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Date : 20120525

Dossier : T-1337-11

Référence : 2012 CF 641

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

NSAEIF SLAEMAN et AMAL ROUKAN

 

demandeurs

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision datée du 19 juillet 2011, par laquelle un arbitre de Passeport Canada a révoqué les passeports des demandeurs et leur a refusé la prestation de services de passeport pendant cinq ans. Cet arbitre a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs avaient permis à deux autres personnes d’utiliser leurs passeports canadiens et qu’ils avaient fourni de fausses informations à l’appui de leurs demandes de remplacement. Les imposteurs en question ont été appréhendés à Dubaï le 15 janvier 2010, en possession des passeports canadiens et des cartes de citoyenneté canadienne des demandeurs. Ces imposteurs (qui avaient la citoyenneté irakienne) tentaient de se servir de ces documents pour monter à bord d’un avion en partance pour Toronto. Ils avaient payé chacun la somme de 10 000 $US pour les passeports des demandeurs.

 

[2]               Après que l’on eut saisi les passeports des demandeurs que détenaient les imposteurs, Passeport Canada a fait enquête et a finalement recommandé à l’arbitre de révoquer les passeports en question et d’interdire aux demandeurs d’obtenir un autre passeport canadien avant cinq ans. L’arbitre a souscrit à cette recommandation dans sa décision du 19 juillet 2011. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs soutiennent qu’il y a lieu d’infirmer la décision de l’arbitre, parce que l’enquête de Passeport Canada et la décision de l’arbitre comportent des lacunes.

 

[3]               Plus précisément, dans leur mémoire des faits et du droit, les demandeurs font état de plusieurs motifs de contestation :

1.                  l’enquête de Passeport Canada a été incomplète et insuffisante;

2.                  Passeport Canada a mal apprécié la preuve;

3.                  l’arbitre a tiré ses conclusions sans fondement probatoire approprié (sinon aucun);

4.                  le service des enquêtes de Passeport Canada a conclu, au début de l’enquête et avant d’avoir reçu toutes les informations, que les demandeurs s’étaient rendus complices en permettant aux imposteurs d’utiliser leurs passeports;

5.                  la preuve ne permet pas de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs ont été parties à l’usage que les imposteurs ont fait des passeports.

 

[4]               À l’audience, l’avocat des demandeurs a axé ses observations sur les allégations de manquement à l’équité procédurale et de partialité de la part des enquêteurs de Passeport Canada.

 

[5]               Pour ce qui est de l’équité procédurale, l’avocat a soutenu que les demandeurs ne comprenaient pas l’anglais écrit et que, d’après lui, cette incapacité aurait dû être évidente aux yeux de Passeport Canada, qui, de ce fait, aurait dû convoquer les demandeurs à un entretien ou leur offrir des services de traduction. Il a également ajouté qu’il y avait, dans le dossier présenté à l’arbitre, des faits et des éléments de preuve importants qui n’avaient pas été communiqués aux demandeurs. De plus, a-t-il laissé entendre, l’instance dont la Cour était saisie était inéquitable pour ses clients, car l’affidavit déposé par le défendeur en déposant le dossier du tribunal à la Cour était signé par un technicien juridique, qu’il était impossible de contre-interroger de manière sérieuse. Les demandeurs allèguent qu’ils auraient dû avoir la possibilité de contre‑interroger les enquêteurs de Passeport Canada à propos de leur enquête.

 

[6]               Pour ce qui est de l’allégation de partialité, les demandeurs soutiennent que les enquêteurs de Passeport Canada ont fait preuve de partialité, car ils ont tiré des conclusions avant d’avoir terminé leur enquête.

 

[7]               Le défendeur est d’avis qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale. Plus précisément, il n’y avait rien dans le dossier dont disposait Passeport Canada qui l’aurait amené à douter de la capacité des demandeurs à comprendre l’anglais écrit et, de toute façon, il incombait à ces derniers d’obtenir les services de traduction dont ils auraient pu avoir besoin. Pour ce qui est de la communication, le défendeur soutient que tous les faits importants ont été révélés aux demandeurs et que Passeport Canada n’est pas obligée de communiquer chacun des documents qui figurent dans son dossier d’enquête; il suffit plutôt de fournir aux parties concernées les faits importants qu’une enquête révèle ainsi que de leur donner une possibilité d’y répondre. C’est ce qui a eu lieu en l’espèce, affirme-t-il. Quant à l’allégation selon laquelle le fait d’avoir déposé le dossier à la Cour au moyen de l’affidavit du technicien juridique est inéquitable, le défendeur signale qu’il s’agit là d’une pratique courante et qu’il aurait été des plus irréguliers de procéder à un contre-interrogatoire du genre que souhaitaient les demandeurs, car une demande de contrôle judiciaire n’est pas une audition de novo, mais, plutôt, un contrôle effectué à partir du dossier dont disposait le tribunal administratif.

 

[8]               Quant à la partialité, le défendeur soutient que les enquêteurs de Passeport Canada n’ont eu aucun préjugé inapproprié.

 

[9]               Le défendeur fait valoir par ailleurs qu’un grand nombre des motifs dont les demandeurs font état dans leur mémoire des faits et du droit visent à faire en sorte que la Cour apprécie à nouveau la preuve présentée à l’arbitre, ce qui, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, n’est pas une fonction qui incombe à une cour de justice. Cette fonction consiste plutôt à apprécier si la décision était raisonnable ou pas. Au sujet de ce dernier point, le défendeur soutient que l’arbitre avait en main amplement d’éléments de preuve pour justifier sa conclusion selon laquelle le résultat obtenu se situait dans les issues possibles acceptables et que, de ce fait, sa décision était raisonnable. Le défendeur conteste également certaines parties de la preuve que les demandeurs ont présentée dans leur dossier de requête, des parties qui, dit-il, sont irrecevables, car elles contiennent des faits dont ne disposait pas l’arbitre.

 

[10]           À mon avis, il est possible de formuler ainsi les questions qui se posent dans la présente demande :

1.      À titre préliminaire, les demandeurs ont-ils déposé des éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés à l’arbitre, et faut-il ne pas en tenir compte dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire?

2.      Les demandeurs ont-ils été privés du droit à l’équité procédurale?

3.      Les enquêteurs de Passeport Canada ont-ils fait preuve de partialité?

4.      La décision de l’arbitre est-elle raisonnable?

 

[11]           Chacune de ces questions est analysée ci-après.

