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Cour fédérale

 

Federal Court



Date : 20120528

Dossier : T-1255-11

Référence : 2012 CF 646

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2012

En présence de monsieur le juge Simon Noël

ENTRE :

 

 

NACHHATTAR KAUR KALKAT

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [la Loi], à l’encontre de la décision d’un juge de la citoyenneté de refuser la citoyenneté canadienne à la demanderesse.

[2]               Comme de nombreux renseignements avaient été supprimés dans le dossier du tribunal afin de protéger le test de langue imposé par le juge de la citoyenneté et les réponses données à ce test (en vertu de l’article 317 et du paragraphe 318(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106), la Cour a demandé que l’avocate du défendeur vérifie qu’il ne s’agissait pas de notes prises par le juge qui pourraient s’avérer pertinentes et qui devraient figurer au dossier. L’avocate s’est engagée à vérifier les renseignements et à faire rapport à la Cour, une tâche qui a maintenant été accomplie. L’examen des renseignements supprimés a révélé que le juge avait fait référence au fait que la demanderesse n’avait pas atteint un niveau d’instruction suffisant dans son pays et qu’elle n’avait pas pu apprendre d’autres langues depuis son arrivée. Il a révélé également des renseignements importants concernant la question de l’équité procédurale qui seront versés au dossier et sur lesquels je reviendrai plus loin dans les présents motifs.

I.          Les faits et la décision faisant l’objet de l’appel

[3]               Mme Nachhattar Kaur Kalkat [la demanderesse] est une citoyenne de l’Inde âgée de 51 ans qui est arrivée au Canada en 2005. Elle est devenue résidente permanente le 3 février 2007 et a présenté une demande de citoyenneté canadienne le 20 mai 2009.

[4]               Mme Kalkat a été avisée, par une lettre datée du 10 août 2010, qu’elle devait passer un examen pour la citoyenneté visant à évaluer sa connaissance du Canada, des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté et de l’une des langues officielles du Canada.

[5]               Dans une lettre datée du 30 août 2010, l’avocate de Mme Kalkat, Mme Gamliel, a demandé que Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] repousse l’examen. Elle a indiqué que Mme Kalkat était incapable d’apprendre les renseignements nécessaires pour passer l’examen parce qu’elle avait des difficultés d’apprentissage, et elle a demandé qu’on lui fasse parvenir un formulaire de « Demande d’avis médical » afin qu’elle puisse demander une dispense.

[6]               Ne recevant aucune réponse à la demande, Mme Kalkat a passé l’examen pour la citoyenneté le 7 septembre 2010 et l’a échoué parce qu’elle était incapable de comprendre les questions. L’agent de citoyenneté a écrit : « Madame ne comprend pas et me dit : [traduction] “Pas d’anglais – pas de français.” Madame ne comprend aucune de mes questions et ne peut y répondre -- même pour les instructions » (dossier du défendeur, à la page 64). L’agent a alors déféré l’affaire à un juge de la citoyenneté.

[7]               Le 15 septembre 2010, CIC a accusé réception de la demande de Mme Gamliel du 30 août et lui a fait parvenir un exemplaire de la « Demande d’avis médical ». Mme Kalkat a ensuite été avisée, par une lettre datée du 7 octobre 2010, de se présenter devant un juge de la citoyenneté le 26 octobre suivant.

[8]               Le 20 octobre 2010, Mme Gamliel a transmis à CIC un avis médical du Dr Colavincenzo et a demandé que l’entrevue devant avoir lieu le 26 octobre suivant soit annulée. CIC n’a pas annulé l’entrevue, mais Mme Kalkat a décidé de ne pas y assister. Le lendemain, CIC a accusé réception de l’avis médical et a confirmé qu’il serait versé au dossier de Mme Kalkat.

[9]               Le 2 février 2011, CIC a fait parvenir à Mme Kalkat un avis final lui demandant de se présenter devant un juge de la citoyenneté le 8 mars 2011. En réponse, Mme Gamliel a écrit à la gestionnaire Bonilla de CIC le 17 février 2011 pour lui dire que l’avis médical n’avait pas du tout été pris en compte et pour lui demander d’intervenir dans le dossier. Mme Gamliel ajoutait que, si l’audience avait lieu, elle y accompagnerait sa cliente.

[10]           Le même jour, CIC a informé Mme Gamliel par téléphone que Mme Kalkat devait toujours se présenter à l’audience et que le juge [traduction] « détermine[ra] s’il fera ou non une recommandation de dispense au Ministre » (dossier du défendeur, à la page 31).

[11]           Mme Kalkat a comparu devant le juge de la citoyenneté Gilles Duguay [le juge de la citoyenneté ou le juge] le 8 mars 2011. Elle était alors accompagnée par Mme Gamliel et par Mme Kaur, qui a agi à titre d’interprète.

[12]           Dans son affidavit, Mme Kalkat fait le compte rendu suivant de ce qui s’est passé lors de l’entrevue (affidavit de la demanderesse, aux paragraphes 20 et suivants) :

 

[traduction]

20.       Le juge de la citoyenneté Gilles Duguay a commencé l’audience en me disant : « une personne qui ne parle pas anglais ou français ne sera jamais un Canadien ». [...]

22.       Mme Gamliel a essayé d’intervenir, mais elle n’y a pas été autorisée.

23.       Elle a commencé à prendre en note tout ce qui se disait.

24.       Le juge de la citoyenneté Gilles Duguay a alors dit : « Demain, j’attribuerai la citoyenneté à 800 personnes qui parlent français ou anglais; elles ont toutes réussi le test! Votre avocate nous a écrit que vous n’êtes pas capable d’apprendre des choses sur notre pays et sur notre langue. Malheureusement, des centaines et des milliers de personnes invoquent cet argument ».

