuve objective qui révèle que la situation des Roms se détériore et qu’il arrive souvent qu’il soit impossible d’obtenir la protection de l’État partout dans le pays, je suis convaincu que la demanderesse serait exposée à davantage qu’une simple possibilité de persécution. Je suis convaincu également que la preuve montre qu’elle est exposée au risque d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

          [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[8]               Ces décisions divergent sur deux points importants : la Commission a conclu à la discrimination et non à la persécution, alors que l’agent a considéré qu’il y avait eu persécution, et la Commission a indiqué que la protection de l’État aurait pu être obtenue, alors que l’agent a conclu qu’une protection de l’État adéquate ne pouvait pas être obtenue.

 

[9]               Des personnes raisonnables peuvent parvenir à des conclusions différentes et la Commission n’était pas obligée de souscrire à la décision de l’agent ou d’arriver à la même conclusion que lui. Cependant, la décision relative à l’ERAR faisait partie du dossier dont la Commission disposait et celle‑ci était tenue, à mon avis, de faire référence à cette décision et de donner certains détails expliquant pourquoi elle arrivait à une conclusion différente en s’appuyant sur les mêmes faits. La Commission n’a pas fait mention de la décision concernant l’ERAR dans ses motifs. Comme la Cour et d’autres tribunaux l’ont répété à maintes reprises, un décideur est présumé avoir pris en considération tous les éléments dont il disposait et il n’est pas tenu de mentionner chacun de ces éléments et d’expliquer ce qu’il en a fait; par contre, si le décideur ne mentionne pas expressément un élément qui est pertinent et contradictoire, on peut conclure qu’il n’a pas tenu compte de la preuve ou qu’il l’a mal interprétée et qu’il a tiré une conclusion erronée. En l’espèce, compte tenu de la similitude des faits sur lesquels les décideurs se sont appuyés, des rapports sur le pays et des autres documents concernant le traitement des Roms en Hongrie, ainsi que du caractère adéquat de la protection de la police ou de l’absence de cette protection, la Commission devait s’intéresser à la décision relative à l’ERAR. En ne le faisant pas, elle a commis une erreur susceptible de contrôle.

 

[10]           D’autres aspects de la décision sont également problématiques et justifient que celle‑ci soit annulée. Dans sa décision, la Commission a fait des déclarations et des observations qui semblent contradictoires et incohérentes. Or, un décideur doit donner des motifs qui permettent au lecteur de comprendre ce qui explique sa décision, à défaut de quoi il y a un manque de transparence et d’intelligibilité qui peut amener la Cour à l’annuler.

 

[11]           Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, la Commission a conclu que le traitement des Roms en Hongrie ne constitue pas de la persécution. Elle semble toutefois aussi avoir dit le contraire :

À la longue, ils ont eu pour effet de marginaliser le peuple rom, dont fait partie le demandeur d’asile. Les Roms sont généralement sous‑employés et peu instruits, nombre d’entre eux habitent des logements modestes, et ils sont exposés à des actes de violence de la part de groupes radicaux racistes.

[…]

[…] [c]ertains problèmes se sont aggravés, comme les actes de violence des extrémistes et leurs propos tenus publiquement contre des minorités ethniques et religieuses. Les extrémistes s’attaquent de plus en plus aux Roms, ce qui provoque des blessures et parfois même des décès, et les policiers ont quelquefois recours à la force excessive, surtout contre les Roms. Les propos racistes sont nettement plus fréquents dans le milieu public, et les groupes extrémistes hostiles aux Roms sont devenus de plus en plus virulents et ont gagné en popularité.

 

La Commission n’aborde nulle part dans sa décision la question fondamentale à laquelle elle aurait dû s’intéresser : qu’est-ce qui constitue de la persécution?

