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Cour fédérale

Federal Court

 

 

Date : 20121016

Dossier : T-1619-11

Référence : 2012 CF 1047

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 octobre 2012

En présence du juge en chef

 

 

ENTRE :

 

AGIM UKAJ

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

 

 

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT MODIFIÉS

 

[1]               Le demandeur, M. Agim Ukaj, était avec son épouse dans la zone de départ à l’aéroport international de Vancouver lorsqu’il a été abordé par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qui effectuait des contrôles d’exportation d’espèces. Après s’être identifié, l’agent a demandé si M. Ukaj ou son épouse transportait des espèces ou des effets de 10 000 $ ou plus. Ils ont tous les deux répondu [traduction] « non ». Lorsque l’agent leur a ensuite demandé combien d’argent ils transportaient, chacun d’eux a répondu [traduction] « moins de 10 000 $ ».

[2]               Une « vérification » de M. Ukaj a révélé qu’il transportait moins de 10 000 $ en espèces. Cependant, une vérification de son épouse a révélé qu’elle transportait 14 100 $US, qui, selon les dires de M. Ukaj et de son épouse, appartenaient à celui-ci. Après avoir interrogé chacun d’eux, l’agent a estimé qu’il avait des motifs raisonnables de croire que M. Ukaj et son épouse avaient omis de déclarer les espèces, comme l’exige l’article 12 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, LC 2000, c 17 (la « Loi »). Il a en outre estimé qu’il avait des motifs raisonnables de soupçonner que l’argent était un produit de la criminalité. Il a donc saisi l’argent en vertu de l’article 18 de la Loi.

 

[3]               M. Ukaj a par la suite écrit à l’ASFC pour demander une révision ministérielle de la saisie en vertu de l’article 25 de la Loi. À l’appui de sa demande, il a joint deux affidavits, souscrits par lui-même et un ami d’enfance, respectivement, qui visaient à expliquer d’où provenaient les fonds saisis. Une déléguée du ministre a finalement exercé son pouvoir discrétionnaire de confirmer la confiscation des fonds saisis.

 

[4]               M. Ukaj fait valoir que la déléguée du ministre a commis une erreur en :

i.                    exerçant de manière déraisonnable son pouvoir discrétionnaire de confirmer la confiscation des fonds;

ii.                  n’expliquant pas suffisamment pourquoi la preuve par affidavits et les documents à l’appui n’ont pas été jugés suffisants pour établir la légitimité de la provenance de l’argent.

 

[5]               Je ne suis pas d’accord. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

Norme de contrôle

[6]               La norme de contrôle applicable à la première question soulevée par M. Ukaj, soit celle concernant l’exercice par la déléguée du ministre de son pouvoir discrétionnaire, est celle de la décision raisonnable (Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255, au paragraphe 51; Kang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 798, au paragraphe 24 [Kang]; Admasu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 451, au paragraphe 9).

 

[7]               C’est également la norme de la décision raisonnable qui s’applique à la deuxième question soulevée par M. Ukaj, soit celle concernant le caractère suffisant des motifs fournis par la déléguée du ministre (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, aux paragraphes 14 et 15 [Newfoundland Nurses]).

 

Analyse

A.         La décision de confirmer la confiscation de l’argent de M. Ukaj

[8]               M. Ukaj soutient qu’il était déraisonnable pour la déléguée du ministre de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire en sa faveur, compte tenu de l’affidavit souscrit par son ami d’enfance, M. Mustafa, qui, selon lui, établissait la légitimité de la provenance de 10 000 $ de l’argent saisi. Je ne suis pas d’accord.

 

[9]               La preuve par affidavit de M. Mustafa était contredite par d’autres éléments de preuve sur lesquels la déléguée du ministre s’est appuyée pour rendre sa décision, dont des renseignements fournis par M. Ukaj lui-même. Il y avait également l’absence de preuve documentaire établissant la légitimité de la provenance des espèces et les renseignements contradictoires qui avaient été fournis quant à la provenance et à la propriété de l’argent.