 

Les demandeurs ont-ils déposé une nouvelle preuve dont il ne faudrait pas tenir compte?

[12]           Le défendeur soutient que les paragraphes 2 à 5, 9 (sauf la dernière phrase), 15 et 17 de l’affidavit de Nsaeif Slaeman ainsi que les paragraphes 2, 3, 4 (sauf la dernière phrase) et 9 de l’affidavit de Ramal Roukan n’ont pas été présentés à bon droit à la Cour dans la présente demande de contrôle judiciaire, car ils contiennent des éléments de preuve dont ne disposait pas l’arbitre.

 

[13]           Dans plusieurs des paragraphes contestés, les demandeurs confirment leur méconnaissance de l’anglais, disent que c’est une autre personne qui a rédigé toutes les observations écrites qu’ils ont fournies à Passeport Canada et à la police d’Edmonton et soutiennent qu’ils ne comprenaient pas parfaitement la teneur de ces observations. Ils expliquent que leur manque de compréhension de l’anglais a donné lieu à certaines des incohérences que l’arbitre a relevées dans sa décision. Dans un autre des paragraphes contestés que comporte l’affidavit de M. Slaeman, celui-ci laisse entendre que l’un de ses fils, qui [traduction] « a eu plusieurs démêlés avec la justice, en rapport avec la drogue, les gangs et la violence », a pu avoir volé les passeports, à l’insu des demandeurs. Le dernier fait énoncé dans les paragraphes contestés est la prétention des demandeurs selon laquelle ils ne connaissent pas les imposteurs qui ont essayé de se servir frauduleusement de leurs passeports et de leurs cartes de citoyenneté pour monter à bord d’un avion en partance de Dubaï pour Toronto.

 

[14]           Le défendeur a raison de dire qu’aucun des faits contenus dans les paragraphes contestés que comportent les affidavits des demandeurs n’a été présenté à l’arbitre. Les demandeurs ne le contestent pas. Tout en concédant que, habituellement, lors d’un contrôle judiciaire, la fonction d’une cour de justice se limite à examiner les faits que renferment le dossier dont disposait le tribunal inférieur, les demandeurs soutiennent que s’applique en l’espèce une exception qui rendrait admissibles les parties de leurs affidavits qui sont contestées. Plus précisément, ils affirment que les éléments de preuve se rapportent à une contestation de l’équité procédurale ou constituent des informations de base générales, deux types de preuve qui, a-t-il été conclu, sont recevables dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Le défendeur fait valoir, quant à lui, que même si certains éléments de la preuve contestée peuvent être pertinents à l’égard des arguments d’équité procédurale qu’invoquent les demandeurs, ces éléments ne sont recevables que si la Cour conclut qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

 

[15]           La règle générale, que l’on considère comme « bien établie », est qu’un demandeur, lors d’un contrôle judiciaire, ne peut se fonder que sur les éléments de preuve que le décideur avait devant lui (voir, p. ex., Première Nation Ochapowace c Canada (Procureur général), 2007 CF 920, 316 FTR 19, au paragraphe 9 [Première Nation Ochapowace]). Comme le signale avec raison le défendeur, il existe des exceptions restreintes à cette règle : lorsque la preuve est produite au soutien d’un argument intéressant l’équité procédurale ou la compétence du tribunal administratif ou lorsqu’il s’agit de renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour (Première Nation Ochapowace).

 

[16]           La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé cette règle générale dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada et Université du Manitoba c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22, aux paragraphes 17 à 20. Comme l’a fait remarquer le juge Stratas dans cet arrêt, aux paragraphes 18 et 19, ce sont les rôles différents que jouent la Cour et l’organisme administratif qui sous-tendent la règle : la Cour ne peut « examiner que la légalité générale de ce que la Commission a fait et elle ne peut se pencher sur le bien-fondé de la décision de la Commission ou rendre une nouvelle décision sur le fond. […] [la] Cour ne saurait se permettre de tirer des conclusions de fait sur le fond. »

 

[17]           En l’espèce, les éléments de preuve que contiennent les parties contestées des affidavits des demandeurs sont de deux ordres. Les éléments de preuve concernant la méconnaissance de l’anglais (aux paragraphes 2 à 5 et 9 de l’affidavit de M. Slaeman, et aux paragraphes 2 à 4 de l’affidavit de Mme Roukan) sont pertinents pour ce qui est, d’une part, de la prétention relative à un manquement à l’équité procédurale et, d’autre part, de la prétention des demandeurs selon laquelle Passeport Canada aurait dû reconnaître leur méconnaissance de la langue et leur accorder une audience ou leur fournir les services d’un traducteur.

 

[18]           En revanche, les éléments de preuve concernant la possibilité que le fils de M. Slaeman ait pu voler les passeports (ce qui est exposé au paragraphe 15 de l’affidavit de ce dernier) et le fait que les demandeurs ne connaissaient pas les imposteurs (ce qui est exposé au paragraphe 17 de l’affidavit de M. Slaeman et au paragraphe 9 de celui de Mme Roukan) ne sont pas pertinents à l’égard des prétentions des demandeurs concernant l’équité procédurale. Ces éléments de preuve ont trait au bien-fondé de l’enquête menée devant l’arbitre, à savoir si les demandeurs ont permis aux tiers imposteurs de se servir de leurs passeports. Ces éléments de preuve auraient pu être soumis à l’arbitre, mais ils ne l’ont pas été.

 

[19]           C’est donc dire que les paragraphes 2 à 5 et 9 de l’affidavit de M. Slaeman et les paragraphes 2 à 4 de l’affidavit de Mme Roukan sont recevables dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. À cet égard, je ne relève aucun fondement dans la proposition du défendeur selon laquelle la Cour ne devrait se prononcer sur la recevabilité de ce genre de preuve qu’après avoir décidé si la prétention d’un manquement à l’équité procédurale est fondée ou non. S’il fallait que la Cour retienne la proposition du défendeur, elle s’engagerait dans un cercle vicieux où le bien-fondé de la prétention en question dépendrait d’éléments de preuve qui ne seraient soumis à la Cour que si la prétention était jugée méritoire. Ce n’est certes pas sur ce fondement que l’on peut déterminer qu’une preuve est recevable. La recevabilité dépend plutôt, selon moi, de la manière dont on qualifie la preuve. Si cette dernière se rapporte raisonnablement à une prétention relative à l’équité procédurale, alors elle est recevable. Comme il a été dit, les éléments de preuve contenus aux paragraphes 2 à 5 et 9 de l’affidavit de M. Slaeman et aux paragraphes 2 à 4 de celui de Mme Roukan ont bel et bien trait à leurs prétentions relatives à l’équité procédurale. Ils ont donc été à juste titre présentés à la Cour.