25.       Il a expliqué que, pour que ma demande de dispense soit étudiée, il fallait que je démontre que j’ai une déficience intellectuelle et que je ne peux pas avoir un compte de banque ni signer des documents.

26.       Après avoir pris connaissance de l’avis médical, il a conclu que celui‑ci ne faisait état d’aucune déficience intellectuelle totale, mais indiquait seulement que je n’ai pas atteint un niveau élevé d’instruction en Inde, que j’ai de la difficulté à apprendre et que je n’ai pas étudié au‑delà de la 2e année du primaire dans ma langue maternelle.

27.       Il m’a ensuite souri et a dit que de nombreuses autres personnes ont de la difficulté à apprendre; certaines travaillent plus fort pour apprendre, alors que d’autres ne le font pas, et que j’aurais dû apprendre avec l’aide de mon mari et de mes enfants.

28.       Lorsque Mme Gamliel est intervenue pour mentionner que j’étais déjà veuve quand je suis arrivée au Canada, il a répondu que cela lui était égal.

29.       Il a montré [l’avis médical] et a dit qu’il s’agissait seulement « de l’avis d’une personne qui n’agissait pas à titre de médecin parce que les médecins ne sont pas des experts linguistiques ».

30.       Marquant une pause, il nous a tous regardés et a dit : « Je suis un juge et j’applique le droit, ma première femme était russe et ma deuxième femme était roumaine; elles ont immigré au Canada et ont appris ».

31.       Je ne sais pas pourquoi, mais il nous a aussi montré des photos de sa fille qui était l’épouse du fils de l’ancien premier ministre Paul Martin.

32.       Il a ensuite expliqué que je n’avais pas une déficience mentale et qu’il devait donc me traiter normalement.

33.       Pendant tout ce long monologue traduit par Mme Kaur et pris en note par Mme Gamliel, je suis restée silencieuse, incapable de comprendre ce que tout cela signifiait.

34.       Il a ensuite demandé à toutes les personnes présentes de quitter la pièce, me demandant de rester afin de me faire passer un examen oral pour la citoyenneté.

35.       Après l’examen, que j’ai évidemment totalement échoué puisque je ne comprenais rien de ce qu’il disait, il a demandé à Mme Kaur et à Mme Gamliel de revenir dans la pièce.

36.       Il m’a dit que, s’il rendait un jugement défavorable et que je n’étais pas satisfaite, je pouvais intenter un recours devant la Cour d’appel fédérale et obtenir une audition.

37.       Mon avocate a alors essayé d’intervenir et le juge de la citoyenneté s’est mis très en colère contre elle; il lui a dit qu’elle pouvait continuer à prendre toutes les notes qu’elle voulait et qu’elle pourrait intervenir seulement à la fin de l’audience.

38.       Il m’a souri et a dit que j’avais mieux réussi l’examen oral et que l’examen écrit parce que j’avais obtenu une note de 5/20!

39.       Lorsque Mme Kaur a traduit ces paroles, j’ai regardé le juge. Je ne comprenais pas ce qui se passait étant donné que je n’avais répondu à aucune de ses questions.

40.       Lorsqu’il a annoncé la levée de l’audience, mon avocate a demandé la permission de parler, mais il a refusé parce qu’il était déjà 16 h 45.

 

[13]           Pour sa part, le juge de la citoyenneté fait le récit suivant de l’entrevue dans un document intitulé « Avis au Ministre de la décision du juge de la citoyenneté » (dossier d’instruction [DI], aux pages 11 et 12) :

[traduction] La demanderesse a échoué le test de langue et l’examen visant à vérifier ses connaissances. Les documents se trouvent dans le dossier. J’ai autorisé une interprète [illisible] le début, qui a refusé de signer le formulaire requis, sur les conse [illisible] une avocate, [illisible] Gamliel. Comme la demanderesse ne satisfaisait pas aux conditions du paragraphe 5(1), je ne peux pas autoriser ou approuver la demande de citoyenneté qu’elle a présentée de l’intérieur du Canada.

J’ai passé un certain temps avec la demanderesse et son interprète afin d’expliquer que le dossier médical, signé par le Dr Colavincenzo, un médecin de famille, était clair au sujet du fait que « cette femme n’a pas de déficience mentale ». J’ai ainsi expliqué que j’avais l’obligation de lui demander de passer le test de langue et l’examen visant à vérifier ses connaissances, comme la loi le prévoit. Son avocate est alors intervenue pour déclarer que sa cliente pouvait obtenir la citoyenneté canadienne sans avoir à passer ces examens. Je lui ai dit d’observer l’audience, sans toutefois l’interrompre pour exposer sa propre conclusion. Je lui ai dit aussi que j’avais 60 jours pour rendre ma décision, qu’elle avait droit à sa propre opinion, mais que je devais faire mon travail et poursuivre l’audience.

[14]           Dans sa décision du 1er juin 2011, le juge de la citoyenneté a confirmé que la demande de Mme Kalkat n’était pas approuvée puisque celle‑ci ne satisfaisait pas aux conditions de connaissance des alinéas 5(1)d) et 5(1)e) de la Loi et qu’aucune recommandation concernant une dispense visée au paragraphe 5(3) ou 5(4) de la Loi ne serait faite :

 

Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C-29

 

Attribution de la citoyenneté

 

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

[…]

 

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté; […]

 

[...]

