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Date : 20120918

Dossier : IMM-5930-11

Référence : 2012 CF 1089

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 septembre 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

LE Ministre de la Sécurité publique

et de la Protection civile

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

DAVOOD LOTFI

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (la SAI) en date du 11 août 2011, dont les motifs ont été modifiés le 3 avril 2012. La SAI a accueilli un appel pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et a cassé la mesure de renvoi prise à l’encontre du défendeur, Davood Lotfi.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

I.          Le contexte

 

[3]               Le défendeur est un citoyen iranien. Il a présenté une demande de visa de résident permanent afin d’entrer au Canada à titre de travailleur qualifié. Dans sa demande, il a écrit qu’il était célibataire. En avril 2007, il a épousé une Iranienne, mais il n’a pas informé le bureau des visas de Londres de ce changement d’état matrimonial.

 

[4]               À son arrivée à Toronto en juin 2007, le défendeur a dit à l’agent au point d’entrée (le PDE) qu’il était maintenant marié. L’agent a entrepris d’établir un rapport en vertu de l’article 44 de la Loi relativement à la fausse déclaration. Une mesure d’exclusion a été prise. Le défendeur a interjeté appel de cette mesure à la SAI.

 

II.        La décision de la SAI

 

[5]               La SAI a conclu que la mesure d’exclusion était légale parce que le défendeur avait reconnu avoir omis de mentionner son épouse et de faire en sorte qu’elle se soumette à un examen avant son arrivée au PDE contrairement à l’article 41 de la LIPR et aux alinéas 30(1)a) et 51b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227.

 

[6]               La SAI a néanmoins déterminé qu’il y avait des motifs d’ordre humanitaire, selon les facteurs définis dans Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4, et approuvés par la Cour suprême dans Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002  CSC 3, [2002] 1 RCS 84, justifiant la prise de mesures spéciales.

 

[7]               Prenant en compte la gravité de l’infraction et les remords, la SAI a estimé que le défendeur était un témoin crédible et a convenu que « le mariage précipité de celui‑ci juste avant d’immigrer au Canada était attribuable à la pression qu’il subissait de la part de son épouse, de ses parents et du gouvernement iranien ». Selon elle, il était compréhensible qu’« il n’a pas souhaité inclure son épouse dans sa demande d’immigration s’il n’a jamais eu l’intention de la faire venir au Canada ». La SAI a estimé en outre que « la franchise dont a fait preuve l’appelant en déclarant immédiatement à l’aéroport son changement d’état matrimonial avant d’obtenir le droit d’établissement démontre qu’il n’avait pas l’intention de faire de fausses déclarations à son sujet ». En conséquence, elle a considéré que le facteur de gravité n’était que peu défavorable au défendeur et que les remords qu’il avait exprimés jouaient légèrement en sa faveur.

 

[8]               En ce qui concerne la période de temps passé par le défendeur au Canada et son établissement dans ce pays, la SAI a mentionné qu’il était au Canada depuis cinq ans seulement et qu’il n’avait pu travailler légalement qu’à partir de janvier de cette année‑là, et elle a fait état de son emploi subséquent pour une compagnie réalisant des dessins architecturaux. Elle a reconnu que, en tant qu’ingénieur civil de profession travaillant dans un domaine connexe, le défendeur avait la possibilité de s’établir au Canada et que, dans l’ensemble, ce facteur était quelque peu favorable.

 

[9]               Selon la SAI, à l’exception de sa petite amie canadienne, le défendeur n’avait aucun membre de sa famille au Canada. La SAI a considéré qu’il s’agissait d’une « relation sérieuse » et que le renvoi du défendeur du Canada causerait des difficultés à sa copine. Elle a décidé que ce facteur ne jouait que légèrement en faveur du défendeur. Elle a dit en outre que, « [p]uisqu’aucune preuve n’a été déposée en ce qui a trait au soutien dont bénéficie l’appelant au sein de sa famille et de la collectivité […], j’estime que ce facteur lui est quelque peu défavorable ».

