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 Date : 20120411


Dossier : T-1407-09

Référence : 2012 CF 414

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

APOTEX INC.

 

 

 

demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

et

 

 

 

H. LUNDBECK A/S

 

 

 

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

[1]               À titre de juge responsable de la gestion de l’instance, je suis saisie d’une requête par laquelle Lundbeck A/S (Lundbeck) demande l’autorisation de modifier sa défense et demande reconventionnelle, et d’une requête par laquelle Apotex Inc. (Apotex) demande qu’il soit ordonné que la question de l’évaluation des dommages-intérêts ou des profits soit disjointe et instruite après qu’auront été tranchées les autres questions en litige dans la présente action. Comme les deux requêtes nécessitent l’examen de certains facteurs communs et comme l’issue de l’une pourrait influer sur l’issue de l’autre, elles ont été instruites ensemble au début de février 2012. La date du début du procès est fixée au 5 novembre 2012. Comme le temps pressait, l’ordonnance formelle statuant sur ces requêtes a été rendue le 27 février 2012, les motifs devant suivre à une date ultérieure. Voici maintenant les motifs de cette ordonnance.

 

L’historique et le déroulement chronologique de l’instance

[2]               En avril 2007, Apotex a signifié un avis d’allégation à Lundbeck, en application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (DORS/93-133) (le Règlement MB(AC)), par lequel elle alléguait que le brevet n° 1,339,452 (le brevet 452) de Lundbeck relatif à l’énantiomère (+) du citalopram (également désigné l’escitalopram) était invalide, et qu’elle devrait ainsi être autorisée, avant l’expiration de ce brevet, à obtenir un avis de conformité pour la vente de l’escitalopram au Canada. Comme le Règlement MB(AC) l’y autorisait, Lundbeck a présenté une demande à la Cour pour que celle-ci déclare non justifiées les allégations d’invalidité d’Apotex et interdise au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à celle-ci jusqu’à l’expiration du brevet. Lundbeck a obtenu gain de cause et une ordonnance d’interdiction a été rendue le 12 février 2009[1].

 

[3]               Les demandes présentées sous le régime du Règlement MB(AC) donnent lieu à des procès sommaires qui ne tranchent pas de manière définitive les questions de validité ou de contrefaçon qui y sont soulevées. Il était par conséquent loisible à Apotex, malgré la décision de février 2009 de la Cour, d’intenter une action en bonne et due forme pour faire invalider le brevet 452. Elle l’a fait en engageant la présente instance le 21 août 2009. En plus de faire valoir les allégations d’invalidité déjà soulevées dans le cadre de la procédure relative à l’avis de conformité, Apotex demande, par son action, une déclaration portant qu’en tout état de cause, l’escitalopram qu’elle compte vendre au Canada ne contrefera pas certaines revendications du brevet.

 

 

[4]               Lundbeck a opposé une défense à l’action et elle a également sollicité, par demande reconventionnelle, une déclaration portant qu’Apotex avait contrefait et contreferait le brevet 452, ainsi qu’une injonction et d’autres mesures de redressement.

 

[5]               Par requête datée du 9 avril 2010, Apotex a demandé la radiation de la demande reconventionnelle de Lundbeck, au motif qu’on n’y faisait valoir aucun fait important permettant de conclure qu’elle avait commis ou qu’elle était en train de commettre une contrefaçon. Apotex a aussi soutenu que, dans la mesure où l’on considérait la demande reconventionnelle comme constituant un recours quia timet, elle ne satisfaisait pas aux critères jurisprudentiels d’un recours valide.

 

 

[6]               Lors de l’audition de la requête, Lundbeck a concédé qu’elle n’était pas au courant, à ce moment-là, de faits importants pouvant démontrer qu’Apotex avait bel et bien commencé à fabriquer, à importer ou à vendre de l’escitalopram. Pour ce motif et sous réserve du droit de Lundbeck de demander une modification si de tels faits importants devenaient connus, j’ai accueilli partiellement la requête d’Apotex et ai radié la partie de la demande reconventionnelle par laquelle on sollicitait une déclaration de contrefaçon antérieure et la mesure de redressement correspondante. J’ai toutefois statué qu’il était équitable et approprié pour Lundbeck de solliciter, dans sa demande reconventionnelle, une déclaration portant que le produit proposé d’Apotex – l’escitalopram – contreferait le brevet ainsi qu’une injonction quia timet, étant donné qu’Apotex avait elle-même soulevé la question de savoir si le produit proposé contrefaisait ou non le brevet en sollicitant une déclaration de non-contrefaçon[2].

 

[7]               En septembre 2010, les parties désirant toutes deux un procès rapproché, la date du procès a été fixée au 5 novembre 2012 et un calendrier établi pour toutes les étapes conduisant à celui-ci. Comme, à l’époque, les allégations de contrefaçons antérieures de Lundbeck avaient été radiées, aucune question de dommages-intérêts, de profits ou d’évaluation n’était en jeu et une ordonnance de disjonction n’était pas requise.

 

[8]               On a dû modifier le calendrier deux fois en raison de l’incapacité des parties de s’y conformer à diverses reprises, ce qui, à chaque fois, a réduit le temps alloué pour les étapes préalables au procès. Bien qu’il semble, par conséquent, de plus en plus difficile de s’en tenir à la date fixée du procès, les parties semblent déterminées à respecter cette date, et ni l’une ni l’autre ne tente sciemment, à mon avis, de retarder la tenue du procès.

