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Date : 20120731

Dossier : T-1463-10

Référence : 2012 CF 940

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2012

En présence de monsieur le juge O’Reilly

 

 

ENTRE :

 

CHIMEN MIKAIL

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

demandeur

 

 

ET

 

 

 

 

LE COMITÉ DE SURVEILLANCE DES ACTIVITÉS DE RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ

 

 

 

 

intervenant

 

 

      MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Aperçu

 

[1]               Mme Chimen Mikail a porté plainte contre le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS). Elle a allégué que des agents du SCRS l’avaient intimidée, harcelée et menacée chez elle et au travail lorsqu’ils l’ont interrogée sur son passé en Turquie. Elle a également soutenu que le SCRS s’était immiscé dans le processus d’obtention de sa cote de sécurité. Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (le Comité) s’est penché sur la plainte de Mme Mikail et l’a rejetée. Le Comité a conclu que Mme Mikail avait à juste titre été choquée par la façon dont elle a été interrogée, mais que les agents du SCRS n’avaient pas agi de façon répréhensible dans les circonstances.

 

[2]               Mme Mikail soutient que le Comité, dans sa décision, n’a pas tenu compte des normes juridiques qui régissent la conduite des agents du SCRS, en particulier les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et celles de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, ch C‑23 [la Loi sur le SCRS]. Elle allègue que les agents du SCRS n’avaient pas, en droit, le pouvoir de l’interroger à plusieurs reprises et, en particulier, qu’ils n’avaient pas le droit de se rendre sur son lieu de travail pour l’interroger. Elle affirme également que le Comité a tiré une conclusion déraisonnable quant à savoir si le SCRS avait violé sa propre politique sur les visites au travail. Elle me demande d’annuler la décision du Comité et de lui ordonner de réexaminer sa plainte.

 

[3]               Je ne peux trouver aucun fondement juridique ou factuel pour annuler la décision du Comité, et je dois donc rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Le Comité n’était pas tenu de se pencher sur les questions de droit que Mme Mikail a soulevées dans la présente demande parce que Mme Mikail ne les avait pas soulevées auprès du Comité; Mme Mikail ne pouvait donc pas s’attendre à ce que le Comité les examine. En outre, bien que le Comité ait commis une erreur flagrante en ce qui concerne l’entrée en vigueur de la politique sur les visites au travail, l’erreur ne portait aucunement à conséquence dans les circonstances.

 

[4]               La plupart des observations des parties sur le fond de l’affaire m’ont été présentées dans le cadre d’une audience publique. Cependant, lors d’une audience ex parte en présence des avocates du procureur général du Canada et de l’avocat du Comité, j’ai examiné un certain nombre d’éléments de preuve dont le Comité avait été saisi en l’absence de Mme Mikail et de son avocat afin d’assurer la confidentialité de renseignements dont la divulgation aurait porté atteinte à la sécurité nationale. Ces éléments de preuve portaient uniquement sur la question de savoir si les agents du SCRS avaient un motif valable pour vouloir interroger Mme Mikail. Mme Mikail n’a pas soutenu que le SCRS n’avait aucun motif valable pour l’interroger. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je me penche plus longuement sur les raisons pour lesquelles les agents du SCRS ont décidé de poser à Mme Mikail un certain nombre de questions sur son passé.

 

[5]               Il y a deux questions en litige :

 

            1.         Le Comité a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte des normes juridiques qui régissent les enquêtes du SCRS, plus précisément les droits garantis par la Charte?

 

            2.         Le Comité a‑t‑il commis une erreur en ne reconnaissant pas que la politique du SCRS sur les visites au travail était en vigueur lorsque Mme Mikail a été interrogée?

 

II.        Les faits

 

[6]               Mme Mikail est une citoyenne canadienne d’origine iraquienne kurde; elle est arrivée au Canada en 1987. Après avoir épousé M. Shapour Badoshiveh en 1993, elle s’est rendue en Allemagne avec lui, puis elle a été amenée contre son gré dans un village situé dans les montagnes à la frontière de l’Iran et de la Turquie. Elle s’est enfuie, puis elle est revenue ici en 2001. Elle a trouvé un emploi, s’est remariée et a fondé une famille à Gatineau. En 2004, elle a déniché un poste pour une durée déterminée au ministère de la Défense nationale. L’année suivante, elle a commencé à se chercher un autre emploi dans l’administration publique fédérale, mais elle n’a pas été capable d’obtenir la cote de sécurité nécessaire pour de nombreux postes, soit la cote de fiabilité. Elle a été capable d’obtenir la cote de sécurité nécessaire en 2007, et elle travaille à temps dans l’administration publique fédérale depuis ce temps.

