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Cour fédérale

Federal Court

Date : 20120705


Dossier : IMM-4656-11

Référence : 2012 CF 857

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2012

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

AYHAN FATIH

(alias FATIH AYHAN)

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) en vue de soumettre à un contrôle judiciaire la décision datée du 7 juillet 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger, au sens de l’article 96 et du paragraphe  97(1), respectivement, de la Loi. Cette conclusion était fondée sur les doutes de la Commission quant à la crédibilité du demandeur ainsi que sur sa conclusion selon laquelle ce dernier bénéficiait en Turquie d’une protection de l’État adéquate.

 

[2]               Le demandeur souhaite que la décision de la Commission soit annulée et l’affaire renvoyée pour être examinée de nouveau par un tribunal différemment constitué.

 

Le contexte

 

[3]               Le demandeur, Ayhan Fathi (alias Faith Ayhan), est citoyen de la Turquie. Il est d’origine kurde.

 

[4]               Les Ulkucu sont un gang anti-kurde raciste qui est présent dans la ville natale du demandeur, Malatya. Ce gang est impliqué dans des activités illégales, telles que la vente de drogue, d’armes et d’automobiles volées.

 

[5]               En février 2007, le demandeur est tombé sur un groupe de quatre hommes (membres du gang des Ulkucu) qui essayaient de voler une automobile. Croyant qu’il s’agissait peut-être de l’automobile de son oncle, le demandeur s’est approché d’eux. Quand il les a interpelés, ils se sont retournés contre lui, armés d’une barre de fer. Après avoir pris la fuite, il a téléphoné à la police et a signalé la tentative de vol, mais pas l’agression. La police a par la suite arrêté les quatre individus pour vol d’automobile.

 

[6]               Quelques jours plus tard, le demandeur a constaté qu’un groupe d’hommes le surveillait. Certains d’entre eux étaient présents lors de la tentative de vol d’automobile. Ils lui ont asséné des coups de poing. Pendant qu’il prenait la fuite, ils lui ont proféré des menaces parce qu’il les avait dénoncés à la police. Craignant pour sa sécurité, le demandeur est allé se réfugier chez lui. Les individus sont restés dans le voisinage pendant une semaine environ. Quand le demandeur a avisé la police de la situation, celle‑ci a répondu qu’elle ne pouvait rien faire si les hommes en question ne faisaient que se promener dans le quartier.

 

[7]               Environ un mois plus tard, vers le mois de mars 2007, le demandeur a été une fois de plus agressé par le même groupe d’individus. Après l’avoir battu avec un bout de bois, ils l’ont menacé. Pendant qu’il s’enfuyait, le demandeur a crié à ses agresseurs qu’il avait des preuves sur les activités de contrebande du gang et qu’il allait en faire part aux journaux. Lorsqu’il est arrivé chez lui, son père l’a amené à une clinique médicale, où on l’a soigné.

 

[8]               Au cours de l’année suivante, les menaces ont persisté. Le frère du demandeur a été lui aussi menacé à l’école. Le demandeur a donc présenté une demande de visa d’étudiant canadien pour éviter de subir d’autres sévices. Cette demande a été rejetée.

 

[9]               En mars 2008, le demandeur et son cousin se promenaient ensemble en automobile, et ils se sont arrêtés à un marché pour acheter des cigarettes. Le demandeur a reconnu certains des individus qui l’avaient agressé, debout à l’extérieur du marché. Il a tenté de s’éloigner, mais les individus l’ont suivi et les ont agressés, son cousin et lui. Après avoir été roués de coups, les deux ont pris la fuite. Craignant de se faire tirer dessus, le demandeur n’a pas signalé l’incident à la police.

 

[10]           Quelques jours plus tard, le demandeur et son cousin, qui se promenaient une fois de plus en automobile, ont constaté qu’une voiture les suivait. Lorsqu’ils ont accéléré, les personnes se trouvant à bord de l’autre véhicule ont tiré des coups de feu dans leur direction. Ils sont allés montrer à la police leur automobile percée par des balles. La police leur a dit qu’elle ferait enquête, mais le demandeur doute qu’elle l’ait fait.

 

[11]           Le demandeur a plus tard appris qu’un journal de l’endroit avait publié un article sur le gang des Ulkucu le 3 mars 2008. Cet article avait mené à l’arrestation de l’une des têtes dirigeantes du groupe. Il a cru que les agressions dont il avait été victime étaient dues au fait que le gang présumait à tort que c’était lui l’informateur du journal.

 

[12]           À la fin de mars 2008, le demandeur a été agressé une fois de plus par un groupe d’individus pendant qu’il récupérait des chariots d’achat dans le terrain de stationnement du magasin d’alimentation Carrefour où il travaillait. Il a été agressé, tailladé au cou et amené à l’hôpital pour y être soigné. Des agents de police se sont présentés à l’hôpital pour prendre note des détails de l’agression. Quand la famille du demandeur est arrivée sur les lieux, son père a eu une dispute avec les agents à propos du fait que la police ne protégeait pas son fils. À cause de cela, le père du demandeur a été menotté et gardé en détention dans un véhicule de police durant deux heures. Le demandeur est resté trois jours à l’hôpital. Dix jours après l’agression, il est retourné au travail. Il a toutefois été congédié pour avoir porté préjudice au magasin.