 

[9]               En octobre 2011, par suite de faits dont elle a pris connaissance pendant le déroulement du litige, Lundbeck a déposé une requête en autorisation de modifier sa défense et demande reconventionnelle, notamment afin de réintroduire ses allégations de contrefaçons antérieures et actuelles par Apotex. Ces faits nécessitant des modifications, c’étaient principalement l’importation par Apotex du principe pharmaceutique actif de l’escitalopram fabriqué par Hetero Labs, puis sa transformation au Canada en comprimés, qui sont ensuite exportés pour vente dans d’autres pays. Le ou vers le 27 octobre 2011, Apotex a consenti à ces modifications sans demander qu’elles soient assorties de conditions et, plus important encore, sans qu’une ordonnance en disjonction soit délivrée à titre de condition préalable.

 

[10]           Les parties ont procédé aux interrogatoires préalables en novembre 2011, sur la base de ces actes de procédure modifiés qui avaient été proposés. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’Apotex a demandé à Lundbeck de consentir à la disjonction, et que Lundbeck a demandé à Apotex de consentir à l’ajout d’Apotex Pharmachem Inc. comme défenderesse additionnelle dans le cadre de sa demande reconventionnelle en contrefaçon. Chacune des parties ayant refusé d’accéder à la demande de l’autre, les présentes requêtes m’ont été soumises pour décision.

 

Les requêtes et les positions des parties

[11]           Comme cela a déjà été mentionné, Apotex a déjà consenti à ce que Lundbeck modifie sa demande reconventionnelle de manière à réintroduire, contre elle, son action en contrefaçon. L’objet de la nouvelle modification proposée serait d’ajouter Apotex Pharmachem Inc. (Pharmachem), une société du même groupe qu’Apotex, comme défenderesse mise en cause additionnelle dans le cadre de cette action. Pharmachem est considérée comme étant l’entité qui fabriquera au Canada le principe pharmaceutique actif du produit proposé – l’escitalopram – d’Apotex, pour qui elle en aurait déjà fabriqué certains lots.

 

[12]           La position d’Apotex, ce n’est pas que le recours en contrefaçon projeté de Lundbeck contre Pharmachem est sans aucun fondement. Apotex a d’ailleurs offert en bonne et due forme de consentir aux modifications en cause, à la condition qu’il y ait disjonction de la question de l’évaluation des dommages-intérêts ou des profits, s’il en est, que l’ajout d’une partie n’entraîne pas l’ajournement du procès et que Lundbeck consente à ce que la première ronde de l’interrogatoire préalable d’Apotex, pour les questions de contrefaçon, soit considérée comme constituant la première ronde de son interrogatoire préalable de Pharmachem (l’avocat d’Apotex a confirmé à l’audience que Pharmachem avait consenti de son côté à être liée par cette ronde). La position formelle d’Apotex relativement à la requête en modification, c’est qu’elle devrait être rejetée ou, subsidiairement, que la modification proposée ne devrait être acceptée qu’assortie des conditions ci‑dessus.

 

[13]           Apotex fait valoir au soutien de sa position que Lundbeck a trop tardé pour faire ajouter Pharmachem à titre de défenderesse. Lundbeck n’a d’abord évoqué cette possibilité que le 16 janvier 2012, en effet, même si elle était au courant un an plus tôt que Pharmachem était le fournisseur envisagé par Apotex du principe actif, et savait déjà le 3 novembre 2011 que Pharmachem avait fabriqué une certaine quantité de principe actif pour Apotex. Celle-ci ajoute que Pharmachem n’est pas une partie « nécessaire » au règlement intégral des questions en litige entre elle et Lundbeck, et qu’il résulterait de l’ajout d’une partie au litige au stade actuel (sans que soient imposées les conditions susmentionnées) la perte des dates prévues pour le procès ou un calendrier comprimé de manière déraisonnable, ce qui lui causerait un préjudice ne pouvant être compensé par l’adjudication des dépens.

 

[14]           Lundbeck soutient pour sa part n’avoir appris qu’en novembre 2011 que Pharmachem, en plus d’être le fournisseur envisagé, avait en fait débuté la fabrication du produit, que ne pas ajouter Pharmachem comme partie à l’action existante entraînerait l’engagement d’actions multiples et d’éventuels jugements contradictoires, qu’il est possible de respecter les dates prévues du procès malgré l’ajout de Pharmachem et que, même si on ne pouvait les respecter, Apotex avait été l’artisane de son propre malheur en produisant tardivement les documents qui auraient révélé la fabrication entamée par Pharmachem et en affirmant de manière trompeuse qu’elle n’avait ni vendu ni utilisé des quantités commerciales d’escitalopram, alors que les documents récemment produits démontrent le contraire.

 

[15]           Vers la fin de l’audience, Lundbeck s’est en outre engagée, si on lui permettait d’ajouter Pharmachem comme défenderesse sans qu’il y ait disjonction de la question de l’évaluation, à renoncer à sa demande de dommages-intérêts contre Apotex et Pharmachem, en ne demandant, sur le plan pécuniaire, que la comptabilisation des profits et l’octroi de dommages-intérêts punitifs ou exemplaires (pourvu que ces mesures de redressement puissent être accordées dans les circonstances).

 

[16]           Par sa requête en disjonction, Apotex demande qu’il soit ordonné que les interrogatoires préalables et le procès quant à la composante évaluation de toute demande de dommages-intérêts ou de comptabilisation des profits (que ce soit à l’encontre d’Apotex par suite de la réintroduction de l’action en contrefaçon, ou de Pharmachem dans le cadre de la nouvelle demande projetée) soient disjoints du procès principal, et qu’il soit statué sur ces questions une fois que la Cour aura établi si le brevet est valide et s’il a été contrefait. Les arguments d’Apotex sont essentiellement les mêmes que ceux avancés dans le cadre de la requête en modification. Lundbeck s’oppose pour sa part à la disjonction, alléguant qu’elle a droit, comme partie au litige, à ce que toutes les questions soulevées dans ses actes de procédure soient instruites et tranchées dans un même procès, et qu’Apotex n’a pas démontré, tel que cela lui incombait, que la disjonction était nécessaire pour assurer la résolution équitable, de la façon la plus expéditive et la moins onéreuse, des questions en litige.

