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Date : 20120731

Dossier : T‑875‑11

Référence : 2012 CF 958

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 31 juillet 2012

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

MICHAEL AARON SPIDEL

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Michael Aaron Spidel sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du commissaire adjoint, Politiques, du Service correctionnel du Canada (le SCC). La décision du commissaire adjoint portait sur un grief au troisième palier dans lequel M. Spidel alléguait que le SCC n’avait pas respecté l’obligation que la loi lui impose d’assurer une procédure équitable et expéditive pour régler les griefs des prisonniers en raison de l’existence d’importants retards systémiques dans sa procédure de règlement interne des griefs.

 

[2]               Le commissaire adjoint a reconnu que, [traduction] « depuis quelques années », les réponses aux griefs n’étaient pas données dans les délais prévus. Il a également reconnu que les griefs déposés par M. Spidel n’avaient pas été traités dans les délais prévus dans la directive applicable du commissaire. Le commissaire adjoint a par conséquent accueilli en partie le grief de M. Spiedel.

 

[3]               Le commissaire adjoint a toutefois refusé de prendre des mesures correctives relativement au grief de M. Spidel au motif qu’un plan d’action avait déjà mis en place dans la Région du Pacifique pour venir à bout de l’arriéré et des retards dans la procédure de règlement des griefs.

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, je suis arrivée à la conclusion que, dans sa décision, le commissaire adjoint a négligé d’aborder certains aspects cruciaux du grief de M. Spidel et qu’en conséquence, sa décision était déraisonnable. J’estime également que le défaut du commissaire adjoint d’examiner correctement le dossier qui lui a été soumis en tenant compte de la nature et de l’ampleur des problèmes systémiques de la procédure de règlement des griefs du SCC rend déraisonnable sa conclusion suivant laquelle aucune autre mesure corrective n’était requise. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de M. Spidel sera accueillie.

 

Cadre juridique

 

[5]               Pour situer dans leur contexte les questions soulevées par la présente demande, il est d’abord nécessaire de bien comprendre le cadre législatif régissant les plaintes et les griefs présentés par les délinquants incarcérés dans des pénitenciers fédéraux. Le texte intégral des dispositions législatives pertinentes est joint en annexe aux présents motifs.

 

[6]               L’article 4 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 [la Loi] énonce les principes sur lesquels le SCC doit se guider pour exécuter le mandat que lui confie la Loi. Suivant l’un de ces principes, « ses décisions doivent être claires et équitables, les délinquants ayant accès à des mécanismes efficaces de règlement de griefs » (alinéa 4g) [non souligné dans l’original].

 

[7]               La procédure de règlement des plaintes des prisonniers est énoncée aux articles 90 et 91 de la Loi, ainsi qu’aux articles 74 à 82 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 [le Règlement]. L’article 90 de la Loi exige une procédure de règlement « juste et expéditif » des griefs des délinquants. L’article 91 reconnaît aux délinquants le droit de formuler leurs griefs sans crainte de représailles.

 

[8]               Les articles 74 à 82 du Règlement énoncent la procédure de règlement des griefs. Le Règlement prévoit un processus à quatre paliers, à savoir : dépôt d’une plainte par le délinquant, grief de premier palier au directeur du pénitencier, grief de deuxième palier au responsable de la région et grief de troisième palier au commissaire du SCC. Les griefs peuvent être présentés à différents paliers au cours du processus selon la nature du grief et la réparation demandée.

 

[9]               Les articles 97 à 98 du Règlement confèrent au commissaire du SCC le pouvoir d’établir des règles ou des « directives » dans le but de réaliser les objets de la Loi et du Règlement. Il a été jugé que les directives du commissaire constituent un « texte d’application » ou « règlement » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21 (Canada (Procureur général) c. Mercier, 2010 CAF 167, 320 D.L.R. (4th) 429, au paragraphe 58).

 

[10]           La Directive du commissaire 081 intitulée Plaintes et griefs des délinquants, datée du 23 septembre 2003 [la Directive 081], est celle qui s’applique à la présente demande de contrôle judiciaire. La Directive 081 prévoit notamment différentes catégories de griefs auxquels divers degrés de priorité sont accordés. Elle fixe également les délais à respecter aux diverses étapes de la procédure de règlement des griefs. L’article 35 de la Directive 081 prévoit ce qui suit :

[traduction]

35.       Les décideurs répondent aux plaintes et aux griefs dans les délais suivants :

 

Plainte – premier palier et second palier

                     Prioritaire – dans les quinze (15) jours ouvrables suivant la réception de la plainte par le décideur.

                     Non prioritaire – dans les vingt‑cinq (25) jours ouvrables suivant la réception de la plainte par le décideur.

 

Plainte – troisième palier

                     Prioritaire – dans les soixante (60) jours ouvrables suivant la réception de la plainte par le décideur

                     Non prioritaire – dans les quatre‑vingts (80) jours ouvrables suivant la réception de la plainte par le décideur.

 

 

[11]           M. Spidel soutient dans son grief que ces délais sont systématiquement ignorés, de sorte que le SCC ne respecte pas l’obligation que la Loi lui impose d’offrir aux délinquants un mécanisme juste et expéditif de règlement de leurs plaintes et de leurs griefs.

 

[12]           L’article 37 de la Directive 081 est également pertinent dans le cas qui nous occupe. Il prévoit que [traduction] « le décideur s’assure que les plaignants reçoivent une réponse écrite complète à toutes les questions soulevées dans leurs plaintes et leurs griefs » [non souligné dans l’original].

 

Contexte jurisprudentiel

 

[13]           La présente affaire est la plus récente d’une série de démarches entreprises par des détenus sous responsabilité fédérale, dont M. Spidel, en vue de faire examiner par notre Cour les problèmes et les retards systémiques que présente la procédure de règlement des griefs du SCC.

 

[14]           La procédure interne de règlement des griefs du SCC est depuis longtemps perçue comme un mécanisme offrant aux détenus sous responsabilité fédérale une voie de recours pouvant se substituer à un contrôle judiciaire. Par conséquent, les détenus doivent en principe avoir d’abord épuisé tous les recours qui leur sont ouverts avant que notre Cour puisse exercer sa compétence (voir, par exemple, Condo c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 99, 239 F.T.R. 158, et Giesbrecht c. Canada, 148 F.T.R. 81, [1998] A.C.F. no 621 (C.F. 1re inst.) (QL)).