 

[20]           Les éléments de preuve que contiennent les paragraphes 15 et 17 de l’affidavit de M. Slaeman et le paragraphe 9 de celui de Mme Roukan ne sont toutefois pas recevables. Ils ne correspondent pas à l’une des exceptions reconnues à la règle générale voulant que la fonction d’une cour de justice, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, consiste à examiner le dossier que le tribunal administratif avait devant lui. En fait, l’admission de ces éléments de preuve irait tout à fait à l’encontre du processus de contrôle judiciaire et inviterait les demandeurs à tenir un procès de novo, ce qui n’est certes pas ce qui doit être fait dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Comme l’a fait remarquer le juge de Montigny dans la décision Première Nation Ochapowace, au paragraphe 10 : « [l]’objet d’une procédure de contrôle judiciaire n’est pas de dire si la décision d’un tribunal administratif est conforme au droit en termes absolus, mais plutôt de dire si elle est conforme [ou raisonnable] d’après le dossier dont il a été saisi ». La demande du défendeur en vue de faire radier des parties des affidavits des demandeurs n’est retenue qu’en ce qui concerne les paragraphes 15 et 17 de l’affidavit de M. Slaeman et le paragraphe 9 de celui de Mme Roukan.

 

Les demandeurs ont-ils été privés du droit à l’équité procédurale?

[21]           En ce qui concerne maintenant les prétentions des demandeurs au sujet de l’équité procédurale, ceux-ci font état de deux manquements distincts : premièrement, le fait qu’ils ont été privés du droit à une audience équitable, parce que Passeport Canada ne s’est pas soucié de leurs difficultés linguistiques et, deuxièmement, le fait que des éléments de preuve importants ne leur ont pas été communiqués. Pour traiter de ces allégations, il est nécessaire de déterminer quelles sont les exigences en matière d’équité procédurale qui s’appliquent dans le contexte d’une enquête de Passeport Canada.

 

[22]           Comme le signale avec raison le défendeur, les principes liés aux exigences en matière d’équité procédurale qui s’appliquent aux décisions de nature administrative ont été énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193 [Baker]. Dans cet arrêt, aux paragraphes 21 à 27, la Cour suprême a signalé que les exigences de l’équité procédurale varieront en fonction de la nature de la décision et de l’effet qu’elle aura sur les intérêts des personnes touchées. Les facteurs liés à la teneur de l’obligation comprennent : la nature de la décision recherchée et le processus suivi par le tribunal administratif pour y parvenir, ou « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire »; les exigences de la loi en vertu de laquelle la décision est rendue et le rôle que joue cette décision-là au sein du régime législatif; l’importance de la décision pour les personnes visées; les attentes légitimes des personnes touchées à l’égard des procédures que le tribunal administratif suivra; enfin, les choix de procédure que le tribunal administratif fait lui-même, particulièrement quand ce dernier a le droit de choisir sa propre procédure.

 

[23]           Les exigences de l’équité procédurale, dans le contexte d’une révocation de passeport et de la suspension permanente des services de passeport, ont été examinées dans la décision Kamel c Procureur général du Canada, 2008 CF 338, [2008] 1 RCF 59 [Kamel] (une décision que la Cour d’appel fédérale a infirmée dans l’arrêt Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 RCF 449, mais non sur ces points). Dans Kamel, la situation était différente de celle dont il est question en l’espèce, en ce sens qu’ici Passeport Canada a suspendu les services de passeport pour une période de cinq ans. Dans Kamel, par contre, le ministre des Affaires étrangères et du Commerce international avait suspendu les services de passeport de M. Kamel pour une période indéterminée, après avoir décidé que ce dernier présentait un risque pour la sécurité. La décision du ministre était fondée sur un rapport du Service canadien du renseignement de sécurité qui n’avait pas été communiqué à M. Kamel. Le juge Noël a conclu que M. Kamel, n’ayant pas été informé du fond du rapport, s’était vu privé de l’équité procédurale qui, dans les circonstances de l’affaire, exigeait qu’on lui donne la possibilité de bénéficier d’une « pleine participation » au processus qui se déroulait devant le ministre. Selon le juge Noël, à cette fin le demandeur devait « […] connaître exactement les reproches qu’on lui [faisait] et l’information recueillie au cours de l’enquête et pouvoir y répondre de façon complète […] » (Kamel, au paragraphe 68). Toutefois, cela ne voulait pas dire que Passeport Canada se devait de tenir une audience et, en fait, le juge Noël a fait remarquer que, dans la plupart des circonstances, une audience n’était pas requise. Au lieu de cela, toujours selon le juge Noël, au paragraphe 72 :

[…] Il suffit que l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête, lui donne la possibilité d’y répondre pleinement et lui fasse savoir les objectifs visés par l’enquêteur; enfin, il faut que le décideur puisse disposer de tous les éléments pour prendre une décision éclairée.

 

 

 

[24]           Il s’ensuit donc qu’il convient de rejeter l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils auraient dû avoir droit à une audience à cause de leurs difficultés linguistiques. En fait, il leur a été impossible de citer une décision quelconque à l’appui de leur position selon laquelle il incombe à Passeport Canada d’aider les personnes visées par une enquête à surmonter leurs difficultés linguistiques.

 

[25]           Par ailleurs, leur prétention concernant la question linguistique repose principalement sur le fondement extraordinairement étroit d’une seule ligne dans la déposition d’un témoin que les demandeurs ont remise à la police d’Edmonton le 15 janvier 2010, date, disent-ils, à laquelle ils se sont rendu compte de la disparition de leurs passeports. Passeport Canada a obtenu une copie de la déposition au cours de son enquête. Ce document a été signé par une tierce partie et il contient la note suivante : [traduction] « cette déposition est rédigée par mon [sic] et demandée par M. Slaman [sic] ». D’après les demandeurs, cette seule ligne, et le fait qu’ils avaient déposé deux lettres se contredisant l’une l’autre, auraient dû attirer l’attention de Passeport Canada sur le fait qu’ils n’avaient pas une connaissance suffisante de la langue anglaise pour bien saisir le processus d’enquête et y participer pleinement.

