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Date : 20120504

Dossier : T‑1081‑11

Référence : 2012 CF 537

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

168886 CANADA INC.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

WALTER REDUCKA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 25 mars 2011 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP) a exercé, sous le régime du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi), son pouvoir discrétionnaire d’examiner la plainte en discrimination fondée sur une déficience physique et mentale qu’avait formée le défendeur.

 

 

LES FAITS

 

Les antécédents professionnels du défendeur

 

[2]               Le défendeur a été employé par Sears Canada et 16886 Canada Inc., faisant affaire sous la dénomination de SLH Transport Inc., de septembre 1977 au 14 mai 2009. Au printemps 2005, le défendeur s’est porté candidat au poste de chef de l’exploitation, pour lequel il n’a pas été retenu.

 

[3]               Peu après, le défendeur a pris un congé de maladie en raison de la grave dépression causée par le rejet de sa candidature à ce poste. Il a touché des prestations d’invalidité de courte durée jusqu’en septembre 2005 et des prestations d’invalidité de longue durée jusqu’en septembre 2007.

 

[4]               En décembre 2007, le défendeur a écrit à la demanderesse une lettre où il évoquait la possibilité d’un retour progressif au travail. Il s’y plaignait ensuite de ce qu’on ne lui avait pas attribué le poste de chef de l’exploitation et concluait sa lettre en réclamant une indemnité de départ. 

 

[5]               Les parties ne sont pas arrivées à s’entendre sur le montant d’une indemnité de départ. Cependant, comme le défendeur avait aussi déclaré qu’il pourrait envisager de revenir au travail, la demanderesse l’a invité à plusieurs reprises à produire des évaluations médicales pour établir s’il était possible d’adapter un poste à ses besoins particuliers, mais le défendeur n’a pas produit les évaluations demandées.

 

[6]               La demanderesse a mis fin à l’emploi du défendeur le 14 mai 2009. En octobre de la même année, ce dernier a donné le premier signe de son intention de déposer une plainte en violation des droits de la personne.

 

Historique de la plainte en violation des droits de la personne

[7]               Le 7 mai 2010, le défendeur a déposé une plainte contre trois sociétés liées entre elles, soit Sears Canada Inc., 168886 Canada Inc. et SLH Transport Inc., devant l’Alberta Human Rights Commission (l’AHRC). Le 14 du même mois, l’AHRC a recommandé à M. Reducka de déposer une plainte analogue devant la CCDP, puisque les trois défenderesses paraissaient relever de la réglementation fédérale. Par lettre en date du même jour, le défendeur a avisé la CCDP de son intention de former devant elle une plainte analogue, applicable à toute défenderesse qui relèverait de la compétence fédérale. À la demande de la CCDP, le défendeur lui a communiqué copie de la plainte qu’il avait déposée devant l’AHRC.

 

[8]               Le 7 juin 2010, la CCDP a informé le défendeur des formalités à remplir concernant sa plainte, lui donnant jusqu’au 9 juillet 2010 pour produire les pièces nécessaires. Le défendeur a déposé sa plainte devant la CCDP le 7 juillet 2010. Le 13 du même mois, celle‑ci l’a avisé que sa plainte ne remplissait pas les conditions prévues par la Loi : le formulaire de plainte dépassait la longueur limite de trois pages, il renvoyait à des pièces jointes et il dénommait Sears Canada, société relevant de la compétence provinciale.

 

[9]               Le défendeur a envoyé une version révisée du formulaire de plainte à la CCDP le 13 septembre 2010. L’avocat du défendeur a expliqué ce retard par le fait que son bureau avait été fermé en juillet et en août.

 

[10]           À titre préalable, la CCDP devait décider s’il y avait lieu d’examiner la plainte en vertu du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 41(1)e) de la Loi, étant donné qu’elle avait été déposée hors du délai prescrit d’un an. Elle a donc nommé un enquêteur chargé de formuler une recommandation à ce sujet. Cet enquêteur lui a recommandé d’examiner la plainte.

 

LA DÉCISION ATTAQUÉE

 

[11]           La CCDP a souscrit à la recommandation de l’enquêteur et conclu que le dépôt hors délai de la plainte était attribuable à l’incertitude du défendeur touchant le point de savoir si la demanderesse relevait de la compétence fédérale ou de la compétence provinciale. Elle jugeait par conséquent raisonnable d’exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de dépôt d’un an, mais tout en refusant d’examiner les allégations fondées sur des faits antérieurs aux événements de 2009.