 

Dispenses

 

 

5. (3) Pour des raisons d’ordre humanitaire, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’exempter :

 

a) dans tous les cas, des conditions prévues aux alinéas (1)d) ou e);

 

b) dans le cas d’un mineur, des conditions relatives soit à l’âge ou à la durée de résidence au Canada respectivement énoncées aux alinéas (1)b) et c), soit à la prestation du serment de citoyenneté;

 

 

c) dans le cas d’une personne incapable de saisir la portée du serment de citoyenneté en raison d’une déficience mentale, de l’exigence de prêter ce serment.

 

 

Cas particuliers

5. (4) Afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire, malgré les autres dispositions de la présente loi, d’ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté à toute personne qu’il désigne; le ministre procède alors sans délai à l’attribution.

Citizenship Act, RSC 1985,

c C-29

 

Grant of citizenship

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

 

[...]

 

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; [...]

 

[...]

 

 

Waiver by Minister on compassionate grounds

 

5. (3) The Minister may, in his discretion, waive on compassionate grounds,

 

 

(a) in the case of any person, the requirements of paragraph (1)(d) or (e);

 

(b) in the case of a minor, the requirement respecting age set out in paragraph (1)(b), the requirement respecting length of residence in Canada set out in paragraph (1)(c) or the requirement to take the oath of citizenship; and

 

(c) in the case of any person who is prevented from understanding the significance of taking the oath of citizenship by reason of a mental disability, the requirement to take the oath.

 

Special cases

5. (4) In order to alleviate cases of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada, and notwithstanding any other provision of this Act, the Governor in Council may, in his discretion, direct the Minister to grant citizenship to any person and, where such a direction is made, the Minister shall forthwith grant citizenship to the person named in the direction.

 

[15]           Comme il a été mentionné, Mme Kalkat avait produit un avis médical du Dr Colavincenzo dans lequel ce dernier écrivait que, à son avis, elle était capable de saisir la portée du serment de citoyenneté et les conséquences de l’acquisition de la citoyenneté canadienne, mais non de satisfaire aux conditions des alinéas 5(1)d) et 5(1)e) de la Loi. Le Dr Colavincenzo décrit la situation de Mme Kalkat dans les termes suivants (DI, à la page 45) :

[traduction] Le problème majeur concernant cette femme est le fait qu’elle a fréquenté l’école pendant peu de temps en Inde. Elle a terminé seulement sa 2e année du primaire. Son niveau d’instruction et sa méthode et sa capacité d’apprentissage sont donc très limités. Elle a de la difficulté à lire et à écrire dans sa propre langue. Elle n’est donc pas capable d’apprendre une autre langue comme l’anglais ou le français.

Cette femme n’a pas de déficience mentale et n’est pas dépressive. Pour les raisons susmentionnées, elle n’est pas capable d’acquérir des connaissances suffisantes concernant des questions ou des sujets qui lui sont étrangers.

[16]           Le juge de la citoyenneté traite de l’avis médical du Dr Colavincenzo et de la possibilité d’accorder une dispense des conditions de connaissance dans sa décision du 1er juin 2011 (DI, à la page 10) :

[traduction] Conformément au paragraphe 15(1) de la Loi sur la citoyenneté, j’ai examiné s’il y avait lieu de recommander l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(3) ou 5(4) de la Loi. Le paragraphe 5(3) de la Loi confère notamment au ministre le pouvoir discrétionnaire de vous exempter, pour des raisons d’ordre humanitaire, des conditions que vous n’avez pas respectées. Quant au paragraphe 5(4) de la Loi, il habilite le gouverneur en conseil à ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté à toute personne lorsqu’il existe une situation particulière et inhabituelle de détresse ou pour récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

J’ai examiné à l’audience s’il y avait des circonstances qui pouvaient justifier une telle recommandation. J’ai décidé de ne pas recommander au ministre d’accorder une dispense.

Dans la Demande d’avis médical signée le 19 octobre 2010, le Dr Vincenzo Colavincenzo, que vous rencontriez pour la première fois, explique la difficulté que vous avez, Mme N. Kalkat, à maîtriser votre propre langue et aussi l’anglais : « [E]lle n’est pas capable d’acquérir des connaissances suffisantes concernant des questions ou des sujets qui lui sont étrangers. » Au cours de l’audience cependant, j’ai constaté que vous sembliez comprendre toutes mes questions et que vous étiez capable de parler avec facilité avec votre interprète.

Le Dr Colavincenzo explique que vous pouvez saisir la portée du serment de citoyenneté ainsi que les conséquences de l’acquisition de la citoyenneté canadienne.

Le Dr Colavincenzo déclare finalement : « Cette femme n’a pas de déficience mentale et n’est pas dépressive. »

Je partage cet avis car j’ai pu vous observer et apprécier votre capacité de comprendre votre situation et de parler avec moi par l’entremise de l’interprète autorisée à vous aider.

Par conséquent, je crois que, avec l’aide de membres de votre famille, d’amis ou de groupes communautaires, vous pourriez être en mesure de vous conformer aux conditions de la Loi sur la citoyenneté concernant la langue et la connaissance.