 

[26]           Ceci étant dit avec égards, une telle affirmation n’a aucun fondement. À mon avis, aucune personne raisonnable ne serait arrivée à une telle conclusion, sur la foi de cette seule ligne dans la déposition du témoin ainsi que des lettres contradictoires que les demandeurs avaient déposées. Cela est particulièrement vrai quand, comme ici, les demandeurs ont envoyé plusieurs lettres à Passeport Canada, en anglais, et n’ont pas indiqué une seule fois qu’ils avaient de la difficulté à comprendre la correspondance. Au vu de ces faits, il n’y avait tout bonnement aucune raison qui aurait pu permettre à Passeport Canada de déterminer que les demandeurs avaient peut-être de la difficulté à communiquer.

 

[27]           Plus important encore, cependant, même si cela avait été évident de quelque façon pour Passeport Canada, il ne lui incombait pas de prendre des dispositions pour que les demandeurs bénéficient de services de traduction. Les demandeurs ont déposé auprès de la Cour un exemplaire des Règles de procédure concernant les cas de refus de délivrance et de révocation de passeports de Passeport Canada, qu’il est possible de consulter sur Internet. Il est clairement mentionné dans ces règles que la correspondance avec Passeport Canada doit être en anglais ou en français (c.-à-d., l’une des langues officielles du Canada) et que, si une partie dépose un document dans une langue différente, il incombe à cette partie de fournir une traduction exacte, accompagnée d’une déclaration du traducteur énonçant ses titres de compétence et témoignant de l’exactitude de sa traduction. La procédure que suit Passeport Canada sur ce plan est semblable à celle de la Cour : aux termes de l’article 93 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, des services de traduction seront organisés pour les témoins qui ne comprennent pas l’anglais ou le français, et il incombe à la partie qui appelle le témoin de prendre les mesures qui s’imposent pour assurer la présence d’un traducteur et le paiement de ses frais.

 

[28]           La première allégation des demandeurs au sujet d’un manquement à l’équité procédurale est donc dénuée de fondement, car rien n’aurait pu raisonnablement permettre à Passeport Canada de déterminer qu’ils avaient de la difficulté à communiquer en anglais, et, en tout état de cause, même en sachant que c’était le cas, Passeport Canada n’avait pas à tenir une audience ni à fournir des services de traduction aux demandeurs.

 

[29]           En ce qui concerne maintenant la seconde allégation des demandeurs, la présente affaire et la décision Abdi, Hashi et Abshir c Procureur général du Canada (2012 CF 642, une décision rendue en même temps que la présente) ont trait à l’application des principes généraux énoncés dans Baker et Kamel à des faits nettement différents de ceux dont il était question dans Kamel et les autres. Les demandeurs soutiennent que, dans la présente affaire ainsi que dans Abdi, Hashi et Abshir, Passeport Canada aurait dû leur communiquer un exemplaire de son dossier tout entier ou, subsidiairement, que certains éléments d’information ou, dans le cas d’Abdi, Hashi et Abshir, certains documents équivalant à une défense écrite auraient dû être communiqués.

 

[30]           En l’espèce, à l’appui de leur allégation selon laquelle la non-communication les a privés du droit à l’équité procédurale, les demandeurs font état d’un dossier de plus d’une centaine de pages qui a été présenté à l’arbitre et ils signalent qu’ils n’ont reçu qu’une poignée de lettres de Passeport Canada. Ils ajoutent qu’il aurait fallu leur communiquer le dossier tout entier et que certaines parties de ce dernier contenaient des éléments de preuve potentiellement disculpatoires qu’ils n’avaient pas l’occasion de développer ou d’y attirer l’attention de l’arbitre. Plus précisément, ils affirment que Passeport Canada a entrepris plusieurs recherches différentes qui se sont révélées vaines. Celles-ci comprenaient l’incapacité de Passeport Canada de déterminer ce qui s’était passé à l’ambassade de la Syrie à Ottawa quand celle-ci avait délivré des visas en rapport avec les passeports des demandeurs le 4 janvier 2010; la tentative infructueuse de Passeport Canada pour obtenir une copie des douze documents canadiens que les imposteurs avaient en leur possession lorsqu’ils avaient été appréhendés à Dubaï le 15 janvier 2010; enfin, la découverte, par Passeport Canada, d’un reçu de Shoppers Drug Mart, que les imposteurs avaient aussi en leur possession et qui n’avait pas été délivré au même endroit où les demandeurs avaient fait prendre leurs photographies de passeport. Les demandeurs soutiennent que, si cette information leur avait été révélée, ils auraient pu présenter des arguments à l’appui de leur position selon laquelle ils n’avaient pas fait preuve de complicité en permettant aux imposteurs de se servir de leurs passeports.

 

[31]           À part l’incohérence évidente de cette position par rapport à l’argument antérieur concernant le fait que les demandeurs n’étaient pas en mesure de comprendre les documents qui leur avaient été communiqués, le second argument qu’ils invoquent est sans fondement, car il n’a aucun rapport avec ce qui s’est réellement passé et les éléments non communiqués n’ont absolument rien à voir avec la décision que l’arbitre a été appelé à rendre. Des questions nettement plus pertinentes ont bel et bien été communiquées par Passeport Canada aux demandeurs, et ces questions auraient exigé que les demandeurs fournissent la même réponse au sujet de leur théorie sur ce qui s’était passé; pourtant, ces derniers n’ont présenté aucun argument pour leur défense, ni à Passeport Canada ni à l’arbitre.

 

[32]           Pour ce qui est de la communication, l’enquêteur en chef de Passeport Canada a écrit le 3 décembre 2010 à chacun des demandeurs une lettre détaillée dans laquelle il a exposé la totalité des faits importants que Passeport Canada avait recueillis au cours de son enquête. Les lettres mentionnaient ce qui suit à cet égard [les différences relevées dans la lettre envoyée à Nsaeif Slaeman sont indiquées entre crochets] :

[traduction]

Passeport Canada a reçu des informations de l’agent d’intégrité des mouvements migratoires (l’AIMM) en poste à Dubaï, à savoir que le 15 janvier 2010, un imposteur avait tenté de prendre place à bord du vol EK241 en partance pour Toronto en se servant d’un passeport canadien WL615418 [ou WL615414], délivré à votre nom. On a découvert aussi que cet imposteur avait en sa possession un certificat de citoyenneté canadienne portant le numéro B0736668 [ou A8422217], délivré à votre nom.

