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Date : 20120629

Dossier : IMM-6355-11

Référence : 2012 CF 837

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2012

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

JUAN SEBASTIAN BETANCOURT

 GLORIA PATRICIA VELASQUEZ, et

JOSE ERNESTO BETANCOURT VALENCIA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ, DE L’IMMIGRATION ET DU MULTICULTURALISME

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

   MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs, Jose, Gloria, et leur fils Juan, font partie d’une famille d’origine colombienne. Un autre fils demeure en Colombie, et un troisième vit à Saskatoon. Les demandeurs demandent l’annulation de la décision dans laquelle la Section de la protection des réfugiés a rejeté leur demande d’asile.

 

[2]               Les demandeurs ont soulevé trois points qui, selon eux, devraient faire en sorte que leur demande soit accueillie :

                             (i)            il y aurait eu des problèmes d’interprétation et de traduction;

                           (ii)            la Commission aurait commis des erreurs dans ses conclusions relatives à la crédibilité à l’égard du témoignage de Jose;

                         (iii)            la Commission aurait commis une erreur en se fondant sur le fait que les demandeurs ont attendu avant de demander l’asile pour conclure à une absence de crainte subjective.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que les demandeurs ont établi que la décision est entachée d’une erreur de droit ou qu’elle était déraisonnable; la présente demande doit donc être rejetée.

 

Le contexte

[4]               La décision révèle que les demandeurs ont fait valoir ce qui suit pour fonder leur demande d’asile. Jose était propriétaire d’un petit commerce en Colombie; il y vendait des vêtements, de la nourriture et divers articles ménagers. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie [les FARC] lui ont demandé de leur verser un « vaccin », soit de l’argent, chaque mois. Les FARC ont menacé Jose et sa famille de les tuer ou de leur porter préjudice si Jose omettait de payer les FARC ou s’il communiquait avait les autorités. Il a payé les FARC pendant deux ans, mais, par la suite, il a été incapable de leur verser le montant attendu en entier parce que son entreprise connaissait des difficultés.

 

[5]               En 2003, des coups de feu ont été tirés sur la maison de Jose, probablement par les FARC. Ses extorqueurs lui ont dit qu’ils savaient que Jairo, son fils, étudiait à l’académie militaire à Bogotá et qu’ils considéraient toute personne qui collabore avec le gouvernement comme un traitre. Jose a demandé à son fils de quitter l’école et de retourner à la maison, et son fils a obtempéré.

 

[6]               Les FARC ont par la suite dit qu’ils voulaient que Jairo se joigne à eux. Jairo n’était pas à la maison lorsque les FARC ont fait cette demande, et Jose a communiqué avec Jairo pour lui dire de ne pas retourner à la maison. Jose et Gloria se sont rendus à Bogotá, où ils ont rencontré Jairo, et ils ont ensuite signalé l’incident au bureau du procureur général. Jairo s’est caché, et ses parents sont retournés à la maison.

 

[7]               Trois mois plus tard, les demandeurs se sont enfuis dans une ville voisine, mais les FARC ont de nouveau communiqué avec eux et ils ont répété qu’ils voulaient que Jairo se joigne à eux. Les FARC ont aussi dit à Jose qu’il avait manqué de respect envers eux et qu’il serait puni. Jose s’est enfui et est allé travailler avec son neveu dans une autre ville. Trois jours plus tard, Jose et son neveu ont été abordés par trois hommes appartenant aux FARC qui les ont battus et qui ont répété qu’ils voulaient que Jairo se joigne aux FARC. Jose est retourné auprès de sa famille et, quelques semaines plus tard, son neveu a été assassiné. Une note trouvée dans sa poche a révélé que c’étaient les FARC qui l’avaient tué.

 

[8]               Quelques mois plus tard, les demandeurs ont de nouveau déménagé, puis ils ont fuit la Colombie après avoir obtenu des visas pour les États-Unis. Jairo se cache toujours en Colombie.

 

[9]               Les demandeurs sont arrivés aux États­Unis en septembre 2009 avec l’intention de venir au Canada; un de leur fils vit à Saskatoon. Ils ont été refoulés à la frontière parce qu’ils n’avaient pas de visas pour entrer au Canada. Ils sont retournés aux États­Unis, mais ils n’y ont pas demandé l’asile parce qu’ils avaient l’intention d’en faire la demande au Canada. Un ami leur a fait traverser la frontière en automobile à Fort Erie en novembre 2009, et ils ont alors demandé l’asile. Ils se sont par la suite rendus à Saskatoon pour être avec leur fils.

 

L’interprétation

[10]           Les demandeurs, qui sont hispanophones, soutiennent qu’ils n’ont pas bénéficié d’une audience équitable et que leur droit garanti par l’article 14 de la Charte, soit le « droit à l’assistance d’un interprète », a été violé.

 

[11]           Les faits invoqués par les demandeurs à l’appui de cette prétention sont exposés dans l’affidavit de M. Rosales, un étudiant en droit hispanophone et qui est bénévole pour l’organisme Community Legal Assistance Services of Saskatoon Inner City Inc.; cet organisme a fourni des services de représentation juridique aux demandeurs. Il était présent lors de l’audience devant la Commission, mais il n’agissait pas à titre de conseil pour les demandeurs.