 

[13]           En mai 2008, le demandeur a présenté une demande de visa d’étudiant des États-Unis pour éviter d’être victime d’autres sévices. Il est parti pour Ankara et a habité chez sa tante, en vue de l’entrevue relative à son visa. Sa demande de visa a été rejetée parce que les personnes qui l’ont interrogé ne croyaient pas qu’il retournerait chez lui après avoir terminé ses études à l’étranger.

 

[14]           Quand le demandeur est retourné dans sa ville natale, on lui a demandé de se présenter au poste de police parce que ses agresseurs avaient été arrêtés. Trois jeunes y étaient détenus, et le demandeur a identifié l’un d’eux comme étant l’un des individus qui l’avaient agressé. À l’extérieur du poste de police, des membres de la famille des membres du gang des Ulkucu les ont menacés, sa famille et lui, exigeant qu’il ne porte pas d’accusations. Par la suite, le demandeur et sa famille ont également reçu des appels téléphoniques de menaces.

 

[15]           Plus tard, la police est allée chercher le demandeur pour l’amener voir le procureur, au palais de justice, afin de discuter de la poursuite pénale concernant son agression. En cours de route, les agents ont insisté auprès de lui pour qu’il ne porte pas d’accusations. Craignant les menaces qu’on lui avait faites, le demandeur a déclaré au procureur qu’il ne voulait pas porter plainte. Néanmoins, il a reçu plus tard un avis de comparution devant le tribunal. Craignant d’être gardé en détention et d’avoir à payer une amende pour cause de non-comparution, le demandeur s’est rendu au palais de justice. Pendant qu’il s’en approchait, un groupe d’hommes s’est dirigé vers lui et a commencé à le pourchasser. Il s’est enfui en courant et s’est caché dans une allée avant de rentrer à la maison.

 

[16]           Craignant pour sa sécurité, le demandeur est parti à Ankara le 2 février 2009 pour habiter chez sa tante. Ses agresseurs ont découvert où il se trouvait en menaçant son frère. Plus tard, pendant qu’il se promenait à pied à Ankara, un groupe d’hommes circulant à bord d’une automobile a tenté de l’enlever. Cependant, de nombreuses personnes ont encerclé le véhicule, obligeant ses occupants à le relâcher. Il est par la suite retourné à Malatya.

 

[17]           Pour lui éviter d’autres difficultés, l’oncle que le demandeur avait au Canada l’a aidé à obtenir des documents pour l’obtention d’un visa d’étudiant des États-Unis. Ce visa a été accordé en juin 2009. Quand le demandeur est arrivé aux États-Unis, son oncle est venu le chercher et l’a amené directement à la frontière canado-américaine, où il a aussitôt présenté une demande d’asile.

 

[18]           L’audition de la demande d’asile du demandeur s’est déroulée en deux séances : le 28 avril et le 2 juin 2011.

 

La décision de la Commission

 

[19]           La Commission a rédigé sa décision le 23 juin 2011. Elle a d’abord résumé les allégations du demandeur, qui étaient exposées dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP). Elle a reconnu l’identité du demandeur en tant que ressortissant kurde et citoyen de la Turquie.

 

[20]           La Commission a conclu que la crédibilité et la protection de l’État posaient des problèmes dans la demande, et que la crédibilité était la question déterminante.

 

[21]           La Commission a fondé sa conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur sur les aspects suivants :

            les exposés circonstanciés modifiés du FRP;

            les contradictions entre les exposés circonstanciés du FRP et le témoignage fait à l’audience;

            les contradictions entre les notes prises au point d’entrée (PDE) et les exposés circonstanciés du FRP;

            l’absence de corroboration des allégations.

 

[22]           Premièrement, la Commission a fait remarquer que le demandeur avait présenté trois exposés circonstanciés dans le cadre de son FRP : l’original en juillet 2009, un premier exposé circonstancié révisé et considérablement étoffé, contenant quelques allégations nouvelles en octobre 2010, de même qu’un second exposé circonstancié révisé, comportant une nouvelle allégation, peu avant l’audience ou à l’occasion de celle‑ci. Elle a signalé que ces changements avaient donné lieu à de nombreuses discussions à l’audience. Elle a conclu que compte tenu des changements importants qui avaient été apportés, on se serait attendu à ce que l’exposé circonstancié révisé soit plus ou moins complet.

 

[23]           Deuxièmement, la Commission a fait état de diverses contradictions entre les exposés circonstanciés du demandeur et le témoignage de vive voix qu’il avait produit à l’audience, notamment au sujet des faits survenus à trois dates précises.

 

[24]           La première contradiction avait trait aux faits survenus en mars 2007. Dans le premier exposé circonstancié révisé, le demandeur avait ajouté qu’on lui avait fait une radiographie à l’hôpital. Cependant, à l’audience, il avait déclaré ne pas se souvenir si on lui avait fait une radiographie à ce moment‑là. De plus, dans son témoignage, il avait dit qu’il avait été blessé au bras et à l’épaule. À l’inverse, dans son premier exposé circonstancié révisé, le demandeur avait écrit qu’il avait été soigné pour des blessures au dos, et non pas au bras et à l’épaule, ou à l’arrière de l’épaule comme il l’avait déclaré.

