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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20120828

Dossier : IMM-7309-11

Référence : 2012 CF 1023

[traduction FRANÇAISE certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 28 août 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

 

MICHAEL GORDON WESTMORE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

          

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la loi), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision, datée du 9 septembre 2011 (la décision), par laquelle une agente d’immigration (l’agente) a refusé la demande de résidence permanente du demandeur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH), en vertu du paragraphe 25(1) de la loi.

CONTEXTE

[2]               Le demandeur, âgé de 70 ans, est un citoyen du Royaume‑Uni (le R‑U). Il vit actuellement à Toronto.

[3]               Le demandeur et son époux, Stennett, se sont rencontrés en 1983. Ils ont vécu comme conjoints de fait de 1985 à 2004. Durant leur relation, ils passaient leur temps entre le R‑U et le Canada; ils passaient une partie de chaque année à l’étranger afin que le demandeur puisse maintenir son statut de visiteur au Canada. En 2003, le Règlement sur l’immigration a été modifié; la modification permettait le parrainage des conjoints de même sexe, le demandeur et Stennett se sont donc mariés. Ils ont commencé une demande de parrainage à titre d’époux le 15 juin 2004. Malheureusement, Stennett est tombé malade, et il est décédé le 25 octobre 2004.

[4]               Après le décès de Stennett, le demandeur ne pouvait plus être parrainé au Canada à titre d’époux. Il a demandé au défendeur de traiter sa demande comme une demande CH. Le défendeur l’a fait et, le 5 août 2005, il a approuvé la demande, à titre préliminaire. L’agente d’immigration chargée d’examiner cette demande a conclu qu’il y avait des preuves solides de soutien de l’entourage, et des liens à Toronto. Le demandeur avait aussi établi qu’il ne serait pas en proie à des difficultés financières s’il obtenait la résidence permanente. Après l’approbation conditionnelle, le défendeur a demandé au demandeur de lui fournir des résultats d’examens médicaux à jour pour compléter la demande. Le dossier certifié du tribunal (DCT) donne à penser qu’il y a eu rupture de communication entre le demandeur, ses avocats et le défendeur. Pour une raison inconnue, le demandeur n’a pas fourni de résultat d’examens médicaux à jour et, le 27 mars 2008, le défendeur a refusé la première demande CH, au motif qu’elle était incomplète.

[5]               Le 16 novembre 2009, le demandeur a présenté une deuxième demande CH. Cette demande était fondamentalement similaire à sa première demande. Le demandeur s’est basé sur : son établissement au Canada en raison de ses longs séjours ici avec Stennett, son manque de liens avec le R‑U. Il a déclaré qu’il n’aurait pas accès aux services de l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA), s’il ne pouvait pas rester au Canada. Cela lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. À l’appui de sa demande CH, le demandeur a fourni plusieurs documents financiers, et plusieurs lettres de soutien de ses amis à Toronto. Dans ses soumissions, il a aussi déclaré qu’il n’avait ni amis ni famille au R‑U, parce que ses parents et son unique frère étaient décédés.

[6]               L’agente a examiné les soumissions du demandeur, et elle a refusé sa demande le 9 septembre 2011. Par une lettre datée du 21 septembre 2011 (la lettre de refus), l’agente a avisé le demandeur de sa décision.

LA DÉCISION SOUMISE AU CONTRÔLE

 

[7]               En l’espèce, la décision est composée des documents suivants : la lettre de refus, les motifs d’ordre humanitaire (les motifs CH) de la décision que l’agente a signés le 9 septembre 2011.

[8]               L’agente a examiné les données biographiques du demandeur, et ses antécédents en matière d’immigration. Elle a noté l’échec de la demande CH précédente, et elle a souligné le fondement de la nouvelle demande. Dans la lettre de refus, l’agente a informé le demandeur qu’il avait le fardeau d’établir le préjudice qu’il subirait s’il n’obtenait pas d’exemption pour des motifs d’ordre humanitaire.

