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Date : 20120606

Dossier : IMM-5650-11

Référence : 2012 CF 710

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 6 juin 2012

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

MURSAL FARAH ALI

HOSPITALITY HOUSE REFUGEE MINISTRY INC.

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

ET ENTRE :

Dossier : IMM-5652-11

 

ABDULLAH MOHAMMED KARSHE

HOSPITALITY HOUSE REFUGEE MINISTRY INC.

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les présents motifs ont trait à deux demandes de contrôle judiciaire présentées par Mursal Farah Ali et son beau‑frère, Abdullah Mohamed Karshe, relativement aux décisions par lesquelles les demandes de visa de résident permanent qu’ils ont déposées à titre de membres de la catégorie des « réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières » ou de la catégorie de « personnes de pays d’accueil » ont été rejetées. Les deux demandes ont été instruites ensemble conformément à l’ordonnance du juge Scott.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que les demandeurs n’ont pas été traités de manière équitable dans le cadre du processus d’examen de leurs demandes de visa. Je ne suis pas convaincue non plus que les décisions par lesquelles leurs demandes de résidence permanente ont été rejetées étaient déraisonnables. En conséquence, leurs demandes de contrôle judiciaire seront rejetées.

 

Le contexte

 

[3]               M. Ali, M. Karshe et les membres de leur famille respective sont des demandeurs d’asile qui, actuellement, résident ensemble à Nairobi, au Kenya.

 

[4]               Le Hospitality House Refugee Ministry et Abdelaziz Mohamed Karshe ont parrainé les demandeurs afin qu’ils obtiennent la résidence permanente au Canada en tant que réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières. Abdelaziz Mohamed Karshe habite à Winnipeg et est le frère d’Abdullah Mohamed Karshe.

 

[5]               Abdullah Mohamed Karshe est un ressortissant somalien de 39 ans et un ancien camionneur. Il affirme qu’en juillet 2007 son camion a été bombardé et sa femme et son fils ont été tués à Mogadishu. Il s’est enfui avec sa famille au Kenya peu de temps après. Dans sa demande de visa de résident permanent, il a inscrit trois enfants à charge, dont sa fille putative, Farhia Abdullahi Mohamed, qui serait née en 1991.

 

[6]               La sœur de M. Karshe, Sahro Mohamed Karshe, est mariée au deuxième demandeur principal, M. Ali. Les deux familles prétendent qu’elles se sont enfuies de la Somalie ensemble et sont arrivées au Kenya le 2 août 2007. M. Ali a inscrit sept personnes à charge dans sa demande de visa, dont son fils putatif, Abdihodan Mursal Farah, qui serait né en 1993.

 

[7]               Le 15 juin 2011, une agente des visas, Carole Sauvé, a rencontré les demandeurs au Haut‑commissariat du Canada à Nairobi en liaison avec leurs demandes de visa de résident permanent. L’agente Sauvé a interrogé M. Ali et M. Karshe séparément, l’un après l’autre. Elle était convaincue que leurs récits étaient crédibles et qu’ils n’avaient pas une perspective raisonnable de solution durable dans un autre pays que le Canada, et elle n’avait aucun doute quant à leur admissibilité au Canada. En conséquence, elle a fait savoir à M. Ali et à M. Karshe qu’ils satisfaisaient à la définition de la catégorie de personnes de pays d’accueil et elle les a envoyés passer des examens médicaux.

 

[8]               Les examens médicaux devaient avoir lieu à la clinique de l’Organisation internationale pour les migrations à Nairobi le 5 juillet 2011. Ils n’ont cependant pas été effectués en entier parce qu’on a constaté que les photos de Farhia Abdullahi Mohamed et d’Abdihodan Mursal Farah versées au dossier ne correspondaient pas aux personnes qui s’étaient présentées aux examens. La clinique a communiqué avec le Haut‑commissariat du Canada pour l’informer de la situation. Les demandeurs ont alors été convoqués à une deuxième entrevue aux bureaux du Haut‑commissariat.

