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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20120720

Dossier : IMM-489-12

Référence : 2012 CF 905

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 20 juillet 2012

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

 

ERNIE VILLEGAS LUMOCSO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Aperçu

[1]               [1]        Il est entendu que la règle de droit et la reconnaissance du droit international qui en émane ne sauraient constituer les ingrédients menant à l’autodestruction de la société au milieu du chaos instauré par la terreur. À circonstances exceptionnelles, réponses exceptionnelles. Le chaos, cependant, ne peut tenir en otage la règle de droit. Il convient dès lors d’y voir un antidote agissant sur le calibrage permanent du baromètre de l’équilibre de la société, ou à tout le moins, de la réhabiliter progressivement, sinon intégralement, à la première occasion en vue de sa restauration ultime « souhaitée ».

 

La façon dont est menée la guerre à la violence et les limites qu’elle s’impose, en notre temps, sont autant d’éléments de l’équation par laquelle la société mesure son comportement antérieur – chaque élément devant s’apprécier en continu.

 

Dans la lutte pour subjuguer la terreur issue de la violence, qu’en coûtera‑t‑il d’écarter le droit? Faut-il mettre en veilleuse, voire même abolir les valeurs les plus profondes servant d’assises à nos lois, confondre l’innocent et le coupable? Du fait de la menace de disparition au milieu de la tourmente, le jugement devient un « luxe » que d’aucunes estiment superflu.

 

La balance du droit et de la justice peut-elle être recalibrée ou peut-on même envisager cette opération dans le feu de l’action? Est-il possible que le droit devienne aussi, à l’instar de la vie, une victime irrémédiablement perdue devant le péril aveugle de l’anéantissement anticipé? La règle de droit ne vaut-elle qu’en temps de sérénité, n’est-elle qu’un principe qu’on s’empresse d’oublier sur le champ de bataille du chaos?

 

En pareille situation, toute réponse ou une stratégie nuancée ou pondérée sera considérée par certaines autorités comme pure naïveté de la part de ceux qui sont loin des périls du champ de bataille, qui ne sont pas au cœur de l’action ou sur la ligne de feu.

 

Si tel était le cas, la règle de droit et la reconnaissance du droit international qui en émane n’auraient plus leur place dans la société. Or, lorsque règne le chaos, la règle de droit ne peut se limiter à un rôle de simple observateur; elle doit servir de témoin éventuel; ainsi peut-elle répondre à l’usage démesuré de la force, dont les unités comme celle à laquelle appartenait le demandeur offraient un exemple.

 

De plus, il faut reconnaître l’importance de se pencher sur l’environnement, le cadre et le contexte particuliers, en soi, du phénomène humain issu d’une situation précise avant de pouvoir la comparer avec toute autre situation analogue se déroulant ou s’étant déroulée ailleurs.

 

Ces observations, formulées par le soussigné dans Petrov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 465, s’appliquent tout autant en l’espèce.

 

II. Introduction

[2]               Le demandeur, qui était un agent du renseignement dans les Forces armées des Philippines [les FAP], s’est vu refuser l’asile, parce qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’il avait participé, à titre de complice, à des crimes contre l’humanité commis par les FAP.

 

[3]               Les extraits suivants décrivent le contexte :

[traduction]

 

            Deux conflits en cours et les opérations menées contre les insurgés en conséquence forment le contexte dans lequel s’insère le troisième groupe vulnérable composé de gens soupçonnés d’être des insurgés et des sympathisants. Le premier conflit oppose les FAP et la Nouvelle armée populaire (NAP), l’aile armée du Parti communiste des Philippines (PCP); le deuxième oppose les FAP et les sécessionnistes musulmans à Mindanao. Dans les deux cas, les gens soupçonnés d’être des sympathisants des groupes insurgés ou de leur être associés courent un risque plus grand d’être victimes de torture et d’autres violations graves des droits de la personne.

 

[…]

 

            Les personnes, les groupes et les collectivités associés au Front de libération islamique Moro (FLIM), au Front de libération national Moro (FLNM), à Abu Sayyaf et à des factions qui leur sont liées ont aussi été exposés à des risques plus importants de torture et d’autres violations graves des droits de la personne dans le contexte des campagnes anti‑insurrectionnelles. [Non souligné dans l’original.]