 

[7]               Des agents du SCRS ont interrogé à quatre reprises Mme Mikail en 2005 et en 2006. Les trois premières entrevues ont eu lieu chez elle. La quatrième s’est tenue près de son lieu de travail, sur la rue où son automobile était stationnée.

 

[8]               La première entrevue a eu lieu en mai 2005; des agents s’étaient alors présentés à l’improviste à l’appartement de Mme Mikail. La discussion a porté pour l’essentiel sur l’ancien époux décédé de Mme Mikail. Mme Mikail a expliqué aux agents ce qu’elle avait vécu en Turquie lorsqu’elle y était retenue contre son gré entre 1994 et 2001. Elle leur a également dit qu’elle n’avait pas vu son ancien époux depuis des années. L’époux actuel de Mme Mikail est arrivé à la maison pendant l’entrevue. Il a clairement fait savoir aux agents du SCRS qu’il n’appréciait pas du tout leur visite inopinée. Il leur a demandé d’appeler avant de se déplacer à l’avenir.

 

[9]               La deuxième entrevue a eu lieu en février 2006. Les agents sont encore arrivés à l’improviste.

 

[10]           La troisième entrevue a été menée en avril 2006, mais, cette fois‑là, les agents avaient communiqué avec Mme Mikail à l’avance. L’entrevue a commencé sur un ton bon enfant, mais les choses se sont corsées lorsque les agents ont mentionné que les forces de sécurité dans d’autres pays pouvaient arrêter des personnes d’intérêts (ils lui ont expliqué que le SCRS n’avait pas le pouvoir de l’arrêter) et lorsqu’ils ont dit que Mme Mikail aurait peut‑être de la difficulté à obtenir sa cote de fiabilité.

 

[11]           Ces deux dernières entrevues ont principalement porté sur les liens de Mme Mikail avec des extrémistes kurdes ou islamistes pendant qu’elle vivait en Turquie. Mme Mikail a nié tout lien avec de telles personnes. Les agents n’ont pas été convaincus par les réponses de Mme Mikail, et ils lui ont dit qu’ils souhaitaient lui parler de nouveau, de préférence en l’absence de son époux.

 

[12]           Après la troisième entrevue, un agent du SCRS a téléphoné à Mme Mikail au travail et l’a invitée à aller prendre un café. Mme Mikail a refusé. En août 2006, un agent a attendu Mme Mikail à côté de son automobile, qui était stationnée près de son travail. L’agent a posé d’autres questions à Mme Mikrail au sujet de son passé, mais Mme Mikail n’a fourni aucune autre information. L’agent souhaitait alors préciser des renseignements que Mme Mikail avait fournis lors des entrevues précédentes. La question de la cote de sécurité de Mme Mikail a encore été soulevée.

 

III.       La décision du Comité

 

[13]           L’audience s’est échelonnée sur plusieurs jours, et c’est l’honorable Gary Filmon qui a été saisi de l’affaire. Il a entendu les témoignages de Mme Mikail et des agents du SCRS concernés, et il a examiné un grand nombre de documents de divers ministères. Pour des raisons de sécurité nationale, un certain nombre d’éléments de preuve ont été présentés en l’absence de Mme Mikail et de son avocat. Un résumé de ces éléments preuve a toutefois été fourni à Mme Mikail.

 

[14]           Le Comité a tout d’abord reconnu que les préoccupations de Mme Mikail étaient compréhensibles dans les circonstances, surtout sa croyance selon laquelle le SCRS s’était immiscé dans le processus d’obtention de la cote de sécurité dont elle avait besoin. Le Comité a toutefois conclu que le SCRS ne s’était aucunement immiscé dans ce processus. En fait, le SCRS et le ministère responsable de sa cote de sécurité, soit Travaux publics et Services gouvernementaux Canada [TPSGC], avaient communiqué ensemble pour la première fois dans ce dossier en juin 2007 lorsque TPSGC avait demandé des renseignements au SCRS. La Politique sur la sécurité du gouvernement de l’époque exigeait qu’une telle demande soit approuvée par le Conseil du Trésor, mais aucune approbation n’avait été donnée dans le dossier de Mme Mikail. Cependant, le Comité a estimé que cette omission ne portait pas à conséquence dans les circonstances parce que TPSGC avait annulé sa demande avant que le SCRS y réponde. En outre, il a conclu que les problèmes liés à la cote de sécurité de Mme Mikail étaient attribuables à TPSGC, et non au SCRS. Quoi qu’il en soit, Mme Mikail a en fin de compte obtenu la cote de sécurité nécessaire et a été nommée à un poste à temps plein dans l’administration publique fédérale.