 

[12]           En outre, la CCDP a conclu que la demanderesse n’avait pas établi que le retard à signer la plainte nuirait sérieusement à sa capacité d’y répondre.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève essentiellement deux questions :

a) Quelle est la norme de contrôle applicable?

b) La CCDP a‑t‑elle commis une erreur donnant lieu à révision en décidant d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner la plainte du défendeur?

 

ANALYSE

[14]           La Cour suprême a posé en principe dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], qu’il n’est pas toujours nécessaire de procéder à une analyse exhaustive pour établir la norme de contrôle applicable : lorsque la jurisprudence contient déjà une telle analyse, il n’est pas besoin de la répéter.

 

[15]           Après un examen attentif de la jurisprudence, le juge O’Keefe, appliquant Dunsmuir, a conclu dans la décision Canada (Revenu) c McConnel, 2009 CF 851 (disponible sur CanLII), que la décision discrétionnaire d’examiner une plainte déposée hors du délai de prescription d’un an que fixe l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne met en jeu une question mixte de fait et de droit, et doit être à ce titre contrôlée suivant la norme du caractère raisonnable. Par conséquent, notre Cour n’interviendra pas dans la présente espèce à moins que la décision attaquée n’appartienne pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[16]           L’alinéa 41(1)e) de la Loi prévoit une étape d’étude préalable des plaintes en violation des droits de la personne. À cette étape, la CCDP n’examine pas le fond ou le bien-fondé des plaintes; voir Good c Canada (Procureur général), 2005 CF 1276, 142 ACWS (3d) 1019. L’objet de cet alinéa est d’assurer le dépôt des plaintes dans un délai déterminé. Si elle établit que la plainte n’a pas été déposée dans le délai prescrit d’un an, la CCDP a le pouvoir discrétionnaire de l’examiner quand même au fond; voir Good, précitée, paragraphe 21, et Tse c Federal Express Canada Ltd, 2005 CF 598, 273 FTR 242.

 

[17]           Dans la présente espèce, la CCDP a conclu sans ambiguïté que l’acte sur lequel se fondait la plainte du défendeur avait été accompli plus d’un an avant le dépôt de celle‑ci. Néanmoins, elle a exercé son pouvoir discrétionnaire en faveur du défendeur. Pour les motifs dont l’exposé suit, j’estime que la CCDP a agi de manière déraisonnable en exerçant ainsi son pouvoir discrétionnaire.

 

[18]           La CCDP a fondé sa décision d’examiner la plainte du défendeur essentiellement sur l’incertitude de celui‑ci quant au for convenant à cette plainte. Cependant, comme le fait valoir la demanderesse, la CCDP a omis de prendre en considération le fait que le défendeur était en tout temps représenté par un avocat. L’avocat du défendeur aurait dû être bien informé des compétences respectives de l’AHRC et de la CCDP ou, à tout le moins, il aurait dû étudier les dispositions habilitantes de la demanderesse afin d’établir devant lequel de ces deux tribunaux il fallait déposer la plainte. Notre Cour a en effet posé en principe qu’il ne convient pas de proroger le délai applicable lorsque le plaignant bénéficie d’une représentation légale; voir Zavery c Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2004 CF 929, paragraphe 26, 256 FTR 124; et Johnston c Société canadienne d’hypothèques et de logement, [2004] CF 918, paragraphes 9 à 11, 132 ACWS (3d) 107.

 

[19]           De même, l’avocat du défendeur aurait dû avoir connaissance de la forme en laquelle les plaintes doivent être présentées à la CCDP. Par envoi en date du 7 juin 2010, cette dernière a communiqué au défendeur les documents suivants :

a)         un formulaire de plainte,

b)         une feuille d’instructions et de conseils,

c)         une liste de contrôle des renseignements à fournir,

d)         un modèle de formulaire de plainte rempli.

(Dossier du défendeur, affidavit de Walter Reducka, pièce D, page 7.)

 