 

L’AIMM a également déclaré que le passeport WL615418 [ou WL615414] contenait un visa de la République arabe syrienne, délivré par l’ambassade de la Syrie à Ottawa le 4 janvier 2010. Les informations que nous avons reçues de l’ambassade de la Syrie ont confirmé que cette dernière avait effectivement délivré le visa contenu dans le passeport WL615418 [ou WL615414]. Selon l’ambassade, il faut de sept à dix jours pour traiter une demande de visa de la Syrie, et il est conseillé aux demandeurs de tenir compte du délai postal et des congés (c.-à-d., qu’il faut compter de cinq à huit jours ouvrables).

 

L’ambassade signale aussi que le demandeur d’un visa doit produire une photographie. Étant donné que le 4 janvier 2010 était un lundi et qu’il faut de cinq à huit jours ouvrables pour traiter une demande de visa, cela dénoterait que l’ambassade de la Syrie n’aurait pas reçu le passeport WL615418 [ou WL615414] avant le 24 décembre 2009, ce qui veut dire qu’il aurait fallu qu’il soit envoyé par la poste le 23 décembre 2009 au plus tard.

 

Il ressort des dossiers de Passeport Canada que, au moment de la demande du passeport WL615418 [ou WL615414], vous avez demandé que celui-ci vous soit envoyé par la poste et, après vérification avec Postes Canada, le passeport vous a été délivré le 22 décembre 2009.

 

Le 12 mars 2010, vous avez présenté une demande de passeport canadien au bureau de Passeport Canada à Edmonton. À l’appui de cette demande, vous avez produit une déclaration solennelle concernant un passeport ou un document de voyage canadien perdu, volé, endommagé, détruit ou inaccessible (PPTC 203), datée du 24 janvier 2010. Sur ce formulaire PPTC 203, vous avez déclaré que le passeport canadien WL615418 [ou WL615414], délivré à votre nom le 17 décembre 2009, avait été volé dans votre automobile au centre commercial Londonderry d’Edmonton le 15 janvier 2010. Vous avez déclaré aussi que le passeport WL615418 [ou WL615414] avait été vu ou utilisé pour la dernière fois le 15 janvier 2010, à 13 h 30.

 

Dans une autre lettre de votre part, datée du 11 mai 2010, vous avez expliqué qu’après que le passeport WL615418 [ou WL615414] vous a été délivré, vous avez déposé le passeport [remis à votre épouse qui l’a déposé] dans un sac de documents de voyage de couleur noire, qui a été mis dans une serviette et rangé dans une armoire se trouvant dans votre chambre à coucher. Vous avez indiqué aussi qu’au cours de la première semaine de janvier 2010, votre époux avait [vous aviez] pris le sac de documents de voyage de couleur noire qui se trouvait dans la maison et l’avait [aviez] mis dans votre automobile en présumant que le passeport se trouvait toujours dans le sac, et que ce n’est que le 15 janvier 2010, en allant rencontrer l’agent de voyages au centre commercial Londonderry que vous avez constaté sa disparition.

 

Dans une autre lettre de votre part, datée du 16 septembre 2010, vous avez indiqué que votre carte de citoyenneté se trouvait aussi dans le même sac [vous avez indiqué que vous aviez pris le sac de documents de voyage qui se trouvait dans la maison et l’aviez déposé dans votre automobile au cours de la première semaine de janvier 2010, que votre carte de citoyenneté et votre photographie d’identification prise à Edmonton se trouvaient aussi dans le même sac et que vous vous étiez rendu compte que ces documents, tout comme le passeport, avaient disparu].

 

Les enquêtes que mène Passeport Canada sont de nature administrative et la preuve est appréciée selon le critère de la prépondérance des probabilités – c’est-à-dire, compte tenu des informations figurant dans le dossier, ce qui a le plus de chance de s’être produit. Si l’on examine votre explication, pour que votre version des faits soit exacte, il aurait fallu qu’il se produise ceci :

 

1.                  Après que le passeport WL615418 [ou WL615414] vous a été délivré et qu’il a été rangé dans votre chambre à coucher le 22 décembre 2009. Entre cette date et le 23 décembre 2009, quelqu’un est entré par effraction chez vous, s’est rendu dans votre chambre à coucher, a pris la serviette se trouvant dans l’armoire, en a extrait le sac de documents de voyage de couleur noire, s’est emparé du passeport WL615418 [ou WL615414], de votre carte de citoyenneté et de votre photographie d’identification prise à Edmonton, a ensuite remis le sac de documents de voyage dans la serviette, redéposé la serviette dans l’armoire et s’en est allé. Comme vous n’avez jamais mentionné qu’une introduction par effraction était une explication possible de la façon dont le passeport WL615418 [ou WL615414] aurait pu tomber entre les mains d’un imposteur, il faut présumer que rien d’autre n’a été pris chez vous.

 

2.                  Après avoir obtenu le passeport WL615418 [ou WL615414] à votre domicile, le voleur a rempli une demande de visa syrien et l’a envoyée par la poste à l’ambassade de la Syrie dans les 24 heures suivant le vol du passeport. Pendant ce délai, le voleur a aussi été capable de repérer un individu qui vous ressemblait assez pour que la demande de visa ne suscite pas de doutes à l’ambassade de la Syrie, où les photographies accompagnant la demande de visa ont été comparées à la vôtre dans le passeport WL615418 ou [ou WL615414].

 

3.                  Le 15 janvier 2010, un imposteur a tenté d’utiliser le passeport WL615418 [ou WL615414] pour se rendre illégalement au Canada à partir de Dubaï. Cette même après-midi, après l’appréhension de l’imposteur, vous vous êtes rendu compte que le passeport WL615418 [ou WL615414] avait été volé et vous avez signalé ce fait à la police.