 

[15]           Le Comité s’est ensuite penché sur les plaintes de Mme Mikail concernant la conduite des agents du SCRS pendant les entrevues. Elle a exprimé des réserves en ce qui concerne le ton agressif des agents pendant les entrevues et leur insinuation selon laquelle ses réponses allaient avoir une incidence sur sa capacité d’obtenir sa cote de sécurité.

 

[16]           Le Comité a noté que les employés du SCRS peuvent interroger des gens sur un ton agressif sans que ce soit inapproprié. Dans la présente affaire, les agents ont posé des questions auxquelles Mme Mikail a eu beaucoup de difficulté à répondre, car elles ont suscité beaucoup d’émotion chez Mme Mikail. Voilà pourquoi Mme Mikail a mal interprété les intentions et la conduite des agents.

 

[17]           En ce qui concerne la visite de l’agent du SCRS près du lieu de travail de Mme Mikail, le Comité a conclu qu’une politique adoptée après cette visite déconseillait ce type d’approche. Quoi qu’il en soit, l’entrevue aurait pu être justifiée, et ce, malgré cette politique, puisque l’agent avait estimé qu’il était important qu’il interroge Mme Mikail en l’absence de son époux.

 

[18]           En ce qui concerne l’allégation selon laquelle les agents du SCRS avaient fait un lien entre la collaboration de Mme Mikail et l’obtention de sa cote de sécurité, le Comité a estimé que les déclarations des agents étaient, dans les faits, exactes. Si Mme Mikail n’avait pas répondu avec honnêteté, cela aurait nui à l’obtention de sa cote de sécurité. Cependant, le Comité a également noté que de telles déclarations pouvaient être interprétées comme des menaces par les personnes interrogées, surtout par les personnes qui, comme Mme Mikail, ont vécu des expériences à l’étranger qui font en sorte qu’elles remettent tout naturellement en question les intentions des agents. Dans la présente affaire, le Comité a estimé qu’il était important que les agents expliquent à Mme Mikail ce qui pourrait arriver si elle n’était pas franche. Ce renseignement lui a été communiqué dans son intérêt, et non afin d’assurer, de façon illégitime, sa collaboration.

 

[19]           Le Comité a donc rejeté la plainte de Mme Mikail dans son ensemble. Il a par contre recommandé que des mesures soient prises afin que la Politique sur la sécurité du gouvernement, décrite ci‑dessus, soit respectée.

IV.       Question no 1 – Le Comité a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte des normes juridiques qui régissent les enquêtes du SCRS, plus précisément les droits garantis par la Charte?

 

[20]           M. Mikail soutient que les agents du SCRS l’ont harcelée parce qu’ils lui ont rendu visite à l’improviste à plusieurs reprises, l’ont interrogée de façon agressive et l’ont traquée jusqu’à son travail. Elle affirme que cette conduite contrevient aux normes juridiques que le SCRS doit respecter, y compris les droits garantis par la Charte.

 

[21]           En particulier, Mme Mikail invoque l’article 12 de la Loi sur le SCRS, qui prévoit que le SCRS peut recueillir des renseignements liés à la sécurité du Canada « dans la mesure strictement nécessaire » (les dispositions citées sont consignées dans l’annexe A). La common law ne confère aucun pouvoir aux agents, et ils n’ont pas le droit d’harceler ou d’intimider les sources. Selon Mme Mikail, la conduite des agents s’apparente à du harcèlement criminel.

 

[22]           En outre, les agents du SCRS doivent respecter les articles 8 et 9 et la Charte. L’article 8 protège contre les atteintes déraisonnables à la vie privée. Mme Mikail allègue que la façon dont les entrevues ont été menées et le fait que les agents l’aient traquée jusqu’à son travail constituent des violations à l’article 8. Les agents auraient dû cesser de l’importuner lorsqu’elle leur a clairement fait savoir qu’elle ne répondrait plus à leurs questions.