 

[10]           La déléguée du ministre a expressément fait observer que ces derniers renseignements comprenaient les motifs fournis par l’agent ayant procédé à la saisie pour établir l’existence de motifs raisonnables de soupçonner que l’argent était un produit de la criminalité. Comme il est expliqué dans une première lettre envoyée à M. Ukaj par une arbitre de la Direction des recours de l’ASFC, ces motifs comprenaient :

i.                    l’omission de déclarer l’argent comme l’exige la Loi;

ii.                  l’absence de motif apparent pour omettre de déclarer l’argent avant d’entrer dans la zone de départ, bien qu’on leur en ait donné l’occasion à la porte d’embarquement avant de passer dans la zone sécurisée;

iii.                une des liasses d’argent, totalisant 5 000 $US, était dissimulée dans le fond du sac à main de l’épouse de M. Ukaj;

iv.                M. Ukaj a modifié son récit concernant la provenance de l’argent à plusieurs reprises;

v.                  l’argent que le couple avait en sa possession et le coût des billets d’avion excédaient le revenu annuel de celui-ci;

vi.                les dépenses mensuelles qu’ils ont reconnues excédaient leur revenu mensuel;

vii.              M. Ukaj n’a pas pu fournir de détails sur les [traduction] « à‑côtés » qu’il a, à un moment donné, identifiés comme étant la source des fonds;

viii.            M. Ukaj n’a pas pu fournir de détails sur le moment et l’endroit où il a échangé des devises canadiennes contre des devises américaines;

ix.                M. Ukaj n’a pas pu expliquer pourquoi il avait acheté des mandats‑poste totalisant plus d’un mois de revenu (il avait les reçus de ces mandats‑poste en sa possession à l’aéroport);

x.                  M. Ukaj n’a pas pu expliquer comment il avait économisé plus de 14 000 $ en moins d’un an, alors qu’il n’avait réussi à économiser que 10 000 $ pendant de nombreuses années, avant d’arriver au Canada en provenance de l’Italie.

 

[11]           Dans sa première lettre à M. Ukaj, l’arbitre a expressément fait état des contradictions entre la preuve par affidavit de M. Mustafa et les premières déclarations que M. Ukaj a faites à l’aéroport au sujet de la provenance des espèces. Elle a ensuite fait observer qu’en l’absence de preuve contraire, il semblait que la saisie avait été légale. Cela dit, elle a joint une copie du rapport de l’agent ayant procédé à la saisie et a invité M. Ukaj à fournir tout renseignement ou document supplémentaire qui, selon lui, pouvait aider le ministre à rendre sa décision. M. Ukaj ne s’est pas prévalu de cette possibilité.

 

[12]           Dans une deuxième lettre à M. Ukaj, l’arbitre a expressément affirmé que [traduction] « le retrait d’un compte bancaire ne constitue pas une preuve de la légitimité de la provenance des espèces ». Elle a ensuite invité de nouveau M. Ukaj à fournir tout renseignement ou document supplémentaire qui, selon lui, pouvait aider le ministre à rendre sa décision. M. Ukaj ne s’est pas prévalu de cette deuxième possibilité de fournir des renseignements supplémentaires.

 

[13]           Dans sa décision de confirmer la confiscation de l’argent, la déléguée du ministre a expliqué pourquoi les documents que M. Ukaj avait fournis n’étaient pas suffisants pour établir la légitimité de la provenance de l’argent. En résumé, elle a indiqué que si les relevés bancaires fournis par M. Mustafa démontraient que différents montants avaient été retirés au cours des 10 mois précédant la saisie, ils ne démontraient pas l’existence d’un lien direct entre les espèces saisies et une source légitime. Elle a également expliqué que le contrat de ventes de condos que M. Mustafa avait fourni ne constituait pas une preuve de la légitimité de la provenance des espèces. Elle a en outre souligné que M. Ukaj n’avait pas fourni d’éléments de preuve supplémentaires après avoir été informé que les premiers qu’il avait fournis n’étaient pas suffisants pour établir la légitimité de la provenance de l’argent saisi.

