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Date : 20120829

Dossier : IMM‑8775‑11

Référence : 2012 CF 1026

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

CLAUDE ARMEL MFOUTOU NSIKA

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur est un citoyen de la République du Congo [Congo] qui, en 1991, a rejoint de son plein gré les rangs de l’armée congolaise, où il a servi jusqu’en 1998, date à laquelle il a déserté à la suite d’un coup d’État survenu dans ce pays. Il a fui le Congo en 2000, et présenté une demande d’asile au Royaume‑Uni, qui a toutefois été refusée. Il a été arrêté à son retour au Congo en 2007. En novembre de la même année, le demandeur s’est de nouveau enfui, cette fois‑ci au Canada, où il a présenté, à son arrivée en décembre 2007, une demande de protection sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi].

 

[2]               Dans une décision datée du 9 novembre 2011, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a rejeté la demande d’asile du demandeur en vertu de l’article 98 de la LIPR, estimant qu’il existait des raisons sérieuses de croire qu’il avait été complice de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, compte tenu du rôle qu’il avait joué au sein de l’armée congolaise. L’article 98 de la LIPR prévoit :

La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention Refugee or person in need of protection.

 

 

La partie pertinente de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 1951, [1969] R.T. Can no 6 [la Convention sur les réfugiés ou la Convention] prévoit que les dispositions de la Convention :

[…] ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

 

a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

 

[…]

[…] shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that :

 

(a) He has committed a crime against peace,

crimes de guerre
, or crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

[…]

 

 

[3]               Le demandeur cherche par la présente demande de contrôle judiciaire à faire annuler la décision de la SPR datée du 9 novembre 2011.

 

[4]               Dans cette décision, la SPR a conclu que l’armée congolaise avait commis, entre 1993 et 1997, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, ayant consisté notamment à tuer, déplacer, détenir de façon arbitraire et torturer des civils et à commettre des meurtres et des viols à motivation ethnique. Cette conclusion n’est pas contestée dans la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

 

[5]               Après avoir déterminé que l’armée congolaise avait commis ces crimes de guerre et des crimes contre l’humanité pendant la période où le demandeur servait dans ses rangs, la Commission s’est penchée sur la question de savoir si le demandeur avait été complice des crimes commis par l’armée, et elle a conclu par l’affirmative. Dans l’analyse de la question de la complicité, la SPR s’est référé à plusieurs arrêts de la Cour d’appel fédérale, et elle a relevé que la « participation personnelle et consciente » du demandeur d’asile est nécessaire pour établir la complicité et que la simple appartenance à une organisation ayant perpétré des crimes internationaux ne suffit pas à soutenir une conclusion de complicité. La Commission a ensuite appliqué les six facteurs appelés les facteurs de l’arrêt Bahamin (issus de l’arrêt Bahamin c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 961, 171 NR 79), que notre Cour a à maintes reprises utilisés, et dont nous traiterons plus en détail aux paragraphes 23 et 24 ci‑après. Dans l’examen de ces facteurs, on a pris en compte la façon dont le demandeur a été recruté, la nature de l’armée congolaise, la nature de cette armée, la connaissance qu’il avait des crimes ou des actes commis par elle, la durée de son association avec celle‑ci et le fait qu’il ait ou non eu la possibilité de la quitter avant sa désertion.

 

[6]               Pour ce qui est de son recrutement, le demandeur a rejoint de son plein gré les rangs de l’armée, préférant la carrière militaire au travail dans la ferme de ses grands‑parents, seuls choix qui s’offraient à lui après son expulsion de l’école.

 

[7]               Pour ce qui est de son rang au sein de l’armée congolaise, la Commission a conclu que son grade de sergent n’était « pas négligeable ».

 

[8]               En ce qui concerne la nature de l’armée congolaise, la Commission a constaté qu’elle avait commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre pendant que le demandeur servait dans ses rangs, et qu’on lui avait notamment confié la tâche de surveiller et d’escorter des convois d’argent entre l’aéroport et la banque centrale, ainsi que la protection des quartiers généraux de la station de télévision congolaise à Brazzaville, une ville où un grand nombre d’atrocités ont été commises.