 

[15]           Dans l’affaire Bonamy c. Canada (Procureur général), 2010 CF 153, 378 F.T.R. 71, un détenu fédéral sollicitait un jugement déclarant que la procédure de règlement des griefs du SCC ne constituait pas un recours pouvant se substituer au contrôle judiciaire en raison des délais inhérents à cette procédure.

 

[16]           À l’appui de sa demande, M. Bonamy avait soumis à la Cour divers rapports annuels de l’enquêteur correctionnel du Canada. Dans ces rapports, l’enquêteur correctionnel critiquait sévèrement la gestion de la procédure de règlement des griefs du SCC ainsi que l’absence d’engagement et de responsabilité du SCC et l’absence de volonté de ce dernier en vue d’améliorer le processus. Ces rapports avaient toutefois été soumis à la Cour en tant que documents faisant autorité plutôt que comme simples éléments de preuve, de sorte que les documents sur lesquels M. Bonamy faisait reposer sa cause ne faisaient pas régulièrement partie de la preuve soumise à la Cour. M. Bonamy n’a par ailleurs pas fourni de statistiques concernant les délais actuels et il n’a pas fait entendre d’experts pour expliquer les présumés problèmes.

 

[17]           Le juge Mainville a par conséquent conclu que la preuve qui lui avait été soumise était insuffisante pour justifier le prononcé du jugement déclaratoire général sollicité par M. Bonamy. Le juge Mainville n’a toutefois pas écarté la possibilité qu’un délinquant puisse demander un contrôle judiciaire avant d’avoir épuisé la procédure de règlement des griefs en se fondant sur un dossier différent (paragraphe 60).

 

[18]           M. Spidel tente lui‑même depuis un certain temps de faire examiner par le SCC ses préoccupations quant aux problèmes systémiques de la procédure de règlement des griefs du SCC. Dans une affaire antérieure, M. Spidel avait déposé un grief portant sur une autre question et avait ensuite saisi notre Cour d’une demande de contrôle judiciaire avant d’avoir reçu une réponse à son grief. M. Spidel justifiait cette tentative de contourner la procédure de règlement des griefs en faisant valoir que les délais systémiques de la procédure interne de règlement des griefs du SCC faisaient en sorte que cette procédure ne constituait pas un recours acceptable pouvant se substituer au contrôle judiciaire.

 

[19]           Le juge Phelan a rejeté la demande de M. Spidel en déclarant que ce dernier n’avait pas démontré qu’il existait des circonstances convaincantes ou exceptionnelles qui justifieraient la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour écarter la procédure de règlement des griefs (Spidel c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1028, [2010] A.C.F. no 1292 (QL), au paragraphe 16 [Spidel no 1]).

 

[20]           Le juge Phelan a fait observer qu’il avait déjà été jugé que la procédure de règlement des griefs du SCC constituait un recours approprié pouvant se substituer au contrôle judiciaire, citant à l’appui Giesbrecht et Ewert c. Canada (Procureur général), 2009 CF 971, 355 F.T.R. 170. Il a également conclu que M. Spidel n’avait pas établi que l’examen du grief qu’il avait déposé en rapport avec la question litigieuse soumise à la Cour accusait lui‑même un retard. Il a par conséquent rejeté la demande.

 

[21]           M. Spidel a également présenté un grief au sujet des délais qu’accusait le traitement de certains de ses propres griefs. À la suite du rejet de son grief par le commissaire, M. Spidel a saisi notre Cour d’une demande de contrôle judiciaire. Il a soumis à la Cour près de 450 pages de documents à l’appui de sa demande. On trouvait notamment dans ce dossier certains des éléments qui avaient déjà été présentés au juge Mainville dans l’affaire Bonamy. M. Spidel a soumis ces éléments à la Cour pour démontrer que la procédure de règlement des griefs ne constituait pas une voie de recours appropriée pouvant se substituer à un contrôle judiciaire. Une grande partie des documents en question n’avaient toutefois pas été portés à la connaissance du commissaire lorsque celui‑ci avait rendu la décision visée par la demande de contrôle.

 

[22]           Le juge Phelan a rejeté la demande dans Spidel c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1040, [2010] A.C.F. no 1300 (QL) [Spidel no 2]. Il a estimé que M. Spidel n’avait signalé aucune erreur dans la décision du commissaire mais avait plutôt lancé « une attaque en règle contre le moindre aspect du fonctionnement du régime de règlement des griefs en milieu carcéral, sans qu’il soit nécessaire de préciser d’une certaine façon les faits particuliers de l’affaire » (au paragraphe 14).

 

[23]           Le juge Phelan a conclu qu’on ferait erreur en se lançant dans un examen des lacunes du système de règlement des griefs du SCC compte tenu du fait qu’il n’y avait aucune preuve que le traitement des griefs de M. Spidel faisait problème (au paragraphe 17).

 

[24]           Le juge Phelan a également refusé de considérer les nouveaux éléments de preuve présentés par M. Spidel au sujet des problèmes systémiques de la procédure de règlement des griefs au motif que le commissaire ne disposait pas de ces éléments au moment où il a rendu sa décision.

 

[25]           Plus récemment, dans Rose c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1495, [2011] A.C.F. no 1821 (QL), trois prisonniers avaient déposé un grief après qu’on eut mis fin à leur emploi au sein d’un établissement du SCC. Ils n’avaient toutefois pas attendu l’issue de la procédure de règlement des griefs avant de présenter une demande de contrôle judiciaire dans laquelle ils alléguaient que la procédure de règlement des griefs du SCC ne constituait pas une voie de recours appropriée pouvant se substituer au contrôle judiciaire étant donné qu’il s’agissait d’une procédure à la fois inéquitable et trop lente. Là encore, certains des éléments que M. Spidel invoque dans la présente affaire avaient été soumis à la Cour à l’appui de la demande des prisonniers.

 

[26]           Tout en estimant que les renseignements fournis par les prisonniers étaient « plus ou moins convaincants », le juge Martineau a estimé qu’il ne disposait pas de preuves suffisantes pour justifier la décision des détenus dans cette affaire de contourner le régime de règlement des griefs (paragraphes 28 et 30).

 

[27]           Le juge Martineau a accepté que, même si certains dossiers accusaient de toute évidence des retards excessifs, il n’avait pas été démontré que les demandeurs avaient dû subir des retards excessifs dans leurs propres dossiers. Le juge a également conclu que les éléments de preuve anecdotiques qui avaient été soumis dans l’affaire Rose « ne suffisent tout simplement pas, de l’avis de la Cour, pour justifier une déclaration générale englobant tous les cas suivant lesquels la procédure de règlement des griefs accuse systématiquement des retards et ne constitue donc pas une solution de rechange appropriée au contrôle judiciaire » (au paragraphe 34).