 

La requête en modification

[17]           Il semble que le produit de Pharmachem allégué de contrefaçon soit l’un des produits mêmes visés par l’action en contrefaçon nouvellement ajoutée, sur consentement, de Lundbeck contre Apotex. Il ne fait aucun doute que l’intérêt de la justice commande dans les circonstances, cela favorisant l’utilisation efficace des ressources judiciaires et permettant d’éviter l’engagement d’actions multiples et le risque de jugements contradictoires, d’autoriser la modification demandée par Lundbeck.

 

[18]           Le caractère prétendument tardif de la modification demandée par Lundbeck ne saurait altérer cette conclusion, à moins que, compte tenu des circonstances, il ne porte atteinte à l’intérêt de la justice ou d’Apotex et que nulle condition (comme celles proposées par Apotex) non plus que l’adjudication des dépens ne puissent atténuer, compenser ou éliminer cette atteinte.

 

[19]           Comme il sera précisé plus loin, je suis convaincue qu’autoriser la modification demandée n’est pas contraire à l’intérêt de la justice ni n’est de nature, dans les circonstances et en fonction des conditions imposées, à causer préjudice à Apotex ou à Pharmachem. Il ne serait donc pas nécessaire d’examiner si Lundbeck a tardé de manière déraisonnable à proposer sa modification.

 

[20]           Comme, malgré tout, la modification obligerait assurément les avocats d’Apotex et de Pharmachem à consacrer davantage de temps à la préparation du procès, alors que le calendrier prévu est déjà exigeant, il y a lieu de traiter de la question du retard.

 

[21]           Premièrement, il faut souligner le fait que le retard en cause est celui de Lundbeck, non pas pour faire valoir à nouveau son action en contrefaçon contre Apotex, mais pour faire valoir celle contre Pharmachem.

 

[22]           Il est bien vrai qu’Apotex a divulgué dès le 22 décembre 2010, dans son affidavit de documents, que Pharmachem était censée être sa fournisseuse future du principe actif de l’escitalopram et qu’il se pouvait qu’à cette fin, elle ait déjà produit de l’escitalopram. La Cour a statué dans Eli Lilly Canada Inc c Nu-Pharm Inc, 2011 CF 255, toutefois, que l’établissement et le dépôt d’une PADN (y compris la production du produit à cette fin) ne pouvaient servir de fondement valable à une action en contrefaçon. Apotex a elle-même clairement déclaré dans la lettre d’accompagnement de son affidavit de documents qu’aucun [traduction] « lot de fabrication commerciale » n’avait été obtenu de Pharmachem. C’est seulement au début de novembre 2011, à la veille de l’interrogatoire préalable d’Apotex par Lundbeck qu’Apotex a transmis les documents relatifs à la production du lot de Pharmachem qui auraient permis à Lundbeck d’apprendre que la production de Pharmachem avait débuté et à quelle échelle. En outre, je ne crois pas, malgré la transmission des documents, Apotex ayant affirmé n’avoir obtenu aucun produit de distribution commerciale, que Lundbeck était tenue d’examiner immédiatement ces documents afin d’y déceler tout indice de l’existence de quantités commerciales.

 

[23]           Le 16 décembre 2011 toutefois, pour donner suite à un engagement, Apotex a produit pour la première fois des relevés modifiés de reçus pour matière première qui attestaient la réception de deux lots, l’un de 6,58 kg et l’autre de 1,76 kg, d’escitalopram provenant de Pharmachem, dont seulement 0,32 kg est désigné avoir servi pour des échantillons de réserve, ainsi qu’un bon de commande faisant état de commandes totales en juin 2010, par Apotex auprès de Pharmachem, de 117 kg d’escitalopram – des quantités commerciales, pourrait-on soutenir, étant donné que, d’après ses propres dossiers, Apotex n’a utilisé au total que 48,919 kg d’escitalopram sur une période de cinq ans à des fins réglementaires et de recherche et développement. C’est seulement à compter de ce moment-là, serait-il raisonnable de dire, que Lundbeck a eu connaissance d’une conduite de Pharmachem pouvant constituer de la contrefaçon et qui aurait nécessité de donner rapidement un avis de son intention de modifier. On pourrait difficilement affirmer que, compte tenu du congé de Noël, le délai écoulé entre le 16 décembre 2011 et le 12 janvier 2012 était déraisonnable. On n’a pas non plus laissé entendre qu’Apotex ou Pharmachem aurait pu utiliser avec beaucoup de succès le délai additionnel obtenu si Lundbeck les avait avisés dès le 16 décembre 2011 de son intention d’ajouter Pharmachem comme défenderesse. Je conclus, par conséquent, que Lundbeck n’a pas tardé de manière indue à demander sa modification souhaitée.

 

[24]           Comme le recours projeté contre Pharmachem a, prima facie, un certain fondement, qu’il est étroitement lié à l’action en contrefaçon actuellement intentée contre Apotex, qu’il y aurait manifestement double emploi et risque réel de jugements contradictoires s’il devait y avoir deux instances distinctes et que Lundbeck n’a pas tardé à demander l’ajout de Pharmachem comme défenderesse, il est assurément dans l’intérêt de la justice d’autoriser la modification, à moins que cela ne cause à Apotex un préjudice que l’adjudication des dépens ne pourrait compenser.