 

[23]           L’article 9 de la Charte interdit la détention arbitraire. Mme Mikail affirme que l’agent qui l’a rencontrée à l’extérieur de son lieu de travail l’a empêchée de partir et il l’a donc détenue de façon arbitraire. Elle avait l’impression qu’elle était obligée d’attendre et d’écouter les questions de l’agent, et ce, même si elle devait se presser pour aller chercher son enfant à la garderie. Selon elle, son impression était raisonnable compte tenu de son expérience avec les organismes de sécurité au Moyen‑Orient, comme le Mukhabarat qui exerce ses activités sans contrainte juridique.

 

[24]           En résumé, Mme Mikail fait valoir que le Comité n’a aucunement tenu compte des normes juridiques qui régissent la conduite des agents du SCRS et que la décision du Comité de rejeter sa demande devrait donc être annulée parce qu’elle est fondée sur des erreurs de droit.

 

[25]           Il m’est impossible de souscrire aux observations de Mme Mikail.

 

[26]           De manière générale, le Comité a pour mandat d’enquêter sur les plaintes, de surveiller la façon dont le SCRS exerce ses fonctions et d’exiger du SCRS, ou de l’inspecteur général, qu’il effectue des recherches sur certaines activités du SCRS (Loi sur le SCRS, articles 38 et 40). Bien que la Loi sur le SCRS n’interdise pas expressément au Comité de trancher des questions de droit, il doit, pour assurer son mandat, avoir la compétence nécessaire pour appliquer les lois pertinentes, y compris la Charte (Procureur général du Canada c Hani Al Telbani, 2012 CF 474, paragraphe 105). En particulier, le Comité a le pouvoir de déterminer si les agents du SCRS ont respecté la loi.

 

[27]           Cependant, bien que le Comité puisse trancher des questions de droit, son mandat est bien plus large. Toute personne peut porter plainte contre des « activités » du SCRS auprès du Comité (Loi sur le SCRS, article 41). Le Comité doit enquêter sur toute plainte qui n’est pas « frivole, vexatoire, sans objet ou entachée de mauvaise fois » (Loi sur le SCRS, alinéa 41(1)b)). Il doit ensuite produire un rapport contenant ses conclusions et les recommandations qu’il juge indiquées (Loi sur le SCRS, paragraphe 52(1)).

 

[28]           Par conséquent, le Comité a notamment le pouvoir de trancher des questions de droit, mais ses pouvoirs ne se limitent pas aux questions d’ordre juridiques. Par exemple, si on allègue dans une plainte que le SCRS a agi illégalement, il ne fait aucun doute que le Comité doit trancher les questions de droit qui en découlent, faute de quoi, la décision du Comité serait susceptible de contrôle judiciaire. Par ailleurs, si une personne se plaint d’une « activité » du SCRS, mais n’allègue pas une violation de la loi, le Comité doit trancher le fond de la plainte; le Comité n’est pas alors nécessairement obligé de déterminer si la conduite du SCRS était illégale. Le SCRS aurait pu agir de façon répréhensible sans violer la loi.

 

[29]           En l’espèce, Mme Mikail s’est plainte auprès du Comité que les agents du SCRS s’étaient immiscés dans le processus d’obtention de sa cote de sécurité, qu’ils avaient eu recours à des moyens coercitifs et qu’ils l’avaient harcelée et intimidée. Elle n’a pas soutenu que les agents avaient violé l’article 12 de la Loi sur le SCRS ou avaient porté atteinte à ses droits garantis par la Charte. Mme Mikail a évoqué la possibilité que les agents se soient livrés à du harcèlement criminel, mais elle a reconnu qu’ils n’avaient peut‑être pas outrepassé les pouvoirs que la loi leur confère. Elle a allégué que, malgré ces pouvoirs, les agents avaient agi de façon répréhensible.

 

[30]           Le Comité a examiné un grand nombre d’éléments de preuve concernant les circonstances liées aux rencontres entre Mme Mikail et les agents du SCRS, notamment les témoignages de Mme Mikail et des agents du SCRS, les rapports écrits des entrevues et des éléments de preuve documentaires provenant de diverses sources. Le Comité a conclu que les agents n’avaient pas agi de façon répréhensible. Puisque aucune question de droit n’a été expressément soulevée, le Comité n’a pas eu à trancher de telles questions.

 

[31]           Par conséquent, je ne peux pas souscrire à l’allégation de Mme Mikail selon laquelle le Comité, en réponse à la plainte, était tenu de déterminer les normes juridiques qui établissent la portée de la conduite que les agents du SCRS peuvent adopter. Il ne s’agit pas non plus d’un fondement justifiant l’annulation de la décision du Comité. Le pouvoir de trancher des questions de droit ne crée pas l’obligation d’en trancher lorsque aucune question de ce type n’est soulevée.