 

[28]           Le juge Martineau a toutefois laissé entendre que, dans une autre situation, avec un dossier de preuve conséquent, la Cour pourrait en arriver à une conclusion différente (paragraphe 34).

 

Le grief formulé en l’espèce

 

[29]           En réponse à la décision rendue par le juge Phelan dans l’affaire Spidel no 2, M. Spidel a déposé un nouveau grief au troisième palier de la procédure de règlement des griefs. Le grief portait expressément sur les présumées lacunes systémiques du régime de règlement des griefs du SCC (grief no V80R00000120).

 

[30]           À l’appui de son grief, M. Spidel a relaté sa propre expérience en ce qui concerne la procédure de règlement des griefs. Il a fourni des documents démontrant que, dans plusieurs cas, il n’avait pas reçu de réponse dans les délais prescrits. On lui avait plutôt envoyé des lettres l’informant que le SCC s’efforcerait de lui répondre plus tard, habituellement plusieurs semaines après.

 

[31]           Ces « lettres de prorogation » sont prévues à l’article 9 du Manuel sur le règlement des plaintes et des griefs des délinquants du SCC [le Manuel des griefs], qui précise par ailleurs que, dans le cas d’une plainte ou d’un grief [traduction] « les prorogations ne devraient être demandées que dans des circonstances exceptionnelles » [non souligné dans l’original].

 

[32]           Chaque fois que la date promise approchait, une autre lettre de prorogation était envoyée à M. Spidel, retardant d’autant la réponse du SCC au grief en question. Cette situation s’est reproduite à plusieurs reprises, à tel point que M. Spidel a reçu jusqu’à sept, voire, dans un cas, huit lettres de prorogation avant d’obtenir une réponse concrète à son grief. Ces délais se produisaient indépendamment de la mention « non prioritaire » ou « prioritaire » attribuée à son dossier.

 

[33]           À titre d’exemple, au moment où il a souscrit l’affidavit qu’il a soumis au commissaire adjoint à l’appui de son grief, M. Spidel attendait encore une réponse à un grief prioritaire qu’il avait déposé au second palier de la procédure de règlement des griefs 242 jours plus tôt. On se souviendra que l’article 35 de la directive 81 prévoit que le SCC doit répondre à ce type de grief dans les 15 jours ouvrables.

 

[34]           Dans chaque cas, le motif invoqué par le SCC pour ne pas avoir respecté les délais de réponse prévus à l’article 35 de la Directive 081 était l’augmentation du volume de griefs au palier en question.

 

[35]           Dans son grief, M. Spidel conteste ce qu’il affirme être la pratique du SCC d’envoyer systématiquement des lettres de prorogation « types » dans lesquelles elle prétexte le « volume élevé actuel de griefs » pour justifier le retard. M. Spiedel signale que le Manuel des griefs prévoit qu’une prorogation ne peut être accordée que dans des « circonstances exceptionnelles ».

 

[36]           Pour tenter de démontrer que les problèmes qu’il signalait ne se limitaient pas à ses propres nombreux griefs mais qu’ils étaient plutôt de nature systémique, M. Spidel a déposé les affidavits de trois autres détenus incarcérés dans la Région du Pacifique du SCC qui relataient leur propre expérience avec la procédure de règlement des griefs du SCC. Ces affidavits confirment qu’il faut parfois attendre de très nombreux mois avant d’obtenir une réponse exhaustive à un grief du SCC à un des paliers de la procédure de règlement des griefs. Dans un cas, l’auteur d’un des affidavits a expliqué qu’un grief qui portait sur ce qui était censé être une situation médicale urgente avait pris huit mois avant de connaître son dénouement.

 

[37]           M. Spidel affirmait que, suivant son expérience au sein du Comité des détenus et en matière de développement social au sein du système pénitencier, il avait observé que les délais qu’accusait le système étaient utilisés comme un obstacle systémique pour empêcher les prisonniers de se prévaloir de la procédure de règlement des griefs. Selon l’affidavit que M. Spidel a soumis au commissaire adjoint : [traduction] « peu de prisonniers sous responsabilité fédérale ont la persévérance, la patience, le courage ou même le temps pour exercer au cours de leur séjour en prison le seul recours dont ils disposent [...] » [non souligné dans l’original]. M. Spidel a souligné qu’à moins qu’un détenu n’ait à purger une très longue peine, il est peu probable qu’il obtienne une réponse finale à son grief avant la fin de sa période d’incarcération.

 

[38]           M. Spidel a également soumis au commissaire adjoint des centaines de pages de documents, y compris certains que le juge Phelan avait refusé d’examiner dans l’affaire Spidel no 2. On trouvait parmi ces documents plusieurs rapports indépendants, des documents de travail ainsi que des rapports annuels de l’enquêteur correctionnel du Canada. Ces documents révèlent les graves lacunes que présente depuis longtemps la procédure de règlement des griefs.

 

[39]           M. Spidel alléguait dans son grief que le SCC avait constamment manqué à l’obligation que lui impose la loi d’assurer une procédure de règlement « expéditive », « efficace » et « juste » « sans crainte de représailles » pour les prisonniers, comme le prévoient l’alinéa 4g) et les articles 90 et 91 de la Loi.

 

[40]           Il affirmait également que les délais qu’accuse la procédure de règlement des griefs empêchent les détenus de faire examiner leurs griefs de façon sérieuse, ce qui dissuade les détenus de porter plainte, les amène à abandonner leurs griefs par découragement ou fait en sorte que leurs griefs deviennent sans objet au moment où ils sont examinés.

 

Décision du commissaire adjoint

 

[41]           Comme nous l’avons déjà signalé, le commissaire adjoint a confirmé en partie le grief de M. Spidel mais a refusé d’ordonner la prise de mesures correctives.

 

[42]           Le commissaire adjoint a refusé d’examiner les affidavits des trois autres détenus au motif que le grief de M. Spidel n’avait pas été présenté sous forme de grief collectif. Il a toutefois examiné les renseignements fournis par M. Spidel relativement au délai de traitement de ses propres griefs et a reconnu que leur examen [traduction] « avait pris plus de temps que le délai prescrit au paragraphe 35 de la Directive 81 ». Par conséquent, le commissaire adjoint a conclu que cet aspect du grief de M. Spidel devait être confirmé.