 

[25]           Le deuxième fait a été la première agression, survenue en mars 2008, quand le demandeur et son cousin se promenaient en automobile et s’étaient arrêtés à un marché pour acheter des cigarettes. Dans son premier exposé circonstancié révisé, le demandeur avait allégué qu’il avait été agressé par trois hommes, dont deux qu’il avait reconnus. À l’audience, il avait allégué qu’il s’agissait de trois ou quatre hommes, mais qu’il n’en avait reconnu qu’un seul. La Commission a signalé que le demandeur, quand on l’avait interrogé sur ces contradictions, avait répondu que les incidents qu’il avait subis en Turquie lui avaient causé un grave préjudice psychologique et qu’il n’arrivait donc pas à réfléchir clairement. Cependant, comme les exposés circonstanciés avaient été rédigés au Canada, et non en Turquie, la Commission a tiré de ces contradictions des inférences défavorables quant à la crédibilité du demandeur.

 

[26]           Pour ce qui était de l’état psychologique du demandeur, la Commission a également fait état du rapport du psychologue et de l’affidavit de Suleyman Kaya, lesquels indiquaient que le demandeur souffrait de façon constante de problèmes d’ordre psychologique et d’humeur. Elle a déclaré qu’elle avait examiné avec soin ces éléments de preuve. Cependant, après s’être rendu compte que le demandeur avait été capable de comprendre les questions posées et d’y répondre de manière appropriée aux deux séances, elle a quand même exprimé des doutes au sujet de sa crédibilité. Elle a également souligné que les observations écrites, que le demandeur aurait eu le temps de préparer convenablement, comportaient plusieurs contradictions.

 

[27]           Le troisième fait est survenu à la fin du mois de mars 2008, quand le demandeur a été agressé au travail, dans un terrain de stationnement. Dans son FRP, il avait soutenu que neuf hommes l’avaient agressé, mais, à l’audience, il n’avait pas pu se souvenir de leur nombre et avait supposé qu’il y en avait au moins sept ou huit. Le demandeur avait invoqué ses problèmes mentaux pour expliquer cette incohérence, mais la Commission a fait remarquer que ces dernières questions n’avaient été citées que peu avant l’audience et uniquement au moment d’essayer d’expliquer les contradictions. Dans ce contexte, la Commission a tiré une inférence défavorable au sujet de la crédibilité du demandeur.

 

[28]           La Commission a également accordé peu de poids aux rapports médicaux qui avaient été présentés au sujet de cet incident, car le demandeur avait déclaré que la principale blessure qu’il avait subie était l’entaille à la gorge. À l’inverse, les rapports médicaux indiquaient que le principal incident était le fait d’avoir été roué de coups. La Commission a signalé de plus que le demandeur, dans son exposé circonstancié, avait déclaré qu’on l’avait soigné pour l’entaille au cou et la blessure à l’aine. À l’inverse, à l’audience, le demandeur avait déclaré que ses blessures étaient une entaille au cou et l’impact des coups de pied qu’on lui avait assénés sur tout le corps, surtout à l’œil et dans le dos. La Commission a fait également remarquer que le demandeur, dans son exposé circonstancié, avait déclaré que les membres du gang l’avaient saisi par le bras, tandis qu’à l’audience il avait dit qu’ils l’avaient aussi saisi à la gorge.

 

[29]           Enfin, la Commission a signalé que le demandeur, dans son exposé circonstancié modifié, avait précisé que la date de cette agression était le 29 mars 2008. Elle a pris acte d’un article paru dans un journal turc, qui avait été produit entre les deux séances. Cet article était daté du 31 mars 2008 et l’agression qu’on y relatait avait eu lieu le 30 mars 2008. Comme la preuve était contradictoire et que le demandeur n’avait pu expliquer convenablement pourquoi, la Commission a considéré que l’article n’était pas authentique et elle lui a accordé peu de poids.

 

[30]           Troisièmement, la Commission a tiré des inférences défavorables quant à la crédibilité du demandeur à cause des contradictions relevées entre les notes prises au PDE et les exposés circonstanciés figurant dans le FRP. Selon les notes prises au PDE, le demandeur avait dit que ses agresseurs lui avaient mis un couteau sur la gorge et lui avaient montré une arme à feu. La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas pu expliquer pourquoi il avait plus tard déclaré dans son FRP qu’il avait en fait été gravement tailladé par un couteau. La Commission n’a pas souscrit à la déclaration du demandeur selon laquelle il avait en main un rapport médical au moment où il avait présenté sa demande d’asile à la frontière car ce fait aurait été consigné dans les notes prises au PDE. Dans le même ordre d’idées, la Commission n’a pas souscrit au témoignage du demandeur selon lequel les services d’un interprète avaient été fournis par téléphone au moment où l’on avait rédigé cette partie des notes prises au PDE, car cela non plus n’était pas consigné dans ces notes. La Commission a également tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité parce que le demandeur n’avait pas pu expliquer pourquoi il n’avait pas inclus dans ses exposés circonstanciés les allégations relatives à la présence d’une arme à feu.