 

[25]           Le préjudice invoqué par Apotex en l’espèce, c’est la perte éventuelle des dates en novembre prévues pour le procès, et alors, seulement s’il n’y a pas disjonction de la question de l’évaluation des dommages-intérêts ou des profits. Apotex n’a pas donné à entendre que l’ajout en ce moment de Pharmachem, si une ordonnance de disjonction devait être en vigueur, risquerait de faire perdre les dates du procès ou lui causerait un préjudice. L’avocat d’Apotex a d’ailleurs signalé à la Cour à l’audience que Pharmachem lui avait demandé d’assurer sa défense, que cette défense serait essentiellement la même que celle d’Apotex et que Pharmachem accepterait d’être liée par les interrogatoires préalables déjà menés. Quant à la nature du préjudice découlant de la perte des dates en novembre prévues pour le procès en cas de non-disjonction des questions liées à l’évaluation, Apotex a avancé comme argument que cela retarderait la décision à rendre sur l’invalidation et la déclaration qu’elle avait demandées. Apotex n’a pas plus particulièrement allégué, ni présenté d’éléments de preuve tendant à démontrer qu’un tel retard lui causerait un préjudice irréparable, ou même d’importantes pertes financières, ou encore lui rendrait plus difficile ou impossible de réunir les éléments de preuve nécessaires pour établir le bien-fondé de sa cause. S’il devait y avoir un retard, en fait, cela aurait simplement pour effet de retarder l’entrée sur le marché au Canada du produit proposé d’Apotex, l’escitalopram – à supposer que celle-ci aurait gain de cause avec son action déclaratoire et en invalidation.

 

[26]           La perte de dates fixées pour un procès et le retard déraisonnable à aller en procès peuvent, dans certains cas, être assimilés à un préjudice qui ne peut être compensé au moyen de l’adjudication des dépens (Bande indienne de Montana c Canada, 2002 CFPI 583; Apotex Inc c Shire Canada Inc, 2011 CF 1159). La question de savoir, toutefois, si un retard pour en arriver au procès est « déraisonnable » dans un cas donné doit être tranchée en tenant compte de tous les facteurs pertinents.

 

[27]           Je l’ai dit, et j’en traiterai plus loin davantage, je ne suis pas convaincue en tout état cause qu’en fonction des circonstances ainsi que des conditions imposées par la présente ordonnance, les dates prévues du procès seraient nécessairement perdues si la modification devait être autorisée, même sans disjonction. Même si je devais avoir tort sur ce point, je conclus qu’un tel retard ne serait pas déraisonnable dans les circonstances et que ce facteur ne l’emporterait pas sur l’intérêt de la justice à ce que la modification soit accueillie, ni ne justifierait en l’espèce de rejeter cette modification.

 

[28]           Il ne faut pas oublier qu’Apotex s’est déjà prévalue du Règlement MB (AC) et a obtenu un jugement sommaire et opportun quant à savoir si les mêmes allégations d’invalidité que celles formulées en l’espèce étaient justifiées. Rien n’empêchait Apotex de choisir dès 2007, plutôt que d’emprunter la voie sommaire offerte par le Règlement MB(AC), d’intenter une action en invalidité en bonne et due forme. Il n’est pas incorrect ni abusif pour Apotex de souhaiter que la présente action soit tranchée dans guère plus que trois ans de son introduction, après avoir connu l’échec dans sa procédure antérieure sous le régime du Règlement MC(AC), mais ce souhait ne peut supplanter les droits de Lundbeck ni la faculté de la Cour d’utiliser ses ressources de façon judicieuse.

 

[29]           Finalement, il faut prendre en compte les choix procéduraux faits par Apotex dans la présente affaire. Il faut considérer qu’une partie, particulièrement une partie avertie comme l’est Apotex, accepte les conséquences éventuelles de ses choix procéduraux, et cette partie ne peut se plaindre après le fait que ces conséquences lui soient préjudiciables. On s’attend à ce qu’une partie qui demande à la Cour de dispenser des services de gestion d’instance à caractère intensif et précoce en vue d’obtenir une date de procès rapprochée, tout particulièrement, fasse des choix procéduraux pouvant accélérer, et non retarder, le règlement du litige.

 

[30]           Apotex a présenté sa requête en radiation de la demande reconventionnelle pour contrefaçon de Lundbeck au printemps 2010, soit à un moment où elle avait déjà importé, transformé en comprimés et vendu à l’étranger d’importantes quantités d’escitalopram. Ces faits, si Lundbeck les avait alors connus et fait valoir, auraient manifestement suffi pour asseoir sa demande reconventionnelle en contrefaçon sur des fondements raisonnables. Lorsque la requête d’Apotex a été instruite en juillet 2010, celle-ci avait déjà acheté et reçu de Pharmachem des quantités d’escitalopram qu’on pourrait raisonnablement qualifier de commerciales. Apotex avait rigoureusement le droit, sur le plan procédural, de veiller à ce que Lundbeck ait à découvrir ces faits par elle-même avant de pouvoir présenter une demande reconventionnelle en contrefaçon, et on ne peut pas reprocher à Apotex d’avoir usé de ce droit. Apotex pouvait tout autant, toutefois, choisir de ne pas contester la demande reconventionnelle de Lundbeck et permettre à celle-ci de prendre connaissance des faits pertinents au moyen d’une communication précoce de la preuve plutôt que par hasard ou de manière accessoire lors de la divulgation de documents. Apotex savait – et cela était clairement énoncé dans les motifs de la décision rendue sur sa requête en radiation – que dès que Lundbeck aurait connaissance de faits pouvant démontrer une contrefaçon en cours, comme les achats et les ventes susmentionnés, elle aurait le droit de demander une modification. Il faut considérer qu’Apotex, en choisissant de présenter sa requête en radiation et d’y donner suite, savait que si Lundbeck découvrait ces faits à un moment où cela rendrait difficile, voire impossible, de s’en tenir aux dates prévues du procès, celui-ci risquerait d’être reporté; Apotex le savait et elle a tenté sa chance.