 

[43]           Le commissaire adjoint a fait observer qu’aucune autre mesure n’était exigée dans le cas des autres griefs déposés par M. Spidel, étant donné que le SCC lui avait adressé des lettres de prorogation l’informant des délais et précisant les nouveaux délais de réponse. Il n’a toutefois pas répondu à l’allégation de M. Spidel suivant laquelle le SCC violait sa propre politique en matière de griefs en envoyant de façon systématique des lettres de prorogation au lieu de limiter le recours à ces lettres aux cas pouvant être qualifiés de « circonstances exceptionnelles », au sens du Manuel des griefs.

 

[44]           Malgré le fait qu’il avait fait droit à certains aspects du grief de M. Spidel, le commissaire adjoint a estimé qu’aucune autre mesure n’était requise pour répondre aux accusations de délai systémique de la procédure de règlement des griefs. Le commissaire adjoint a reconnu que le SCC accusait effectivement des retards importants [traduction] « depuis quelques années » par suite d’une augmentation du volume et de la complexité des plaintes et des griefs. Il a toutefois poursuivi en faisant observer que [traduction] « des mesures correctives ont déjà été prises », signalant qu’en novembre 2010, le SCC avait déjà mis en œuvre un [traduction] « plan d’action pour venir à bout de l’arriéré et des retards » relatifs aux griefs formulés par des détenus de la Région du Pacifique.

 

[45]           Enfin, le commissaire adjoint a invité M. Spidel à saisir de la question son Comité de bien‑être des détenus étant donné que le Manuel des griefs faisait présentement l’objet d’une révision.

 

Norme de contrôle

 

[46]           M. Spidel soulève plusieurs questions dans sa demande. La question déterminante porte toutefois sur la façon dont le commissaire adjoint a traité les éléments de preuve dont il disposait. Cet aspect de la décision concerne l’appréciation des faits à laquelle le commissaire a procédé. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (décision Bonamy, précitée, aux paragraphes 41 à 51; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 47 et 53).

 

Dossier soumis au commissaire adjoint

 

[47]           La preuve soumise au commissaire adjoint par M. Spidel dresse un portrait préoccupant des graves problèmes qui sont associés depuis longtemps à la procédure de règlement des griefs des prisonniers par le SCC. La preuve soulève de véritables préoccupations en ce qui concerne la mesure dans laquelle le SCC a respecté l’obligation que lui fait la Loi d’assurer aux détenus une procédure de règlement des griefs efficace.

 

[48]           Dans son rapport annuel de 1995‑1996, l’enquêteur correctionnel signalait que son bureau avait depuis longtemps signalé les problèmes d’efficacité et de crédibilité de la procédure de règlement des griefs du SCC. L’enquêteur correctionnel attribuait ces problèmes à « un certain manque d’engagement et de détermination chez les personnes chargées d’en assurer le bon fonctionnement ». Il a également conclu qu’en 1995‑1996, la procédure de règlement des griefs ne répondait pas encore à l’obligation faite par la loi d’assurer une procédure juste et expéditive (Canada, Enquêteur correctionnel, Rapport annuel de l’Enquêteur correctionnel 1995‑1996 (Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 1996), à la page 26).

 

[49]           En 1996, le rapport de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la prison des femmes de Kingston signalait « une absence troublante d’engagement de la part du Service correctionnel à l’égard des idéaux de la justice » (Rapport de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 1996, à la page 214 (commissaire Louise Arbour) [le Rapport Arbour]. Le Rapport Arbour a également traité des lacunes de la procédure de règlement des griefs des contrevenants. En particulier, la juge Arbour a relevé que certains des griefs n’avaient jamais reçu de réponse et que, pour ceux ayant reçu une réponse, celle‑ci était presque toujours en retard (à la page 163).

 

[50]           Suivant la juge Arbour, « l’aspect le plus troublant des réponses à ces griefs qui soulevaient des questions importantes concernant les droits fondamentaux des détenues était, de loin, le nombre de fois où ces réponses faisaient défaut de traiter adéquatement au fond les questions soulevées » et « le défaut d’apprécier la portée juridique des questions soulevées par les détenues » (à la page 163).

 

[51]           Des modifications ont été apportées à la procédure de règlement des griefs du SCC dans la foulée du Rapport Arbour. Toutefois, dans les rapports annuels subséquents, l’enquêteur correctionnel a continué à constater des lacunes dans le système de traitement des griefs, en particulier en ce qui concerne les retards excessifs subis par ceux qui cherchaient à accéder à ce régime. L’enquêteur correctionnel a également exprimé à plusieurs reprises sa frustration face au défaut du SCC de répondre à ces préoccupations.

 

[52]           Par exemple, le Rapport annuel 2003‑2004 signalait que « [l]es délais importants observés au chapitre du traitement des griefs demeurent un sujet de préoccupation considérable » et que « [l]e SCC devra admettre qu’il s’agit d’un problème qui exige l’attention d’une gestion responsable » (Canada, Enquêteur correctionnel, Rapport annuel de l’Enquêteur correctionnel 2003‑2004 (Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2004), aux pages 26 et 27).

 

[53]           Le Rapport annuel 2005‑2006 faisait observer que le Bureau de l’Enquêteur  correctionnel avait exprimé, dans chaque rapport annuel depuis 1987, des préoccupations quant au caractère inadéquat de la procédure de règlement des griefs du SCC. Le rapport qualifiait la procédure de règlement des griefs des détenus existant d’« inefficace en ce qui a trait au règlement juste et expéditif des griefs des délinquants, plus particulièrement à l’échelle nationale » (Canada, Enquêteur correctionnel, Rapport annuel de l’Enquêteur correctionnel 2005‑2006 (Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2004), à la page 13), ce qui a amené l’Enquêteur correctionnel à conclure que « l’effet net est que la procédure actuelle ne respecte pas les exigences législatives et des politiques » (à la page 5).

 

[54]           Le Rapport signalait également qu’au cours de la période qu’il visait, seulement 15 % des griefs traités au niveau du commissaire avaient été examinés dans les délais prescrits et que le SCC avait lui‑même reconnu que sa procédure de règlement des griefs ne répondait pas aux exigences légales (à la page 14).

 

[55]           L’Enquêteur correctionnel a par conséquent recommandé « que le Service correctionnel se conforme immédiatement à ses obligations légales et qu’il établisse une procédure de règlement juste et expéditif des griefs des délinquants » (cité dans le Rapport annuel 2007‑2008, ci‑après, à la page 43).