 

[9]               L’agent des visas Erik Mjanes a rencontré les demandeurs le 13 juillet 2011. Il a indiqué qu’il ne faisait aucun doute que les photos produites avec les demandes n’étaient pas celles de deux des enfants présents à l’entrevue. Il a fait remarquer que la personne désignée comme étant Farhia sur la photo semblait avoir 20 ans environ, alors que la jeune femme qu’il avait devant lui semblait plutôt avoir 13 ou 14 ans environ.

 

[10]           Farhia a dit à l’agent des visas qu’elle était en huitième année. Elle a expliqué qu’elle ne ressemblait pas à la personne sur la photo parce qu’elle avait la fièvre typhoïde à l’époque où la photo avait été prise et qu’elle avait pris du poids depuis.

 

[11]           Abdihodan a expliqué qu’il ne ressemblait pas à la personne sur la photo parce qu’il était beaucoup plus jeune lorsque celle‑ci avait été prise en 2006.

 

[12]           Après avoir interrogé les deux enfants, l’agent Mjanes a fait entrer M. Karshe dans la pièce. Ce dernier semblait très nerveux, et il a été incapable de répondre à des questions élémentaires sur sa fille putative.

 

[13]           Lorsque l’agent l’a pressé de dire la vérité, M. Karshe a demandé aux enfants de quitter la pièce. Il a ensuite expliqué à l’agent Mjanes qu’il avait trouvé Farhia étendue sur le sol pendant les combats à Mogadishu le jour où sa femme et son fils ont été tués. Il l’a adoptée, mais elle et ses autres enfants ignoraient qu’elle n’était pas sa fille biologique. M. Karshe a déclaré qu’il n’avait pas révélé la véritable identité de Farhia dans sa demande de résidence permanente parce qu’il ne voulait pas que les enfants découvrent la vérité au sujet de ses origines. Il a dit que la photo au dossier était celle de sa véritable fille, laquelle est mariée et vit en Éthiopie avec ses deux enfants.

 

[14]           À première vue, cette explication n’a aucun sens. Sa fille putative aurait été âgée d’une dizaine d’années au moment de la présumée adoption et ses autres enfants, de 15 et de 17 ans. Il ne fait aucun doute que tous les enfants se seraient rendu compte qu’un autre enfant faisait dorénavant partie de la famille.

 

[15]           L’agent Mjanes a interrogé M. Karshe au sujet du fait qu’il n’avait aucun document du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (l’UNHCR) ou d’autres pièces d’identité délivrés avant mai 2011, même s’il prétendait s’être rendu aux bureaux de l’UNHCR et aux bureaux du ministère des Affaires des réfugiés (le MAR) du Kenya à Nairobi à plusieurs reprises après son arrivée dans ce pays en 2007. L’agent a fait remarquer que tous les demandeurs d’asile qui s’adressent à l’UNHCR pour obtenir de l’aide se voient remettre des documents. Après que d’autres questions lui ont été posées, M. Karshe a modifié son récit et a prétendu n’être jamais allé aux bureaux de l’UNHCR.

 

[16]           L’agent a dit à M. Karshe qu’il pouvait sortir de la salle d’entrevue, puis il a interrogé M. Ali. Ce dernier a expliqué que la personne désignée comme étant son fils, Abdihodan, était en fait son neveu, un orphelin nommé Ali Mohamed Farah. M. Ali a dit à l’agent Mjanes que la mère de l’enfant était morte en couches et que le père avait été tué pendant la guerre en Somalie en juillet 2007. Quelques minutes plus tard cependant, il a dit à l’agent Mjanes que le père d’Ali était toujours en vie à la date de sa demande de visa.

 

[17]           Selon M. Ali, le véritable Abdihodan avait quitté Nairobi pour le Soudan l’année précédente, et M. Ali n’avait jamais eu de ses nouvelles par la suite. M. Ali a dit qu’il avait adopté Ali Mohamed, mais que ce dernier n’était pas mentionné dans la demande de visa parce que celle‑ci avait été remplie par son répondant. Il affirme qu’il a fait une fausse déclaration concernant l’identité de l’enfant parce qu’il craignait que les autorités canadiennes de l’immigration s’attendent à ce qu’il présente son fils Abdihodan. En outre, il ne voulait pas laisser son neveu au Kenya.