 

[9]               Quant à la connaissance qu’avait le demandeur des crimes ou des actes commis par l’armée, la Commission a noté qu’il vivait et travaillait près des zones de Brazzaville où l’armée avait perpétré des atrocités. Le demandeur a indiqué qu’il entendait des tirs de roquettes et qu’il avait appris par les médias d’information qu’un certain nombre de civils avaient été tués à Brazzaville. Il maintient cependant qu’il n’a pas réalisé que l’armée congolaise était impliquée dans ces tirs de roquette. La SPR n’a pas cru les dénégations du demandeur étant donné que l’armée avait annulé sa permission, et qu’elle l’avait rappelé à Brazzaville au moment des attaques, dont il a d’ailleurs eu connaissance puisqu’il avait entendu les tirs de roquette.

 

[10]           S’agissant de la durée de l’association du demandeur avec l’armée congolaise et de la possibilité qu’il a eue de la quitter, la Commission a conclu qu’il a effectué son service entre 1991 et 1998, qu’il est monté en grade et est devenu sergent et qu’il n’a déserté que lorsque le parti politique au pouvoir a été renversé par un coup d’État. Le dossier indique également que le demandeur était membre du parti politique en question, à savoir l’Union Panafricaine pour la Démocratie Sociale. En ce qui concerne la possibilité qu’il a eue de quitter l’armée, le demandeur a déclaré qu’il a été arrêté après sa désertion, mais qu’il a été remis en liberté peu après à la condition qu’il se présente quotidiennement à un bureau de l’armée. La Commission a conclu qu’il aurait pu déserter ou démissionner plus tôt qu’il ne l’a fait.

 

[11]           La SPR a déterminé, à la lumière des faits susmentionnés, qu’il existait de sérieuses raisons de penser que le demandeur avait été complice des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par l’armée congolaise, et qu’il ne pouvait donc pas se réclamer de la protection offerte par la LIPR.

 

[12]           Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que la norme de contrôle de la décision correcte s’applique (la question en litige étant une question de droit mettant en jeu l’interprétation de l’article 98 de la LIPR et de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés), et que la Commission n’a pas appliqué le bon critère en ce qui concerne la question de la complicité. Plus spécifiquement, le demandeur soutient qu’au lieu de se concentrer sur les facteurs de l’arrêt Bahamin, la SPR aurait dû se demander si sa participation aux crimes de l’armée congolaise était analogue à celle d’un complice au sens du droit criminel. Il fait valoir à cet égard que dans le récent arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 224, [2011] 3 RCF 417, autorisation d’appel accueillie le 26 avril 2012 (2012 CarswellNat 1173) (CSC), pourvoi en instance [Ezokola], la Cour d’appel fédérale a estimé que lorsqu’un demandeur d’asile a servi dans une armée ayant commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, comme en l’espèce, il faut qu’il se soit rendu complice de ces crimes pour justifier une conclusion de complicité. En d’autres termes, la connaissance des crimes, de même que la participation volontaire aux opérations de l’armée et l’exécution de tâches qui servent ses objectifs ne permettent pas, d’après le demandeur, de conclure à la complicité. La Commission a donc eu tort d’appliquer les facteurs de l’arrêt Bahamin pour se prononcer sur la question de la complicité. Le demandeur soutient plutôt qu’en l’absence de preuve qu’il a aidé à perpétrer les crimes commis par l’armée congolaise, la SPR a commis une erreur en concluant qu’il était un complice. Le cas d’espèce lui paraît en tous points similaire à celui du demandeur dans Ardila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1518, 143 ACWS (3d) 1072 [Ardila], dans laquelle le juge Kelen a infirmé une décision semblable de la SPR.