 

[31]           Enfin, la Commission a fait remarquer qu’en ce qui concernait ses doutes quant à la crédibilité du demandeur, elle était en droit de tirer des conclusions défavorables à ce sujet parce que le demandeur n’avait pas corroboré des allégations importantes, si tant est que cette corroboration ait pu être raisonnablement disponible. Elle a souligné que le demandeur n’avait pas corroboré son allégation de congédiement, après l’agression subie en mars 2008. Il n’avait pas non plus corroboré la plainte qu’il aurait déposée auprès du ministère du Travail relativement à son congédiement injustifié. Il avait dit à la première séance qu’il serait peut-être en mesure de fournir ce document, mais il ne l’avait pas fait à la seconde.

 

[32]           La Commission a également fait remarquer que l’article de journal du 3 mars 2008, où il aurait été question du gang des Ulkucu et à cause duquel le demandeur croyait avoir été pris pour cible parce qu’on le considérait comme un informateur, n’avait jamais été produit. Le demandeur avait déclaré à la première séance qu’il disposerait peut-être de cet article pour la seconde.

 

[33]           Pour ces motifs, la Commission a conclu que la preuve du demandeur, dans son ensemble, n’était pas digne de foi et, dans ce contexte, les allégations formulées à l’appui de sa demande d’asile ne l’étaient donc pas non plus.

 

[34]           En ce qui concerne la protection de l’État, la Commission a tout d’abord évoqué les principes judiciaires qui ont été établis en vue de guider l’évaluation de cet aspect. Elle a ensuite pris acte des éléments de preuve du demandeur selon lesquels la police turque traitait peut-être de façon clémente les ultranationalistes, dont certains l’ont infiltrée. Certains éléments de la police turque avaient aussi une attitude négative à l’égard des Kurdes.

 

[35]           La Commission a ensuite entrepris d’analyser les faits que le demandeur avait signalés. Premièrement, elle a fait remarquer que la police avait arrêté quatre hommes après que le demandeur lui avait fait part de la tentative de vol d’automobile en 2007. À cette époque, le demandeur n’avait pas signalé les coups qu’on lui avait infligés parce qu’il avait peur. Par conséquent, au vu des éléments de preuve solides concernant la protection de l’État, la Commission a conclu que le demandeur avait refusé de signaler l’agression dont il aurait été victime. Elle a également considéré qu’il était illogique que le demandeur eût signalé à la police les hommes qui rôdaient dans le voisinage, mais pas l’agression qu’ils lui avaient fait subir. Pour des raisons semblables, la Commission a exprimé des doutes à propos du fait que le demandeur n’avait pas signalé à la police les agressions commises en mars 2007, ainsi que la première agression qui avait eu lieu en mars 2008.

 

[36]           De plus, la Commission a fait remarquer que même si le demandeur s’était abstenu de communiquer avec la police, celle-ci avait plus tard mis la main au collet de ses prétendus agresseurs. C’est donc dire que, même si le demandeur n’avait pas sollicité la protection de l’État, celle‑ci lui avait néanmoins été assurée. De plus, même si le demandeur avait déclaré qu’il ne s’agissait pas d’une véritable poursuite, il ressortait de sa preuve que l’État avait mené une poursuite détaillée qui était fondée sur sa plainte. La Commission a conclu qu’il s’agissait là d’une preuve solide de protection adéquate de l’État. Elle a aussi fait remarquer que lorsque le demandeur s’était finalement présenté devant le tribunal, il avait raconté une fausse histoire parce qu’il ne souhaitait pas être confronté à ses agresseurs. Au vu de cette évaluation, la Commission a conclu que même si l’État s’efforçait de poursuivre les agresseurs du demandeur, ce dernier lui‑même avait agi concrètement pour faire échouer la poursuite. Elle a conclu qu’étant donné que le demandeur disposait d’une protection de l’État adéquate, l’État continuerait de le protéger après son éventuel retour.

 

[37]           Enfin, la Commission a fait remarquer que le demandeur, selon les allégations, craignait d’être persécuté du fait de son origine kurde. Cependant, après avoir brièvement passé en revue la documentation et reconnu que les Kurdes risquent d’être victimes de discrimination en Turquie, elle a conclu que le demandeur ne serait pas persécuté juste à cause de son origine kurde. Pour toutes ces raisons, elle a rejeté sa demande.

 

Les questions en litige

 

[38]           Le demandeur présente les questions en litige suivantes :

            1.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en ne prenant pas en considération la totalité des éléments de preuve documentaire pertinents se rapportant à sa cause, en violation du principe énoncé dans Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)?

            2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la demande du demandeur souffrait d’une absence d’éléments corroborants?

            3.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité du demandeur?

            4.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la protection de l’État?

 

[39]           Je reformulerais les questions comme suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle appropriée?

            2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas digne de foi?

            3.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur bénéficiait de la protection de l’État en Turquie?

 

Les observations écrites du demandeur

 

[40]           Le demandeur soutient que la Commission n’a pas tenu compte de la totalité des éléments de preuve importants. Elle n’a traité que de deux des dix documents qu’il a produits pour corroborer les éléments principaux de sa demande. Cette erreur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Il soutient que la Commission a fait abstraction d’éléments de preuve cruciaux, ce qui l’a amenée à commettre une erreur en concluant qu’il n’avait pas fourni assez de documents corroborants. À cause de cela, elle a tiré à tort une conclusion d’invraisemblance et de manque de crédibilité. Elle a commis une erreur en faisant abstraction d’éléments de preuve corroborants qui concernaient directement le processus de détermination, des éléments qui contredisaient les inférences que la Commission a tirées et qui corroboraient les allégations du demandeur.