 

(Pièce M-16, Philippines: Torture persists: appearance and reality within the criminal justice system, Amnesty International, janvier 2003, dossier du tribunal [DT], à la page 398).

 

[4]               Ayant examiné la preuve et le droit applicable, j’estime que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

 

III. La procédure judiciaire

[5]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visée au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission ou la CISR], datée du 3 janvier 2012, de rejeter la demande d’asile du demandeur, au motif qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que celui‑ci avait commis des crimes contre l’humanité.

 

IV. Le contexte

[6]               Le demandeur, M. Ernie Villegas Lumocso, est un citoyen de la République des Philippines.

 

[7]               Le demandeur a été membre des FAP de décembre 1995 jusqu’en août 2007. Il a été successivement soldat, opérateur radio, spécialiste du renseignement et chef d’équipe au sein du service du renseignement des FAP [le SRFAP].

 

[8]               À titre d’agent du renseignement, le demandeur a suivi les déplacements des membres d’Abu Sayyaf et a arrêté le chef de cette organisation terroriste, Galib Andang, surnommé le [traduction] « commandant Robot », en décembre 2003.

 

[9]               Le demandeur est entré au Canada le 6 août 2007, avec en main un visa de visiteur, en vue d’étudier l’anglais dans le cadre d’un programme de formation militaire.

 

[10]           Le demandeur allègue qu’il craint d’être persécuté par l’organisation séparatiste Abu Sayyaf s’il retourne dans son pays d’origine, parce qu’il a participé à l’arrestation du chef de cette organisation.

 

V. La décision faisant l’objet du contrôle

[11]           La Commission a exclu le demandeur du bénéfice de l’asile aux termes de l’article 98 de la LIPR et des alinéas 1Fa) et c) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention].

 

[12]           La Commission s’est appuyée sur la preuve documentaire démontrant l’existence de raisons sérieuses de penser que les FAP avaient commis des crimes contre l’humanité. La Commission a porté cette preuve à l’attention du demandeur.

 

[13]           La Commission a conclu qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait participé à des crimes contre l’humanité à titre de complice pendant son service militaire. Pour étayer sa conclusion, elle a examiné les six critères énoncés par la Cour dans Ryivuze c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 134, 325 FTR 30.

 

[14]           En ce qui concerne la nature de l’organisation comme telle, la Commission a reconnu le rôle légitime général de l’armée.

 

[15]           Au sujet de la méthode de recrutement, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas été recruté contre son gré et qu’il s’était joint volontairement aux FAP, parce qu’il pouvait y obtenir un emploi stable.

 

[16]           Pour ce qui est du troisième critère – le poste au sein de l’organisation –, la Commission a expliqué que le travail exceptionnel effectué par le demandeur pour les FAP lui avait permis d’obtenir le grade de sergent technique. Le demandeur avait participé activement aux activités du renseignement dans le cadre de la guerre générale que les FAP menaient contre le groupe terroriste Abu Sayyaf.

 

[17]           En ce qui concerne la connaissance que le demandeur avait des atrocités commises par son organisation, la Commission a comparé la preuve documentaire au témoignage du demandeur. Selon ce dernier, les crimes n’ont pas été commis par l’armée, mais par les communistes et Abu Sayyaf.

 

[18]           La Commission a préféré la preuve documentaire au témoignage du demandeur. Elle a conclu que celui‑ci avait joué un rôle actif à titre d’agent du renseignement et qu’il avait délibérément fermé les yeux sur ce qui se passait (Shakarabi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 145 FTR 297, [1998] ACF no 444 (QL/Lexis)).

 

[19]           En ce qui concerne la période de temps passée dans l’organisation, la Commission a fait remarquer que le demandeur avait été membre des FAP pendant longtemps, soit du début de décembre 1995 jusqu’en août 2007.

 

[20]           Au sujet de la possibilité de quitter l’organisation, la Commission a indiqué que le demandeur portait même son uniforme militaire lors des audiences et qu’il était resté un membre des FAP même après son arrivée au Canada en vue d’étudier l’anglais. Finalement, le demandeur allègue qu’il serait considéré comme un déserteur. La Commission a conclu que le demandeur n’avait ni décidé de se dissocier des FAP, ni voulu le faire.