 

[14]           Compte tenu de ce qui précède, il était raisonnablement loisible à la déléguée du ministre de confirmer la confiscation de l’argent saisi.

 

[15]           Il incombait à M. Ukaj de convaincre le ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’annuler la confiscation en le convainquant que les fonds saisis n’étaient pas des produits de la criminalité. Pour les motifs susmentionnés, la déléguée du ministre a conclu que M. Ukaj ne s’était pas acquitté de ce fardeau. À mon avis, la décision appartenait tout à fait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

 

[16]           En plus d’être contredite par les premières déclarations de M. Ukaj au sujet de la provenance de l’argent saisi, la preuve par affidavit de M. Mustafa n’établissait pas vraiment l’existence d’un lien entre l’argent et les retraits mentionnés dans les relevés bancaires qu’il a fournis. En fait, je conviens que le lien dont M. Mustafa a invoqué l’existence était particulièrement ténu, car aucun renseignement n’a été fourni pour expliquer quand, comment ou pourquoi il a donné l’argent à M. Ukaj, ou pour expliquer quand l’argent a été converti en devises américaines. Il n’était donc pas déraisonnable pour la déléguée du ministre de conclure que les simples affirmations, relevés bancaires et contrat de ventes de condos de M. Mustafa n’étaient pas suffisants pour établir la légitimité de la provenance de l’argent saisi (Kang, précité, au paragraphe 40; Tourki c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 746, au paragraphe 33).

 

B.        Le caractère suffisant des motifs fournis par la déléguée du ministre

[17]           M. Ukaj soutient que la déléguée du ministre a commis une erreur en écartant l’affidavit souscrit par M. Mustafa sans fournir de motifs. Il affirme également que la déléguée du ministre a omis de mentionner cet affidavit ou l’autre affidavit souscrit par M. Ukaj ou d’en tenir compte. Je ne suis pas d’accord.

 

[18]           L’« insuffisance » des motifs « ne permet [pas] à elle seule de casser une décision ». Les motifs doivent plutôt être examinés en corrélation avec le résultat pour déterminer si la décision fait partie des issues acceptables (Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 14).

 

[19]           En formulant une décision, le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à la conclusion finale. Les motifs doivent plutôt simplement permettre à une cour de révision de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion fait partie des issues acceptables (Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16). Je suis convaincu que les motifs fournis par la déléguée du ministre font plus que satisfaire à ce critère.

 

[20]           Quant à la preuve par affidavits en question, la déléguée du ministre a affirmé, au début de sa décision, qu’elle avait pleinement tenu compte des documents que M. Ukaj avait fournis. À la page deux de sa décision, elle a ensuite mentionné expressément les [traduction] « [d]eux affidavits, les relevés bancaires et le contrat » que M. Ukaj avait soumis. De plus, le résumé de l’affaire, que la déléguée du ministre a signé, décrivait en détail la preuve par affidavit de M. Ukaj et de M. Mustafa (Yusufov c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 453, au paragraphe 29).

 