 

[18]           L’agent Mjanes a également interrogé M. Ali au sujet du vol qu’il avait pris à Mogadishu et de l’absence de document de l’UNHCR datant de son arrivée au Kenya. M. Ali a insisté sur le fait que les familles s’étaient rendues aux bureaux de l’UNHCR à un certain nombre de reprises pendant les quatre années passées au Kenya, contredisant ainsi M. Karshe qui avait finalement dit que les familles n’étaient pas allées aux bureaux de l’UNHCR.

 

[19]           M. Karshe a ensuite été invité à revenir dans la salle d’entrevue. En présence de M. Karshe et de M. Ali, l’agent Mjanes a résumé ses doutes concernant la crédibilité, expliquant qu’il n’était pas convaincu qu’ils étaient crédibles. Il n’était pas convaincu non plus de l’identité des membres putatifs de leur famille à cause des fausses déclarations faites relativement aux dates de naissance de certains des enfants et à l’identité de leurs parents.

 

[20]           L’agent Mjanes a indiqué ensuite qu’il n’était même pas certain que les deux familles étaient des familles somaliennes de Somalie. Il leur a dit que, s’ils étaient effectivement des Somaliens, ils devraient se rendre aux bureaux de l’UNHCR et être inscrits comme réfugiés. Entre temps, les demandes de résidence permanente ont été rejetées en raison du manque de crédibilité des demandeurs.

 

L’agent Mjanes était-il dessaisi?

 

[21]           Selon les demandeurs, l’appréciation des demandes de visa de résident permanent des réfugiés au sens de la Convention, qu’ils se trouvent au Canada ou dans un autre pays, nécessite deux décisions distinctes : une détermination du risque, puis une décision sur la santé, la sécurité et la criminalité.

 

[22]           Les demandeurs soutiennent que, comme l’agente Sauvé avait déterminé qu’ils satisfaisaient à la définition de la catégorie de personnes de pays d’accueil, cette question avait déjà été tranchée. Ils affirment qu’il s’agissait d’une décision définitive fondée sur l’article 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, qui prévoit qu’un agent peut « considér[er] » si un étranger appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil. Ils avancent que cette décision de l’agente Sauvé ne pouvait pas être revue par l’agent Mjanes en raison du principe du dessaisissement.

 

[23]           Selon ce principe, une fois qu’un décideur a fait tout ce qui est nécessaire pour parfaire sa décision, il ne peut plus revenir sur celle‑ci, sauf pour rectifier des erreurs matérielles ou d’autres erreurs mineures. Ce principe se justifie par le fait que les procédures doivent avoir un caractère définitif : Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, [1989] A.C.S. no 102 (QL), aux paragraphes 20 et 21.

 

[24]           La Cour suprême a aussi indiqué dans Chandler que le principe du dessaisissement ne s’applique pas seulement aux décisions judiciaires, mais qu’il peut s’appliquer également aux décisions des tribunaux administratifs. Il peut cependant être nécessaire d’appliquer le principe de manière plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui, par exemple, ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit.  En fait, la Cour a statué qu’« [i]l est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel » : Chandler, ci‑dessus, au paragraphe 21.

 

[25]           Pour que le principe du dessaisissement s’applique, il faut que la décision en cause soit définitive. Une décision judiciaire peut être considérée comme définitive lorsque [traduction] « […] il ne subsiste rien qui puisse être tranché ou déterminé par la suite par un tribunal, de façon à lui donner effet et à la rendre susceptible d’exécution. Une décision est définitive lorsqu’elle est absolue, complète et certaine […] » : G. Spencer Bower et A.K. Turner, The Doctrine of Res Judicata, 2e éd. (Londres, Butterworths, 1969), à la page 132, cité dans D.J.M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, 2e éd., édition sur feuilles mobiles (Toronto, Canvasback Publishing, 2009), vol. 3, à la page 12:6222.