 

[13]           Le défendeur convient pour sa part que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à l’examen du critère appliqué par la Commission, mais il soutient que la SPR a appliqué le bon critère. Pour l’avocat du défendeur, une lecture attentive de l’arrêt Ezokola montre bien que la Cour d’appel fédérale n’a pas créé de nouveau critère en matière de complicité et que les facteurs de l’arrêt Bahamin demeurent pertinents pour déterminer si un individu a pris part de manière [traduction] « consciente et délibérée » à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité. Selon lui, une participation active – comparable à celle d’un complice criminel – n’est pas nécessaire pour établir la complicité. Il suffit plutôt que le demandeur ait eu connaissance des crimes commis par l’organisation, qu’il ait continué de son plein gré d’en faire partie et qu’il se soit livré à des actes qui servaient les objectifs de celle‑ci de manière significative, renforçant ainsi sa capacité de commettre des crimes de guerre. Le défendeur ajoute que l’application par la Commission de ce critère aux faits de l’espèce doit faire l’objet d’un examen suivant la norme de la raisonnabilité, que la décision de la SPR était raisonnable et qu’elle devrait donc être maintenue.

 

Norme de contrôle

[14]           Il est vrai, comme l’affirment les parties, que dans l’état actuel du droit, la norme de contrôle de la décision correcte s’applique en ce qui concerne les conclusions de la Commission sur la portée de la notion de complicité dans le contexte de l’article 98 de la LIPR et de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Bien que plusieurs arrêts récents de la Cour suprême du Canada, rendus dans d’autres contextes, puissent donner à penser que la norme de la raisonnabilité s’applique étant donné que la Commission interprète une disposition de sa loi constitutive (voir, p. ex., Nolan c Kerry (Canada) Inc, 2009 CSC 39, au paragraphe 34, [2009] 2 RCS 678; Celgene Corp c Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, au paragraphe 34, [2011] 1 RCS 3; Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, au paragraphe 26, [2011] 1 RCS 160; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, aux paragraphes 18, 23 et 24, [2011] 3 RCS 471 [Commission canadienne des droits de la personne]; Alberta Information and Privacy Commissioner c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30, [2011] 3 RCS 654; et Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, aux paragraphes 46 et 47, 343 DLR (4th) 193), notre Cour est tenue de suivre l’arrêt Ezokola. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a d’abord statué que la décision de la Commission concernant « la portée de la notion de complicité » est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte (au paragraphe 39). Elle précise ensuite que l’application du critère aux faits de l’espèce doit quant à elle faire l’objet d’un examen selon la norme de la raisonnabilité, estimant qu’« [u]ne fois le critère bien cerné, la question à savoir si les faits en l’espèce enclenchent l’application de l’article 1Fa) est une question mixte de droit et de faits de sorte que déférence doit être accordée au Tribunal à cet égard » (au paragraphe 39).

 

[15]           Ainsi, s’agissant de détermination par la Commission du critère relatif à la complicité la norme de la décision correcte s’applique, tandis que l’application de ce critère aux circonstances de l’espèce sera examinée suivant la norme de la raisonnabilité.

 

La SPR a appliqué le bon critère

[16]           Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ezokola ne crée pas un nouveau critère de complicité, ni n’indique que les facteurs de l’arrêt Bahamin ne s’appliquent pas pour déterminer s’il y a eu complicité.  Selon moi, dans cet arrêt la Cour d’appel fédérale a plutôt confirmé et appliqué la jurisprudence antérieure ayant établi les paramètres relatifs à la notion de complicité pour les besoins l’article 98 de la LIPR et de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

 

[17]           Dans l’arrêt Ezokola, le juge des requêtes a infirmé une décision par laquelle la SPR avait conclu que l’individu à la tête de la Mission permanente de la République démocratique du Congo auprès des Nations Unies était complice de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, et donc exclu de la protection offerte par la LIPR. Le juge des requêtes a estimé qu’il devait exister un lien entre l’individu et les crimes commis pour pouvoir établir sa complicité, et qu’un tel lien n’existait pas en l’occurrence. La Cour d’appel a annulé la décision du juge des requêtes et reformulé ainsi la question certifiée :

Aux fins de l’exclusion prévue au paragraphe 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, peut‑il y avoir complicité par association à des crimes contre l’humanité du fait qu’un demandeur d’asile occupait un poste de haut fonctionnaire auprès d’un gouvernement qui a commis de tels crimes, joint au fait que le demandeur d’asile avait connaissance de ces crimes et est demeuré en poste sans les dénoncer?