 

[10]           La SAI a indiqué que le renvoi du défendeur causerait des difficultés de deux ordres associées à sa relation avec sa copine actuelle et à sa qualité de vie en Iran. Elle a dit : « En prenant en considération les aspects favorables et défavorables associés à ce facteur, j’accorde à celui‑ci un poids neutre. »

 

[11]           De manière plus générale, la SAI a conclu : « Après avoir soupesé tous les facteurs en l’espèce, j’estime qu’ils jouent en faveur de l’appel. »

 

III.       La question en litige

 

[12]           La Cour doit se prononcer sur la raisonnabilité de la décision de la SAI.

 

IV.       La norme de contrôle

 

[13]           Il est établi que c’est la norme de contrôle de la raisonnabilité qui s’applique à la décision de la SAI de prendre ou non des mesures pour des motifs d’ordre humanitaire (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 58).

 

[14]           Lorsque cette norme s’applique, la Cour ne peut intervenir que si la décision ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité ou n’appartient pas aux issues possibles acceptables (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47; Khosa, ci‑dessus, au paragraphe 59).

 

V.        Analyse

 

[15]           À mon avis, la décision ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité qui sont requis. Bien que la SAI dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire dans le domaine, le demandeur a relevé certains problèmes associés aux conclusions qu’elle a tirées, compte tenu de la preuve et des principes pertinents, qui justifient l’intervention de la Cour.

 

[16]           L’analyse que la SAI a faite des intentions du défendeur au PDE est particulièrement préoccupante. Le passage qui pose problème est le suivant :

Même si je n’excuse pas le fait que l’appelant n’a pas informé le bureau des visas qu’il s’était marié avant de venir au Canada, il est compréhensible, à mon avis, qu’il n’a pas souhaité inclure son épouse dans sa demande d’immigration s’il n’a jamais eu l’intention de la faire venir au Canada. De plus, j’estime que la franchise dont a fait preuve l’appelant en déclarant immédiatement à l’aéroport son changement d’état matrimonial avant d’obtenir le droit d’établissement démontre qu’il n’avait pas l’intention de faire de fausses déclarations à son sujet. Je considère qu’un tel comportement atténue la gravité de la non‑divulgation. J’estime, par conséquent, que le facteur de gravité n’est que peu défavorable à l’appelant et que les remords qu’il a exprimés jouent légèrement en sa faveur.

 

[17]           Le demandeur affirme que la conclusion de la SAI selon laquelle le défendeur n’avait pas l’intention de faire de fausses déclarations à son sujet était déraisonnable. Je suis aussi de cet avis. La SAI a convenu que le défendeur ne souhaitait pas inclure son épouse dans sa demande d’immigration parce qu’il n’avait pas l’intention de l’emmener avec lui au Canada. Le défendeur était toutefois tenu de l’inclure dans sa demande et d’aviser l’agent des visas, peu importe qu’elle l’accompagne ou non. Le défendeur a nettement fait une fausse déclaration à cet égard avant son arrivée au Canada.

 

[18]           La SAI laisse entendre que l’aveu que le défendeur a fait au PDE témoignait de sa « franchise » et démontrait qu’il n’avait pas l’intention de faire de fausses déclarations à son sujet. Le défendeur prétend que cela est logique puisqu’il a révélé de son plein gré son état matrimonial au PDE. Aucune preuve n’a toutefois été présentée pour étayer la nature de son aveu. Malgré le fait qu’il n’avait pas révélé cette information aux fonctionnaires canadiens auparavant, avait‑il l’intention de le faire à son arrivée au Canada ou cette information a-t-elle tout simplement surgi pendant l’examen de ses renseignements? La SAI ne peut en être certaine.

 

[19]           En outre, le paradoxe évident créé par la SAI en laissant entendre que le défendeur n’avait pas l’intention de faire de fausses déclarations à son sujet tout en reconnaissant ses remords est troublant. Si une personne n’avait pas l’intention de faire quelque chose de répréhensible, elle ne peut pas se sentir mal de l’avoir fait. La SAI ne peut tout simplement pas jouer sur les deux tableaux.

 

[20]           De plus, la SAI n’a pas expliqué pourquoi elle a conclu que le défendeur avait exprimé des remords ni indiqué quels éléments de preuve l’amenaient à tirer pareille conclusion. Elle a simplement dit, à la fin de l’analyse, que ce facteur jouait légèrement en faveur du défendeur. Le demandeur a soulevé cette question lorsqu’il a traité du caractère suffisant des motifs, mais il a été établi dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, que l’insuffisance des motifs ne permet plus à elle seule de casser une décision. Cela ne signifie pas cependant que l’insuffisance des motifs portant sur la nature des remords du défendeur ne peut pas être prise en compte dans le cadre de l’analyse de la raisonnabilité. Étant donné l’absence de faits étayant les remords et l’importance de cette conclusion lorsqu’elle est mise en balance avec la gravité de l’infraction de fausses déclarations, les motifs donnés relativement à cette question remettent davantage en cause l’approche adoptée par la SAI.