 

 

[33]           Les lettres datées du 3 décembre 2010 font également état de la conclusion de Passeport Canada selon laquelle il était plus que probable que les demandeurs avaient permis à une autre personne de se servir de leurs passeports pour tenter de se rendre illégalement au Canada et que les demandeurs, à l’appui d’une demande de nouveau passeport, avaient fait des déclarations fausses ou trompeuses. Ces lettres indiquaient de plus, à l’intention des demandeurs, le processus que suivait Passeport Canada, énonçaient en détail le droit qu’avaient les demandeurs de présenter des observations, de même que le délai prévu pour le faire, ainsi que les conséquences d’une conclusion défavorable (à savoir que leurs passeports seraient révoqués et qu’aucun autre ne serait délivré avant cinq ans).

 

[34]           Comme il a été signalé, les demandeurs n’ont rien répondu du tout à ces lettres. Passeport Canada leur a écrit de nouveau le 11 mars 2011, leur demandant de présenter des observations s’ils avaient en main des informations qui [traduction] « contrediraient ou neutraliseraient les informations » incluses dans les lettres du 3 décembre 2010. Là encore, les demandeurs n’ont rien répondu. Ce n’est qu’après ces deux demandes d’observations que Passeport Canada a fait part de ses propres observations à l’arbitre. Les demandeurs n’ont pas présenté d’observations à l’arbitre.

 

[35]           Devant la Cour, les demandeurs soutiennent que quelqu’un a volé leurs passeports en procédant de la manière indiquée dans la lettre du 3 décembre 2010 de Passeport Canada. Ils laissent entendre que cette personne a peut-être été le fils de M. Slaeman, ainsi qu’il est mentionné au paragraphe 15 de l’affidavit de ce dernier. Cependant, il n’est pas expliqué pourquoi les demandeurs n’ont pas fait part de cette observation à Passeport Canada. Il s’agit là d’une prétention fondamentale quant à leur défense.

 

[36]           Les recherches que Passeport Canada a menées en vain et qu’il n’a pas révélées aux demandeurs n’ont aucune incidence sur la capacité qu’ont ces derniers de présenter une défense pleine et entière contre le dossier que les enquêteurs de Passeport Canada ont établi. Le point central dans n’importe quelle défense de leur part était la théorie selon laquelle c’était le fils de M. Slaeman qui avait volé et vendu les passeports. La capacité qu’avaient les demandeurs d’invoquer cet argument n’était en aucun cas touchée par la non-communication des vaines recherches que Passeport Canada avait menées. Par ailleurs, Passeport Canada n’a pas tenu compte de ces recherches dans la recommandation qu’il a formulée à l’arbitre, pas plus que l’arbitre ne l’a fait dans sa décision. Par ailleurs, et avant tout, le fait que ces recherches se soient révélées vaines n’est nullement pertinent pour ce qui est de savoir s’il est plus que probable que les demandeurs aient permis à une tierce partie de se servir de leurs passeports. Il s’ensuit que le fait que Passeport Canada a mené certaines recherches qui n’ont mené à rien n’est tout simplement pas important en l’espèce.

 

[37]           La décision Kamel ne règle pas la question de savoir si Passeport Canada se doit de dévoiler tous les aspects sur lesquels il fait enquête, ni même s’il doit communiquer tous les documents qu’il transmet au décideur. Il a plutôt été conclu dans cette décision que Passeport Canada est tenu de communiquer à la fois au décideur et à l’individu visé par une enquête la totalité des informations qu’il a recueillies et qui sont pertinentes à l’égard de la décision à rendre. On pourrait dire que les passages de Kamel qui ont été cités plus tôt vont légèrement plus loin que cela et prévoient que toutes les informations qui sont remises au décideur doivent être également fournies au demandeur, même si elles sont sans importance. Cependant, il n’a pas été directement question dans Kamel de la nécessité de communiquer des informations non pertinentes, car cette affaire avait trait à un rapport hautement pertinent et préjudiciable qui avait été transmis au ministre – mais pas à M. Kamel – et qui avait joué un rôle de premier plan dans la décision qu’avait prise le ministre de suspendre de façon permanente les services de passeport dont bénéficiait M. Kamel. Selon moi, il convient d’interpréter les commentaires du juge Noël sur ce que Passeport Canada est tenu de communiquer en gardant ces faits à l’esprit et, en conséquence, ils n’étayent pas la thèse selon laquelle, en ne communiquant pas des documents peu pertinents qu’il pourrait envoyer à l’arbitre, Passeport Canada commet un manquement à la justice naturelle. Il serait peut-être plus prudent de la part de Passeport Canada de communiquer des documents identiques à l’arbitre et aux personnes visées par une enquête (et de s’assurer ainsi d’être à l’abri de contestations de la nature de celle dont il est question en l’espèce), mais, à mon avis, on ne commet pas de manquement à la justice naturelle quand, comme c’est le cas en l’espèce, enfouis dans le dossier transmis à l’arbitre se trouvent quelques faits peu pertinents qui n’ont pas été communiqués aux personnes visées par une enquête.

 

[38]           Il existe une abondante jurisprudence dans d’autres contextes, où les intérêts en cause sont importants, mais ne concernent pas la vie ou la liberté d’une personne, à l’appui de la thèse selon laquelle on répond aux exigences de la justice naturelle lorsque l’enquêteur présente un résumé des faits importants qui sont pertinents à l’égard de la décision à rendre. Par exemple, dans le contexte des enquêtes que mènent les agents des visas au titre de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, la Cour a statué que l’on répond aux exigences de l’équité procédurale quand les agents des visas soupçonnent que le demandeur d’un visa a pu avoir fait une déclaration erronée dans sa demande, si l’agent des visas rédige une « lettre d’équité », exposant les présumées déclarations erronées et invitant le demandeur à faire part de ses observations (voir, p. ex., Sinnathamby c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1421, 209 ACWS (3d) 670; Mahmood c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 433, 388 FTR 69; Natt c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 238, [2009] ACF no 281). Dans un ordre d’idées assez semblable, et dans le contexte des droits de la personne, il suffit que l’enquêteur de la Commission des droits de la personne communique un rapport d’enquête sommaire (par opposition à la totalité de la preuve recueillie lors de l’enquête) et en remette une copie à la Commission et aux parties concernées, lesquelles ont la possibilité de faire des observations à la Commission (voir , p. ex., Merham c Banque Royale, 2006 CF 237, et Hutchinson c Canada (Ministre de l’Environnement), [2003] 4 CF 580 (CA)). De la même façon, dans le contexte du transfèrement de détenus à un établissement à sécurité plus élevée, la présente Cour a conclu que la communication d’un sommaire des informations recueillies à l’encontre d’un détenu suffit pour s’acquitter de l’obligation d’équité procédurale (voir, p. ex., Mymryk c Canada (Procureur général), 2010 CF 632, 382 FTR 8).