 

[26]           Je ne suis pas convaincue que le principe du dessaisissement s’applique en l’espèce car l’agente Sauvé n’avait pas rendu une « décision définitive » relativement à la demande de résidence permanente des demandeurs en application de l’article 11 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

 

[27]           La conclusion selon laquelle les demandeurs satisfaisaient aux conditions de la catégorie de personnes de pays d’accueil n’était que l’une des étapes du processus pouvant mener à la délivrance d’un visa de résident permanent, ce que les demandeurs voulaient obtenir. Il restait des aspects de la demande de résidence permanente à trancher pour que la décision de l’agente Sauvé prenne effet et puisse être exécutée.

 

[28]           En fait, comme les notes du STIDI l’indiquent, la décision de l’agente Sauvé était seulement une « décision relative à la sélection ». Selon la Cour, une telle décision est « une étape intermédiaire interne qui a été prise dans le cadre de l’examen d’une demande de visa » : Patel c. Canada (Secrétaire d’État) (1999), 31 Imm. L.R. (2d) 120, [1995] A.C.F. no 1410 (QL), au paragraphe 6.

 

[29]           La Cour a décidé dans un certain nombre d’affaires que les agents des visas ne sont pas dessaisis jusqu’à ce qu’un visa soit délivré ou refusé : Brysenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 193 F.T.R. 129, 10 Imm. L.R. (3d) 257, au paragraphe 6.

 

[30]           Les décisions intermédiaires rendues au cours du processus d’examen ne sont pas des « décisions définitives » aux fins du principe du dessaisissement. En effet, un agent des visas peut infirmer une conclusion initiale ou préliminaire tirée dans le contexte d’une demande de visa de résident permanent : voir Brysenko, ci‑dessus; Vimalenthirakumar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1181, [2010] A.C.F. no 1481 (QL), aux paragraphes 20 à 24; Patel, ci‑dessus, au paragraphe 6.

 

[31]           En outre, même si j’étais convaincue que l’agente Sauvé avait rendu une décision définitive (et je ne le suis pas), je conclurais que les agents des visas conservent le pouvoir discrétionnaire de rouvrir une demande de visa dans des circonstances exceptionnelles s’il est dans l’intérêt de la justice de la faire : voir, par exemple, Kheiri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 193 F.T.R. 112, 8 Imm. L.R. (3d) 265, au paragraphe 8; Moumivand c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 157, [2011] A.C.F. no 354 (QL), au paragraphe 17; Grigaliunas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 87, [2012] A.C.F. no 87 (QL).

 

[32]           Les agents des visas doivent conserver leur pouvoir discrétionnaire d’examiner les décisions antérieures afin de faire en sorte qu’on ne permette pas à des immigrants d’entrer illégalement au Canada : Lo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1155, 229 F.T.R. 145, au paragraphe 33. Cette préoccupation générale existe également dans le contexte des réfugiés où l’identité de l’un des demandeurs est en cause.

 

[33]           Des considérations de principe importantes empêchent de reconnaître plusieurs décisions « définitives » menant à la délivrance d’un visa. Reconnaissant que les agents des visas sont souvent mutés avant qu’un visa soit délivré, les tribunaux ont statué que « c’est l’agent des visas qui délivre le visa qui doit être convaincu que les critères de sélection ont été remplis » : Brysenko, ci‑dessus, au paragraphe 6; voir aussi Lo, ci‑dessus, au paragraphe 32.

 

[34]           Si l’on concluait au dessaisissement, l’agent des visas qui a accepté la charge de travail d’un autre agent ayant quitté ses fonctions ne pourrait pas revoir ou modifier l’examen fait par celui‑ci, même si un visa n’a pas encore été délivré. Dans de tels cas, le nouvel agent des visas « ne servirai[t] qu’à entériner d’office » les décisions antérieures, même si c’est lui qui, dans les faits, délivrera le visa : Lo, au paragraphe 32.