[9]               L’agente a examiné les facteurs favorables que le demandeur avait fait ressortir dans sa demande, notamment son engagement au sein de plusieurs organisations communautaires, notamment l’INCA. Elle a aussi souligné que le demandeur possédait une maison au Canada et une maison au R‑U, et qu’il bénéficiait du soutien de ses amis au Canada, amis qu’il connaissait depuis plus de 25 ans. Il avait aussi beaucoup voyagé entre le Canada et le R‑U avec Stennett, et il n’avait jamais demandé de prolongation de son statut de visiteur au Canada. Lorsque Stennett est tombé malade, le demandeur a passé autant de temps qu’il le pouvait au Canada pour s’occuper de Stennett.

[10]           Bien que le demandeur ait eu beaucoup de soutien au Canada, il n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels il ne bénéficierait pas d’un réseau de soutien au R‑U. Il n’a pas non plus établi qu’il n’aurait pas accès, au R‑U, à des services semblables à ceux fournis par l’INCA au Canada. En outre, le demandeur pouvait continuer à venir au Canada à titre de visiteur, comme il le faisait depuis de nombreuses années.

[11]           L’agente a admis que le demandeur n’avait pas de proches parents au R‑U, mais elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve pour établir que le demandeur n’avait pas d’autres membres de sa famille ou d’autres amis au R‑U qui pouvaient lui apporter du soutien là‑bas. Bien que le demandeur ait conservé son statut au Canada en quittant le pays deux fois par an, il a fourni une preuve insuffisante qu’il avait passé assez de temps au Canada depuis le décès de Stennett.

[12]           Le demandeur n’a pas établi qu’il subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, s’il présentait sa demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada ou s’il devait quitter le Canada deux fois par an. Il a choisi de continuer à visiter le Canada, malgré le décès de Stennett, et malgré le fait qu’on lui a donné l’occasion d’obtenir la résidence permanente avec une approbation conditionnelle de sa première demande CH.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]           Dans la présente demande, le demandeur a formellement soulevé la question suivante :

                    i. Les motifs de l’agente sont‑ils suffisants?

[14]           Dans ses soumissions, il a aussi soulevé les questions suivantes :

                    i.                                                La décision était‑elle raisonnable?

                  ii.                                                Avait‑il une attente légitime selon laquelle il obtiendrait une exemption pour des motifs d’ordre humanitaire?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[15]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a décidé qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle dans chaque espèce. Plutôt, lorsque la norme de contrôle applicable à une question précise est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette analyse. Ce n’est que lorsque cette démarche s’avère infructueuse que la cour de révision doit prendre en compte les quatre facteurs qui déterminent l’analyse de la norme de contrôle.

[16]           Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour suprême du Canada a décidé que lorsqu’elle effectue le contrôle d’une décision portant sur des motifs d’ordre humanitaire, la cour de révision « devrait faire preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi », au paragraphe 62. Le juge Michael Phelan a maintenu une telle approche dans la décision Thandal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 489, au paragraphe 7. La norme de contrôle applicable à la deuxième question est la décision raisonnable.

[17]            Dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, la Cour suprême du Canada a décidé, au paragraphe 14, que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision. Plutôt, « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». En ce qui concerne la première question, le caractère suffisant des motifs sera analysé en même temps que le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

[18]           Lorsqu’elle effectue le contrôle d’une décision selon la norme du caractère raisonnable, l’analyse de la cour de révision portera sur « la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres termes, la cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable dans le sens ou elle n’appartenait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

[19]           Au paragraphe 26 de l’arrêt Baker, précité, la Cour suprême du Canada a décidé que la doctrine de l’attente légitime faisait partie de la doctrine de l’équité ou de la justice naturelle. Lorsqu’une partie a une attente légitime, cela affecte le contenu de l’obligation d’équité, mais cette attente ne peut pas donner naissance à des droits matériels. Au paragraphe 100 de l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique et Union internationale des employés des services (S.C.F.P.) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, la Cour suprême du Canada a décidé qu’« [i]l appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale ». En outre, au paragraphe 53 de l’arrêt Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, la Cour d’appel fédérale a décidé que : « [l]a question de l’équité procédurale est une question de droit. Aucune déférence n’est nécessaire. Soit le décideur a respecté l’obligation d’équité dans les circonstances propres à l’affaire, soit il a manqué à cette obligation ». La norme de contrôle applicable à la troisième question est la décision correcte.