 

[21]           Par ailleurs, je suis préoccupé, à l’instar du défendeur, par le fait que la SAI a tiré une conclusion en s’appuyant sur le fait que le défendeur « a la possibilité de s’établir au Canada ». Le facteur relatif aux motifs d’ordre humanitaire pertinent est l’établissement effectif du défendeur à la date de la décision de la SAI. Dans Ribic, ci‑dessus, l’établissement était associé à « la durée de la période passée au Canada ». Il ne s’agit pas d’un exercice prospectif dans ce contexte.

 

[22]           J’ai reconnu que la SAI a le droit d’examiner une grande variété de facteurs dans le cadre de son analyse (voir, par exemple, Chieu, ci‑dessus, au paragraphe 84). Cependant, laisser entendre que la possibilité de s’établir est un facteur pertinent est absurde, compte tenu du régime législatif. En demandant le statut de résident permanent, le défendeur devait évaluer ses chances de s’établir au Canada. Il a été déclaré interdit de territoire à cause de sa fausse déclaration concernant son état matrimonial. Le fait de tenir compte de la possibilité qu’il s’établisse au Canada dans le cadre de l’analyse relative aux motifs d’ordre humanitaire pourrait en fait enlever toute pertinence à la conclusion d’interdiction de territoire, lorsque ce processus a un objectif clairement défini. Comme le demandeur le souligne, le guide de Citoyenneté et Immigration Canada sur les motifs d’ordre humanitaire reconnaît expressément que « [l]’agent ne doit pas évaluer le potentiel d’établissement du demandeur, car ce facteur fait partie des critères d’admissibilité ».

 

[23]           Le défendeur soutient que la SAI a aussi tenu compte de son degré d’établissement actuel. Cela est exact, mais il ne s’ensuit pas que la conclusion générale relative à ce facteur peut être maintenue. La SAI a reconnu les faiblesses de l’établissement effectif du défendeur : « J’estime que l’appelant n’est pas particulièrement établi, mais je reconnais qu’il n’a pas été en mesure de travailler légalement au Canada jusqu’en janvier de cette année. ». Il ressort de ses motifs que la SAI a excusé le défendeur et qu’elle a considéré que ce facteur était quelque peu favorable en raison de son potentiel d’établissement attribuable à sa profession. Comme il a été indiqué précédemment, le potentiel d’établissement n’a aucune importance à cette étape de l’analyse de la SAI. En conséquence, je dois considérer que la conclusion était déraisonnable.

 

[24]           Étant donné que j’ai conclu que la SAI avait commis une erreur relativement à deux facteurs qui, selon elle, jouaient légèrement en faveur du défendeur, à savoir les remords de ce dernier et son potentiel d’établissement, la conclusion générale voulant qu’il y ait des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures ne peut pas être maintenue.

 

[25]           Le défendeur fait valoir que le demandeur ne souscrit tout simplement pas aux conclusions de fait de la SAI auxquelles celle‑ci pouvait raisonnablement parvenir. Je dois souligner cependant que la raisonnabilité exige que ces conclusions soient fondées sur la preuve produite, qu’elles aient une logique interne et qu’elles ne reposent pas sur des facteurs dénués de pertinence, contrairement à l’approche adoptée par la SAI en l’espèce. Certaines des principales conclusions de la SAI semblent erronées à la lumière de la preuve, ce qui m’amène à douter que la décision puisse être considérée comme une issue acceptable.

 

VI.       Conclusion

 

[26]           La décision de la SAI étant déraisonnable, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel de l’immigration afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5930-11

 

INTITULÉ :                                      MSPPC c

                                                            DAVOOD LOTFI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 27 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 18 septembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen Jarvis

 

                            POUR LE DEMANDEUR

Inna Kogan

 

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

                            POUR LE DEMANDEUR

Inna Kogan

Avocat

Toronto (Ontario)

 

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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