 

[35]           Il sera en outre dans l’intérêt de la justice de corriger les erreurs lorsque de nouveaux renseignements qui remettraient en question l’admissibilité d’un demandeur au Canada sont découverts pendant le processus d’examen d’une demande : Lo, ci‑dessus, au paragraphe 33.

 

[36]           D’ailleurs, dans Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] 3 C.F. 349, 114 F.T.R. 247, la Cour a reconnu, au paragraphe 28, que de nouveaux éléments de preuve démontrant qu’un demandeur est interdit de territoire peuvent légitimement exiger que sa demande de visa soit réexaminée, même si le visa a été délivré.  

 

[37]           En conséquence, je suis convaincue que l’agent Mjanes n’a pas commis une erreur de droit en réexaminant la question de savoir si les demandeurs satisfaisaient à la définition de la catégorie de personnes de pays d’accueil.

 

L’agent Mjanes a-t-il commis une erreur en allant à l’encontre des conclusions de l’agente Sauvé sans donner de motifs clairs et convaincants pour le faire?

 

[38]           S’appuyant sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, [2004] 3 R.C.F. 572, au paragraphe 11, les demandeurs soutiennent que l’agent Mjanes a commis une erreur en ne fournissant pas des motifs clairs et convaincants pour expliquer pourquoi il allait à l’encontre de la conclusion de l’agente Sauvé selon laquelle ils satisfaisaient à la définition de la catégorie de personnes de pays d’accueil.

 

[39]           Je me demande réellement si Thanabalasingham s’applique en l’espèce, car il était question dans cette affaire de contrôles successifs de la détention. Il n’est toutefois pas nécessaire de trancher cette question puisque les raisons pour lesquelles l’agent Mjanes a réexaminé la question de l’appartenance des demandeurs à la catégorie de personnes de pays d’accueil ressortent très clairement du dossier.

 

[40]           Les demandeurs ont fait une fausse déclaration au sujet de l’identité de deux membres de leur famille et ont donné des raisons invraisemblables et contradictoires pour expliquer pourquoi. De plus, ils ont été incapables d’expliquer de manière cohérente pourquoi ils n’avaient pas été en mesure de produire des documents confirmant qu’ils avaient fui la Somalie en 2007 comme ils le prétendaient. Il était donc tout à fait raisonnable que l’agent Mjanes doute de la véracité de leur récit, notamment de la date de leur fuite de la Somalie et des circonstances de celle‑ci. Qui plus est, les motifs qu’il a donnés pour justifier sa décision de revoir la décision de l’agente Sauvé étaient clairs et convaincants.

 

Les prétentions relatives à l’équité

 

[41]           Les demandeurs prétendent qu’ils n’ont pas été traités équitablement par l’agent Mjanes à plusieurs égards. Lorsque des questions d’équité procédurale sont soulevées, la Cour doit déterminer si le processus suivi par le décideur satisfait au degré d’équité requis dans toutes les circonstances : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 43.

 

[42]           Les demandeurs font valoir d’abord qu’il n’était pas équitable que l’agent Mjanes interroge chacun d’eux séparément. Ils affirment que la preuve de chacun constituait une preuve extrinsèque dans l’affaire de l’autre, de sorte que la preuve aurait dû être divulguée à chacun d’eux et qu’ils auraient dû avoir la possibilité de répondre à cette preuve avant qu’une décision soit prise relativement à chaque demande.

 

[43]           Je ne suis pas de cet avis. Il ressort clairement des notes prises par l’agent Mjanes relativement à l’entrevue qu’il a fait part à chaque demandeur de ses préoccupations concernant l’absence de preuve documentaire, l’identité des membres de la famille et la durée du séjour de la famille au Kenya et qu’il a donné à chaque demandeur la possibilité de répondre à ces préoccupations.