 

[31]           Il se peut qu’Apotex ait aussi fait d’autres choix procéduraux tendant à retarder le moment où Lundbeck serait en mesure de présenter à nouveau sa demande reconventionnelle ou d’ajouter Pharmachem comme défenderesse. Lundbeck prétend ainsi qu’Apotex a tardé à dessein à lui transmettre des documents qui auraient révélé l’importance de ses ventes à l’étranger et le fait que Pharmachem avait fabriqué et lui avait vendu de l’escitalopram. Lundbeck fait en outre valoir l’irrégularité des actes de procédure d’Apotex, celle-ci y ayant nié expressément avoir vendu de l’escitalopram à quelque moment que ce soit. Bien que ces arguments me préoccupent, je ne vais pas en traiter davantage ni établir si les actions d’Apotex étaient mal à propos ou intentionnelles. Je répéterai simplement que Lundbeck avait le droit de demander une modification depuis le moment où elle a pris connaissance des faits, et qu’elle n’a pas tardé indûment à présenter sa requête en modification. Je relèverai également que, si Apotex avait transmis les documents dont je suis maintenant saisie à Lundbeck au moment où elle a signifié son affidavit de documents en décembre 2010, on aurait pu se pencher sur la nécessité et les conséquences de la modification en cause près de 22 mois, et non pas seulement huit mois comme tel est actuellement le cas, avant la tenue du procès.

 

[32]           Je conclus que les modifications proposées par Lundbeck servent bel et bien l’intérêt de la justice, et qu’il n’y a aucune raison de ne pas les autoriser à ce stade-ci.

 

[33]           Conclure qu’une modification devrait être autorisée dans l’intérêt de la justice, cela ne veut pas dire qu’elle doit l’être sans aucune condition. Alors que le procès doit avoir lieu dans huit mois, une modification entraînant l’ajout d’une partie et d’une action en contrefaçon, même s’il n’en résulte pas un ajournement du procès, aura nécessairement pour effet d’alourdir le fardeau procédural des deux parties. La Cour doit prendre en compte l’ensemble des circonstances et établir si les dates prévues du procès peuvent être respectées, et à quel prix. Elle doit examiner si des conditions ou la prise de mesures doivent être imposées pour réduire le risque d’un ajournement et s’assurer qu’il est réaliste et raisonnable pour les parties d’être prêtes à s’engager dans le procès au moment prévu.

 

[34]           Apotex a demandé à ce qu’il soit imposé comme conditions, avant d’autoriser la modification, qu’aucune autre première ronde d’interrogatoire préalable ne soit requise quant aux questions touchant la contrefaçon, qu’il soit interdit à Lundbeck de faire valoir la modification ou tout ce qui en découle pour faire déplacer les dates actuellement prévues du procès, faire prolonger le procès ou apporter un changement quelconque à celui-ci, et qu’une ordonnance de disjonction des questions en litige soit rendue.

 

[35]           Quant à la première condition, je désire souligner qu’Apotex avait présenté, pour la représenter pour les besoins de l’interrogatoire préalable, un employé de Pharmachem elle-même et que, sur consentement des parties, l’interrogatoire préalable de Lundbeck avait notamment porté sur des questions de contrefaçon. En outre, Pharmachem ayant désormais fait connaître par l’avocat d’Apotex son consentement à être liée par la première ronde de l’interrogatoire préalable, il s’ensuit nécessairement que Lundbeck ne devrait pas être autorisée à répéter l’interrogatoire préalable déjà mené, sans qu’il ne soit requis d’en faire une condition en bonne et due forme de la présente ordonnance.

 

[36]           Quant à la deuxième condition, je conclus qu’elle est en partie inutile et en partie excessive dans les circonstances. D’après le dossier dont je suis saisie, Apotex estime que les questions de contrefaçon soulevées contre elle ne requerraient pas de modifier, si l’on fait abstraction des questions d’évaluation, les dates prévues du procès. Tout particulièrement, Apotex n’a pas donné à entendre que les allégations qu’elle pourrait formuler dans sa défense à l’action de Lundbeck en recouvrement des profits rendraient nécessaire un interrogatoire préalable prolongé. L’avocat d’Apotex a également fait valoir, au nom de Pharmachem, que celle-ci n’invoquerait pas d’importants nouveaux moyens de défense et consentirait à être liée par l’interrogatoire préalable d’Apotex par Lundbeck. J’en suis donc venue à la conclusion qu’il ne serait pas nécessaire, en raison de la modification, de faire déplacer les dates prévues du procès, de faire prolonger le procès non plus que d’apporter un autre changement quelconque à celui-ci. Aussi, il n’est pas requis d’empêcher expressément Lundbeck de soulever des arguments dont, déjà, la Cour a fait l’examen et disposé. En outre, Apotex souhaiterait que la portée de la décision ou de l’interdiction visant Lundbeck s’étende non seulement à la modification, mais aussi à [traduction] « tout ce qui en découle ». Une telle condition serait déraisonnable et excessive, puisqu’elle empêcherait Lundbeck de mettre en cause et la Cour d’examiner tout moyen de défense imprévu ou inopiné que Pharmachem ferait valoir, ou tout problème ou retard imprévu, même causé par Pharmachem elle‑même, survenant au cours de l’interrogatoire préalable.

 

[37]           Quant à la dernière question, j’en traiterai dans le cadre de l’examen de la requête en disjonction d’Apotex.