 

[56]           Dans son Rapport annuel 2006‑2007, l’Enquêteur correctionnel signalait que la procédure de règlement des griefs accusait encore des retards. Il a par ailleurs fait observer que les auteurs d’un certain nombre d’articles réclamaient des réformes en vue d’assurer un règlement juste et expéditif des plaintes (Canada, Enquêteur correctionnel, Rapport annuel de l’Enquêteur correctionnel 2006‑2007 (Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2007), à la page 28).

 

[57]           Le Rapport faisait également observer que « [l]e système s’est révélé inefficace, en outre, pour le traitement de l’arriéré de travail chronique. Et cette situation continue de se répercuter sur les activités du BEC puisque les délinquants s’adressent de plus en plus à nous pour faire entendre leurs préoccupations » (à la page 26).

 

[58]           Dans son Rapport annuel 2007‑2008, l’Enquêteur correctionnel soulignait que « [d]es préoccupations qu’elle a soulevées 35 ans auparavant sont malheureusement encore présentes aujourd’hui » (Canada, Enquêteur correctionnel, Rapport annuel de l’Enquêteur correctionnel 2007‑2008 (Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2008), à la page 10).

Le Rapport faisait observer que « [l]es conditions de vie difficiles et le mauvais traitement des prisonniers, ainsi que l’interdiction d’accès à des mécanismes internes et externes de réception et d’examen des plaintes, peuvent engendrer de la violence » (à la page 4). Le Rapport affirmait par ailleurs que « la mise en place de mécanismes efficaces de réception et de traitement des plaintes peut atténuer les tensions et réduire la violence en prison ».

 

[59]           Pour répondre à ces préoccupations, l’Enquêteur correctionnel a recommandé « que le ministre ordonne au Service correctionnel de rétablir immédiatement les délais de réponse prévus par le mécanisme de présentation et de règlement des griefs et des plaintes, à l’échelon du commissaire, soit 15 jours pour les griefs prioritaires et 25 jours pour les griefs non prioritaires, et que Service correctionnel prenne les mesures nécessaires pour se conformer à ces délais » (à la page 44).

 

[60]           M. Spidel a également produit un manuel non daté sur le droit carcéral qui avait été rédigé à l’intention des détenus par la Law Foundation of British Columbia. M. Spidel a fait observer que le chapitre de ce manuel portant sur la procédure de règlement des griefs du SCC portait un titre évocateur, en l’occurrence [traduction] « Pourquoi se donner la peine? ».

 

[61]           Enfin, dans leur étude réalisée en 2009 intitulée A Flawed Compass: A Human Rights Analysis of a Roadmap to Strengthening Public Safety, les auteurs, Michael Jackson et Graham Stewart, faisaient observer que [traduction] « les commissions royales, les comités parlementaires et les groupes de travail gouvernementaux ont tous souligné l’importance d’assurer un système de règlement des griefs juste, expéditif et réceptif » (A Flawed Compass: A Human Rights Analysis of a Roadmap to Strengthening Public Safety (24 septembre  2009), en ligne : < www.justicebehindthewalls.net/resources/news/flawed_Compass.pdf > à la page 189 [A Flawed Compass].

 

[62]           Après avoir examiné les rapports publiés par l’enquêteur correctionnel ainsi que le rapport de la juge Arbour susmentionné, les auteurs de l’étude « A Flawed Compass » se sont penchés sur le cas de la mort tragique d’une jeune femme dénommée Ashley Smith alors qu’elle était confiée à la garde du SCC. Il raconte l’expérience que Mme Smith avait vécue en ce qui concerne la procédure de traitement de règlement des griefs du SCC en faisant observer que le SCC n’avait commencé à examiner le grief déposé par Mme Smith que deux mois après sa mort. Les auteurs déclarent : [traduction] « Nous tenons à relater en détail l’expérience vécue par Mme Smith avec le système de traitement des plaintes et des griefs des délinquants du SCC pour illustrer de façon concrète l’incapacité du système de résoudre de façon appropriée et raisonnable les plaintes des détenus en temps utile » (à la page 191).

 

Analyse

 

[63]           Dans le grief qu’il a déposé, M. Spidel alléguait que toute la procédure de règlement des griefs du SCC présentait de graves problèmes systémiques. Outre les retards importants qu’il avait lui‑même subis lors du traitement de ses divers griefs, M. Spidel a parlé des graves problèmes que présentait depuis longtemps la procédure de règlement des griefs des contrevents du SCC en soumettant au commissaire adjoint un dossier fouillé documentant ces problèmes. Ces problèmes remontaient à des dizaines d’années et ne se limitaient aucunement à la Région du Pacifique du SCC.

 

[64]           Je relève que le défendeur n’a pas contesté la capacité des prisonniers de formuler un grief en ce qui concerne les présumés problèmes systémiques du SCC. Le défendeur se contente plutôt d’affirmer que la décision prise par le commissaire adjoint en l’espèce était raisonnable.

 

[65]           Le commissaire adjoint a nettement reconnu le caractère systémique du grief présenté par M. Spidel, ainsi que le démontre le passage suivant de sa décision [traduction] « vous affirmez que les retards qu’accuse la procédure de règlement des griefs sont un problème systémique ». Le résumé préparé en rapport avec la décision confirme aussi cette conclusion.

 

[66]           S’agissant de l’aspect systémique du grief de M. Spidel, le commissaire adjoint déclare, dans sa décision : [traduction] « Depuis quelques années, le Service correctionnel du Canada (le SCC) doit composer avec une hausse importante du volume et de la complexité des plaintes et des griefs, ce qui a eu pour effet de retarder les réponses aux griefs ».

 

[67]           Compte tenu du caractère systémique du grief formulé par M. Spidel, il était, à mon avis, déraisonnable de la part du commissaire adjoint de refuser d’examiner les affidavits dans lesquels trois autres détenus racontaient leur expérience récente personnelle avec la procédure de règlement des griefs du SCC au motif que les détenus en question n’avaient pas présenté de grief collectif. Ces individus ne réclamaient aucune sorte de réparation personnelle; ils cherchaient simplement à corroborer les allégations formulées par M. Spidel au sujet des retards généralisés du SCC. Il était évidemment loisible au commissaire adjoint d’attribuer à ces affidavits la valeur qu’il souhaitait, mais il n’était pas raisonnable de sa part de refuser ne serait‑ce que de les examiner.