 

[44]           Il ressort également clairement de ses notes que l’agent Mjanes a résumé ses doutes concernant la crédibilité à l’intention de M. Ali et de M. Karshe. Aucun des demandeurs n’a produit un affidavit au soutien de sa demande et il n’y a rien dans le dossier qui indique que l’un ne connaissait pas la preuve de l’autre ou qu’ils étaient incapables de dissiper les doutes de l’agent Mjanes. Les demandeurs n’ont pas non plus produit une preuve dans le but de faire disparaître les préoccupations de l’agent Mjanes.

 

[45]           Les demandeurs soutiennent également que l’agent Mjanes a manqué à l’équité procédurale en refusant de leur donner la possibilité de produire des documents additionnels visant à apaiser ses doutes concernant la crédibilité. Après avoir été informés par l’agent Mjanes que leurs demandes étaient rejetées, les demandeurs ont proposé d’essayer d’obtenir des documents de l’UNHCR ou du MAR. L’agent a refusé de leur donner la possibilité de le faire et a confirmé le rejet des demandes.

 

[46]           Les demandeurs soutiennent que la décision favorable de l’agente Sauvé avait créé une attente légitime qu’ils obtiendraient un certain résultat. Aussi, l’agent Mjanes aurait dû leur accorder des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés, conformément à Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, [1999] A.C.J. no 39 (QL), au paragraphe 26. Les demandeurs prétendent en particulier que l’agent Mjanes avait l’obligation de leur permettre de produire des documents de l’UNHCR ou du MAR avant de rendre sa décision.

 

[47]           Un examen de la décision de l’agent Mjanes confirme que celui‑ci était préoccupé par l’absence de document confirmant que les deux familles étaient effectivement arrivées au Kenya en 2007, après avoir quitté la Somalie. L’avocat des demandeurs a expliqué que le moment de l’arrivée des familles au Kenya était important car il s’agit en l’espèce de demandeurs de la Somalie qui ont vécu au Kenya pendant de nombreuses années et qui cherchent maintenant à entrer au Canada en prétendant avoir récemment fui la violence faisant rage dans leur pays d’origine.

 

[48]           Des documents d’inscription délivrés aux demandeurs par l’UNHCR ou le MAR n’auraient pas pu dissiper les doutes de l’agent Mjanes compte tenu de leur nature. Dans ces circonstances, je ne suis pas convaincue que la Cour devrait intervenir à cet égard.

 

[49]           Enfin, les demandeurs affirment que l’agent Mjanes a commis une erreur en rendant une décision collective ou conjointe pour les deux familles, au lieu d’apprécier séparément les demandes de chacun des demandeurs principaux. Il est clair que l’agent a rendu une décision conjointe lorsqu’on considère qu’il ne fait aucune distinction entre les demandes et emploie partout le pluriel dans ses motifs (les notes du STIDI).

 

[50]           Les demandeurs prétendent que, à cause de la façon dont l’agent Mjanes a mené les entrevues, il est impossible de savoir si des facteurs pertinents dans un cas ont eu une incidence sur la décision rendue dans l’autre cas. En outre, l’agent avait l’obligation de tenir compte des circonstances particulières de chaque cas lorsqu’il a apprécié la crédibilité et il ne pouvait pas évaluer la crédibilité du groupe. Ce n’est pas parce que faits sont similaires ou se chevauchent qu’un agent peut rendre une décision collective.

 

[51]           Je ne partage pas cet avis. Les deux demandes étaient clairement reliées, les faits et les questions en litige étant les mêmes. Les familles étaient liées. Elles prétendaient avoir voyagé ensemble de la Somalie au Kenya et avoir habité ensemble à Nairobi. À mon avis, il serait exagérément formaliste d’exiger d’un agent qu’il inscrive dans le STIDI deux séries de notes presque identiques dans de telles circonstances.

 

[52]           La question déterminante ne concerne pas l’équité. Il s’agit plutôt de savoir si les motifs satisfont aux critères de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Dunsmuir, ci‑dessus, au paragraphe 47. Il ressort clairement de ses notes que l’agent Mjanes a examiné chaque demande séparément et qu’il a expliqué clairement pourquoi il la rejetait. La Cour n’a aucune raison d’intervenir.