 

VI. La question en litige

[21]           La décision de la Commission d’exclure le demandeur du bénéfice de l’asile aux termes de l’article 98 de la LIPR, au motif qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité, était‑elle raisonnable?

 

VII. Les dispositions législatives applicables

[22]           La disposition suivante de la LIPR s’applique en l’espèce :

 

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

 

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

Exclusion — Refugee Convention

 

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection

 

 

[23]           Les dispositions suivantes de la Convention, qui sont annexées à la LIPR, sont applicables en l’espèce :

ANNEXE

 

(paragraphe 2(1))

 

SECTIONS E ET F DE L’ARTICLE PREMIER DE LA CONVENTION DES NATIONS UNIES RELATIVE AU STATUT DES RÉFUGIÉS

 

E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

 

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

     a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

 

     b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés;

 

     c) Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

SCHEDULE

 

(Subsection 2(1))

 

SECTIONS E AND F OF ARTICLE 1 OF THE UNITED NATIONS CONVENTION RELATING TO THE STATUS OF REFUGEES

 

E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

 

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

 

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

 

(b) he has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

 

(c) he has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.

 

 

VIII. Les thèses des parties

[24]           Le demandeur soutient que la Commission n’a pas donné de motifs relativement à plusieurs des critères de Ryivuze, précitée, notamment la méthode de recrutement. Il soutient aussi que la Commission n’a pas établi de lien entre son poste et sa participation alléguée à des crimes contre l’humanité en tant que complice. Il explique que son rôle n’en était pas un de dirigeant et qu’il était simplement subordonné aux ordres de ses officiers. Il affirme que sa mission consistant à capturer le chef du groupe Abu Sayyaf était légitime. Il a ajouté que des civils sont malheureusement victimes de violations des droits de la personne dans un conflit armé.

 

[25]           Le demandeur prétend ensuite que Shakarabi, précitée, ne s’applique pas dans son cas, car il a agi contre un groupe terroriste, non contre des civils, et que les FAP ne visent pas des fins brutales. Par conséquent, l’information qu’il a obtenue à titre d’agent du renseignement ne concernait pas des personnes innocentes, mais un ennemi interne.

 

[26]           Le demandeur soutient que la Commission a omis d’examiner le sixième critère et, en outre, qu’elle n’a pas mis en doute sa crédibilité. En conséquence, on aurait dû ajouter foi à son témoignage selon lequel il n’avait pas participé à des crimes contre l’humanité. Il ajoute que la Commission n’a pas pris en considération la preuve relative au pays d’origine, en particulier l’attestation qu’il a obtenue de la commission des droits de la personne.

 

[27]           Le défendeur soutient que, selon la preuve documentaire, la conclusion de la Commission selon laquelle les FAP sont une organisation ayant commis des crimes contre l’humanité est raisonnable compte tenu de la preuve.

 

[28]           En ce qui concerne la complicité du demandeur, le défendeur affirme que, comme elle avait reconnu le rôle actif joué par le demandeur à titre d’agent du renseignement, la Commission pouvait conclure qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité, étant donné en particulier que la preuve documentaire démontre que des crimes ont été commis dans la région où le demandeur travaillait.

 

[29]           Le défendeur soutient que les motifs de la Commission doivent être lus dans leur ensemble, et non être examinés dans les moindres détails, et qu’ils sont étayés par la jurisprudence de la Cour.

 

IX. Analyse

[30]           La décision d’exclure le demandeur de la définition de réfugié en vertu des alinéas 1Fa) et c) de la Convention est assujettie à la norme de contrôle de la raisonnabilité. La conclusion de la Commission doit donc appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47; Ryivuze, précitée).

 

[31]           De plus, selon la Cour suprême du Canada, « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 14).

 

[32]           Il faut mentionner également que l’expression « raisons sérieuses de penser », employée à la section F de l’article premier de la Convention, crée un fardeau de la preuve moins lourd que la prépondérance des probabilités qui s’applique en matière civile (Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 CF 306).

 

[33]           La Cour est d’avis que la Commission a effectué une analyse minutieuse qui lui a permis de donner des motifs suffisants à l’appui de sa conclusion.