 

[68]           Cela dit, je ne suis pas convaincue qu’une erreur grave a été commise, compte tenu du fait que le commissaire adjoint a reconnu que la procédure de règlement des griefs accusait des retards systémiques du moins dans la Région du Pacifique du SCC depuis quelques années. Son refus d’examiner les affidavits en question témoigne toutefois de son défaut d’élargir le cadre de son analyse au‑delà de la seule situation personnelle de M. Spidel et de s’engager pleinement dans un examen des questions systémiques plus larges soulevées par le grief de M. Spidel.

 

[69]           Comme nous l’avons déjà signalé, le commissaire adjoint a confirmé le grief dans la mesure où ce dernier se rapportait à l’expérience personnelle vécue par M. Spidel en rapport avec la procédure de règlement des griefs. Le commissaire adjoint a examiné le temps de traitement des griefs précédents de M. Spidel et a accepté le fait que le délai de réponse dépassait celui prescrit par la directive du commissaire dans le cas de cinq des griefs en question.

 

[70]           Le commissaire adjoint ne s’est jamais véritablement penché sur l’aspect systémique du grief de M. Spidel et il n’a pas répondu à cet aspect de son grief. Les préoccupations soulevées par M. Spidel au sujet du caractère systémique des retards ne constituaient pas simplement un aspect secondaire de son grief, mais bien un élément central de toute sa thèse. D’ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé, M. Spidel a soumis au commissaire adjoint des centaines de pages d’éléments de preuve pour tenter de démontrer les lacunes systémiques très graves et les problèmes d’efficacité de la procédure de traitement des griefs des contrevenants du SCC.

 

[71]           M. Spidel affirmait qu’en raison des lacunes en question, le SCC avait fait défaut de respecter l’obligation que la Loi lui fait d’assurer aux détenus une procédure de règlement des griefs efficace. M. Spidel contestait également la pratique du SCC de rédiger systématiquement des lettres « types » de prorogation en faisant valoir que le Manuel des griefs ne permettait des prorogations de délai que dans des « circonstances exceptionnelles ».

 

[72]           Le commissaire adjoint n’a même pas essayé d’aborder ces questions de façon sérieuse dans sa décision.

 

[73]           Dans sa décision, le commissaire adjoint ne traite d’aucune façon de la décision de M. Spidel de contester la présumée pratique du SCC d’envoyer systématiquement des lettres de prorogation. Malgré le fait que l’article 37 de la Directive 081 oblige les décideurs à répondre de façon détaillée à toutes les questions soulevées dans les plaintes et les griefs, le commissaire adjoint a tout simplement négligé d’aborder cet aspect du grief de M. Spidel. J’estime qu’il manque à cet aspect de la décision du commissaire adjoint la justification, la transparence et l’intelligibilité exigées pour qu’on puisse considérer qu’il s’agit d’une décision raisonnable.

 

[74]           On ne trouve dans la décision aucune allusion aux éléments de preuve présentés au sujet des retards systémiques, hormis les éléments de preuve se rapportant aux griefs antérieurs de M. Spidel. Tout en acceptant qu’il y avait des problèmes de retard, le commissaire adjoint tranche l’aspect systémique du grief dans un seul paragraphe en qualifiant la question de problème qui n’existe que [traduction] « depuis quelques années » et imputable à une augmentation récente du volume et de la complexité des plaintes et des griefs formulés par les prisonniers dans la Région du Pacifique.

 

[75]           En d’autres termes, le commissaire adjoint semble considérer le problème comme une « simple hausse » récente du nombre de cas dans la Région du Pacifique plutôt que comme un phénomène systémique et profondément enraciné existant depuis très longtemps comme l’indiquaient le grief de M. Spidel ainsi que le dossier documentaire qu’il avait soumis.

 

[76]           Ayant ainsi perçu la nature et l’ampleur du problème de cette façon, le commissaire adjoint a estimé qu’aucune autre mesure corrective n’était requise en rapport avec les allégations de retard systémiques de la procédure de règlement des griefs de M. Spidel, étant donné que le SCC avait adopté [traduction] « un plan d’action pour venir à bout de l’arriéré et des retards » qu’accusait le traitement des griefs des détenus dans la Région du Pacifique.

 

[77]           Avant d’examiner le caractère raisonnable de la conclusion du commissaire adjoint suivant laquelle aucune mesure corrective n’était nécessaire en ce qui concerne le grief formulé par M. Spidel, je tiens à signaler que le SCC a déposé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire un affidavit souscrit par le directeur général de la Direction des droits, des recours et des résolutions du SCC. Dans cet affidavit, il est question du « plan d’action » visant à réduire l’arriéré dans la Région du Pacifique. On y trouve des statistiques sur les résultats de la mise en place du plan.

 

[78]           Les demandes de contrôle judiciaire sont normalement jugées en fonction du dossier dont disposait l’auteur de la décision initiale. Des éléments de preuve supplémentaires peuvent être admis dans certaines circonstances lorsque, par exemple, des questions d’équité procédurale ou de compétence se posent (Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218, [2003] 1 C.F. 331, au paragraphe 30).

 

[79]           Le défendeur reconnaît que le commissaire adjoint ne disposait pas des renseignements statistiques qui se trouvaient dans l’affidavit du directeur général lorsqu’il a rendu sa décision en réponse au grief de M. Spidel. Ces nouveaux éléments de preuve ne portent par ailleurs pas sur une question d’équité procédurale ou de compétence. Je souscris d’ailleurs à l’observation, formulée par le juge Harrington à l’occasion d’une décision préliminaire rendue dans la présente affaire, suivant laquelle l’affidavit en question semble plutôt avoir simplement pour but d’« étayer » la décision du commissaire adjoint (Spidel c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1449, au paragraphe 17). Par conséquent, je ne suis pas disposée à tenir compte de ces renseignements statistiques pour rendre ma décision.

 

[80]           En ce qui concerne la décision du commissaire adjoint, je reconnais que celui‑ci n’avait pas l’obligation de mentionner chacun des éléments de preuve versés au dossier et qu’on présume qu’il a tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il disposait (voir, par exemple, l’arrêt Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317, 36 A.C.W.S. (3d) 635 (C.A.F.)).

 

[81]           Cela dit, plus les éléments de preuve que le tribunal administratif a omis de mentionner ou d’analyser explicitement dans sa décision sont importants, plus la Cour sera disposée à conclure que le tribunal n’en a pas tenu compte (Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 425 (QL), aux paragraphes 14 à 17).