 

Conclusion

 

[53]           Pour ces motifs, les demandes sont rejetées.

 

La certification

 

[54]           L’avocat de M. Karshe et de M. Ali a formulé 13 questions qu’il voudrait que je certifie.

 

[55]           Je tiens d’abord à rappeler que la Cour d’appel fédérale a dit, dans Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, au paragraphe 28, que l’article 74 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés parle de la certification d’« une » question grave de portée générale et non d’« une ou plusieurs » questions graves de portée générale. Tout en reconnaissant la possibilité qu’une seule et même affaire puisse soulever plusieurs questions de portée générale, la Cour d’appel fédérale a statué que « cette situation serait l’exception plutôt que la règle », et elle n’a manifestement pas envisagé la certification de 13 questions dans une seule affaire.

 

[56]           Cinq des questions proposées par les demandeurs ont trait au dessaisissement. Comme il a été indiqué plus haut dans les présents motifs, le droit sur cette question est bien élaboré et bien établi, de sorte qu’il ne convient pas de certifier ces questions.

 

[57]           La sixième question des demandeurs vise à déterminer si une personne se trouvant dans la situation de l’agent Mjanes avait l’obligation d’aviser un demandeur et de lui donner la possibilité de réagir avant de réexaminer une conclusion selon laquelle la personne appartient à la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières. Il ne s’agit pas d’une question qu’il convient de certifier, car elle ne permettrait pas de disposer de la présente affaire étant donné que l’agent Mjanes a informé les demandeurs de ses préoccupations et de ses doutes et leur a donné la possibilité d’y répondre.

 

[58]           La question 7 ne doit pas non plus être certifiée car elle est fondée sur le fait qu’un demandeur n’a pas été informé du contenu des entrevues réalisées avec l’autre demandeur. Comme il a été mentionné précédemment, il n’y a rien dans le dossier qui contredit les notes de l’agent Mjanes selon lesquelles il a résumé ses doutes concernant la crédibilité à l’intention de M. Ali et de M. Karshe.

 

[59]           La question 8 consiste à déterminer si chaque demandeur a droit à des motifs séparés se rapportant spécifiquement à son cas. Je ne suis pas convaincue qu’il s’agit d’une question grave de portée générale étant donné que les demandes en l’espèce étaient reliées et dépendaient des faits. Je ne pense pas non plus que la question 9, qui a trait au fait que l’agent a rendu une décision collective, doit être certifiée. Cette question est fondée sur la prémisse que les décisions ne sont pas liées aux cas auxquels elles se rapportent, ce que ne démontre pas le dossier.

 

[60]           Les questions 10 et 11 visent à déterminer si l’agent Mjanes aurait dû donner aux demandeurs la possibilité d’obtenir des documents avant de rejeter leur demande. Encore une fois, je ne suis pas convaincue que cette question doit être certifiée étant donné que la décision de l’agent de ne pas permettre aux demandeurs de le faire reposait sur la nature même de ses préoccupations et sur la possibilité que les documents en question répondent à celles‑ci.

 

[61]           Les deux dernières questions des demandeurs ont trait aux membres de la famille de fait. Aucune de ces questions ne se pose en l’espèce. L’agent Mjanes n’était pas préoccupé par le fait que Farhia Abdullahi Mohamed et Abdihodan Mursal Farah étaient des membres de la famille de fait et non des parents par le sang, mais plutôt par le fait que les demandeurs avaient menti au sujet de l’identité des enfants.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.                  Les présentes demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

 

2.                  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

3.                  Une copie des présents motifs doit être versée dans le dossier IMM‑5652‑11 et dans le dossier IMM‑5650‑11.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5650-11 et IMM-5652-11

 

INTITULÉ :                                      MURSAL FARAH ALI ET AL. c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

                                                           

                                                            et

 

                                                            ABDULLAH MOHAMED KARSHE ET AL. c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 16 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 6 juin  2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Matas

                            POUR LES DEMANDEURS

 

Nalini Reddy

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

                            POUR LES DEMANDEURS

Myles K. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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