 

[41]           Le demandeur soutient que, selon la jurisprudence établie, lorsqu’un tribunal déclare que le témoignage corroborant d’un témoin du demandeur n’est pas nécessaire, il ne lui est plus loisible de se prononcer contre ce demandeur à cause d’un témoignage corroborant manquant.

 

[42]           Le demandeur est d’avis que la Commission a également commis une erreur en ne faisant pas état de l’affidavit de son cousin, lui aussi agressé en Turquie. Cela contredit la jurisprudence selon laquelle il est possible d’établir le fondement d’une demande d’asile en fonction de la preuve de personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle du demandeur, comme son cousin, qui appartenait au même groupe ethnique que lui en Turquie.

 

[43]           Le demandeur soutient également que la Commission a commis une erreur en se fondant dans une large mesure sur sa preuve non corroborée selon laquelle il avait été congédié après avoir été agressé. Il ne s’agissait pas là d’un élément clé de sa demande. À l’inverse, sa persécution par le gang des Ulkucu, sur laquelle sa demande était fondée, était bien documentée. Mais la Commission en a fait entièrement abstraction.

 

[44]           Le demandeur soutient également que la Commission a tiré des conclusions déraisonnables au sujet de sa crédibilité. En tirant ces conclusions, la Commission a commis les erreurs suivantes :

            1.         elle a examiné la preuve à la loupe;

            2.         elle a mal interprété ses éléments de preuve;

            3.         elle a rejeté à tort l’explication qu’il avait donnée à propos des contradictions reprochées, ainsi que le rapport du psychologue qu’il avait produit.

 

[45]           Premièrement, le demandeur soutient que la Cour a annulé des décisions dans lesquelles les contradictions relevées par la Section de la protection des réfugiés étaient exagérées, insignifiantes ou d’une importance non capitale pour le fondement de la demande. Il ajoute que, en l’espèce, la Commission a mis l’accent sur des contradictions relevées dans des détails mineurs et secondaires, plutôt que d’évaluer le fond de sa demande. De plus, le fait de n’ajouter aucunement foi à des éléments clés de la demande d’un demandeur en se basant sur une seule erreur de détail témoigne d’un excès de zèle. À cela s’ajoute le fait que le demandeur a témoigné par l’entremise d’un interprète.

 

[46]           Le demandeur prétend par ailleurs qu’il ne convient pas de décider qu’il existe des contradictions entre les notes prises au PDE et le témoignage ou le FPR d’un demandeur quand ces contradictions ont trait à des détails plutôt qu’au fond même de la demande. La Commission a commis une erreur en omettant de prendre en compte la totalité des éléments de preuve, et en se concentrant plutôt sur des contradictions mineures pour tirer une conclusion défavorable au sujet de sa crédibilité.

 

[47]           Deuxièmement, le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en se fondant sur des éléments de preuve qu’elle a mal interprétés pour tirer des conclusions défavorables quant à sa crédibilité. Il souligne l’interprétation erronée que la Commission a faite de son témoignage sur la raison pour laquelle il avait modifié son FRP. Il ne s’agissait pas d’une modification visant à compléter l’exposé circonstancié original, comme il a été décrit dans la décision, mais d’un changement imputable à une erreur du conseil du demandeur, ce que la Commission a admis à l’audience. Le demandeur soutient qu’une conclusion défavorable fondée sur une preuve mal interprétée ou déformée constitue manifestement une erreur. De plus, la conclusion que la Commission a tirée sur ce point était embrouillée et absurde. Dans ce contexte, elle a violé le principe général voulant que les motifs doivent être clairs et non ambigus, notamment dans le cas des conclusions relatives à la crédibilité.

 

[48]           Le demandeur soutient en outre que la Commission a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable quant à sa crédibilité en se fondant sur la contradiction perçue à propos de l’endroit du corps où il avait été frappé, c’est­à-dire à l’arrière de l’épaule plutôt qu’au bras et à l’épaule. À son avis, la mention qui a été faite de l’arrière de l’épaule est en réalité une affirmation personnelle de la Commission, qu’elle a attribuée à tort au demandeur.

 

[49]           Troisièmement, selon le demandeur, la Commission se doit de prendre en considération les explications que donne le demandeur dans son témoignage sur les contradictions relevées. Dans le cas présent, le demandeur a dit qu’il lui était difficile de relater son récit en une seule séance à cause du traumatisme psychologique que lui avaient causé les incidents survenus en Turquie. Il a produit une lettre indiquant qu’il avait reçu des soins psychiatriques en Turquie, de même qu’un rapport récent d’un psychologue disant qu’il souffrait d’un trouble de stress post-traumatique et d’un trouble dépressif grave. Selon ce dernier rapport, les trous de mémoire sont un symptôme fréquent. Cependant, la Commission n’a pas saisi le contenu de ce rapport et a simplement fait remarquer que le demandeur était manifestement capable de comprendre les questions posées et d’y répondre comme il faut. La Commission, ajoute-t-il, a donc omis de vérifier si les circonstances psychologiques pouvaient aider à expliquer une omission, un manque de détails ou une certaine confusion au sujet des faits survenus.