 

[82]           Dans le cas qui nous occupe, le commissaire adjoint a négligé de s’attaquer à une grande partie de la preuve qui lui avait été soumise. Le fait qu’il a déclaré que le problème des retards qu’accusait le processus de règlement des griefs dans la Région du Pacifique du SCC était récent permet de penser qu’il n’a pas tenu compte du dossier qui lui avait été soumis. Pour reprendre le commentaire formulé par la juge Arbour, il a fait défaut d’apprécier la portée juridique des questions soulevées par M. Spidel.

 

[83]           J’admets que le SCC doit composer avec de nombreuses priorités divergentes et qu’il doit s’acquitter de ses obligations légales avec des ressources limitées. Je reconnais également que le personnel de direction du SCC sera normalement mieux placé que notre Cour pour évaluer, en principe, quelles sont les meilleures façons de faire face aux défis administratifs auxquels est confronté cet organisme en respectant ses contraintes budgétaires. Pour cette raison, il n’appartient pas à notre Cour de se prononcer sur le caractère raisonnable du plan d’action élaboré pour la Région du Pacifique du SCC en vue de régler le problème de l’arriéré de la procédure de règlement des griefs.

 

[84]           Cela étant dit, le défaut du commissaire adjoint de bien saisir et de bien aborder la nature et l’ampleur du problème des retards systémiques qu’accuse la procédure de règlement des griefs dont M. Spidel a traité dans son grief permet d’emblée de s’interroger sur le caractère raisonnable de sa conclusion suivant laquelle aucune autre mesure corrective n’était nécessaire pour répondre au grief.

 

[85]           De toute évidence, la personne qui ne saisit pas bien la nature ou la portée du problème qui lui est soumis n’est pas en mesure de juger de façon raisonnable si une solution particulière sera suffisante pour régler le problème.

 

Conclusion

 

[86]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision du commissaire adjoint, Politiques, est annulée. À mon avis, la réparation appropriée consiste à renvoyer l’affaire au commissaire adjoint, Politiques, du Service correctionnel du Canada pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

 

Dépens

 

[87]           M. Spidel s’est représenté lui‑même avec compétence dans la présente affaire et il ne réclame rien à titre de frais juridiques. Il réclame toutefois à titre de dépens la somme de 350 $ pour les photocopies et les frais de dépôt, ce qui correspond aux débours engagés pour la présente demande. Je rends une ordonnance en conséquence.

 


JUGEMENT

 

LA COUR :

 

            1.         ACCUEILLE la présente demande de contrôle judiciaire et RENVOIE l’affaire au commissaire adjoint, Politiques, du Service correctionnel du Canada pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs;

 

            2.         ADJUGE à M. Spidel les dépens de la présente demande, qui sont fixés à 350 $

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


APPENDICE

 

 

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20

 

 

4. Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent:

 

 

[...]

 

g) ses décisions doivent être claires et équitables, les délinquants ayant accès à des mécanismes efficaces de règlement de griefs;

 

[...]

 

90. Est établie, conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96u), une procédure de règlement juste et expéditif des griefs des délinquants sur des questions relevant du commissaire.

 

 

91. Tout délinquant doit, sans crainte de représailles, avoir libre accès à la procédure de règlement des griefs.

 

96. Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements :

 

[...]

 

u) fixant la procédure de règlement des griefs des délinquants;

 

[...]

 

4. The principles that shall guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are

 

[...]

 

(g) that correctional decisions be made in a forthright and fair manner, with access by the offender to an effective grievance procedure;

 

[...]

 

 

90. There shall be a procedure for fairly and expeditiously resolving offenders’ grievances on matters within the jurisdiction of the Commissioner, and the procedure shall operate in accordance with the regulations made under paragraph 96(u).

 

91. Every offender shall have complete access to the offender grievance procedure without negative consequences.

 

96. The Governor in Council may make regulations

 

[...]

 

(u) prescribing an offender grievance procedure;

 

[...]

 

 

 


Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620

 

74. (1) Lorsqu’il est insatisfait d’une action ou d’une décision de l’agent, le délinquant peut présenter une plainte au supérieur de cet agent, par écrit et de préférence sur une formule fournie par le Service.

 

(2) Les agents et le délinquant qui a présenté une plainte conformément au paragraphe (1) doivent prendre toutes les mesures utiles pour régler la question de façon informelle.

 

(3) Sous réserve des paragraphes (4) et (5), le supérieur doit examiner la plainte et fournir copie de sa décision au délinquant aussitôt que possible après que celui‑ci a présenté sa plainte.

 

(4) Le supérieur peut refuser d’examiner une plainte présentée conformément au paragraphe (1) si, à son avis, la plainte est futile ou vexatoire ou n’est pas faite de bonne foi.

 

(5) Lorsque, conformément au paragraphe (4), le supérieur refuse d’examiner une plainte, il doit fournir au délinquant une copie de sa décision motivée aussitôt que possible après que celui‑ci a présenté sa plainte.

 

 

75. Lorsque, conformément au paragraphe 74(4), le supérieur refuse d’examiner la plainte ou que la décision visée au paragraphe 74(3) ne satisfait pas le délinquant, celui‑ci peut présenter un grief, par écrit et de préférence sur une formule fournie par le Service :

 

a) soit au directeur du pénitencier ou au directeur de district des libérations conditionnelles, selon le cas;

 

b) soit, si c’est le directeur du pénitencier ou le directeur de district des libérations conditionnelles qui est mis en cause, au responsable de la région.

 

76. (1) Le directeur du pénitencier, le directeur de district des libérations conditionnelles ou le responsable de la région, selon le cas, doit examiner le grief afin de déterminer s’il relève de la compétence du Service.

 

(2) Lorsque le grief porte sur un sujet qui ne relève pas de la compétence du Service, la personne qui a examiné le grief conformément au paragraphe (1) doit en informer le délinquant par écrit et lui indiquer les autres recours possibles.

 

 

77. (1) Dans le cas d’un grief présenté par le détenu, lorsqu’il existe un comité d’examen des griefs des détenus dans le pénitencier, le directeur du pénitencier peut transmettre le grief à ce comité.

 

(2) Le comité d’examen des griefs des détenus doit présenter au directeur ses recommandations au sujet du grief du détenu aussitôt que possible après en avoir été saisi.

 

 

(3) Le directeur du pénitencier doit remettre au détenu une copie de sa décision aussitôt que possible après avoir reçu les recommandations du comité d’examen des griefs des détenus.