 

La requête en disjonction

[38]           Toute partie dispose d’un droit fondamental, selon un principe élémentaire de droit, soit de requérir que toutes les questions en litige dans son affaire soient réglées dans un même procès. Lorsqu’une ordonnance de disjonction est demandée, ainsi, c’est toujours à la partie requérante qu’il incombe de démontrer, compte tenu de la preuve et de tous les faits d’espèce (notamment la nature des demandes, le déroulement du litige, les questions en litige et les mesures de redressement recherchées), que, selon toute vraisemblance, la disjonction permettrait de statuer sur le bien-fondé de l’action d’une manière qui soit juste et représente la solution la plus expéditive et la plus économique (Apotex Inc c Bristol-Myers Squibb Co, 2003 CAF 263). Il est toutefois vrai également, comme Apotex l’a souligné, que la disjonction tend à constituer la règle plutôt que l’exception dans les affaires de droit de la propriété intellectuelle. Il en est ainsi, selon moi, non seulement parce que les actions dans le domaine ont tendance à être complexes – les questions scientifiques et financières en jeu ont souvent un caractère spécifique et les autres parties répugnent en général à partager des renseignements commerciaux ou financiers sensibles avec d’éventuels concurrents avant que l’obligation en soit établie –, mais aussi principalement en raison de la nature des redressements disponibles et recherchés dans les actions en contrefaçon. Le demandeur ayant gain de cause dans une telle action a droit aux dommages-intérêts justifiés par la contrefaçon, mais il a aussi le droit de plutôt choisir comme redressement la comptabilisation des profits réalisés par le défendeur. Puisque le droit de choisir la comptabilisation est de caractère discrétionnaire, les parties, en l’absence de disjonction, ne sauront qu’une fois le jugement final rendu si le demandeur dispose ou non de ce choix. Sans disjonction, ainsi, les deux parties devront nécessairement effectuer et subir un interrogatoire préalable et il faudra nécessairement que du temps soit consacré au procès à la présentation d’éléments de preuve relativement aux recettes et aux dépenses des deux parties, et ce, même si les profits et pertes d’une seule partie pourront, dans les faits, servir de fondement à une adjudication des dépens. C’est cette lacune inhérente qui, à mon avis, justifie le plus souvent la délivrance d’une ordonnance de disjonction.

 

[39]           En l’espèce, pour s’assurer que toutes les questions en litige dans son action en contrefaçon puissent être instruites et tranchées dans un seul procès et sans délai, Lundbeck a pris la décision audacieuse de renoncer à son droit à des dommages-intérêts si on devait conclure qu’Apotex et Pharmachem ont contrefait son brevet, et de ne rechercher que leurs profits, en prenant le risque que ces deux dernières puissent contester avec succès son droit à ce type de redressement. Cette décision, bien qu’elle ait été prise à une étape tardive de l’instruction des requêtes, a eu un effet marqué et déterminant sur l’issue de la requête d’Apotex.

 

[40]           Si Lundbeck n’avait pas fait cette concession tardive, ainsi, j’aurais dû conclure qu’il n’était pas réaliste de croire, au vu de la preuve dont j’étais saisie, qu’on pouvait mener à bien les interrogatoires préalables, établir les rapports d’experts et produire la preuve aux fins du procès relativement aux profits ou aux pertes des deux parties dans le temps imparti d’ici et pendant le procès. La perte presque inévitable de la date du procès, ainsi que le gaspillage de temps et d’énergie nécessairement occasionnés, pour les parties et pour la Cour, par les interrogatoires préalables menés et les éléments de preuve produits au procès relativement à la situation financière des deux parties, alors qu’une seule situation, le cas échéant, pouvait servir de fondement à la décision finale, auraient assurément justifié la délivrance d’une ordonnance de disjonction.

 

[41]           Pour les motifs exposés plus loin, j’estime qu’il est raisonnable de mener une enquête visant les profits d’Apotex et de Pharmachem dans le respect du temps imparti d’ici et pendant le procès, cela sans causer de préjudice ni à l’un ni à l’autre société. Il y a davantage de certitude, en outre, que les parties et la Cour épargneront du temps et des efforts du fait de la renonciation de Lundbeck à son droit de réclamer des dommages-intérêts. Sans cette renonciation, il resterait véritablement possible que Lundbeck ait gain de cause dans son action en contrefaçon, notamment quant à son droit de choisir la comptabilisation des profits, et procède ensuite à un interrogatoire préalable visant les profits d’Apotex et de Pharmachem, pour ensuite choisir l’attribution de dommages-intérêts, cela entraînant à son tour un interrogatoire préalable par ces deux sociétés visant les dommages subis par Lundbeck, et qu’un second procès ait lieu, enfin, pour trancher la question de l’évaluation.

 

[42]           La volonté d’une partie de réduire si sensiblement la portée des questions en litige, éventuellement au risque de compromettre ses droits substantiels, pour qu’il soit statué sur la question soumise à la Cour d’une manière qui soit juste et représente la solution la plus expéditive et la plus économique, est un facteur devant compter pour beaucoup dans l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire. Il en a été ainsi en l’espèce. Et même si je n’en étais pas venue à la conclusion, exposée plus loin, que les parties pourraient, de manière raisonnable, se préparer en vue du procès et participer au procès quant à la question des profits d’Apotex et de Pharmachem selon le calendrier existant, sans disjonction, j’aurais quand même rejeté la requête en disjonction d’Apotex au motif que les avantages découlant de la concession de Lundbeck, tant en ce qui concerne l’affectation pertinente des ressources judiciaires que les économies réalisées par les deux parties, l’emportent sur tout préjudice pouvant être causé à la Cour ou à Apotex par le report de six mois ou même d’un an de la tenue du procès.