 

LA DISPOSITION LÉGALE

[20]           La disposition suivante de la loi s’applique en l’espèce :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

LES ARGUMENTS

Le demandeur

            Motifs insuffisants

 

[21]           Selon le demandeur, les motifs de l’agente sont insuffisants parce qu’ils n’informent pas suffisamment le demandeur des raisons pour lesquelles sa demande a été refusée. Sa première demande avait été approuvée, en principe, pour des raisons similaires à celles avancées dans sa deuxième demande. Toutefois, l’agente n’a pas suffisamment expliqué pourquoi le résultat de la deuxième demande était différent du résultat de la première demande. Les deux demandes étaient fondamentalement les mêmes, à l’exception du fait que l’établissement du demandeur au Canada était meilleur au moment de la deuxième demande. L’agente aurait dû expliquer en quoi les deux demandes étaient différentes. Le demandeur ne peut pas connaître la raison du refus de sa demande, la décision doit donc être annulée. Voir Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565.

[22]           L’agente n’a pas non plus examiné la demande telle qu’elle était exposée par le demandeur. Il a déclaré qu’il serait exposé à des difficultés au R‑U parce qu’il n’aurait plus accès aux services de l’INCA. Toutefois, l’agente a examiné la possibilité pour lui d’avoir accès à des services similaires au R‑U. Les motifs n’établissent pas que l’agente ait évalué les difficultés découlant de l’absence d’accès, les motifs sont donc insuffisants.

Décision déraisonnable

[23]           Lorsqu’elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve établissant que le demandeur n’avait pas de réseau de soutien au R‑U, l’agente a exigé du demandeur qu’il fasse une preuve contraire. Cela était déraisonnable parce que le seul moyen pour le demandeur de satisfaire au critère de l’agente aurait été qu’il interviewe chacune des personnes vivant au R‑U. L’agente disposait aussi d’éléments de preuve – contenus tant dans les déclarations du demandeur dans le formulaire de demande CH, que dans les soumissions qu’il avait faites — selon lesquels il n’avait ni famille ni amis au R‑U. L’agente n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve, la décision était donc déraisonnable.

[24]           L’agente n’a pas non plus tenu compte de la preuve, lorsqu’elle a conclu qu’il n’y avait pas [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve qu’il [le demandeur] avait passé assez de temps au Canada depuis le décès de son époux ». Dans ses soumissions, le demandeur a déclaré qu’il vivait au Canada depuis janvier 2001, ce qui inclut la période de temps postérieure au décès de Stennett. Dans son formulaire de demande, il a aussi énuméré ses lieux de résidence au Canada depuis janvier 2001.

[25]           Le demandeur a aussi fourni beaucoup d’éléments de preuve de son établissement au Canada, mais l’agente n’en a pas tenu compte. Il a souligné les points suivants : il possède une maison ici, il bénéficie d’un réseau de soutien formé de ses amis, il dépend des services offerts par l’INCA. Toutefois, l’agente n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve. Le séjour du demandeur au Canada ne dépend pas de lui, une décision favorable fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était donc justifiée en l’espèce.

Le défendeur

            Motifs suffisants

[26]           Selon l’article 11 de la loi, les étrangers doivent demander un visa préalablement à leur entrée au Canada. Les motifs d’ordre humanitaire prévus au paragraphe 25(1) établissent des motifs particuliers et supplémentaires; il ne s’agit pas d’une façon détournée d’entrer ou de rester au Canada, lorsque tous les autres recours ont été épuisés. En l’espèce, l’agente a tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait, et elle a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, s’il devait présenter une demande de visa de résident permanent selon le processus normal. Elle a donné des motifs suffisants, la décision devrait donc être maintenue.