 

[39]           Par conséquent, dans les circonstances de l’espèce, le fait de ne pas avoir communiqué les vaines recherches que Passeport Canada a entreprises, mais sans ne mener à rien, n’équivaut pas à un manquement à l’équité procédurale, car les informations non communiquées étaient sans importance pour la décision à rendre.

 

[40]           De ce fait, les deux motifs qu’invoquent les demandeurs à propos d’un présumé manquement à l’équité procédurale sont dénués de tout fondement. Je signale également qu’il n’y a absolument aucun fondement que ce soit à la proposition selon laquelle les instances engagées devant la Cour étaient inéquitables en ce sens qu’elles ne permettaient pas aux demandeurs de contre-interroger les enquêteurs de Passeport Canada. Un tel contre‑interrogatoire aurait été tout à fait irrégulier dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, pour les motifs qu’a invoqués le défendeur. De ce fait, les demandeurs ont bénéficié d’une équité procédurale appropriée de la part de Passeport Canada, ainsi que devant la Cour.

 

Les enquêteurs de Passeport Canada ont-ils fait preuve de partialité?

[41]           Si l’on passe ensuite au deuxième motif de contestation des demandeurs, il est évident qu’une décision peut être infirmée pour cause de partialité de la part du décideur, dans les cas où il existe une crainte raisonnable qu’une telle partialité existe. Le critère relatif à l’établissement d’une crainte raisonnable de partialité a été énoncé de nouveau par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c S (RD), [1997] 3 RCS 484, 151 DLR (4th) 193, au paragraphe 111, où elle a signalé qu’il existe une crainte raisonnable de partialité lorsqu’une personne bien renseignée et raisonnable, au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes, et examinant la question de façon réaliste et pratique, conclurait que la conduite du décideur donne lieu à une crainte raisonnable de partialité. Pour déterminer s’il existe une telle crainte, le tribunal se doit d’examiner si une personne informée croirait, selon toute vraisemblance, que le décideur, consciemment ou non, ne rendrait pas une décision juste (Committee for Justice & Liberty c Canada (Office national de l’énergie) (1976), [1978] 1 RCS 369, au paragraphe 29; R c S (RD), au paragraphe 111).

 

[42]           Les demandeurs laissent entendre que les enquêteurs de Passeport Canada ont fait preuve de partialité, car ils [traduction] « se sont empressés de rendre jugement » et ont jugé les demandeurs coupables avant que leur enquête soit terminée. À l’appui de cette allégation, l’avocat des demandeurs s’est principalement fondé sur des ébauches de lettre, datées du 28 mai 2010, qui n’ont pas été envoyées aux demandeurs et qui faisaient état de la conclusion selon laquelle Passeport Canada estimait que les demandeurs avaient permis à une autre personne d’utiliser leurs passeports. Ces lettres, cependant, sont manifestement des ébauches, car elles contiennent de nombreuses modifications manuscrites et sont suivies, dans le dossier, d’une note de service émanant d’un fonctionnaire d’un rang supérieur de Passeport Canada, à l’intention de l’auteur des ébauches et qui relève les diverses questions sur lesquelles il faut encore faire des recherches. Ces diverses questions faisaient, en fait, l’objet de recherches de la part de Passeport Canada. Les versions définitives des lettres qui ont été envoyées aux demandeurs le 3 décembre 2010 étaient nettement différentes des ébauches et, comme on l’a fait remarquer, elles résumaient la totalité des faits importants que Passeport Canada avait mis au jour lors de son enquête.

 

[43]           À mon avis, ces ébauches de lettre ne dénotent pas que Passeport Canada avait préjugé de la situation, car il a poursuivi son enquête après le 28 mai et l’enquête ultérieure a comporté des recherches portant sur d’éventuels éléments de preuve disculpatoires. De ce fait, selon moi, rien ne permettrait à une personne informée de penser que, selon toute vraisemblance, Passeport Canada avait préjugé de la situation. De plus, personne n’a laissé entendre que l’arbitre, qui est la personne qui a rendu la décision visée par la présente demande de contrôle judiciaire, a fait preuve de partialité. De ce fait, le second motif pour lequel les demandeurs contestent la décision de l’arbitre est rejeté lui aussi.

 

La décision de l’arbitre était-elle raisonnable?

[44]           En ce qui concerne l’allégation selon laquelle il convient d’infirmer la décision parce qu’elle est déraisonnable, comme le signale avec raison le défendeur, la norme de contrôle de la raisonnabilité appelle un degré élevé de déférence. En fait, une cour de révision ne peut intervenir que si elle est persuadée que les motifs du tribunal ne sont pas justifiés, transparents ou intelligibles et si le résultat auquel arrive le tribunal administratif n’appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

[45]           En l’espèce, les demandeurs soutiennent que les conclusions de fait de l’arbitre étaient déraisonnables. Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [Khosa], la Cour suprême du Canada a conclu qu’un contrôle judiciaire mené en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la LCF] est régi par les principes de common law qui sont énoncés dans l’arrêt Dunsmuir et que l’alinéa 18.1(4)d) de la LCF « précise la norme de contrôle » en fonction de laquelle doivent être appréciées les conclusions de fait (Khosa, au paragraphe 46). L’alinéa 18.1(4)d) de la LCF prévoit que la Cour peut infirmer la décision d’un tribunal administratif si elle est convaincue que le tribunal administratif « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ».