 

[12]           La conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs n’ont pas été exposés à de la persécution pendant leurs études car ils « ont tous deux été en mesure de fréquenter l’école, même s’ils ont parfois été victimes de discrimination » pose également problème. Des reportages parus récemment au Canada sur des élèves qui sont intimidés et agressés à l’école sont évoqués. Pourrait‑on raisonnablement affirmer que ces élèves ne sont pas persécutés parce qu’ils sont en mesure d’aller à l’école? La persécution dans l’éducation n’est pas seulement un obstacle systémique aux études. Elle peut aussi exister lorsqu’un élève est victime de harcèlement et de violence physique et est l’objet de remarques vulgaires et racistes à l’école. La Commission disposait d’une preuve démontrant que les deux demandeurs avaient été victimes de tels actes. Elle disposait aussi d’une preuve établissant que des autorités avaient effectivement empêché des Roms d’aller à l’école secondaire; cette preuve semble satisfaire même la définition stricte de persécution en éducation élaborée par la Commission.

 

[13]           De même, la Commission semble conclure qu’il n’y a pas eu persécution en matière d’emploi – malgré la preuve démontrant que le demandeur pouvait rarement trouver du travail et, quand il en trouvait, ce n’était que pour une courte période et il ne s’agissait pas d’un emploi convenable – parce que le demandeur avait accès à une aide financière de l’État lorsqu’il ne travaillait pas ou ne travaillait pas suffisamment. L’existence d’un régime d’aide sociale ne règle pas la question de savoir si de la persécution est exercée en matière d’emploi; l’aide sociale ne fait qu’atténuer l’effet de cette persécution.

 

[14]           Enfin, l’analyse faite par la Commission de la réponse de la police aux plaintes déposées est préoccupante. La Commission a noté à juste titre qu’il est déraisonnable de s’attendre à ce que « tous les signalements d’actes de violence à la police donnent lieu sur‑le‑champ à des poursuites ou à une déclaration de culpabilité ». Le demandeur a témoigné que, bien que la police ait pris note de leurs plaintes, elle n’a pas mené d’enquête. Le membre de la Commission a affirmé qu’il ne pensait pas que la police n’avait pas même essayé de faire enquête comme le demandeur le disait, mais il n’a pas expliqué pourquoi il rejetait cette preuve. Il n’y a absolument rien dans le dossier qui permet de croire qu’il y a eu une enquête policière. En outre, je souligne que le fait qu’une plainte relative à une conduite criminelle a été acceptée ne signifie pas que la police offre une protection adéquate si rien n’est fait pour enquêter sur la plainte. Le travail de la police serait infiniment plus facile si elle n’était pas tenue de mener une enquête lorsque l’identité de l’agresseur est inconnue.

 

[15]           Les demandeurs ont proposé que je certifie les questions suivantes :

1.                  Les actes criminels de violence qui sont commis à l’égard d’une personne en raison de sa race ou de son origine ethnique constituent‑ils toujours de la « persécution » et exigent‑ils toujours qu’une analyse de la protection de l’État soit effectuée?

2.                  En d’autres termes, les actes criminels de violence fondés sur la race ou l’origine ethnique peuvent‑ils constituer simplement de la « discrimination »?

 

[16]           On a fait valoir que ces questions devaient être certifiées si la Cour fondait sa décision sur le fait que la Commission a considéré que les actes criminels de violence subis par les demandeurs parce qu’ils sont roms constituaient de la discrimination et non de la persécution. Or, la Cour n’a pas fondé sa décision sur cet aspect, de sorte que les questions posées ne sont pas des questions qu’il convient de certifier en l’espèce.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que les demandes d’asile des demandeurs sont renvoyées à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision et qu’aucune question n’est certifiée.

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4785-11

 

INTITULÉ :                                      TIBOR PINTER ET AL. c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 7 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 25 septembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rocco Galati

 

                         POUR LES DEMANDEURS

Ildiko Irdei

 

                         POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cabinet de Rocco Galati

Société professionnelle

Avocats

Toronto (Ontario)

 

                          POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

                          POUR LE DÉFENDEUR

 

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