[27]           Les motifs d’un décideur sont suffisants lorsque « [l]a partie qui n’a pas gain de cause sait pourquoi elle a perdu. Un examen éclairé des moyens d’appel est alors possible. Les membres du public intéressés peuvent constater que justice a été rendue, ou non, selon le cas ». Voir R c Sheppard, 2002 CSC 26, au paragraphe 24. Dans un contexte administratif, les motifs ne doivent pas être aussi explicites que si on était dans le contexte d’un tribunal qui rend des motifs après une audience contradictoire. Voir Fabian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1527, au paragraphe 34. Il n’est pas nécessaire que les motifs renvoient à chacun des éléments de preuve. Voir Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 14. L’arrêt Dunsmuir, précité, établit au paragraphe 47 que deux agents peuvent examiner les mêmes arguments, et la même preuve et arriver à deux conclusions opposées qui toutes les deux seront maintenues à l’étape du contrôle judiciaire.

 

[28]           Il était loisible à l’agente de tirer une conclusion différente de celle du premier agent, à condition que ses conclusions soient raisonnables. Le demandeur a contesté la conclusion de l’agente selon laquelle il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve établissant qu’il n’avait pas de réseau de soutien au R‑U. Toutefois, dans ses soumissions, il déclarait seulement qu’il n’avait pas de cercle d’amis au R‑U qui savaient qu’il était homosexuel.

[29]           Le demandeur s’est fondé en grande partie sur la longue durée de sa résidence au Canada pour faire foi de son établissement. Toutefois, pendant cette période, il était toujours un visiteur au Canada, et il allait fréquemment au R‑U. Vu ces visites, il était loisible à l’agente de conclure que le demandeur continuerait ainsi, et qu’il conserverait ses amis au Canada. Il n’y avait aucune raison pour que sa demande ne soit pas traitée pendant qu’il attendait au R‑U. En outre, les dix années que le demandeur a passées au Canada ne pouvaient pas peser plus lourd que les soixante années qu’il avait passées à l’extérieur du Canada, avant qu’il commence à résider ici.

[30]           Le demandeur n’a pas contesté la conclusion de l’agente selon laquelle, il n’avait pas établi que des services similaires ne lui seraient pas offerts au R‑U. Aucune difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive ne peut découler du fait d’avoir accès à des services similaires dans son pays d’origine. Le demandeur préfère simplement les services au Canada, mais cela n’équivaut pas à des difficultés.

[31]           Il est vrai que les déclarations de l’avocat telles que les soumissions dont le demandeur dit que l’agente n’a pas tenu compte peuvent être considérées comme des preuves. Toutefois, Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, énonce que ces déclarations doivent être considérées comme des déclarations non assermentées du demandeur. L’agente n’a pas omis les soumissions du demandeur. Elle a conclu qu’elles n’étaient pas suffisantes pour établir qu’il ne pouvait pas obtenir l’aide, et les soins dont il avait besoin au quotidien. L’agente n’a pas omis la preuve de son établissement.

[32]           Le demandeur n’a fourni aucune doctrine étayant son allégation selon laquelle le fait d’attendre l’aboutissement d’une demande de visa constitue une circonstance hors de son contrôle de telle sorte que l’établissement devrait être considéré favorablement. Au contraire, au paragraphe 21 de la décision Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, le juge Yves de Montigny a décidé ce qui suit :

Il serait clairement à l’encontre de l’objet de la Loi de prétendre que plus un demandeur reste longtemps au Canada en situation illégale, meilleures sont ses chances d’être autorisé à s’établir de manière permanente, et ce, même si ce demandeur ne satisfait pas aux critères lui permettant d’obtenir le statut de réfugié ou de résident permanent. Cet argument circulaire a effectivement été examiné par l’agente d’immigration, mais il n’a pas été retenu. Cette conclusion ne m’apparaît pas déraisonnable.

 

[33]           Le demandeur n’a pas convaincu l’agente qu’il serait exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, même s’il lui incombait de le faire. La Cour ne peut pas intervenir simplement parce que l’agente ne s’est pas exprimée clairement.

Réponse du demandeur

[34]           La preuve dont l’agente disposait établissait que le demandeur résidait effectivement au Canada depuis plus de dix ans. Lorsqu’on effectue le contrôle du caractère raisonnable de la décision, il n’est pas pertinent de savoir si le demandeur était un résident temporaire durant cette période. Ce qui compte c’est le fait qu’il serait exposé à des difficultés, s’il devait présenter une demande de visa de l’extérieur du Canada.