 

[12]           Il s’agit d’établir si la qualité de l’interprétation était telle que les droits des demandeurs ont été violés et si les demandeurs ont tardé avant de faire valoir leurs allégations selon lesquelles l’interprétation était de mauvaise qualité.

 

[13]           J’accepte que les demandeurs n’avaient aucun moyen de savoir si l’interprétation était de qualité parce qu’ils ne parlent pas anglais. J’accepte aussi que leur avocat ne pouvait pas savoir si l’interprétation était de qualité à moins qu’un hispanophone le lui confirme.

 

[14]           L’affidavit de M. Rosales est fondé sur son souvenir de l’interprétation fournie à l’audience. M. Rosales relève deux exemples précis de ce qu’il considère être des erreurs qui ont été commises dans l’interprétation et il affirme que [traduction] « pour trouver d’autres erreurs dans l’interprétation, il faudrait [qu’il] examine la transcription de l’audience ». Je ne mets aucunement en doute la sincérité du témoignage de M. Rosales. Cependant, même si ce témoignage aurait pu être suffisant en ce qui concerne une demande d’autorisation, dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’une décision où l’interprétation est remise en question, la Cour s’attend à recevoir un affidavit d’une personne qualifiée qui a écouté l’enregistrement audio de l’audience et qui l’a comparé à la transcription officielle.

 

[15]           Il faut garder à l’esprit que, lorsqu’on allègue que l’interprétation était de mauvaise qualité, il existe une présomption selon laquelle l’interprétation fournie à l’audience de la Commission était exacte. L’interprète lors des audiences de la Commission est agréé et il fait le serment ou la déclaration solennelle « qu’il interprètera fidèlement toute déclaration faite » au cours de l’audience. S’il est allégué que l’interprétation n’était pas exacte, il faut fournir des éléments de preuve précis, et non simplement des souvenirs ou des renseignements tirés de notes prises au cours de l’audience. La Cour ne peut d’aucune façon se fier sur le témoignage d’un déposant qui s’est fondé sur de telles notes et sur des souvenirs pour apprécier l’interprétation fournie à l’audience.

 

[16]           Quoi qu’il en soit, le fait que les demandeurs et leur avocat étaient au fait de ces problèmes allégués d’interprétation soulève une autre question, soit de savoir s’ils ont mis en doute la qualité de l’interprétation à la première occasion.

 

[17]           M. Rosales soutient que, pendant une pause lors de l’audience, il a [traduction] « dit à l’avocat que l’interprétation n’était pas tout à fait exacte, mais [il n’a] pas mentionné la nature ou l’ampleur de ces erreurs ». Il soutient aussi que, [traduction] « après avoir reçu la décision et les motifs [...], [il a] discuté de la nature et de l’ampleur des erreurs d’interprétation avec l’avocat ».

 

[18]           Le défendeur note que, après une suspension d’audience, l’avocat des demandeurs a commencé l’exposé de ses observations à la Commission en affirmant ce qui suit :

[traduction]

Je note aussi au passage que la crédibilité est l’une des questions que vous estimez être pertinente en l’espèce.
À mon avis, dans les instances où une partie de l’évaluation de la crédibilité nécessite le recours à des interprètes, l’appréciation de la crédibilité peut parfois, bien entendu, se révéler un peu plus difficile à effectuer. Loin de moi l’idée de remettre en question d’une quelconque façon l’interprétation fournie à l’audience en l’espèce [non souligné dans l’original].

 

[19]           En l’espèce, il y avait au moins une personne qui savait, en cours d’audience, que la qualité de l’interprétation pouvait laisser à désirer. L’avocat en a été avisé, quoique peut­être pas dans le menu détail, pendant une pause, et ce n’est qu’après que la décision a été rendue que la question a de nouveau été soulevée. À mon avis, lorsqu’un avocat est informé pendant une pause que [traduction] « l’interprétation n’est pas tout à fait exacte » pendant une audience, il doit immédiatement prendre des mesures pour savoir si ces erreurs sont telles qu’elles entraînent une violation des droits garantis par la Charte. Dans la plupart des cas, l’omission de soulever la question immédiatement fera en sorte qu’il sera impossible de la soulever plus tard. En outre, si, comme M. Rosales l’affirme aujourd’hui dans son affidavit, il était au fait de ces problèmes, mais qu’il ne les a pas soulevés en détail avant que la décision soit rendue, il faut se demander pourquoi M. Rosales avait attendu avant d’en parler en détail à l’avocat. Si, comme M. Rosales l’affirme aujourd’hui, il a eu l’impression que de graves erreurs d’interprétation avaient été commises lors de l’audience, cette allégation aurait dû être soulevée avant que la décision soit rendue, sinon, comme l’a soutenu le défendeur en l’espèce, les demandeurs se trouvent à miser sur tous les tableaux et à garder cette question en réserve au cas où ils seraient déboutés.