[17]           Comme je l’ai indiqué au début des présents motifs, l’avocate du défendeur a découvert, dans le cadre de son examen des renseignements qui avaient été supprimés dans le dossier du tribunal, des documents postérieurs à la décision du 8 mars 2011 qui n’avaient cependant pas été versés au dossier en vertu du guide des politiques de CIC. L’avocate de la demanderesse s’est opposée au dépôt de ces documents. La question de la partialité n’a pas été soulevée expressément par la demanderesse dans ses observations écrites, mais, si elle l’avait été, ces documents auraient certainement été importants. Ces nouveaux renseignements sont pertinents au regard de la question du présumé manquement aux principes de justice naturelle et de l’allégation de partialité. En toute justice pour tous les intéressés, ces renseignements seront versés au dossier. Il s’agit :

 

1.         d’une lettre adressée au juge le 6 avril 2011, dans laquelle l’avocate de la demanderesse se plaint du déroulement de l’audience. Essentiellement, cette lettre décrit de façon moins détaillée le contenu de l’affidavit de la demanderesse qui a été déposé en l’espèce et qui renferme des renseignements additionnels;

2.         d’une lettre adressée au juge par le juge principal de la citoyenneté le 18 avril 2011 afin d’obtenir ses commentaires sur la plainte;

3.         d’une réponse manuscrite du juge, datée du 28 avril 2011, aux allégations faites à son égard concernant le déroulement de l’audience. L’audience y est décrite d’une façon quelque peu différente :

§   le juge présidant l’audience affirme que l’avocate de la demanderesse a eu la possibilité d’exprimer son opinion et de faire des observations, qu’il a respecté son opinion, mais qu’il devait faire en sorte que l’audience se poursuive afin de faire passer les examens à la demanderesse, et qu’il avait le pouvoir discrétionnaire de recommander au ministre d’exempter la demanderesse des conditions;

§   le juge écrit que l’avocate de la demanderesse l’a interrompu à maintes reprises pour dire que sa cliente n’avait pas besoin de passer les examens et qu’une dispense devrait être accordée;

§   en ce qui concerne l’allégation selon laquelle le fait que le mari de la demanderesse avait été tué (un fait qui est décrit différemment dans l’affidavit) le laissait indifférent, le juge de la citoyenneté affirme qu’il s’agit d’une pure invention;

§   le juge indique que, lorsqu’il a appris que la demanderesse était veuve, il a répondu que la question à laquelle il fallait répondre était de savoir si elle avait la capacité d’apprendre ou non;

§   le juge de la citoyenneté précise qu’il n’a jamais dit qu’il rendrait une décision défavorable, mais qu’il a plutôt expliqué qu’il rendrait une décision dans un délai de 60 jours;

§   selon le juge, la chronologie de l’audience n’est pas parfaitement fidèle à la réalité, les interventions de l’avocate ont été beaucoup plus longues et lui‑même n’a pas parlé aussi longtemps qu’il est allégué (65 minutes). Il ajoute qu’en aucun temps l’avocate ne lui a dit qu’elle déposerait des observations;

§   en ce qui concerne l’allégation selon laquelle il avait dit que personne n’obtiendrait la citoyenneté à moins de parler anglais ou français, le juge de la citoyenneté explique qu’il a seulement expliqué l’une des conditions de la Loi.

II.        Les thèses des parties

 

[18]           La demanderesse prétend qu’il était déraisonnable, pour le juge de la citoyenneté, de préférer son opinion sur sa capacité d’apprendre à celle du Dr Colavincenzo. De plus, elle critique l’évaluation qu’il a faite de ses aptitudes étant donné sa connaissance très limitée de sa langue maternelle, le pendjabi, qu’elle est incapable de lire et d’écrire – elle n’est capable que de reconnaître et d’écrire son propre nom. La demanderesse souligne que, dans le passé, la Cour a renvoyé une affaire pour réexamen lorsque, dans des circonstances similaires, elle a conclu, au regard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de recommander ou non une dispense des conditions de connaissance, que des facteurs pertinents n’avaient pas été pris en compte ou que la preuve médicale avait été mal interprétée (Khat (Re) (1991), 49 FTR 252, [1991] ACF no 949, et Hassan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 755, [2002] ACF no 1049).

 

[19]           La demanderesse réitère en outre l’affirmation de la Cour d’appel fédérale selon laquelle, quand un demandeur jure que certaines allégations sont vraies, celles‑ci sont présumées l’être, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter (Pedro Enrique Juarez Maldonado c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302, au paragraphe 5). Dans ces circonstances, la demanderesse soutient que, bien que le juge de la citoyenneté ne soit pas tenu de recommander une dispense sur la foi de l’avis médical produit, il doit apprécier la preuve, que la demanderesse résume de la façon suivante (mémoire des faits et des arguments de la demanderesse, aux paragraphes 50 à 53) :

[traduction]

50.       […] [O]n ne peut attendre d’une personne dont la dernière année d’études est la 2e année du primaire, qui a de la difficulté à lire et à écrire dans sa langue maternelle et dont la vie a été principalement celle de la femme d’un fermier qu’elle « fasse plus d’efforts » ou qu’elle « étudie davantage » afin d’apprendre l’anglais ou le français ou de retenir les renseignements nécessaires sur les trois fondateurs du Canada ou le nom de la province qui est la principale productrice de pétrole, ou même qu’elle sache que la Charte des droits est un élément important de notre Constitution.

 

51.       Il est bien connu que les troubles d’apprentissage ne peuvent pas être corrigés à l’âge adulte, et c’est ce qu’indiquait l’avis médical que le juge de la citoyenneté a rejeté.

52.       Il n’y a aucune raison de douter du fait que la demanderesse a effectivement une déficience qui l’empêche d’apprendre une nouvelle langue.