 

[50]           Enfin, aux dires du demandeur, la Commission a commis une erreur dans son évaluation de la protection de l’État. Elle n’a pas analysé l’effet de cette protection sur le gang des Ulkucu — l’agent de persécution du demandeur — qui disposait de pouvoirs considérables. Ces derniers découlent des liens que ce gang entretient avec un parti politique, le Parti du mouvement nationaliste, qui détient des sièges au Parlement de la Turquie. La Commission a également omis de prendre en considération le caractère adéquat de la protection de l’État, compte tenu des vaines tentatives que le demandeur avait faites pour obtenir une aide de la police, ainsi que les pressions que celle‑ci avait activement exercées sur lui pour qu’il retire ses plaintes.

 

Les observations écrites du défendeur

 

[51]           Le défendeur soutient que la décision rendue en l’espèce porte sur des questions de fait. Elle est donc assujettie à la norme de la raisonnabilité, qui commande un degré élevé de déférence.

 

[52]           Le défendeur déclare que le demandeur n’a pas contesté de manière utile les conclusions que la Commission a tirées à propos de sa crédibilité. Il ajoute que l’on ne doit pas examiner les conclusions à la loupe, sans tenir compte du contexte et de la décision dans son ensemble. Les arguments qu’invoque le demandeur expriment simplement son désaccord à l’égard de la manière dont la Commission a soupesé la preuve. Cela n’établit pas l’existence d’une erreur susceptible de contrôle.

 

[53]           Selon le défendeur, les multiples omissions que le demandeur a commises n’étaient pas de nature secondaire. Elles étaient plutôt d’une importance fondamentale pour sa crainte et sa fuite de la Turquie, et elles ont amené la Commission à douter de sa crédibilité. De plus, étant donné que le demandeur avait remanié dans une large mesure son FRP lors de la première modification, ce document aurait dû être complet et ne pas nécessiter une autre modification. Il était également digne de mention que, à l’audience, le demandeur n’avait pas pu se souvenir de détails inclus dans les exposés circonstanciés qu’il avait modifiés.

 

[54]           Le défendeur ajoute que les omissions mineures sur lesquelles, comme le critique le demandeur, la Commission s’est fondée ont été en fait utilisées par lui pour justifier des éléments précis de sa demande. En outre, quand un demandeur fait abstraction de faits importants, ceux‑ci peuvent être considérés comme une omission qui touche à la crédibilité. La Commission était donc en droit de prendre en considération le fait que le demandeur n’avait pas pu se souvenir des détails additionnels qu’ils avaient inclus dans les exposés circonstanciés modifiés figurant dans son FRP.

 

[55]           Le défendeur soutient que la Commission était également en droit d’accorder peu de poids au rapport psychologique car un grand nombre des contradictions relevées se situaient entre les observations écrites. Le demandeur n’a vraisemblablement pas rédigé ces observations sous la contrainte. Ce dernier n’a pas expliqué de manière satisfaisante les omissions et les contradictions relevées entre les notes prises au PDE et les exposés circonstanciés figurant dans son FRP. Le défendeur soutient que, néanmoins, même si les omissions sont de nature secondaire, elles peuvent quand même avoir une incidence sur la perception qu’a la Commission de la crédibilité du demandeur dans son ensemble.

 

[56]           Le défendeur ajoute qu’il est bien établi dans la jurisprudence qu’une fois qu’un tribunal conclut qu’un demandeur est indigne de foi, il est en droit de n’accorder aucune valeur probante aux documents de ce dernier.

 

[57]           Selon le défendeur, la Cour n’a pas à modifier l’évaluation qu’a faite la Commission de la crédibilité après qu’une audience a eu lieu, sauf si les conclusions sont fondées sur des considérations non pertinentes ou s’il a été fait abstraction de certains éléments de preuve. De plus, si les inférences et les conclusions tirées sont raisonnables au vu du dossier qui lui est soumis, la Cour n’a pas à intervenir, qu’elle souscrive ou non aux inférences tirées. La Commission est en droit de rejeter des éléments de preuve non contredits si ces derniers ne concordent pas avec les probabilités qui ont une incidence sur l’affaire tout entière. Dans le même ordre d’idées, elle peut tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur en se fondant sur l’invraisemblance de son seul récit et formuler des conclusions raisonnables au sujet du bon sens et de la rationalité. En l’espèce, soutient le défendeur, la Commission est arrivée à une conclusion raisonnable à partir de la totalité des éléments de preuve, et il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau ces derniers.

 

[58]           Le défendeur soutient également que la Commission n’a pas commis d’erreur dans la façon dont elle a traité la preuve documentaire. Il est présumé qu’elle a pris en considération la totalité des éléments de preuve, peu importe qu’elle dise l’avoir fait ou non dans ses motifs. En l’espèce, il ressort des motifs de la Commission que cette dernière a bien saisi les questions pertinentes ainsi que les éléments de preuve applicables.

 

[59]           En ce qui concerne la protection de l’État, le défendeur soutient que l’évaluation de la Commission était raisonnable. Elle reposait sur une preuve documentaire récente, largement accessible et objective, ainsi que sur le caractère adéquat de la protection de l’État. La Commission a rendu une décision raisonnable en se fondant à la fois sur cette preuve documentaire et sur le fait que le demandeur n’avait pas signalé ses prétendus agresseurs et n’avait pas aidé à engager des poursuites contre eux. Cette attitude avait empêché de les traduire en justice. De plus, le harcèlement futur en Turquie, qui rendrait la protection de l’État inadéquate, était de nature purement conjecturale. La Commission n’était pas tenue de souscrire à ces conjectures, et elle ne l’a pas fait.