 

[20]           J’ai examiné les deux passages dans lesquels il y aurait eu une erreur d’interprétation selon les demandeurs. Je ne peux pas conclure qu’il s’agit d’erreurs graves, si erreur il y a eu. La Commission a fondé ses conclusions relatives à la crédibilité sur au moins cinq contradictions, incohérences et omissions ainsi que sur un certain nombre de conclusions d’invraisemblances. Même si l’on acceptait qu’il s’agissait bel et bien d’erreurs, ces erreurs ne l’emporteraient pas sur le poids de la preuve sur laquelle la Commission s’est fondée pour rendre sa décision. La présente prétention doit donc être écartée.

 

Les conclusions relatives à la crédibilité

[21]           Les demandeurs allèguent que la Commission a tiré plusieurs conclusions erronées relativement à la crédibilité. J’ai examiné attentivement chaque allégation au regard des exposés circonstanciés consignés dans le Formulaire de renseignements personnels (le FPR), du témoignage devant la Commission et des affidavits déposés en l’espèce. Je conclus que toute erreur commise n’était pas grave et n’a eu aucune incidence sur la décision de la Commission. La véritable question en litige ici est de savoir si la conclusion relative à la crédibilité tirée par la Commission pouvait raisonnablement être tirée au vu de la preuve dont elle était saisie. À mon avis, la conclusion était raisonnable.

 

[22]           Je n’exposerai pas toutes les observations faites par écrit et soulevées lors de l’audience; je mettrai plutôt l’accent sur les observations suivantes qui établissent le fondement des conclusions selon lesquelles la preuve présentée par les demandeurs était contradictoire.

 

[23]           Les demandeurs contestent la conclusion de la Commission selon laquelle il y avait une contradiction dans la preuve des demandeurs quant à savoir s’ils avaient cessé de payer les « vaccins » – soit les paiements –, s’ils les avaient payés en partie ou si Jose avait négocié une diminution des paiements. Les demandeurs soutiennent qu’ils n’ont jamais cessé de verser l’argent, mais que le montant des paiements avait diminué et que les FARC considéraient que les sommes non versées constituaient une dette à leur égard. Cependant, je suis d’accord avec le défendeur pour affirmer que la Commission a mis l’accent sur la différence entre le FPR – dans lequel Jose affirme ce qui suit : [traduction] « j’ai arrêté [les paiements] et la situation est devenue dangereuse pour moi » – et son témoignage à l’audience, où il a donné une version des faits différente (comme dans l’affidavit qu’il a déposé en l’espèce).

 

[24]           D’autres contradictions ont été notées entre son témoignage à l’audience, où Jose a dit qu’il n’avait eu aucun problème avec les FARC lorsqu’il vivait à San Vincente del Caguan, et son FRP, dans lequel il a affirmé que les FARC l’avaient appelé à plusieurs reprises pour le menacer.

 

[25]           Le témoignage de Jose concernant son fils Jairo posait aussi problème. Je suis d’accord avec la Commission pour affirmer qu’il était illogique que Jose demande à Jairo de quitter l’académie militaire, où il était probablement en sécurité, et de retourner à la maison, où les FARC menaçaient Jose et sa famille.

 

[26]           Il est également difficile de croire que les demandeurs choisiraient de laisser Jairo en Colombie alors qu’ils allèguent que les FARC ciblaient Jairo. Il semble que Jairo a été en mesure de rester caché depuis 2003 alors que les FARC ont été capables de trouver et de suivre les autres membres de la famille partout en Colombie, ce qui les a obligés à quitter le pays.

 

[27]           La conclusion relative à la crédibilité tirée par la Commission était raisonnable.

 

L’attente avant de demander l’asile

[28]           J’accepte que les demandeurs n’aient pas demandé l’asile aux États­Unis parce qu’ils souhaitaient présenter leur demande au Canada, où un de leur fils vit. La conclusion de la Commission selon laquelle ce choix témoigne d’une absence de crainte subjective est contestable. Cependant, la conclusion déterminante en l’espèce n’était pas l’absence de crainte subjective, mais plutôt la conclusion relative à la crédibilité tirée par la Commission. La décision en témoigne dans l’extrait suivant : la Commission « constate qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour appuyer une conclusion favorable ». Par conséquent, même si la Commission avait commis une erreur, comme les demandeurs l’allèguent, cette erreur n’aurait eu aucune incidence sur sa conclusion ni sur sa décision finale.

 

Conclusion

[29]           La présente demande sera rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification.


 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6355-11

 

INTITULÉ :                                      JUAN SEBASTIAN BETANCOURT ET AL c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ, DE L’IMMIGRATION ET DU MULTICULTURALISME

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 13 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 29 juin 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nicholas Blenkinsop

 

       POUR LES DEMANDEURS

Natasha Crooks  

 

       POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Community Legal Assistance Services

for Saskatoon Inner City Inc. (CLASSIC)

Saskatoon (Saskatchewan)

 

  POUR LES DEMANDEURS

MYLES J. KIRVAN

Sous‑procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

  POUR LE DÉFENDEUR

 

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