 

Les crimes contre l’humanité

[34]           Le fait que le demandeur a lui‑même admis qu’il existait des raisons sérieuses de penser que les FAP avaient commis des crimes contre l’humanité est important, en dépit du fait que la Commission n’a pas qualifié les FAP d’organisation visant des fins limitées et brutales.

 

[35]           Compte tenu de la preuve documentaire qui a été appréciée et du contexte dans lequel il a fait cette admission, le demandeur n’a pas démontré que la Commission avait commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les FAP avaient commis des crimes contre l’humanité visés à l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, adopté le 17 juillet 1998.

 

[36]           La preuve mentionnée par la Commission démontrait sans équivoque que ces crimes avaient été commis dans le cadre d’une attaque massive ou systématique visant une population civile et étaient de la nature de crimes contre l’humanitaire (Mugesera v Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 39, [2005] 2 RCS 91).

 

[37]           Dans son analyse, la Commission s’est intéressée surtout aux violations des droits de la personne commises par les FAP à l’égard de civils pendant la guerre que celles‑ci ont menée contre l’organisation séparatiste Abu Sayyaf (décision de la Commission, aux paragraphes 13 à 16).

 

La complicité

[38]           Le principal point soulevé par le demandeur concerne sa complicité. Essentiellement, il nie avoir eu connaissance des crimes contre l’humanité commis par les FAP, en raison des méthodes et des activités de l’organisation en matière militaire.

 

[39]           La complicité dépend de l’existence d’une intention commune et de la connaissance qu’une personne donnée a de la commission des crimes particuliers en cause (Ishaku c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 44, au paragraphe 57; Thomas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 838).

 

[40]           Comme la Cour d’appel fédérale l’a dit, « l’exclusion s’applique quand bien même les gestes concrets posés par l’appelant lui-même ne seraient pas, en tant que tels, des crimes contre l’humanité. Bref, si l’organisation persécute la population civile, ce n’est pas parce que l’appelant lui‑même n’aurait persécuté que [le segment militant militaire de] la population […] qu’il échappe à l’exclusion, s’il est par ailleurs complice par association » (Harb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 39, au paragraphe 11).

 

[41]           La Commission n’a pas qualifié les FAP d’organisation visant des fins limitées et brutales. Au contraire, elle a reconnu que les fins de cette organisation étaient légitimes, en dépit de la preuve documentaire volumineuse démontrant que les FAP n’agissent pas toujours à l’intérieur des limites de la loi et qu’elles commettent des violations des droits de la personne. La Commission a exposé correctement le droit applicable dans la présente affaire.

 

[42]           La Commission n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle s’est référée, dans son analyse, à Shakarabi, précitée, qui concernait une entité visant des fins limitées et brutales. Au contraire, la Commission a démontré comment le demandeur aurait été ou aurait dû être au courant des crimes commis. Comme la Cour l’a dit dans Tayar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 567 :

[26]      La jurisprudence enseigne que lorsqu’un individu est conscient, ou devrait l’être, que les informations qu’il fournit à un groupe responsable de commettre des crimes contre l’humanité peuvent avoir des conséquences néfastes pour les personnes au sujet desquelles il fournit ces informations (tels la torture, le viol, l’emprisonnement sans accusation ni procès, l’expulsion massive de civils de leur territoire), un tribunal peut alors raisonnablement conclure que cet individu fut complice, au sens du droit pénal international, des crimes commis contre l’humanité […] [Non souligné dans l’original.]

 

[43]           La Commission n’a pas appliqué une présomption de connaissance comme le demandeur l’affirme. Elle n’a pas déduit l’élément moral – la mens rea – requis de la simple appartenance du demandeur aux FAP. Elle a plutôt effectué une analyse minutieuse afin de démontrer comment le demandeur avait été complice de crimes contre l’humanité.