 

[60]           Enfin, le défendeur déclare que la Commission a conclu de manière raisonnable que la preuve documentaire n’étayait pas la conclusion selon laquelle la discrimination exercée à l’endroit des Kurdes était assimilable à de la persécution.

 

Analyse et décision

 

[61]           La première question

            Quelle est la norme de contrôle appropriée?

            Si la jurisprudence a déterminé quelle est la norme de contrôle qui s’applique à une question particulière dont la cour de révision est saisie, cette dernière peut adopter cette norme (voir l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[62]           Il est bien établi dans la jurisprudence que les conclusions relatives à la crédibilité, que l’on décrit comme constituant l’« essentiel de la compétence de la Commission », sont essentiellement de pures conclusions de fait et elles sont donc contrôlées selon la norme de la raisonnabilité (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] ACS no 12, au paragraphe 46; AD c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 584, [2011] ACF no 786, au paragraphe 23, et RKL c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, [2003] ACF no 162, au paragraphe 7).

 

[63]           Les évaluations des conclusions relatives à la protection de l’État soulèvent des questions mixtes de fait et de droit qui sont, elles aussi, susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (voir Hughey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, [2007] ACF no 584, au paragraphe 38, Gaymes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 801, au paragraphe 9, et SSJ c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 546, [2010] ACF no 650, au paragraphe 16).

 

[64]           La Cour, quand elle contrôle la décision rendue par la Commission en fonction de la norme de la raisonnabilité, ne doit intervenir que si la Commission est arrivée à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues acceptables au vu de la preuve qui lui est soumise (voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, ainsi que l’arrêt Khosa, précité, au paragraphe 59). Comme l’a décrété la Cour suprême dans Khosa, précité, il n’appartient pas à une cour de révision de substituer l’issue qui serait à son avis préférable à celle qui a été retenue, pas plus qu’il ne lui incombe de soupeser à nouveau les éléments de preuve (aux paragraphes 59 et 61).

 

[65]           La deuxième question

            La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas digne de foi?

            Il est bien établi que les conclusions relatives à la crédibilité commandent un degré élevé de déférence judiciaire et qu’elles ne doivent être infirmées que dans les cas les plus évidents (voir Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1330, [2011] ACF no 1633, au paragraphe 30). Cela étant, la Cour ne doit généralement pas substituer son opinion à celle du décideur, à moins qu’elle conclue que la décision a été fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (voir Bobic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1488, [2004] ACF no 1869, au paragraphe 3). Lorsque la Cour contrôle la décision d’un tribunal de la Commission, il n’y a pas lieu d’examiner à la loupe des passages isolés; elle doit plutôt vérifier si la décision dans son ensemble étaye une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité (voir Caicedo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1092, [2010] ACF no 1365, au paragraphe 30).

 

[66]           Il est bien établi qu’un tribunal peut tirer des inférences défavorables au sujet de la crédibilité d’un demandeur quand des incidents pertinents et importants, non inclus dans le FRP, sont mis au jour à un stade ultérieur de la demande et qu’il n’est pas expliqué de manière raisonnable pourquoi ils ont été omis antérieurement (voir Adewoyin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 905, [2004] ACF no 1112, au paragraphe 18, Santillan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1297, [2011] ACF no 1586, au paragraphe 29, et Guzun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1324, [2011] ACF no 1615, au paragraphe 18).

 

[67]           En l’espèce, la Commission a tiré des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité du demandeur à partir des contradictions qu’elle a relevées entre les différentes observations de ce dernier, à savoir les notes prises au PDE, les exposés circonstanciés figurant dans son FRP ainsi que le témoignage qu’il a fait à l’audience. Considérées individuellement, ces contradictions étaient relativement mineures. Elles comprenaient de légères différences dans le nombre des agresseurs, le nombre des agresseurs que le demandeur avait reconnus, les soins médicaux précis qu’il avait reçus (radiographie ou non) et l’emplacement de ses blessures (le dos par opposition à l’arrière de l’épaule, ainsi que l’aine par opposition à l’impact des coups de pied qu’il avait reçus sur tout le corps). Il y a eu aussi des contradictions qui reposaient essentiellement sur une question d’interprétation. Par exemple, dans le rapport médical qui a été déposé pour corroborer l’agression survenue en mars 2008, il a été indiqué que le diagnostic initial était un [traduction] « examen à la suite d’une agression » et le service d’urgence qui avait été fourni incluait le fait de [traduction] « panser une blessure ». Cependant, la Commission a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur en se fondant sur le fait que ce dernier avait déclaré que la principale blessure qu’il avait subie était l’entaille à la gorge.

 

[68]           La Commission a fait abstraction du rapport du psychologue en tant que moyen d’expliquer ces contradictions en se fondant sur ses propres observations sur ce que le demandeur avait dit à l’audience et le fait que les observations écrites de ce dernier avaient été rédigées avant l’audience, ce qui lui avait laissé un temps suffisant pour les préparer convenablement. Il vaut la peine de signaler, cependant, que la plupart des contradictions que la Commission a relevées se situaient entre les observations écrites et le témoignage de vive voix.