 

[43]           J’ai examiné avec soin la preuve produite par les parties dans le cadre de la présente requête, y compris les affidavits d’expert du DPierre-Yves Crémieux, pour le compte de Lundbeck, et de M. Howard Neil Rosen, pour le compte d’Apotex, ainsi que la transcription du contre-interrogatoire des deux experts à l’égard de leur affidavit. Je relève que, dans leur déposition, chacun des experts a pris en considération combien il était complexe et combien cela exigeait de temps que de procéder à un interrogatoire préalable et à une évaluation et de produire des rapports d’expert à la fois quant aux dommages subis par Lundbeck et aux profits réalisés par Apotex et Pharmachem. Or, du fait de la renonciation de Lundbeck à son droit de réclamer des dommages-intérêts, seule l’évaluation des profits d’Apotex et de Pharmachem demeurerait en litige.

 

[44]           Le contre-interrogatoire du Dr Crémieux par Apotex a porté principalement, sinon exclusivement, sur la justesse de son opinion quant au caractère difficile et complexe de l’évaluation des dommages de Lundbeck; la conclusion du Dr Crémieux relative aux profits d’Apotex et de Pharmachem, pour sa part, n’a guère été contestée. Je relève également que M. Rosen a reconnu expressément dans son contre-interrogatoire que, si Lundbeck devait renoncer à sa demande de dommages-intérêts, cela réduirait sensiblement, même de moitié, le travail nécessité par les questions d’évaluation.

 

[45]           Les experts ne sont guère en désaccord quant au fait que, pour évaluer les profits d’Apotex et de Pharmachem, il s’agit principalement de calculer les recettes de celles-ci (un exercice relativement simple, même si l’on doit effectuer une conversion en fonction du taux de change, comme moins de 20 factures sont en cause), puis d’en déduire le coût des produits vendus. Il est digne de mention que M. Rosen, qui a agi pour le compte d’Apotex dans de nombreuses instances mettant en jeu des questions d’évaluation, n’a pu être très précis quant au temps et aux efforts requis par Apotex ou Pharmachem pour repérer, produire et lui communiquer les pièces justificatives pouvant étayer les données sur le calcul des coûts dont, de son propre aveu, Apotex suit l’évolution grâce à son système comptable.

 

[46]           C’est à Apotex qu’il incombait de convaincre la Cour de la nécessité de la disjonction pour éviter la perte des dates fixées du procès. Or, elle a choisi d’axer principalement sa preuve sur la difficulté qu’il y avait à évaluer les éventuels dommages subis par Lundbeck, et sur les efforts que cela exigeait, même alors qu’elle disposait d’un accès privilégié à des renseignements qui auraient permis d’établir le temps et les efforts nécessaires pour évaluer ses propres profits et ceux d’une société de son groupe. Compte tenu de ce qui précède, j’estime que les parties pourraient de manière raisonnable mener à bien l’interrogatoire préalable relatif à la question des profits d’Apotex et de Pharmachem, et faire établir les rapports d’experts requis, à temps pour le procès.

 

[47]           Pour en venir à cette conclusion, j’ai tenu compte du fait que la contrefaçon était de portée assez limitée, que les montants en jeu, sans être négligeables, étaient comparativement peu élevés et que la période où la contrefaçon aurait été commise était courte et récente. J’ai aussi considéré le fait qu’Apotex et Pharmachem avaient plein pouvoir et contrôle sur tous les renseignements et les documents permettant d’évaluer leurs profits, et dans quelle mesure les droits et obligations respectifs des parties, dans le cadre de l’interrogatoire préalable, pourraient permettre à Apotex et à Pharmachem d’éviter tout retard indu et de s’assurer de la tenue en temps opportun du procès.

 

[48]           Selon les règles de la communication des documents, une partie n’a à communiquer à la partie adverse que les documents qui aideraient celle-ci à établir le bien-fondé de sa cause, et ceux sur lesquels elle-même compte s’appuyer au procès. Elle n’est pas tenue de communiquer les documents qui ne l’aideraient qu’elle-même, dans la mesure où elle accepte de ne pas les utiliser au procès. De même manière, le principe de la proportionnalité dans le cadre de l’interrogatoire préalable oral exige que la Cour, pour établir s’il convient d’exiger que réponse soit donnée à certaines questions, se demande si l’information sollicitée est nécessaire pour permettre à la partie qui la demande d’établir le bien-fondé de sa cause, ou si cette partie ne l’a sollicitée que pour ne pas être prise de court au procès. Dans ce dernier cas, j’ai moi-même pour pratique de ne pas ordonner qu’une réponse soit fournie, étant toutefois entendu que la partie interrogée qui ne veut pas répondre ne pourra, aux termes de l’article 248 des Règles, donner les renseignements en cause à l’instruction.

 