 

[32]           En outre, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, les demandeurs ne peuvent pas, de façon générale, soulever des questions dont le tribunal qui a rendu la décision contestée n’avait pas été saisi, en particulier des questions d’ordre constitutionnel. Mme Mikail souligne que son avocat a fait allusion à la Constitution dans sa plaidoirie devant le Comité et elle soutient que, sur le fondement de cette seule allusion, le Comité était tenu de déterminer si ses droits garantis par la Charte avaient été violés. À mon avis, cette observation générale ne constitue pas un fondement valable à un argument fondé sur la Charte. On ne pouvait pas s’attendre à ce que le Comité connaisse d’office les dispositions sur lesquelles Mme Mikail se serait fondée, à ce qu’il devine les observations qui auraient pu être présentées à l’égard de ces dispositions et à ce qu’il fournisse une analyse constitutionnelle exhaustive dans ses motifs sans que les parties plaident la question à fond.

 

[33]           En outre, Mme Mikail a omis de présenter le fondement factuel nécessaire à l’établissement des atteintes alléguées à la Charte. Par exemple, le Comité n’avait été saisi d’aucune preuve à l’appui de l’allégation selon laquelle les agents du SCRS, en traquant Mme Mikail jusqu’à son lieu de travail, avaient porté atteinte à l’attente raisonnable de Mme Mikail en matière de vie privée. De plus, aucune preuve d’ordre psychologique n’a été présentée pour établir que Mme Mikail avait été détenue lorsque l’agent l’avait rencontrée près de son automobile et lui avait posé quelques questions. Par conséquent, le Comité n’a pas été saisi du fondement factuel nécessaire à l’établissement des arguments constitutionnels de Mme Mikail. Dans les circonstances, le Comité n’aurait donc pas pu répondre de façon satisfaisante à quelque question constitutionnelle que ce soit découlant de la plainte de Mme Mikail, et ce, même si cette dernière avait exhorté le Comité à le faire, ce qu’elle n’a pas fait. En outre, les faits au dossier ne me permettent pas non plus de statuer sur ces questions. (Canada (Justice) c Khadr, 2008 CSC 29, paragraphe 15; AA c BB, (2007), 83 OR (3d) 561 (ONCA).

 

[34]           Mme Mikail soulève donc ses arguments juridiques et constitutionnels pour la première fois devant moi. À quelques rares exceptions près, il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de se pencher sur des questions dont le tribunal qui a rendu la décision contestée n’avait pas été saisi (Toussaint c Canada (Conseil canadien des relations du travail), [1993] ACF no 616, paragraphe 6; Poirier c Canada (Ministre des Affaires des anciens combattants), [1989] 3 CF 233, paragraphe 16). Puisque le Comité a effectivement compétence pour trancher des questions de droit, y compris des arguments fondés sur la Charte, Mme Mikail aurait dû présenter ses arguments juridiques au Comité. Le Comité aurait ensuite pu s’assurer que la preuve nécessaire avait été présentée et que des observations complètes à leurs égards avaient été formulées. Ce n’est qu’alors que le Comité aurait pu trancher ces questions de façon satisfaisante.

 

[35]           Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je me penche sur le fond des arguments de Mme Mikail en lien avec les violations alléguées à la Loi sur le SCRS et à la Charte. Ces arguments n’ont pas été présentés lors de l’audience devant le Comité, ce dernier n’a donc pas eu l’occasion de les examiner de façon appropriée. Les arguments juridiques que Mme Mikail a fait valoir devant moi ne justifient donc pas de faire droit à sa demande de contrôle judiciaire.

V.                Question no 2 – Le Comité a‑t‑il commis une erreur en ne reconnaissant pas que la politique du SCRS sur les visites au travail était en vigueur lorsque Mme Mikail a été interrogée?

 

[36]           Mme Mikail soutient que le Comité a commis une grave erreur de fait lorsqu’il a conclu que la politique du SCRS en matière de visite au travail n’était pas en vigueur lorsque l’agent du SCRS l’avait interrogé à l’extérieur de son bureau. En fait, la politique a été adoptée en novembre 2005, plus de huit mois avant cette entrevue. Ce fait a été révélé pendant le contre‑interrogatoire de l’agent visé en l’absence de Mme Mikail et de son avocat qui avaient été exclus de l’audience. Par conséquent, non seulement le Comité a‑t‑il commis une erreur de fait, mais il a aussi traitée injustement Mme Mikail en ne lui donnant pas l’occasion de lui présenter des observations sur l’application de la politique à sa situation.