[35]           L’arrêt Newfoundland Nurses, précité, ne modifie pas l’exigence selon laquelle les motifs doivent donner une explication suffisante pour le fondement de la décision. L’agente n’a pas expliqué la raison pour laquelle deux demandes, basées sur les mêmes éléments de preuve n’ont pas mené aux mêmes résultats. Le demandeur avait une attente légitime selon laquelle les résultats des deux demandes seraient les mêmes. Selon cette attente, l’agente devait expliquer les motifs d’une conclusion contraire. L’agente n’était pas liée par le résultat de la première demande, mais elle était obligée d’expliquer la raison pour laquelle elle avait tiré une conclusion différente. Le caractère raisonnable ne permet pas l’arbitraire; il est arbitraire de tirer une conclusion différente à partir des mêmes éléments de preuve, sans en expliquer la raison. La décision n’était pas conforme aux valeurs qui soutendent le pouvoir discrétionnaire du ministre; la décision doit donc être examinée de nouveau. Voir Baker, précité, au paragraphe 74.

ANALYSE

[36]           Le demandeur est relativement âgé et aveugle. Par ailleurs, il est à l’aise sur le plan financier. Il a un statut de visiteur au Canada, mais il déclare que depuis de nombreuses années, il a passé beaucoup de temps ici. Il possède une maison ici, il paye les impôts, il appartient à une communauté à Toronto, il a aussi dans cette ville des liens avec l’INCA. De façon naturelle, sur le plan émotionnel, il est attaché à son mode de vie actuel, et après avoir eu le statut de visiteur pendant de nombreuses années, il aimerait maintenant avoir la sécurité que procure le statut de résident permanent au Canada.

[37]           L’agente a conclu que demandeur n’avait pas établi l’existence de difficultés inhabituelles injustifiées ou excessives, s’il était obligé de présenter une demande de l’extérieur du Canada, et qu’en fait, peu d’éléments donnaient à penser qu’il ne pouvait pas continuer à faire maintenant, ce qu’il faisait depuis de nombreuses années. Même si en principe il est un visiteur, il a été en mesure de très bien s’établir à Toronto, de se bâtir un cercle d’amis et une vie active, d’avoir accès aux services de l’INCA.

[38]           Le demandeur a soulevé plusieurs raisons pour le contrôle. Selon la Cour, les seules qui doivent être examinées sont les allégations relatives au fait que la décision manque de transparence et d’intelligibilité, en raison du fait que l’agente n’a pas expliqué les raisons pour lesquelles elle a tiré une conclusion défavorable, alors que la demande CH précédente avait été favorable, et les diverses conclusions de l’agente sur l’insuffisance d’éléments de preuve relativement au système de soutien au R‑U, ainsi que la capacité du demandeur de substituer les services qu’il obtenait à l’INCA au R‑U sont simplement déraisonnable étant donné la preuve dont l’agente disposait.

[39]           Lorsque la Cour interprète la décision dans son ensemble, il est bien évident que l’agente a tenu compte de la précédente décision favorable, et qu’elle a donné les raisons pour lesquelles elle n’a simplement pas suivi cette précédente décision. Pour l’essentiel, le raisonnement de l’agente était le suivant : le demandeur a omis de saisir l’occasion précédente qu’il avait eue d’obtenir la résidence permanente au Canada; par ses actes, il a établi qu’il pouvait très bien fonctionner avec un statut de visiteur pendant de nombreuses années. Sa demande précédente qui était une demande de parrainage avait été modifiée, avant qu’elle ne soit complétée, à la suite du décès de son époux. Une lettre d’approbation fut envoyée — nous ne savons pas si le demandeur l’a reçue – et le demandeur ou son avocat [traduction] « ont été contactés plusieurs fois pour des rappels ». Finalement, une lettre de refus a été rendue, sur la base de la non‑conformité.