[20]           L’avocat du défendeur a présenté la plainte à la CCDP le 7 juillet 2010 (dossier du défendeur, affidavit de Walter Reducka, pièce E, page 9). Le 13 du même mois, la CCDP lui a fait savoir que le formulaire n’était pas rempli conformément aux prescriptions de la Loi (dossier du défendeur, affidavit de Walter Reducka, pièce F, pages 10 et 11). En plus du fait que la plainte était manifestement hors délai au moment de cette correspondance, il est important de noter, ainsi que le rappelle la demanderesse, que pour être considérée comme conforme à la Loi, la plainte doit être déposée « en la forme acceptable pour [la CCDP] »; voir Rhéaume c Canada (Procureur général), 2007 CF 919, paragraphe 33, 324 FTR 159. Or ce n’est que le 13 septembre 2010, soit presque quatre mois après l’expiration du délai fixé par l’alinéa 41(1)e) de la Loi, que le défendeur a déposé un formulaire de plainte rempli de manière « acceptable ». Du propre aveu de son avocat, le défendeur a arrêté l’intention de déposer une plainte en violation des droits de la personne en octobre 2009, c’est‑à‑dire près de sept mois avant la date limite prévue par les dispositions fédérales et provinciales applicables. Le défendeur ayant disposé de sept mois pour se préparer et des services d’un avocat, on ne peut trouver aucune explication raisonnable au fait qu’il n’ait pas déposé sa plainte devant le tribunal compétent, en la forme requise et dans le délai prescrit.

 

[21]           On ne peut dire que le défendeur se soit trouvé incapable de présenter sa plainte dans le délai prescrit pour des raisons indépendantes de sa volonté. Il s’est écoulé 16 mois entre le licenciement de M. Reducka et la date du dépôt de sa plainte. Or son avocat a attendu pour présenter cette dernière qu’il ne reste plus qu’une semaine avant l’expiration du délai de dépôt fixé par la législation provinciale des droits de la personne, et il n’est entré en rapport avec la CCDP à cette même fin qu’au moment où allait expirer le délai prescrit d’un an. M. Reducka a en effet attendu le dernier jour de ce délai pour présenter sa plainte à la CCDP. Qui plus est, sa plainte était remplie d’erreurs et, invité à corriger celles‑ci, il a encore laissé passer deux mois avant de le faire. L’avocat du défendeur a expliqué ce dernier retard par le fait que son bureau avait été fermé en juillet et août. On voit donc que ledit retard n’est pas attribuable à des circonstances atténuantes, mais à l’absence de l’avocat.

 

[22]           En outre, la CCDP aurait dû prendre en considération l’ensemble de la plainte, y compris, le cas échéant, tous éléments tendant à en établir le caractère abusif; voir Richard c Canada (Conseil du Trésor), 2008 CF 789, paragraphe 9, 330 FTR 236. À première vue, la plainte ne paraît pas très sérieuse, étant donné que M. Reducka n’a répondu à aucune des multiples demandes de renseignements médicaux que la demanderesse lui a adressées afin d’établir s’il était possible d’adapter le travail à ses besoins. Il est aussi à noter que le défendeur n’a pas invoqué la discrimination dans le cadre de la plainte en congédiement injustifié qu’il a formée, ni au moment de ses négociations avec la demanderesse en vue d’un règlement à l’amiable. Comme l’a admis l’avocat du défendeur, c’est seulement après avoir constaté que ce dernier ne donnait pas d’instructions viables en vue d’un tel règlement que la demanderesse a été informée qu’il avait l’intention de faire valoir une plainte en violation des droits de la personne.

 

[23]           Pour tous les motifs qui précèdent, je pense comme la demanderesse que nous n’avons pas ici affaire à un cas où des circonstances extraordinaires auraient empêché le plaignant de présenter sa plainte conformément à la Loi. Le défendeur n’a pas expliqué par des raisons valables son incapacité à déposer sa plainte dans le délai prescrit, ce qui est inexcusable étant donné qu’il a bénéficié des services d’un avocat en tout temps. La CCDP a commis une erreur et a agi de manière déraisonnable en ne faisant porter son attention que sur l’incertitude supposée du défendeur touchant les questions de compétence, sans prendre dûment en considération le fait qu’il avait engagé un avocat.

 

[24]           En outre, la CCDP n’a pas pris en considération tous les facteurs pertinents pour une décision à rendre sous le régime de l’alinéa 41(1)e), qui sont énumérés dans le propre rapport de son enquêteur. Elle n’a notamment pas tenu compte de la nature ni du degré de gravité des questions soulevées par la plainte. 

 

[25]           En conséquence, étant fondée à intervenir, notre Cour accueille la présente demande de contrôle judiciaire, et elle infirme et annule la décision de la CCDP d’examiner au fond la plainte prescrite du défendeur.


JUGEMENT

 

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, et elle infirme et annule la décision de la CCDP d’examiner au fond la plainte du défendeur.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑1081‑11

 

INTITULÉ :                                      168886 CANADA INC. c WALTER REDUCKA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 13 décembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 4 mai 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Walter J. Pavlic

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

John C. Davidson

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MacPherson Leslie & Tyerman, s.r.l.

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John C. Davidson

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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