 

[37]           Il ne fait aucun doute que le Comité a commis une erreur. La politique sur les visites au travail, qui a été énoncée dans une note de service en novembre 2005, était en vigueur en août 2006 lorsque l’agent du SCRS a rencontré Mme Mikail près de son automobile. Cependant, à mon avis, cette erreur ne porte aucunement à conséquence.

 

[38]           La politique sur les visites au travail a été mise en place après que l’on a remis en question les pratiques du SCRS lors d’une séance du Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste tenue le 31 octobre 2005. M. Jim Judd, alors directeur du SCRS, a expliqué aux sénateurs pourquoi les agents du SCRS interrogeaient parfois des personnes sur leur lieu de travail :

Nous essayons normalement de mener ces entrevues là où les gens sont les plus susceptibles de se trouver. Dans bien des cas, c’est là où les gens travaillent et c’est habituellement pendant leurs heures de travail. Toutefois, si elles préfèrent être interrogées ailleurs, nous respecterons leur choix. (Procès‑verbal de la séance, 2005‑10‑31, page 18:12)

 

La sénatrice Fraser a demandé à M. Judd pourquoi le SCRS visite les personnes à leur travail alors que cela peut être dérangeant :

Néanmoins, pour bien des gens, et pas seulement pour les gens appartenant à certains groupes minoritaires, la visite d’un représentant du SCRS dans leur milieu de travail peut être dérangeante. Vous devez interrompre votre travail, trouver un endroit privé pour parler à ce représentant et expliquer à votre patron pourquoi il vous faut trouver un endroit privé pour lui parler. Cela peut perturber bien des gens et avoir des conséquences dans leur milieu de travail. (page 18:14)

 

Voici comment M. Judd a répondu à cette préoccupation :

[L]es gens peuvent demander à nos enquêteurs de les rencontrer ailleurs s’ils le préfèrent, à la maison, au restaurant, dans un café ou dans un parc. C’est un point sur lequel le Service insistera davantage. Nous encouragerons nos enquêteurs à donner aux gens le choix du lieu de rencontre. Il n’y avait aucune mauvaise intention derrière cela. J’ai remarqué que plusieurs témoins ont dit que cela avait eu des conséquences négatives, alors que ce n’est pas du tout ce que nous recherchons. (page 18:14)

 

[39]           Une note de service du 23 novembre 2005 signée par le sous‑directeur des opérations, M.W. Hooper, a renvoyé au témoignage de M. Judd devant le comité sénatorial et il a affirmé que, même si les visites inopinées étaient une « stratégie d’enquête légitime », cette pratique présente toutefois des « risques de controverses ». Les employés du SCRS doivent donc « faire preuve de jugement lorsqu’ils y ont recours et […] envisager des solutions de rechange pour la tenue de leurs entrevues ».

[40]           Il ne fait aucun doute que cette politique ne s’appliquait pas en l’espèce. Mme Mikail n’a pas été dérangée à son travail : l’entrevue s’est déroulée dans la rue. Cette politique a été adoptée à cause de l’embarras et des inconvénients liés à la visite inopinée des agents du SCRS sur les lieux de travail des personnes devant être interrogées, voilà la préoccupation qui avait été soulevée. Or, en l’espèce, une telle préoccupation n’avait tout simplement pas lieu d’être.

[41]           En outre, même si la politique avait trouvé application en l’espèce, l’entrevue n’y aurait pas contrevenu. La politique reconnaît que les visites au travail constituent une « stratégie d’enquête légitime » et que les employés du SCRS devraient faire preuve de « jugement » lorsqu’ils décident s’ils interrogeront une personne à son travail. En l’espèce, les agents du SCRS avaient un motif valable : ils souhaitaient parler à Mme Mikail en l’absence de son époux, et c’est pourquoi ils ont choisi de la rencontrer à la sortie de son lieu de travail. Dans les circonstances, il s’agissait d’une « stratégie d’enquête légitime » autorisée par la politique sur les entrevues au travail.