[40]           Depuis lors, selon ses propres éléments de preuve, le demandeur a réussi à faire du Canada son lieu de résidence principale, tout en conservant son statut de visiteur. Il n’y a pas d’éléments de preuve selon lesquels cela ne pourrait pas continuer, même s’il est possible que son statut de visiteur puisse ne pas être renouvelé à un moment donné à l’avenir. Selon moi, cela explique la raison pour laquelle l’agente n’a pas conclu que la précédente décision favorable était déterminante. Ce qui diffère de la précédente demande CH, c’est que pour une raison inconnue, le demandeur n’a pas complété sa précédente demande CH, malgré plusieurs tentatives infructueuses du Consulat de Londres à l’amener à le faire, et il a continué à utiliser son statut de visiteur depuis lors pour se déplacer entre le Canada et le R‑U, même s’il a finalement conclu qu’il aimerait obtenir le statut de résident permanent ici.

[41]           Dans ses soumissions, le demandeur a mis l’accent, dans sa demande CH, sur les difficultés auxquelles il serait soumis s’il devait déménager au R‑U, pays dans lequel il n’a ni famille ni amis. Il serait aussi soumis à des difficultés parce qu’il n’aurait plus accès aux services qui lui sont offerts par l’INCA.

[42]           Une grande partie des motifs de l’agente sont liés à sa conclusion selon laquelle [traduction] « il n’y a pas suffisamment de preuve établissant que [le demandeur] avait d’autres membres de la famille au R‑U, ou qu’il pouvait avoir des amis ou des connaissances tissées lors de ses précédents voyages dans son pays d’origine, et qui pouvaient lui apporter du soutien ». Si le demandeur avait pu convaincre l’agente qu’il n’avait personne qui l’attendait au R‑U, le résultat de la décision aurait très bien pu être différent.

[43]           Selon la Cour, la façon dont l’agente a traité la preuve relative au système de soutien, ou à l’absence de soutien, était déraisonnable. Elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve que d’autres membres de la famille au R‑U – l’agente a admis que sa mère et son frère étaient tous les deux décédés – pouvaient apporter du soutien au demandeur. Toutefois, il semble que l’agente n’a pas tenu compte de la preuve contenue dans le formulaire de demande CH du demandeur. La partie C du formulaire de demande exige que le demandeur établisse une liste des membres de sa famille qui résident au Canada. Il n’y a inscrit personne. Dans le formulaire de renseignements supplémentaires, le demandeur a aussi écrit : [traduction] « il ne me reste ni famille ni ami au Royaume‑Uni, le pays dont j’ai la citoyenneté ». En outre, le demandeur a déclaré que [traduction] « tous mes amis, et mes réseaux de soutien sont au Canada », ce qui entraîne nécessairement qu’il n’a aucun réseau de soutien au R‑U. Dans ces deux formulaires, le demandeur a déclaré que les renseignements qu’il avait donnés étaient véridiques et exacts.

[44]           L’agente disposait de la preuve sous serment qui établissait un aspect crucial de la demande du demandeur pour l’obtention d’une exemption basée sur des motifs d’ordre humanitaire. Toutefois, elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve pour établir le manque de soutien. Ce faisant, l’agente a omis d’accorder à la déclaration sous serment du demandeur la présomption de véracité établie dans Maldonado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302.

[45]           L’agente ne disposait pas de preuve établissant que les déclarations du demandeur n’étaient pas vraies. Elle n’explique pas non plus la raison pour laquelle la preuve sous serment n’était pas suffisante pour établir le manque de soutien au R‑U. Lorsque j’examine ensemble la décision et le dossier comme l’arrêt Newfoundland Nurses’, précité, l’exige je me demande comment l’agente est arrivée à une telle conclusion. Ainsi, je suis d’avis que la décision doit être renvoyée pour nouvel examen.

[46]           Les avocats s’entendent pour dire qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est du même avis.


 

JUGEMENT

LA COUR STATUE :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui‑ci procède à un nouvel examen.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LLM., M.A.Trad.jur

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                 IMM-7309-11

 

INTITULÉ :                                              MICHAEL GORDON WESTMORE

                                                                     c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     Le 27 juin 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                     Le juge Russell

 

DATE DES MOTIFS                               Le 28 août 2012

ET DU JUGEMENT :

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael F. Battista

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

 

                                                                                                           

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jordan Battista LLP                                                                                              APPLICANT

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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