53.       Par conséquent, M. Gilles Duguay ne pouvait pas fonder sa décision uniquement sur une appréciation personnelle de la capacité de la demanderesse d’apprendre et de comprendre une nouvelle langue et sur les expériences vécues par ses [épouses] en immigrant au Canada et en apprenant une nouvelle langue (« elles ont immigré au Canada et ont appris »), tout en ne tenant aucun compte de l’avis médical du Dr Vincenzo Colavincenzo.

 

[20]           La demanderesse allègue en outre que son droit à l’équité procédurale, énoncé par la Cour suprême du Canada dans Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, n’a pas été respecté lorsque le juge de la citoyenneté a rejeté les demandes présentées par Mme Gamliel afin d’intervenir et de présenter des observations. Au cours de sa plaidoirie, l’avocate de la demanderesse a fait valoir explicitement pour la première fois que le juge de la citoyenneté avait montré un esprit fermé et une attitude partiale par les commentaires qu’il avait faits pendant l’audience. L’avocate du défendeur s’est objectée à cet argument parce qu’il s’agissait d’un nouvel argument qui n’était pas abordé dans ses observations écrites. Après discussion, il a été décidé que l’objection était fondée dans une certaine mesure et que certains des faits contenus dans les dossiers de requête indiquaient que cette question avait été implicitement soulevée, mais que l’avocate du défendeur disposerait de temps pour déposer des observations additionnelles, après quoi l’avocate de la demanderesse pourrait déposer une réponse. Dans cette réponse, l’avocate de la demanderesse a fait valoir, en plus de s’opposer au dépôt de nouveaux renseignements (dont il a été question précédemment dans les présents motifs), que les nouvelles notes écrites par le juge de la citoyenneté concernant le manque d’instruction de la demanderesse et son incapacité d’apprendre une nouvelle langue auraient dû être incluses dès le début. Je suis aussi de cet avis. En outre, l’avocate a traité encore une fois des allégations de partialité et de la question des dépens.

[21]           Pour sa part, l’avocate du ministre soutient qu’il incombait à la demanderesse de démontrer que le juge de la citoyenneté aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire et recommander une dispense (Maharatnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 96 ACWS (3d) 198, [2000] ACF no 405). Le ministre estime également que l’avis médical ne prouvait pas les faits qui y étaient relatés et que le juge de la citoyenneté doit croire les faits sur lesquels il était fondé avant de lui attribuer un poids quelconque (R c Abbey, [1982] 2 RCS 24). Le ministre soutient que le juge de la citoyenneté a examiné l’avis médical, mais qu’il avait le droit de ne pas lui attribuer une grande valeur probante étant donné qu’il ne prouvait pas les faits sur lesquels il était fondé et que des renseignements importants ne s’y trouvaient pas : le Dr Colavincenzo n’est pas un spécialiste du langage et des troubles d’apprentissage; il n’avait jamais rencontré Mme Kalkat auparavant et il ne savait rien de ses antécédents médicaux; le fondement des conclusions du Dr Colavincenzo et son raisonnement ne sont pas expliqués; le Dr Colavincenzo ne parle pas pendjabi et ne pouvait pas évaluer la connaissance que Mme Kalkat avait de cette langue.

[22]           En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, le ministre soutient que le droit à l’assistance d’un avocat lors d’une instance administrative n’est pas absolu et dépend des circonstances. L’évaluation de la connaissance que la demanderesse avait du Canada et des langues officielles n’étant pas une question juridique ou complexe, les observations et les interventions de Mme Gamliel [traduction] « n’étaient pas nécessaires et n’ont eu pour effet que d’interrompre l’entrevue » (mémoire des faits et du droit du défendeur, au paragraphe 40). Ainsi, le ministre prétend, d’une part, que la demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau de convaincre le juge de la citoyenneté qu’une dispense devait être recommandée et, d’autre part, que les tentatives de Mme Gamliel pour s’acquitter de ce fardeau étaient inutiles et avaient eu pour effet d’interrompre l’entrevue. Dans ses observations additionnelles, l’avocate du défendeur prétendait qu’il n’y avait aucune preuve concluante démontrant que le juge de la citoyenneté avait été partial ou avait eu l’esprit fermé. L’affidavit de la demanderesse était le seul élément de preuve étayant cette allégation et l’avocate soutenait qu’il n’était pas suffisant pour réfuter la présomption d’impartialité.

III.       Les questions en litige et la norme de contrôle

[23]           Les questions suivantes ont été soulevées devant la Cour :

1.         Le juge de la citoyenneté a‑t‑il omis de rendre sa décision en conformité avec les principes d’équité procédurale?

2.         Le juge de la citoyenneté a‑t‑il raisonnablement tenu compte de la preuve dont il disposait lorsqu’il a déterminé s’il y avait lieu de recommander une dispense des conditions de connaissance et de langue?

[24]           L’appréciation de la preuve par un juge de la citoyenneté et sa décision concernant la question de savoir s’il y a lieu de recommander une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire sont des questions de fait auxquelles s’applique la norme déférente de la raisonnabilité, alors que les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de la décision correcte, laquelle n’exige aucune déférence (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 51 et 54, [2008] 1 RCS 190, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 42 à 46, [2009] 1 RCS 339).