[42]           Par conséquent, bien que le Comité ait commis une erreur en concluant que la politique sur les visites au travail n’était en vigueur pendant la période visée, cette erreur n’a eu aucun effet sur sa conclusion. Mme Mikail n’a pas été interrogée à son travail, et, même si cela avait été le cas, cette entrevue aurait constitué une stratégie d’enquête légitime dans les circonstances. Mme Mikail n’a donc pas été traitée injustement parce qu’elle n’a pas eu l’occasion de présenter des observations au Comité sur la portée et l’application de la politique sur les visites au travail.

 

VI.             Conclusion et décision

 

[43]           Je ne peux pas conclure que le Comité a commis une erreur en rejetant la plainte de Mme Mikail. Les questions de droit soulevées par Mme Mikail dans la présente demande de contrôle judiciaire n’avaient pas été présentées au Comité et, par conséquent, elles ne justifient pas l’annulation de la décision du Comité. En outre, l’erreur de fait du Comité concernant la politique sur les entrevues au travail n’a porté aucunement à conséquence dans les circonstances. Par conséquent, je devrai rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Mikail avec dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

« James W. O’Reilly »

Juge

 

 


Annexe « A »

 

Charte canadienne des droits et libertés, LR 1982, ch C-00

 

Fouilles, perquisitions ou saisies

 

 8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

 

Détention ou emprisonnement

 

 9. Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraire.

 

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC, 1985, ch C-23)

 

Informations et renseignements

 

 12. Le Service recueille, au moyen d’enquêtes ou autrement, dans la mesure strictement nécessaire, et analyse et conserve les informations et renseignements sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada; il en fait rapport au gouvernement du Canada et le conseille à cet égard.

 

Fonctions du comité de surveillance

 

 38. Le comité de surveillance a les fonctions suivantes :

 

a) surveiller la façon dont le Service exerce ses fonctions et, à cet égard :

 

(i) examiner les rapports du directeur et les certificats de l’inspecteur général qui lui sont transmis en conformité avec le paragraphe 33(3),

 

(ii) examiner les instructions que donne le ministre en vertu du paragraphe 6(2),

 

(iii) examiner les ententes conclues par le Service en vertu des paragraphes 13(2) et (3) et 17(1), et surveiller les informations ou renseignements qui sont transmis en vertu de celles-ci,

 

(iv) examiner les rapports et commentaires qui lui sont transmis en conformité avec le paragraphe 20(4),

 

(v) surveiller les demandes qui sont présentées au Service en vertu de l’alinéa 16(3)a),

 

(vi) examiner les règlements,

 

(vii) réunir et analyser des statistiques sur les activités opérationnelles du Service;

 

b) effectuer ou faire effectuer des recherches en vertu de l’article 40;

 

c) faire enquête sur :

 

(i) les plaintes qu’il reçoit en vertu des articles 41 et 42,

 

(ii) les rapports qui lui sont transmis en vertu de l’article 19 de la Loi sur la citoyenneté,

 

(iii) les affaires qui lui sont transmises en vertu de l’article 45 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

 

Recherches

 

 40. Afin de veiller à ce que les activités du Service soient conduites conformément à la présente loi, à ses règlements et aux instructions du ministre visées au paragraphe 6(2), et qu’elles ne donnent pas lieu à l’exercice par le Service de ses pouvoirs d’une façon abusive ou inutile, le comité de surveillance peut :

 

 

a) soit faire effectuer par le Service ou l’inspecteur général des recherches sur certaines activités du Service et exiger d’eux qu’ils lui en fassent rapport;

 

b) soit effectuer ces recherches lui-même s’il juge qu’il serait contre-indiqué de les faire effectuer par le Service ou l’inspecteur général.

 

Note marginale : Plaintes

 

 41. (1) Toute personne peut porter plainte contre des activités du Service auprès du comité de surveillance; celui-ci, sous réserve du paragraphe (2), fait enquête à la condition de s’assurer au préalable de ce qui suit :

 

a) d’une part, la plainte a été présentée au directeur sans que ce dernier ait répondu dans un délai jugé normal par le comité ou ait fourni une réponse qui satisfasse le plaignant;

 

b) d’autre part, la plainte n’est pas frivole, vexatoire, sans objet ou entachée de mauvaise foi.

 

 

Note marginale : Restriction

 

 (2) Le comité de surveillance ne peut enquêter sur une plainte qui constitue un grief susceptible d’être réglé par la procédure de griefs établie en vertu de la présente loi ou de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique.