 

 

[18]           La Cour d’appel fédérale a répondu par l’affirmative à la question certifiée, et noté que la jurisprudence exige qu’il y ait « participation personnelle et consciente » aux crimes de guerre pour établir la complicité, mais que celle‑ci n’équivalait pas à une implication personnelle dans ces crimes. Un lien spécifique entre l’individu et les crimes n’est donc pas requis, et le fait d’occuper un poste de haut fonctionnaire dans une organisation en sachant qu’elle a commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité peut constituer de la complicité. La Cour d’appel a néanmoins ajouté que la simple connaissance de la perpétration de crimes internationaux par l’organisation ne suffit pas en soi à établir la complicité.

 

[19]           Selon moi, l’arrêt Ezokola est conforme à la jurisprudence antérieure de la Cour d’appel fédérale et de notre Cour en ce qui a trait au critère relatif à la complicité établi par de nombreuses décisions, principalement Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 109, [1992] 2 CF 306 (CA) [Ramirez]; Sivakumar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1145, [1994] 1 CF 433 (CA); Penate c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1292, [1994] 2 CF 79 (1re inst.); Bahamin (précité, au paragraphe 5); Moreno c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 298, 107 DLR (4th) 424 (CA); Mohammad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1457, 115 FTR 161 (1re inst.); Bazargan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 119 FTR 240, 205 NR 282 (CA) [Bazargan]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hajialikhani, [1998] ACF no 1464, [1999] 1 CF 181 (1re inst.); Sumaida c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 CF 66, 183 DLR (4th) 713 (CA); Sungu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1207, [2003] CF 192 (1re inst.); Harb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 39, 238 FTR 194 [Harb]; Ali c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1306, [2005] ACF no 1590 [Ali]; Ardila (précité, au paragraphe 12); Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 303, [2005] ACF no 1567; Ryivuze c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 134; Sidna c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1046 [Sidna]; Bouasla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 930; Rizwan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 781; Rutayisire c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1168, [2010] ACF no 1541; Ishaku c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 44; et Ezokola.

 

[20]           L’arrêt le plus ancien – Ramirez – énonce les paramètres généraux du critère de complicité pour l’application de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a fait observé que la norme de preuve à laquelle il faut satisfaire pour établir l’existence de « raisons sérieuses de penser » qu’un individu a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité est moins rigoureuse que la prépondérance des probabilités (aux paragraphes 5 à 7). Elle a ensuite fait les remarques suivantes concernant le niveau de participation requis pour justifier une exclusion au titre de la section F de l’article premier : tout d’abord, un individu ne peut être complice d’un crime international sans y prendre part de façon « personnelle et consciente » (au paragraphe 15; voir aussi le paragraphe 23). La simple appartenance à une organisation (sauf s’il s’agit d’une organisation qui vise des « fins limitées et brutales ») ou la simple présence sur la scène d’un crime ne suffit pas à établir la complicité. Il faut plutôt démontrer l’« existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont » (paragraphe 18), étant toutefois entendu que les conditions à remplir pour établir leur existence dépend des faits, et que celles‑ci peuvent donc varier d’un cas à l’autre. Dans Ramirez, la Cour a conclu qu’il ne faisait pas de doute que l’appelant était un complice pour l’application de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés étant donné que pendant qu’il servait dans les forces salvadoriennes, il avait assisté à de nombreux actes de persécution, étant chargé de garder les prisonniers pendant qu’ils se faisaient torturer, et ce, malgré le fait qu’il n’était pas un haut gradé et qu’il n’avait pas ordonné la torture.

 

[21]           Dans les décisions et arrêts subséquents, notre Cour ainsi que la Cour d’appel fédérale ont appliqué dans différents contextes factuels les paramètres généraux énoncés dans Ramirez. On peut tirer les propositions générales suivantes de la jurisprudence ayant trait aux principes applicables pour déterminer si les actes d’un individu suffisent à établir sa complicité dans les cas où l’organisation qui a commis les crimes n’est pas de celles qui visent des « fins limitées et brutales » :

1.      la participation active et volontaire du demandeur d’asile aux crimes de guerre ou aux crimes contre l’humanité commis par l’organisation suffira généralement à établir sa complicité;