[21]           De façon plus générale, la décision de la déléguée du ministre expliquait très clairement pourquoi elle avait pris cette décision. Après avoir résumé ce qui s’était passé à l’aéroport et mentionné les deux affidavits et les documents à l’appui que M. Ukaj avait fournis, sa décision indiquait clairement que les documents fournis avaient été jugés insuffisants pour établir la légitimité de la provenance des espèces. La décision indiquait ensuite que les relevés bancaires ne démontraient pas l’existence d’un lien entre les espèces saisies et une source légitime. Elle indiquait de plus que M. Ukaj avait été informé de ces conclusions et invité à fournir d’autres éléments de preuve documentaire pour établir la provenance des fonds saisis, mais ne l’avait pas fait. Enfin, le fondement de la décision de ne pas exercer le pouvoir discrétionnaire de restituer les fonds saisis a été résumé comme étant attribuable : (i) à l’absence de preuve documentaire établissant la légitimité de la provenance des espèces, et (ii) aux renseignements contradictoires qui ont été donnés au sujet de la provenance et de la propriété des espèces, y compris les renseignements contenus dans les motifs fournis par l’agent ayant procédé à la saisie pour établir l’existence de motifs raisonnables de soupçonner que les espèces étaient des produits de la criminalité.

 

[22]           Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que les motifs fournis par la déléguée du ministre étaient plus que suffisants pour permettre à la Cour de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion fait partie des issues acceptables. Après examen de ces motifs, je suis convaincu que la conclusion de la déléguée du ministre en faisait clairement partie.

 

C.        La décision de l’agent de l’ASFC de saisir les espèces

[23]           Au cours de l’audience devant la Cour, l’avocat de M. Ukaj a fait valoir que la décision de l’agent de l’ASFC à l’aéroport international de Vancouver de saisir l’argent auprès de M. Ukaj était déraisonnable.

 

[24]           Étant donné que cet argument n’a pas été soulevé dans la demande de contrôle judiciaire de M. Ukaj ni à aucun autre moment avant l’audience, il ne peut être examiné par la Cour (République de Chypre (Commerce et Industrie) c International Cheese Council of Canada, 2011 CAF 201, au paragraphe 15; Vézina c Canada (Défense nationale, Chef d’état-major de la Défense), 2012 CF 625, au paragraphe 21). De plus, il est maintenant bien établi que, à moins que la Cour ne rende une ordonnance contraire ou que les décisions en cause constituent une même série d’actes de la part d’un seul décideur, une demande de contrôle judiciaire ne peut viser qu’une seule décision administrative (Institut canadien des droits humains c Goldie, [2000] 1 CF 475, au paragraphe 5; Servier Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 196, au paragraphe 17).

 

[25]           Quoi qu’il en soit, je suis convaincu qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent de saisir les fonds. Le paragraphe 18(1) de la Loi permet à un agent de saisir des espèces ou des effets s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), qui impose une obligation de déclarer, conformément aux règlements, l’importation ou l’exportation des espèces ou effets d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire. Ce montant est de 10 000 $.

 

[26]           À mon avis, quand quelqu’un n’a pas saisi l’occasion de déclarer des espèces ou effets d’une valeur supérieure au montant réglementaire avant de passer dans la zone sécurisée d’un aéroport, et n’a pas fourni d’explication raisonnable à l’égard de son omission de déclarer les espèces conformément à la loi, il n’est pas déraisonnable de conclure que le critère énoncé au paragraphe 18(1) a été respecté. Cela est particulièrement vrai lorsque la personne qui était en possession de l’argent a dit à un agent qu’elle ne transportait pas d’espèces ou d’effets d’une valeur de 10 000 $ ou plus.

 

[27]           Je suis également convaincu qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent qui a procédé à la saisie de conclure, pour les différents motifs exposés dans son rapport, qu’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner que l’argent de M. Ukaj était un produit de la criminalité, comme le prévoit le paragraphe 18(2) de la Loi. Pour les motifs qu’il a exposés, sa conclusion appartenait tout à fait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

Conclusion

[28]           Pour les motifs qui précèdent, la présente demande est rejetée avec dépens.


 

JUGEMENT

            LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée avec dépens.

 

 

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

 

 

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1619-11

 

INTITULÉ :                                      AGIM UKAJ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 28 août 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS :                     le 31 août 2012

                                                            le 16 octobre 2012 (modifiés)

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mark Berry

POUR LE DEMANDEUR

 

Philippe Alma

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mark Berry

Avocat

Surrey (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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