 

 

Rapport et recommandation

 52. (1) Le comité de surveillance :

 

a) à l’issue d’une enquête sur une plainte présentée en vertu de l’article 41, envoie au ministre et au directeur un rapport contenant ses conclusions et les recommandations qu’il juge indiquées;

 

b) en même temps ou plus tard, fait parvenir au plaignant les conclusions de son enquête; s’il le juge à propos, il peut y joindre tout ou partie des recommandations mentionnées à l’alinéa a).

Canadian Charter of Rights and Freedoms, RS 1982, c C-00

 

Search or seizure

 

 8. Everyone has the right to be secure against unreasonable search or seizure.

 

Detention or imprisonment

 

 9. Everyone has the right not to be arbitrarily detained or imprisoned.

 

Canadian Security Intelligence Sercvice Act, RSC, 1985, c C-23

 

Collection, analysis and retention

 12. The Service shall collect, by investigation or otherwise, to the extent that it is strictly necessary, and analyse and retain information and intelligence respecting activities that may on reasonable grounds be suspected of constituting threats to the security of Canada and, in relation thereto, shall report to and advise the Government of Canada.

 

 

Functions of Review Committee

 

 38. The functions of the Review Committee are

 

(a) to review generally the performance by the Service of its duties and functions and, in connection therewith,

 

(i) to review the reports of the Director and certificates of the Inspector General transmitted to it pursuant to subsection 33(3),

 

(ii) to review directions issued by the Minister under subsection 6(2),

 

(iii) to review arrangements entered into by the Service pursuant to subsections 13(2) and (3) and 17(1) and to monitor the provision of information and intelligence pursuant to those arrangements,

 

(iv) to review any report or comment given to it pursuant to subsection 20(4),

 

(v) to monitor any request referred to in paragraph 16(3)(a) made to the Service,

 

(vi) to review the regulations, and

 

(vii) to compile and analyse statistics on the operational activities of the Service;

 

(b) to arrange for reviews to be conducted, or to conduct reviews, pursuant to section 40; and

 

(c) to conduct investigations in relation to

 

(i) complaints made to the Committee under sections 41 and 42,

 

(ii) reports made to the Committee pursuant to section 19 of the Citizenship Act, and

 

(iii) matters referred to the Committee pursuant to section 45 of the Canadian Human Rights Act.

 

 

Review

 

 40. For the purpose of ensuring that the activities of the Service are carried out in accordance with this Act, the regulations and directions issued by the Minister under subsection 6(2) and that the activities do not involve any unreasonable or unnecessary exercise by the Service of any of its powers, the Review Committee may

 

(a) direct the Service or Inspector General to conduct a review of specific activities of the Service and provide the Committee with a report of the review; or

 

(b) where it considers that a review by the Service or the Inspector General would be inappropriate, conduct such a review itself.

 

 

Marginal note: Complaints

 

 41. (1) Any person may make a complaint to the Review Committee with respect to any act or thing done by the Service and the Committee shall, subject to subsection (2), investigate the complaint if

 

(a) the complainant has made a complaint to the Director with respect to that act or thing and the complainant has not received a response within such period of time as the Committee considers reasonable or is dissatisfied with the response given; and

 

(b) the Committee is satisfied that the complaint is not trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith.

 

Marginal note: Other redress available

 

 (2) The Review Committee shall not investigate a complaint in respect of which the complainant is entitled to seek redress by means of a grievance procedure established pursuant to this Act or the Public Service Labour Relations Act.

 

Report of findings

 52. (1) The Review Committee shall,

 

(a) on completion of an investigation in relation to a complaint under section 41, provide the Minister and the Director with a report containing the findings of the investigation and any recommendations that the Committee considers appropriate; and

 

(b) at the same time as or after a report is provided pursuant to paragraph (a), report the findings of the investigation to the complainant and may, if it thinks fit, report to the complainant any recommendations referred to in that paragraph.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                         T-1463-10

 

INTITULÉ :                                        CHIMEN MIKAIL

                                                            c

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                            et

COMITÉ DE SURVEILLANCE DES ACTIVITÉS DE RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LES 1ER ET 3 FÉVRIER 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :                       LE 31 JUILLET 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul Champ

POUR LA DEMANDERESSE

 

Helen Gray

Abigail Martinez

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

Gordon K. Cameron

 

 

POUR L’INTERVENANT

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Champ & Associates

Avocats

OTTAWA (ONTARIO)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

OTTAWA (ONTARIO)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

BLAKE, CASSELS & GRAYDON

S.E.N.C.R.L./s.r.l.

OTTAWA (ONTARIO)

POUR L’INTERVENANT

 

 

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