2.      cependant, cette participation active n’est pas essentielle pour établir la complicité. Il peut y avoir complicité dans des crimes internationaux sans participation active si l’individu a connaissance des crimes internationaux perpétrés par l’organisation et qu’il ne prend aucune mesure pour les empêcher (s’il en a le pouvoir), ou s’il en a connaissance et qu’il participe de plein gré aux autres activités de l’organisation qui renforcent sa capacité de commettre des crimes;

3.      il est généralement permis d’inférer que le demandeur a connaissance des crimes lorsqu’il occupe un haut poste au sein de l’organisation;

4.      il est généralement permis d’inférer que le demandeur a volontairement participé aux activités de l’organisation s’il en a rejoint les rangs de son plein gré ou s’il ne s’en est pas dissocié à la première occasion;

5.      il n’est pas nécessaire que l’individu soit officiellement membre de l’organisation s’il prend part à ses activités d’une manière suffisante pour établir sa complicité.

 

[22]           Bien que la Cour d’appel fédérale n’ait pas de façon spécifique confirmé les facteurs de l’arrêt Bahamin dans les arrêts qu’elle a par la suite rendus en matière de complicité, les arrêts en question, notamment l’arrêt Ezokola, ne s’opposent pas à ce que ces facteurs jouent un rôle clé dans la détermination de la complicité. Comme nous l’avons déjà souligné, dans l’arrêt Ezokola, la Cour d’appel a répondu par l’affirmative à la question certifiée (modifiée); cette conclusion s’accorde avec les facteurs énoncés dans l’arrêt Bahamin puisque la Cour confirmait par là que la participation – au sens d’aider et d’encourager la perpétration de crimes de guerre – n’était pas nécessaire pour établir la complicité. Estimant dans l’arrêt Bazargan (précité, au paragraphe 19) qu’un individu n’appartenant pas à l’organisation pouvait néanmoins être complice des crimes internationaux qu’elle commet, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’« il va de soi […] qu’une “participation personnelle et consciente” [peut] être directe ou indirecte et qu’elle ne requière pas l’appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s’adonne aux activités condamnées » (au paragraphe 11) (voir également Harb, précité, au paragraphe 19). L’acceptation du principe de la participation indirecte s’accorde avec les facteurs issus de l’arrêt Bahamin, qui servent à mesurer le degré de participation du demandeur d’asile.

 

[23]           La Cour a à plusieurs occasions maintenu des conclusions de complicité tirées en tenant compte des facteurs de l’arrêt Bahamin, lorsque les individus concernés occupaient un rang assez élevé au sein de l’organisation, qu’ils avaient agi de manière à servir ses objectifs, qu’ils avaient connaissance des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité en cause et qu’ils ne s’étaient pas dissociés de l’organisation à la première occasion (voir, p. ex., Sivakumar, Penate, Bazargan et Ishaku (toutes précités au paragraphe 19)). Par exemple, dans Sidna (précitée au paragraphe 19), la Cour a confirmé la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur – qui avait gravi les échelons de la hiérarchie militaire en Mauritanie (jusqu’au grade de capitaine), qui connaissait les abus commis par d’autres unités de l’armée et qui n’avait pas démissionné – était complice des actes en cause.

 

[24]           Dans d’autres arrêts, notre Cour a confirmé des décisions dans lesquelles la SPR a conclu que le fait pour un individu de fournir des fonds à une organisation se livrant à des crimes contre l’humanité dont il avait connaissance suffisait à établir sa complicité. Par exemple, dans les décisions Ali et Hajialikhani (toutes deux précitées au paragraphe 19), la Cour a maintenu les conclusions de la SPR selon lesquelles en versant des fonds à une organisation ayant commis des crimes internationaux le demandeur s’était rendu complice (Ali, au paragraphe 49 et Hajialikhani, au paragraphe 41). De même, dans Ryivuze (précitée au paragraphe 19), la Cour a confirmé la décision de la SPR dans laquelle le demandeur – un fonctionnaire de haut rang dont le travail avait contribué à l’obtention par le Burundi de crédits et de prêts de la Banque mondiale – a été jugé complice des crimes internationaux commis par le régime.