IV.       Analyse

A. Le juge de la citoyenneté a‑t‑il omis de rendre sa décision en conformité avec les principes d’équité procédurale?

(1) Le concept juridique de l’impartialité judiciaire

[25]           Afin de montrer, de refléter et d’inspirer la confiance du public, il est de la plus haute importance que notre système juridique fasse en sorte que ses décideurs exercent leurs fonctions sans partialité ou parti pris réel ou perçu. Il est fondamental que toute décision rendue commande le respect et la confiance et que les parties et le public sachent et aient le sentiment que justice a été rendue sans parti pris ou influence extérieure.

[26]           Dans Bande indienne Wewaykum c Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 RCS 259, la Cour suprême du Canada a affirmé au paragraphe 58 que « [l]’essence de l’impartialité est l’obligation qu’a le juge d’aborder avec un esprit ouvert l’affaire qu’il doit trancher », et elle a cité avec approbation au paragraphe 59 le passage suivant des Principes de déontologie judiciaire (1998) du Conseil canadien de la magistrature : « L’impartialité est la qualité fondamentale des juges et l’attribut central de la fonction judiciaire » (à la page 30).

[27]           La Cour suprême a aussi souligné, au paragraphe 59 du même arrêt, que la présomption d’impartialité a une importance considérable. Cet élément fondamental de notre système judiciaire n’est pas facile à prouver, et c’est pour cette raison que les tribunaux canadiens ont élaboré au fil des ans la notion de crainte de partialité.

[28]           Dans Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369, le juge de Grandpré a décrit dans les termes suivants la crainte de partialité à la page 394 :

[…] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

 

[29]           Comme il existe une forte présomption en faveur de l’impartialité judiciaire, il faut, pour qu’on conclue à une crainte de partialité, qu’il y ait des motifs sérieux sur lesquels fonder cette conclusion. C’est pourquoi, dans le même arrêt, le juge de Grandpré affirme clairement à la page 395 que « les motifs de crainte doivent être sérieux et je suis complètement d’accord avec la Cour d’appel fédérale qui refuse d’admettre que le critère doit être celui d’une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ».

[30]           Cet exercice délicat consiste essentiellement en une recherche des faits visant à obtenir un compte rendu véridique des faits qui sont survenus et de déterminer à quelle conclusion en arriverait une personne sensée et raisonnable dans une telle situation. Dans les faits, cette personne, étudiant ces faits de façon réaliste et pratique, pourrait‑elle conclure que, selon toute vraisemblance, le juge de la citoyenneté, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

[31]           Si la réponse à cette question est affirmative et que les propos ou la conduite du juge ont révélé une crainte de partialité, le juge a outrepassé sa compétence. Une telle conclusion teinte l’instance et une nouvelle audience doit être tenue dans l’intérêt de la justice.

(2) Le concept juridique et les faits de l’affaire

[32]           L’absence de transcription complique les choses en l’espèce. L’affidavit déposé par la demanderesse auprès de la Cour reflète en fait les opinions et les perceptions de son avocate puisque la demanderesse était incapable de comprendre les échanges verbaux à l’audience, si ce n’est par l’entremise d’une interprète non officielle. De plus, par suite de l’examen du dossier du tribunal effectué par l’avocate du ministre, nous connaissons le point de vue du juge de la citoyenneté grâce à la réponse qu’il a donnée à la plainte déposée contre lui par l’avocate de la demanderesse. Comme il a été mentionné précédemment cependant, les faits sont décrits de manière plus détaillée dans l’affidavit que dans la plainte, de sorte que le juge ne traite pas de toutes les allégations dans sa réponse. Ce n’est pas une situation idéale pour un juge saisi d’un appel, et il faut effectuer une appréciation délicate des faits afin d’être équitable envers toutes les parties. Enfin, je suis conscient qu’il incombe à la demanderesse de démontrer qu’il y avait partialité ou crainte de partialité.

[33]           Les faits, tels qu’ils sont décrits dans l’affidavit de la demanderesse, décrivent une audience au cours de laquelle le juge a joué un rôle actif. Il n’est pas interdit de jouer un rôle actif lors d’audiences relatives à la citoyenneté. Au contraire, le juge de la citoyenneté doit informer le demandeur des exigences de la Loi, de la procédure à suivre, des critères applicables et des options à prendre en compte au moment de la décision. Ainsi, il doit y avoir un échange entre le demandeur et le juge. Des avocats ne sont pas toujours présents, mais il arrive parfois qu’ils assistent aux audiences. Comme le dossier du tribunal le montre, l’avocate de la demanderesse a dû produire, à des fins d’identification, sa carte du Barreau du Québec dont une photocopie a été faite. Dans de tels cas, les avocats des demandeurs sont présents pour défendre les intérêts de leur client, comme c’est normalement le rôle des avocats devant tout autre tribunal administratif ou cour de justice.

[34]           En l’espèce, le juge et l’avocate semblent avoir eu de nombreux échanges directs et s’être disputés. Des remarques ont été formulées – à tout le moins des opinions semblent avoir été exprimées – et l’avocate de la demanderesse est intervenue souvent (selon le juge) ou rarement (selon elle) parce que le juge ne lui a pas permis de le faire.

[35]           Comme la preuve l’indique, trois questions ayant trait aux principes de justice naturelle, à la partialité ou à la crainte de partialité et au rôle de l’avocate doivent être examinées. Une autre préoccupation connexe concerne la question du critère qui doit servir à apprécier la recommandation de dispense faite au ministre. Selon le juge, ce critère consistait à déterminer si la demanderesse avait une incapacité mentale suffisante pour justifier une telle recommandation. L’application d’un critère de ce genre peut refléter un esprit fermé à l’égard de la mesure demandée par la demanderesse.