 

 

78. La personne qui examine un grief selon l’article 75 doit remettre copie de sa décision au délinquant aussitôt que possible après que le détenu a présenté le grief.

 

 

79. (1) Lorsque le directeur du pénitencier rend une décision concernant le grief du détenu, celui‑ci peut demander que le directeur transmette son grief à un comité externe d’examen des griefs, et le directeur doit accéder à cette demande.

 

(2) Le comité externe d’examen des griefs doit présenter au directeur du pénitencier ses recommandations au sujet du grief du détenu aussitôt que possible après en avoir été saisi.

 

(3) Le directeur du pénitencier doit remettre au détenu une copie de sa décision aussitôt que possible après avoir reçu les recommandations du comité externe d’examen des griefs.

 

80. (1) Lorsque le délinquant est insatisfait de la décision rendue au sujet de son grief par le directeur du pénitencier ou par le directeur de district des libérations conditionnelles, il peut en appeler au responsable de la région.

 

(2) Lorsque le délinquant est insatisfait de la décision rendue au sujet de son grief par le responsable de la région, il peut en appeler au commissaire.

 

(3) Le responsable de la région ou le commissaire, selon le cas, doit transmettre au délinquant copie de sa décision motivée aussitôt que possible après que le délinquant a interjeté appel.

 

 

81. (1) Lorsque le délinquant décide de prendre un recours judiciaire concernant sa plainte ou son grief, en plus de présenter une plainte ou un grief selon la procédure prévue dans le présent règlement, l’examen de la plainte ou du grief conformément au présent règlement est suspendu jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue dans le recours judiciaire ou que le détenu s’en désiste.

 

(2) Lorsque l’examen de la plainte ou au grief est suspendu conformément au paragraphe (1), la personne chargée de cet examen doit en informer le délinquant par écrit.

 

 

82. Lors de l’examen de la plainte ou du grief, la personne chargée de cet examen doit tenir compte :

 

a) des mesures prises par les agents et le délinquant pour régler la question sur laquelle porte la plainte ou le grief et des recommandations en découlant;

 

b) des recommandations faites par le comité d’examen des griefs des détenus et par le comité externe d’examen des griefs;

 

c) de toute décision rendue dans le recours judiciaire visé au paragraphe 81(1).

74. (1) Where an offender is dissatisfied with an action or a decision by a staff member, the offender may submit a written complaint, preferably in the form provided by the Service, to the supervisor of that staff member.

 

(2) Where a complaint is submitted pursuant to subsection (1), every effort shall be made by staff members and the offender to resolve the matter informally through discussion.

 

(3) Subject to subsections (4) and (5), a supervisor shall review a complaint and give the offender a copy of the supervisor’s decision as soon as practicable after the offender submits the complaint.

 

(4) A supervisor may refuse to review a complaint submitted pursuant to subsection (1) where, in the opinion of the supervisor, the complaint is frivolous or vexatious or is not made in good faith.

 

(5) Where a supervisor refuses to review a complaint pursuant to subsection (4), the supervisor shall give the offender a copy of the supervisor’s decision, including the reasons for the decision, as soon as practicable after the offender submits the complaint.

 

75. Where a supervisor refuses to review a complaint pursuant to subsection 74(4) or where an offender is not satisfied with the decision of a supervisor referred to in subsection 74(3), the offender may submit a written grievance, preferably in the form provided by the Service,

 

(a) to the institutional head or to the director of the parole district, as the case may be; or

 

 

(b) where the institutional head or director is the subject of the grievance, to the head of the region.

 

 

76. (1) The institutional head, director of the parole district or head of the region, as the case may be, shall review a grievance to determine whether the subject‑matter of the grievance falls within the jurisdiction of the Service.

 

(2) Where the subject‑matter of a grievance does not fall within the jurisdiction of the Service, the person who is reviewing the grievance pursuant to subsection (1) shall advise the offender in writing and inform the offender of any other means of redress available.

 

77. (1) In the case of an inmate’s grievance, where there is an inmate grievance committee in the penitentiary, the institutional head may refer the grievance to that committee.

 

 

(2) An inmate grievance committee shall submit its recommendations respecting an inmate’s grievance to the institutional head as soon as practicable after the grievance is referred to the committee.

 

(3) The institutional head shall give the inmate a copy of the institutional head’s decision as soon as practicable after receiving the recommendations of the inmate grievance committee.

 

78. The person who is reviewing a grievance pursuant to section 75 shall give the offender a copy of the person’s decision as soon as practicable after the offender submits the grievance.

 

79. (1) Where the institutional head makes a decision respecting an inmate’s grievance, the inmate may request that the institutional head refer the inmate’s grievance to an outside review board, and the institutional head shall refer the grievance to an outside review board.

 

(2) The outside review board shall submit its recommendations to the institutional head as soon as practicable after the grievance is referred to the board.

 

(3) The institutional head shall give the inmate a copy of the institutional head’s decision as soon as practicable after receiving the recommendations of the outside review board.

 

80. (1) Where an offender is not satisfied with a decision of the institutional head or director of the parole district respecting the offender’s grievance, the offender may appeal the decision to the head of the region.

 

(2) Where an offender is not satisfied with the decision of the head of the region respecting the offender’s grievance, the offender may appeal the decision to the Commissioner.

 

(3) The head of the region or the Commissioner, as the case may be, shall give the offender a copy of the head of the region’s or Commissioner’s decision, including the reasons for the decision, as soon as practicable after the offender submits an appeal.

81. (1) Where an offender decides to pursue a legal remedy for the offender’s complaint or grievance in addition to the complaint and grievance procedure referred to in these Regulations, the review of the complaint or grievance pursuant to these Regulations shall be deferred until a decision on the alternate remedy is rendered or the offender decides to abandon the alternate remedy.

 

(2) Where the review of a complaint or grievance is deferred pursuant to subsection (1), the person who is reviewing the complaint or grievance shall give the offender written notice of the decision to defer the review.

 

82. In reviewing an offender’s complaint or grievance, the person reviewing the complaint or grievance shall take into consideration

 

(a) any efforts made by staff members and the offender to resolve the complaint or grievance, and any recommendations resulting therefrom;

 

 

(b) any recommendations made by an inmate grievance committee or outside review board; and

 

(c) any decision made respecting an alternate remedy referred to in subsection 81(1).

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑875‑11

 

INTITULÉ :                                                  MICHAEL AARON SPIDEL c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 24 juillet 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 31 juillet 2012

 

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael Aaron Spidel

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Cindy Mah

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Néant

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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