 

[69]           Même si l’on fait preuve en général d’une grande déférence envers les décideurs pour ce qui est des conclusions qu’ils tirent quant à la crédibilité, ceux-ci ne devraient pas se soucier des contradictions mineures ou des raisonnements qui sont fondés sur le FRP (voir Feradov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 101, [2007] ACF no 135, aux paragraphes 18 à 19, ainsi que Guzun, précité, au paragraphe 18). Les différences ou contradictions reprochées doivent avoir un lien rationnel avec la crédibilité du demandeur (voir Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 190 FTR 225, [2000] ACF no 568, au paragraphe 23). Le juge François Lemieux, dans la décision Jamil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 792, [2006] ACF no 1011, au paragraphe 25, a énoncé un principe directeur pertinent à cet égard :

[…] Les contradictions relevées entre les notes prises au point d’entrée et le témoignage du demandeur ou le FRP du demandeur, lorsque le tribunal s’attache à des détails au lieu de s’en tenir à l’essentiel de la demande, ce qui l’amène à mal interpréter la preuve. Cette contradiction doit toutefois tirer à conséquence et doit suffire à elle seule à ébranler la crédibilité du demandeur […].

 

 

[70]           Dans la présente affaire, je ne suis pas d’avis que les contradictions que la Commission a relevées étaient à ce point importantes que l’on pouvait raisonnablement dire qu’elles mettaient en doute la crédibilité du demandeur.

 

[71]           Lorsqu’un tribunal a des doutes au sujet de la crédibilité d’un demandeur, il peut se fonder sur l’absence d’éléments de preuve documentaire corroborant les prétentions du demandeur pour tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité (voir Richards c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1391, [2011] ACF no 1697, au paragraphe 23). L’obligation de soumettre une preuve documentaire corroborante est plus pertinente lorsqu’elle concerne des aspects cruciaux de la demande d’un demandeur (voir Guzun, précité, au paragraphe 20).

 

[72]           En l’espèce, le demandeur a critiqué la façon dont la Commission avait évalué les éléments de preuve qui corroboraient des aspects importants de sa demande. Il a fait valoir que la Commission avait commis une erreur en traitant seulement de deux des dix documents qu’il avait produits en vue de corroborer des éléments importants de sa demande. L’aspect le plus important était la façon dont la Commission avait traité le rapport du psychologue. L’évaluation psychologique avait eu lieu entre les deux séances et avait été soumise à la Commission au moment de la seconde. Ce rapport indiquait précisément que :

[traduction]

Je prévois que M. Ayhan aura beaucoup de difficulté à témoigner à son audience, car il s’est montré très distrait au cours de l’entretien, et il a eu de la difficulté à se souvenir d’informations. Les patients souffrant d’un stress psychologique d’une telle intensité ont souvent une extrême difficulté à avoir des souvenirs précis.

 

[…]

 

Il est impératif d’ajouter que les personnes qui manifestent le degré et la gravité de la symptomatologie que présente M. Ayhan ont souvent des trous de mémoire.

 

 

[73]           Dans sa décision, la Commission a bel et bien pris acte du rapport du psychologue et de l’affidavit de Suleyman Kaya, qui indiquaient que le demandeur souffrait de façon constante de problèmes psychologiques et d’humeur. Cependant, en se fondant sur ses propres observations au sujet de la capacité du demandeur de saisir les questions posées et d’y répondre à l’audience, elle a toutefois émis des doutes à propos de sa crédibilité. Je ne suis pas d’avis que la Commission, en arrivant à cette conclusion, a tenu convenablement compte des indications claires que comporte le rapport dans lequel le psychologue décrit les troubles de mémoire du demandeur.

 

[74]           En résumé, je conclus que les omissions et les contradictions sur lesquelles la Commission s’est fondée n’étaient pas liées à des aspects suffisamment cruciaux des prétentions du demandeur pour justifier les inférences défavorables qui ont été tirées sur la crédibilité de ce dernier (voir Guzun, précité, au paragraphe 19). Je conclus plutôt que la Commission a fait preuve d’excès de zèle en tenant compte de certaines des contradictions et qu’elle a tiré des conclusions sans tenir dûment compte du dossier qu’elle avait en main. Je conclus que les conclusions défavorables que la Commission a tirées au sujet de la crédibilité, considérées dans leur ensemble, n’appartiennent pas aux issues acceptables.

 

[75]           Pour ce qui est de la protection de l’État, je ne puis dire quelle aurait été la décision de la Commission si elle était arrivée à une conclusion différente sur la crédibilité.

 

[76]           La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’affaire renvoyée à un tribunal différent de la Commission pour nouvel examen.

 

[77]           Ni l’une ni l’autre des parties n’ont souhaité me proposer une question grave de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différent de la Commission pour nouvel examen.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger


ANNEXE

 

Les dispositions législatives applicables

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4656-11

 

INTITULÉ :                                      AYHAN FATIH

                                                            (alias FATIH AYHAN)

 

                                                            - et -

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 19 janvier 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge O’Keefe

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 5 juillet 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Naseem Mithoowani

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Dupe Oluyomi-Obasi

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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