 

[44]           En l’espèce, la Commission a appliqué le critère de Ryivuze, précitée, et a fait remarquer notamment :

a)               que le demandeur s’était joint de son plein gré aux FAP et en était resté membre pendant 12 ans;

b)               qu’il n’était pas un officier, mais qu’il avait occupé un poste élevé à titre de sergent et avait travaillé comme agent du renseignement;

c)               que son excellent travail au sein des FAP lui avait permis de progresser dans la hiérarchie militaire;

d)              qu’il avait recueilli de l’information et mené des enquêtes qui avaient mené à l’arrestation du chef du groupe Abu Sayyaf;

e)        qu’il avait transmis à des soldats de l’information permettant de neutraliser le chef du groupe Abu Sayyaf;

f)        qu’il avait conduit des interrogatoires;

g)       qu’il avait joué un rôle actif dans les opérations qui avaient été menées par le SRFAP et qui s’étaient soldées par l’arrestation de membres de l’organisation Abu Sayyaf et du commandant lui‑même en décembre 2003;

h)       qu’il avait admis avoir entendu parler dans les médias des atrocités commises contre des civils, mais qu’il avait nié que les FAP en étaient les auteurs;

i)        qu’il était entré au Canada grâce aux FAP dans le but d’apprendre l’anglais pour leurs besoins;

j)        qu’il portait son uniforme pendant les audiences de la Commission et qu’il était resté associé aux FAP même après son arrivée au Canada.

 

[45]           Toutes ces conclusions, qui ne sont pas contestées par le demandeur, ont amené la Commission à conclure que celui‑ci avait participé sciemment à la perpétration des crimes contre l’humanité commis par les FAP. La Cour n’est pas, à ce sujet, du même avis que le demandeur, lequel affirme que les motifs de la Commission sont insuffisants.

 

[46]           Il ne fait aucun doute que la position du demandeur a eu une incidence sur la conclusion défavorable de la Commission découlant de Sivakumar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 1 CF 433, [1993] ACF no 1145 (QL/Lexis) (CA), où la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

10        À mon avis, la complicité d’un individu dans des crimes internationaux est d’autant plus probable qu’il occupe des fonctions importantes dans l’organisation qui les a commis. Tout en gardant à l’esprit que chaque cas d’espèce doit être jugé à la lumière des faits qui le caractérisent, on peut dire que plus l’intéressé se trouve aux échelons supérieurs de l’organisation, plus il est vraisemblable qu’il était au courant du crime commis et partageait le but poursuivi par l’organisation dans la perpétration de ce crime. En conséquence, peut être jugé complice celui qui demeure à un poste de direction de l’organisation tout en sachant que celle-ci a été responsable de crimes contre l’humanité. […]

 

(Il est fait référence également à Abbas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 17, 245 FTR 174, et à Torkchin c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF no 113 (QL/Lexis).)

 

[47]           Le demandeur était un agent du renseignement qui avait contribué directement et efficacement à la capture du chef de l’organisation ennemie, les FAP. Son travail avait été reconnu par les FAP et son nom avait été proposé pour le prix de la conduite exceptionnelle (DT, à la page 195).

 

[48]           Comme la Commission l’a mentionné, il ressort de la preuve documentaire que des actes d’une violence inhumaine ont en fait été commis contre la population civile au cours des opérations menées en 2003.

 

[49]           Il est fait référence à la pièce M‑21, intitulée Terrorism and Human Rights in the Philippines Fighting Terror or Terrorizing?. Ce document d’avril 2008, qui émane de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, précise ce qui suit :

[traduction]

 

Les Forces armées des Philippines (les FAP) sont, avec le président, l’un des principaux acteurs de la lutte contre le terrorisme. L’armée est généralement considérée, avec la police, comme la principale auteure des violations des droits de la personne aux Philippines : la plupart des civils rencontrés pendant la mission d’enquête ont dit qu’ils craignaient davantage l’armée que les groupes terroristes.

 

[…]

 

Les témoignages recueillis par la mission de la Fédération confirment que des actes de torture sont commis dans la plupart des cas où les FAP et les organismes d’application de la loi arrêtent quelqu’un soupçonné de rébellion ou d’être un [traduction] « ennemi de l’État ». Certaines personnes que la mission a rencontrées ont parlé d’une [traduction] « culture de la torture » au sein des FAP. Toutes les victimes que la mission a rencontrées ont signalé la responsabilité des FAP ou de la Police nationale des Philippines (PNP). Les auxiliaires civils relevant des FAP sont également accusés de se livrer à la torture. [Non souligné dans l’original.]