 

[25]           À mon avis, la Commission a appliqué le bon critère en l’espèce. Elle ne fait pas erreur en utilisant les facteurs de l’arrêt Bahamin pour déterminer si un demandeur d’asile a participé de manière personnelle et consciente aux crimes internationaux commis par l’organisation à laquelle il appartient. Ces facteurs sont utilisés pour déterminer le degré de participation du demandeur, la Cour a souvent reconnu qu’il était opportun que la Commission les emploie, et ils sont compatibles avec la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale. Contrairement à ce qu’allègue le demandeur, la Commission n’a donc pas commis d’erreur susceptible de contrôle.

 

[26]           Bien que cette conclusion suffise à trancher la demande de contrôle judiciaire dont la Cour est saisie, le demandeur n’ayant pas contesté la manière dont la SPR a appliqué le critère aux faits devant elle, j’estime utile de souligner que la décision de la Commission à cet égard est également raisonnable. La Commission disposait d’éléments de preuve amplement suffisants pour lui permettre de conclure raisonnablement que le demandeur était complice des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par l’armée congolaise. Le demandeur est volontairement entré et resté dans l’armée, il a été promu, il avait connaissance des crimes internationaux commis dans la ville où il était posté, était appeler à garder des fonds et à protéger la station de télévision que le gouvernement congolais utilisait pour diffuser sa propagande. Comme l’a justement fait remarquer l’avocat du défendeur, les décisions Ali, Hajialikhani et Ryivuze confirment que le fait de fournir des fonds ou d’en faciliter l’acheminement à une organisation en sachant que celle‑ci commet des crimes internationaux, peut établir la complicité et [traduction] « [i]l n’existe aucune distinction de principe entre financer une organisation et faire en sorte que ses fonds soient mis en sécurité : dans les deux cas, il s’agit de s’assurer que l’organisation puisse continuer à violer le droit criminel international en achetant des armes et en payant des soldats » (exposé des arguments du défendeur au paragraphe 41). De même, le fait de veiller à ce que le régime soit en mesure de diffuser sa propagande peut l’aider à commettre des crimes internationaux et donc justifier une conclusion de responsabilité à l’égard des crimes contre l’humanité, comme l’a statué le Tribunal international pour le Rwanda dans l’arrêt Le Procureur c Ferdinand Nahimana, Jean‑Bosco Barayagwiza, Hassan Ngeze (jugement rendu en appel), ICTR‑99‑52‑A, Tribunal pénal international pour le Rwanda (ICTR), 28 novembre 2007, disponible à l’adresse suivante : http://www.unhcr.org/refworld/docid/48b5271d2.html [consulté le 20 août 2012].

 

[27]           La situation du demandeur est entièrement différente de celle du demandeur d’asile dans la décision Ardila (précitée au paragraphe 12) qu’il invoque. M. Ardila n’avait rempli aucune fonction de nature à renforcer la capacité de l’armée colombienne de se livrer à des crimes internationaux. Pendant qu’il était dans l’armée, il avait presque en tout temps été en formation ou membre de l’école équestre, bien à l’écart des atrocités qu’elle avait commises. Par contre, les tâches dont s’est acquitté le demandeur en l’espèce étaient de nature à aider l’armée congolaise à poursuivre ses opérations et à commettre les crimes dont la Commission l’a jugé complice.

 

[28]           La décision de la SPR était donc raisonnable et celle‑ci a appliqué le bon critère. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

[29]           Le demandeur a réclamé que je diffère ma décision en ce qui a trait à une éventuelle question à certifier et que je laisse les parties présenter des observations sur l’opportunité de certifier une question en application de l’article 74 de la LIPR une fois que ma décision aura été rendue. L’avocat du défendeur, pour sa part, a fait valoir que si je décidais de rejeter la demande, il n’y aurait aucune question à certifier étant donné que ce faisant je m’en tiendrais à appliquer le droit établi. J’estime que le défendeur a raison sur ce point : j’ai rejeté la demande, car j’ai estimé que la Commission avait convenablement formulé le droit établi et qu’elle l’avait raisonnablement appliqué aux faits qui concernent le demandeur. Cette affaire ne soulève donc aucune question grave de portée générale.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  aucune question grave de portée générale n’est certifiée;

3.                  aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑8775‑11

 

INTITULÉ :                                                  CLAUDE ARMEL MFOUTOU NSIKA c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 20 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 29 août 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul VanderVennen

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Martin Anderson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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