[49]           Les renseignements les plus importants dont Lundbeck ait besoin pour établir ses droits, ce sont le volume des ventes d’Apotex et de Pharmachem et les factures attestant ces ventes, ceci pour déterminer les recettes brutes. L’interrogatoire préalable de Lundbeck est, à cet égard, pratiquement terminé. Une fois Lundbeck en possession et capable de produire au procès les éléments de preuve requis relatifs aux recettes d’Apotex et de Pharmachem, l’essentiel du fardeau incombant à ces deux sociétés, comme défenderesses, serait d’établir le coût des ventes, puisqu’il vient directement en réduction de leurs profits apparents. L’avantage qu’ont en cela Apotex et Pharmachem, c’est que toute l’information liée aux coûts est en leur possession et contrôle. De la sorte, si elles veulent faire valoir certains coûts en réduction de leurs profits et s’appuyer sur des documents pour établir ces coûts, elles peuvent et elles doivent communiquer rapidement à Lundbeck tous les documents pertinents. Si donc une communication exhaustive des documents pertinents était effectuée, il n’y aurait guère lieu pour Lundbeck de mener un interrogatoire préalable prolongé, ou de se plaindre, dès lors, du manque de temps pour analyser les données en cause et produire un rapport d’expert approprié. Apotex et Pharmachem pourraient aussi choisir, pour simplifier et accélérer le processus de communication préalable, de renoncer, quant à certains coûts, à produire la totalité des pièces justificatives. Encore une fois, à moins que Lundbeck ne puisse démontrer que les documents non divulgués contrediraient vraisemblablement les renseignements ou les documents qu’Apotex et Pharmachem ont choisi de produire (et lui seraient donc avantageux), il n’y aurait guère lieu pour elle de retarder ou de prolonger les interrogatoires préalables pour demander la production d’autres documents; c’est alors Apotex et Pharmachem qui assumeraient le risque que certains postes des coûts soient refusés pour manque de preuve et cela n’aurait aucune incidence défavorable sur la cause de Lundbeck. À ce titre, Apotex et Lundbeck ont une grande emprise sur la portée et l’ampleur de la communication de la preuve, et elles peuvent faire les choix procéduraux qui conviennent pour assurer le respect des dates prévues du procès.

 

[50]           Pour tous ces motifs, on ne m’a pas convaincue que la délivrance d’une ordonnance de disjonction était nécessaire pour statuer sur le bien-fondé des questions en litige d’une manière qui soit juste et représente la solution la plus expéditive et la plus économique, ni qu’il faudrait imposer cette délivrance comme condition pour que Lundbeck puisse modifier sa demande reconventionnelle et faire valoir contre Pharmachem une action en contrefaçon, étant donné l’engagement pris par Lundbeck de renoncer à sa demande de dommages-intérêts pour contrefaçon, si l’on autorisait l’instruction pendant le procès, sans disjonction, de toutes les questions en litige.

 

Les dépens

[51]           Les dépens afférents à une modification, y compris ceux relatifs à une requête en autorisation de modifier, devraient en principe être acquittés par la partie qui demande la modification. En l’espèce, toutefois, Apotex n’a pas simplement demandé que la modification soit assortie de conditions. Elle s’y est opposée activement, au motif que Lundbeck aurait tardé de manière déraisonnable à présenter sa demande de modification. Or j’ai conclu que cet argument d’Apotex était sans fondement. J’ai également conclu que les choix procéduraux faits par Apotex elle-même avaient occasionné le retard dont elle se plaignait. Quant à la demande subsidiaire faite par Apotex, soit d’assortir la modification de conditions (autres que la disjonction), j’ai conclu que les conditions proposées étaient inutiles ou excessives, ou subordonnées à un engagement que Pharmachem n’avait pas encore pris. Pour ce qui est de la disjonction, Apotex ne pouvait pas demander, sur le plan procédural, qu’elle soit imposée comme condition de la modification, et elle aurait dû ne la solliciter que dans le cadre de sa requête en disjonction. L’objet de la demande de modification, c’était uniquement l’ajout de Pharmachem comme défenderesse. Apotex avait déjà consenti à la réintroduction de l’action en contrefaçon contre elle-même, sans condition. Le fait que Pharmachem soit ou non ajoutée comme défenderesse était sans rapport avec la volonté d’Apotex d’obtenir la disjonction, et la disjonction des questions d’évaluation soulevées par la demande contre Apotex n’était pas un facteur devant être pris en compte, ni une condition à envisager pour établir s’il convenait ou non d’ajouter Pharmachem à titre de défenderesse. Je conclus qu’Apotex n’avait aucun motif raisonnable de s’opposer aux modifications proposées par Lundbeck, et qu’elle n’aurait donc pas dû s’opposer à sa requête. Lundbeck ayant obtenu gain de cause avec sa requête, il y a lieu de lui attribuer ses dépens.

 

[52]           Lundbeck a également eu gain de cause dans le cadre de la requête en disjonction d’Apotex et, conformément à la règle générale, elle devrait aussi recouvrer les dépens qui y sont afférents. La requête d’Apotex aurait été accueillie, toutefois, n’eût été l’engagement tardif pris par Lundbeck de renoncer à sa demande de dommages-intérêts pour contrefaçon. Lundbeck ne devrait donc pas recouvrer ses dépens dans ces circonstances. J’ai aussi examiné si, au contraire, il faudrait adjuger à Apotex les dépens afférents à sa requête en disjonction. Comme toutefois la réintroduction tardive de l’action en contrefaçon aurait été l’un des principaux motifs pour accorder la disjonction, et que le retard subi découlait de la façon dont Apotex a choisi de mener sa procédure, il convient qu’Apotex se voie aussi refuser ses dépens.

 

 

 

 

 

 

« Mireille Tabib »

Protonotaire

Ottawa (Ontario)

Le 11 avril 2012

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1407-09

 

INTITULÉ :                                      APOTEX INC c H LUNDBECK A/S

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              MONTRÉAL

 

DATES DE L’AUDIENCE :          LES 7, 8 ET 9 FÉVRIER 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LA PROTONORAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 11 AVRIL 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

SANDON SHOGILEV

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

HILAL EL AYOUBI

JULIE DESROSIERS

SILVIU BURSANESCU

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GOODMANS LLP

TORONTO

 

FASKEN MARTINEAU DuMOULIN S.E.N.C.R.L., s.r.l.

MONTRÉAL

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 



[1] Le 25 novembre 2010, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel interjeté par Apotex à l’encontre de cette ordonnance. En août 2011, une demande subséquente d’autorisation d’appeler devant la Cour suprême a également été rejetée.

[2] Apotex Inc c H Lundbeck A/S, 2010 CF 807.

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