[36]           Il ressort de la preuve que la demanderesse ne pouvait pas satisfaire aux conditions de la Loi à cause de son manque d’instruction et de son incapacité d’apprendre des langues, y compris le pendjabi, sa langue maternelle. La principale tâche du juge de la citoyenneté consistait alors à déterminer si, dans les circonstances et compte tenu de la preuve, il fallait recommander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 5(3) ou 5(4) de la Loi. À cette fin, le juge de la citoyenneté devait appliquer les critères nécessaires en vertu de l’article 5 de la Loi, puis apprécier les circonstances et déterminer s’il pouvait recommander une dispense des conditions de la Loi.

[37]           En conséquence, la question déterminante est celle de savoir si le juge de la citoyenneté, compte tenu des remarques qu’il a formulées pendant l’audience, avait l’esprit ouvert nécessaire pour déterminer objectivement s’il devait recommander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu des paragraphes 5(3) et 5(4) de la Loi. Ces mesures discrétionnaires peuvent être accordées s’il existe des circonstances justifiant une dispense (paragraphe 5(3)) ou s’il est démontré qu’il existe une situation particulière et inhabituelle de détresse ou qu’il faut récompenser des services exceptionnels rendus au Canada (paragraphe 5(4)).

[38]           La preuve au dossier révèle que le juge de la citoyenneté a fait les remarques suivantes au cours de l’audience :

[traduction]

-    Une personne qui ne parle pas anglais ou français ne sera jamais un Canadien.

 

-    Demain, j’attribuerai la citoyenneté à 800 personnes qui parlent français ou anglais; elles ont toutes réussi le test! Votre avocate nous a écrit que vous n’êtes pas capable d’apprendre des choses sur notre pays et sur notre langue. Malheureusement, des centaines et des milliers de personnes invoquent cet argument.

 

-    L’avis médical était seulement l’avis d’une personne qui n’agissait pas à titre de médecin parce que les médecins ne sont pas des experts linguistiques.

 

-    Je suis un juge et j’applique le droit, ma première femme était russe et ma deuxième femme était roumaine; elles ont immigré au Canada et ont appris.

 

-    Au cours de l’audience, j’ai constaté que vous sembliez comprendre toutes mes questions et que vous étiez capable de parler avec facilité avec votre interprète.

 

-     De nombreuses autres personnes ont de la difficulté à apprendre; certaines travaillent plus fort pour apprendre, alors que d’autres ne le font pas, et vous auriez dû apprendre avec l’aide de votre mari et de vos enfants.

-     Si je rends une décision défavorable, vous pouvez intenter un recours devant la Cour d’appel fédérale et obtenir une audition.

Au cours de l’audience, le juge de la citoyenneté a également montré des photos de sa fille, laquelle était mariée au fils de l’ancien premier ministre Paul Martin.

[39]           Lorsque l’avocate de la demanderesse a essayé d’intervenir, le juge ne l’a pas autorisée à le faire. Confronté aux interventions de l’avocate, il a dû expliquer quelles étaient ses obligations sous le régime de la Loi lorsqu’il préside une audience. Il ressort du dossier que le juge de la citoyenneté a écrit une note manuscrite au verso de l’Avis au Ministre de la décision du juge de la citoyenneté qui indiquait clairement qu’il ne voulait pas que l’avocate intervienne :

Son avocate est alors intervenue pour déclarer que sa cliente pouvait obtenir la citoyenneté canadienne sans avoir à passer ces examens. Je lui ai dit d’observer l’audience, sans toutefois l’interrompre pour exposer sa propre conclusion. Je lui ai dit aussi que j’avais 60 jours pour rendre ma décision, qu’elle avait droit à sa propre opinion, mais que je devais faire mon travail et poursuivre l’audience. [Non souligné dans l’original.]

 

[40]           En refusant de recommander au ministre d’accorder une dispense, le juge de la citoyenneté a estimé que la demanderesse était capable de comprendre les questions et de parler avec l’interprète à l’audience. De plus, elle comprenait la situation dans laquelle elle se trouvait. Pour arriver à cette conclusion, le juge de la citoyenneté a expliqué, selon l’affidavit, que le critère applicable consistait à déterminer si la demanderesse pouvait démontrer qu’elle avait une déficience intellectuelle et qu’elle ne pouvait pas avoir un compte de banque ou signer des documents. Selon son interprétation, l’avis médical ne faisait pas état d’une [traduction] « déficience intellectuelle totale », de sorte que la demanderesse avait la capacité mentale et qu’aucune recommandation ne serait faite au ministre.

[41]           Il est bien connu que la décision d’un juge de la citoyenneté de recommander une dispense au ministre parce qu’il existe des circonstances spéciales est hautement discrétionnaire, mais cela ne libère pas le juge de son obligation d’agir de manière parfaitement objectivement, sans montrer aucune partialité ou un esprit fermé à l’égard de la mesure demandée.

[42]           Certains des propos du juge de la citoyenneté à l’audience donnent l’impression qu’il n’avait pas l’intention de déterminer objectivement s’il y avait lieu de recommander au ministre d’accorder une dispense des conditions de la Loi. Selon l’affidavit de la demanderesse, le juge croyait qu’aucune personne ne pouvait devenir citoyen canadien si elle était incapable de parler l’une des deux langues officielles, sauf si elle avait une déficience intellectuelle totale. Comme il a été mentionné, les expériences de ses ex‑femmes démontraient qu’il était possible d’apprendre une autre langue et la demanderesse pouvait donc le faire aussi.