 

[46]           Dans la décision qui est contestée en l’espèce, l’arbitre a passé en revue l’historique procédural des divers échanges entre Passeport Canada et les demandeurs, a résumé les positions de Passeport Canada et des demandeurs et a procédé à une analyse détaillée à l’appui de sa conclusion confirmant la position de Passeport Canada, à savoir que, selon toute vraisemblance, les demandeurs avait permis à une autre personne de se servir de leurs passeports et qu’ils avaient fourni de faux renseignements à l’égard de leurs demandes en vue d’obtenir des passeports de remplacement. Plus précisément, l’arbitre s’est fondé sur les faits qui suivent :

 

1.      les demandeurs n’ont pas déclaré la disparition des passeports à Passeport Canada avant le 12 mars 2010. Dans la déclaration solennelle qu’ils ont signée le 24 janvier 2010 à l’appui de leur demande d’obtention de passeports de remplacement, ils ont déclaré que les passeports avaient été volés de leur automobile à Edmonton le 15 janvier 2010 et qu’ils les avaient vus pour la dernière fois vers 13 h 30 ce jour-là;

2.      le 11 mars 2010 cependant, les demandeurs ont fourni une déclaration contradictoire à Passeport Canada, après qu’il leur a fait savoir que les passeports avaient été saisis à Dubaï le 15 janvier 2010. Il est évident que ces documents n’auraient pas pu être volés à Edmonton le même jour. En conséquence, les demandeurs ont changé leur version des faits et déclaré que la dernière fois où ils se souvenaient d’avoir vu leurs passeports était la date à laquelle ceux-ci leur avaient été délivrés, à la fin de décembre 2009;

3.      M. Slaeman et Mme Roukan ont donné des versions contradictoires des faits concernant la personne qui avait mis les passeports dans un sac de documents de couleur noire qui, disent-ils, a plus tard été déposé dans leur automobile, sans qu’ils constatent que les passeports ne s’y trouvaient pas;

4.      dans des déclarations ultérieures, [traduction] « en réponse à des questions précises du Bureau » (décision de l’arbitre, page 6), les demandeurs ont donné de nouvelles dates au sujet du moment où ils avaient vu les passeports pour la première fois, disant tout d’abord qu’ils avaient été déposés dans le coffre à gants de leur automobile au [traduction] « début de janvier » et, par la suite, M. Slaeman a modifié une fois de plus sa version des faits et déclaré qu’il [traduction] « croyait » avoir déposé les passeports dans l’automobile au cours de la première semaine de janvier;

5.      les passeports contenaient un visa de la Syrie, délivré à Ottawa le 4 janvier 2010; l’arbitre a fait remarquer que ce fait contredisait entièrement la version des faits des demandeurs;

6.      les demandeurs n’ont nullement expliqué qui aurait pu voler les passeports à leur domicile au cours des quelques jours qui s’étaient écoulés entre la réception de ces derniers et la date où il aurait fallu les envoyer à Ottawa pour obtenir des visas de la Syrie le 4 janvier.

 

[47]           Les demandeurs affirment que l’arbitre a rendu sa décision sans tenir compte des éléments de preuve. Dans tout leur mémoire des faits et du droit, ils avancent d’autres théories et explications à l’appui de ce qui, d’après eux, est fort probablement arrivé à leurs passeports. Ils ont également donné, au sujet des incohérences relevées dans leurs déclarations, des explications qui ont amené les enquêteurs à conclure que leur crédibilité était minée. Cependant, comme il a été dit, aucune de ces explications n’a été donnée à Passeport Canada ou à l’arbitre.

 

[48]           À mon avis, ces explications et ces théories invitent la Cour à tirer ses propres conclusions en se fondant sur des éléments de preuve qui n’ont pas été soumis à l’arbitre, ce qui déborde nettement le cadre d’un contrôle judiciaire assujetti à la norme de la raisonnabilité. Ce qui est exigé, au contraire, c’est que la Cour apprécie la raisonnabilité de la décision de l’arbitre en se basant sur le dossier que celui-ci avait en main. Et ce dossier révèle que l’arbitre a rendu une décision tout à fait raisonnable au vu de la preuve dont il disposait et que les inférences qu’il a tirées le sont tout autant. En bref, les demandeurs n’ont pas expliqué de manière crédible ce qui était arrivé à leurs passeports, et ils ont changé leur version des faits à de multiples reprises quand, à mesure que progressait l’enquête, il est devenu évident que les versions antérieures étaient indéfendables. Dans les circonstances et au vu des éléments de preuve dont l’arbitre disposait, la seule conclusion raisonnable que l’on pourrait tirer est celle à laquelle l’arbitre est arrivé, à savoir que les demandeurs avaient été complices en permettant que les passeports soient utilisés par quelqu’un d’autre.

 

[49]           Quant à l’interdiction de cinq ans concernant l’obtention de nouveaux passeports, selon moi la décision que l’arbitre a rendue sur ce point est aussi raisonnable. L’imposition d’une pénalité est un élément hautement discrétionnaire de la décision, et sa durée appartient certainement aux issues possibles acceptables (et elle coïncide avec la durée des pénalités imposées dans d’autres affaires confirmées par la Cour, comme Okhionkpanmwonyi c Canada (Procureur général), 2011 CF 1129, 207 ACWS (3d) 316), aux paragraphes 8 et 9.

 

[50]           Comme l’arbitre l’a signalé avec raison dans sa décision, les usages à mauvais escient des services de passeport sont des [traduction] « questions sérieuses ». Le Canada est tenu de veiller à ce qu’on n’utilise pas ses passeports à mauvais escient, s’il veut faire faire obstacle à la migration illégale et répondre aux attentes des gouvernements étrangers quant à la fiabilité des documents de voyage canadiens. Ne pas le faire aurait de graves conséquences, dont la facilitation des entrées et des départs illégaux de pays par des individus non identifiés et, par voie de conséquence, les risques pour la sécurité et les atteintes à la capacité des voyageurs canadiens légitimes de se rendre dans d’autres pays sans obstacle excessif. De ce fait, il était parfaitement raisonnable, dans les circonstances de l’espèce, d’imposer une interdiction de cinq ans.

 

[51]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Les parties présenteront des observations écrites d’une longueur maximale de cinq pages sur la question des dépens avant le 8 juin 2012. Elles auront la possibilité, si elles le souhaitent, de présenter une réponse d’une longueur maximale de cinq pages à leurs observations respectives sur la question des dépens avant le 15 juin 2012.

3.                  Je demeure saisie de la question des dépens dans la présente affaire.

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1337-11

 

INTITULÉ :                                      NSAEIF SLAEMAN ET AMAL ROUKAN
c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              EDMONTON (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 4 AVRIL 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 25 MAI 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rioth M. Jomha

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Sherry Daniels

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jomha Skrobot LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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