(DT, aux pages 676 et 706)

 

[50]           En outre, la pièce M-13, intitulée US Department of State Country Report on Human Rights Practices 2002 – Philippines, un document daté du 31 mars 2003, indique ce qui suit :

[traduction]

 

La Commission des droits de l’homme a constaté une plus grande sensibilité, au sein des FAP, à l’égard de la nécessité de prévenir les violations des droits de la personne. Ainsi, les officiers ayant commis de telles violations ne peuvent obtenir de promotion. Des violations sont encore commises cependant. Les défenseurs des droits de la personne ont signalé des violations commises par les forces de sécurité gouvernementales contre des personnes soupçonnées d’être membres du groupe Abu Sayyaf ou de la Nouvelle armée populaire placés en détention. Selon le centre des droits de la personne Moro, les membres des FAP agressent fréquemment les personnes soupçonnées d’être membres d’Abu Sayyaf.

 

La Commission des droits de l’homme a recueilli des informations sur un cas de torture de janvier à juin; le Groupe de travail sur les détenus des Philippines a signalé sept cas de janvier à juin. Les FAP étaient impliquées dans bon nombre de ces cas.

 

Le 31 mars, des unités des FAP auraient battu 27 personnes soupçonnées d’être membres d’Abu Sayyaf. Ces personnes ont dit qu’on les avait ligotées et frappées et qu’elles avaient eu les yeux bandés jusqu’à ce qu’elles avouent être membres de cette organisation. Sept d’entre elles, dont deux mineurs, étaient encore détenues par les autorités à la prison provinciale de Basilan en juillet. Les autres avaient été libérées.

(DT, aux pages 291 et 292)

 

[51]           Enfin, en ce qui concerne l’attestation obtenue de la Commission des droits de la personne des Philippines, on souligne que la CISR n’a pas l’obligation de mentionner chaque élément de preuve produit; en outre, le demandeur n’a pas fait la preuve de la pertinence de ce document. Celui‑ci indique seulement qu’il n’était visé par aucune procédure en instance en septembre 2010 (DT, à la page 201).

 

[52]           Ayant pris en considération la preuve et le droit applicable, la Cour estime que la décision de la CISR est raisonnable.

 

X. Conclusion

[53]           Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire du demandeur sera rejetée.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire du demandeur soit rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

Remarques incidentes :

 

Toute décision judiciaire est évidemment plus qu’un dialogue avec les parties et entre elles; c’est aussi un dialogue silencieux entre les trois branches de gouvernement (chacune à l’intérieur de sa sphère, avec la mesure qui s’impose) : le pouvoir exécutif établit l’orientation des politiques gouvernementales et met en œuvre les lois en amorçant, gérant et appliquant les politiques découlant des lois; le pouvoir législatif adopte les lois; le pouvoir judiciaire interprète les lois et leur donne une application.

 

Pour ce dialogue, la constitution, loi suprême du pays, sert de guide aux trois branches de gouvernement. Le pouvoir législatif ne peut pas adopter de lois dont l’effet serait de soumettre une personne à des traitements ou peines cruels et inusités; le pouvoir exécutif ne peut pas quant à lui priver quiconque du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, si ce n’est en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

En l’espèce, la gamme des possibilités ne prend pas fin avec ce jugement. Il revient au pouvoir exécutif d’agir et d’appliquer la mesure suivante, une mesure dont il est le seul à pouvoir apprécier l’opportunité [par suite d’un examen des risques avant renvoi sur la foi desquels il sera déterminé si la vie du demandeur est en danger à cause d’une poursuite éventuelle consécutive à son rôle dans l’arrestation du chef renommé d’une organisation terroriste]. [Non souligné dans l’original.]

 

Ces remarques sont tirées en grande partie des remarques incidentes formulées dans une décision rendue par le soussigné dans laquelle le risque éventuel couru par le demandeur a été considéré comme une probabilité (Soe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 671).

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-489-12

 

INTITULÉ :                                      ERNIE VILLEGAS LUMOCSO c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 19 juillet 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 20 juillet 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mark J. Gruszczynski

 

                            POUR LE DEMANDEUR

 

Sherry Rafai Far

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gruszczynski, Romoff

Montréal (Québec)

 

                            POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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