[43]           Dans ce contexte, même si la décision reste hautement discrétionnaire, à quel point le décideur semble‑t‑il apprécier les faits avec un esprit ouvert? En s’exprimant comme il l’a fait, le juge de la citoyenneté donnait l’impression qu’il avait déjà décidé qu’il ne recommanderait pas au ministre d’accorder une dispense fondée sur des circonstances spéciales. Or, on attend davantage des juges de la citoyenneté dans de tels cas. Il est de la plus haute importance que, avant de prendre une décision en matière de citoyenneté, les juges n’agissent pas ou ne parlent pas d’une manière qui montre qu’ils n’apprécieront pas objectivement les faits de l’affaire dont ils sont saisis. Malheureusement, c’est exactement cette impression que le juge a donnée en l’espèce.

[44]           Bien que cela ne confirme pas nécessairement qu’il y a eu partialité, une personne sensée et raisonnable a certainement l’impression que la question de la recommandation de dispense ne sera pas traitée de manière juste. Après tout, l’examen de la question de savoir s’il y a lieu d’accorder une dispense vise à déterminer s’il existe des circonstances spéciales qui justifieraient une telle recommandation. Pour évaluer cette possibilité, le juge doit analyser la situation de la personne en cause avant de rendre une décision.

[45]           En l’espèce, le juge de la citoyenneté a dit clairement que la citoyenneté ne sera pas accordée, à moins que le demandeur parle l’une des langues officielles du Canada, comme ses ex‑femmes ont été capables de le faire. En s’exprimant ainsi, il donnait l’impression qu’il ne recommanderait pas une dispense. Malheureusement, ces propos ne peuvent que susciter au moins une crainte de partialité chez une personne bien renseignée. De plus, bien que ceci ne soit pas déterminant au regard de la question de la partialité ou de la crainte de partialité, les propos du juge sur ses ex‑femmes et sur le mariage de sa fille ne sont pas dignes d’un juge qui préside une audience. Après tout, il y a une règle de conduite non écrite selon laquelle les juges ne doivent pas personnaliser leur rôle.

[46]           D’autres questions soulevées par la preuve permettent également de disposer de l’appel. Le refus du juge d’entendre l’avocate de la demanderesse est lié directement à la question de l’équité procédurale. La demanderesse était représentée par une avocate parce qu’elle était incapable de s’exprimer dans l’une des langues officielles du Canada. En fait, l’avocate était, tout comme l’interprète non officielle qui l’avait accompagnée, la bouche et les oreilles de la demanderesse à l’audience.

[47]           Il est vrai que le droit à l’assistance d’un avocat n’est pas absolu lors d’une instance administrative et qu’il dépend des circonstances de chaque cas. Comme on l’a vu précédemment cependant, il était clair en l’espèce que la possibilité de recommander une dispense était la question déterminante que le juge devait trancher. La demanderesse l’a compris et a pris les moyens pour être bien représentée. L’avocate a cherché à expliquer correctement la position de la demanderesse avant qu’une décision ne soit prise sur la question, mais elle ne semble pas avoir eu la possibilité de le faire. De plus, le critère concernant la déficience mentale que le juge proposait d’utiliser pour déterminer s’il y avait lieu de recommander une dispense méritait certainement d’être débattu avec l’avocate. Cette question aurait certainement dû être abordée avant qu’une décision ne soit prise.

[48]           Le juge de la citoyenneté a refusé l’intervention de l’avocate parce que, comme il l’a écrit (DI, à la page 12) : « […] elle avait droit à sa propre opinion, mais […] je devais faire mon travail et poursuivre l’audience. » En refusant à tout le moins en partie certaines des interventions de l’avocate, même si celles‑ci ne visaient qu’à faire connaître le point de vue de la demanderesse sur la question de la dispense, le juge de la citoyenneté a manqué à un principe de justice naturelle. Le droit d’être représenté était fondamental pour la demanderesse et ce droit n’a pas été respecté. Cette erreur était suffisante en soi pour que l’appel interjeté à l’encontre de la décision du juge de la citoyenneté soit accueilli. Pour tous ces motifs, l’appel interjeté à l’encontre de la décision du juge de la citoyenneté est accueilli et il ne sera pas nécessaire de traiter de la deuxième question soulevée en l’espèce.

[49]           L’avocate de la demanderesse a demandé à la Cour si une modification pouvait être apportée de vive voix afin de réclamer les dépens. L’avocate du défendeur s’est objectée à cette demande parce que les dépens n’avaient pas été demandés dans les observations écrites initiales. Ayant examiné les faits et les observations des avocates sur cette question et ayant lu les observations additionnelles et donné gain de cause à la demanderesse, j’autorise la modification et je conclus que les dépens seront accordés à cette dernière.


JUGEMENT

 

EN CONSÉQUENCE, LA COUR STATUE que l’appel interjeté à l’encontre de la décision du juge de la citoyenneté est accueilli. La demande de citoyenneté en cause en l’espèce doit être confiée à un autre juge de la citoyenneté. Les dépens sont accordés à la demanderesse.

 

                                                                                                « Simon Noël »

                                                                                    _________________________

                                                                                                                    Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1255-11

 

INTITULÉ :                                      NACHHATTAR KAUR KALKAT c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 3 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 28 mai 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Patricia Gamliel

                      POUR LA DEMANDERESSE

 

Denisa Chrastinova

                       POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cabinet Gamliel

Montréal (Québec)

 

                      POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

                      POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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