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Date : 20120613

Dossier : IMM-3842-11

Référence : 2012 CF 745

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2012

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

NADARAJAH KURUPARAN

BAHMINI KURUPARAN

MAIYURAN KURUPARAN

KIRUSHANTHY KURUPARAN

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 18 mai 2011, qui leur a refusé la qualité de réfugiés au sens de la Convention, aux termes de l’article 96 de la Loi, et la qualité de personnes à protéger, aux termes du paragraphe 97(1) de la Loi.

 

[2]               La Commission est arrivée à cette conclusion parce que selon elle Nadarajah Kuruparan, le demandeur principal, était exclu de la protection aux termes de l’article 98 de la Loi en raison de son poste et de son rôle dans la marine sri-lankaise, une organisation considérée avoir commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre au sens de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] RT Can n° 6 (la Convention des Nations Unies). Les demandes d’asile des autres demandeurs étaient fondées sur celle du demandeur principal.

 

[3]               Les demandeurs voudraient que la décision de la Commission soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvelle décision.

 

Contexte

 

[4]               Le demandeur principal est Nadarajah Kuruparan. Les autres demandeurs sont apparentés au demandeur principal, comme il suit : Bhamini Kuruparan (désignée sous le nom de Bahmini Kuruparan dans l’intitulé), son épouse; Maiyuran Kuruparan, son fils; et Kirushanthy Kuruparan, sa fille.

 

[5]               Les demandeurs sont tous Sri-lankais. Le demandeur principal est d’origine tamoule.

 

[6]               Le demandeur principal a reçu une formation d’ingénieur électricien. Il s’est engagé dans la marine sri-lankaise (la marine) en 1981 comme élève‑officier, pour devenir en 1985 enseigne de vaisseau de 2e classe. En 2008, il avait atteint le grade de commodore, le troisième grade derrière celui de contre-amiral de toute la marine. Durant son temps passé dans la marine, il n’a jamais participé à des combats. Cependant, il a témoigné que, en tant que l’un de seulement cinq officiers tamouls dans la marine, il avait dû affronter de nombreux défis. Il a été soupçonné par ses supérieurs d’être un sympathisant des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) et il se serait vu refuser des promotions selon le rythme auquel il les méritait.

 

[7]               En 2001, le demandeur principal a été approché par un Tamoul qui voulait son soutien pour la cause des TLET, en particulier par la communication de renseignements sur des opérations navales offensives. Il a refusé de soutenir les TLET, mais d’autres invites semblables lui ont été faites plus tard. Pour se protéger, lui et sa famille, il a réduit son rôle dans la collectivité, ainsi que le temps qu’il passait avec d’autres Tamouls, limitant ses visites aux membres de sa famille.

 

[8]               En 2006, les TLET ont repris leurs attaques contre le gouvernement, et la situation au Sri Lanka s’est aggravée. Les forces gouvernementales sri-lankaises ont riposté et de nombreux civils tamouls ont été tués. La marine, qui faisait partie intégrante de la machine de guerre du gouvernement, est parvenue à bloquer de nombreux approvisionnements destinés aux TLET.

 

[9]               En 2008, alors que les TLET avaient un urgent besoin de renseignements militaires pour leurs opérations, le demandeur principal fut à nouveau approché par divers partisans des TLET qui voulaient son aide. Il a aussi été menacé par téléphone.

 

[10]           En août 2008, le demandeur principal a été convoqué par l’unité du renseignement de la marine et interrogé sur des proches qui l’avaient visité. Il a répondu aux questions posées, puis a été autorisé à retourner à ses tâches. Au cours du même mois, son épouse a été menacée par des jeunes munis d’armes de poing. Ils exigeaient que le demandeur principal se joigne à leur mouvement, sans quoi il lui en cuirait. Plus tard, l’ami proche du demandeur principal, un officier de haut rang de la marine, l’aurait mis en garde contre le personnel paramilitaire de l’armée sri-lankaise et contre d’autres groupes tamouls. Le demandeur principal a alors décidé en septembre 2008 d’installer sa famille dans le logement familial de l’officier.

 

[11]           Entre 2001 et 2009, le demandeur principal aurait demandé à plusieurs reprises son retrait du service actif; on le lui a refusé à chaque fois. Le 1er juin 2009, il a pris sa retraite de la marine et rejoint la réserve navale régulière, une obligation pour tout le personnel retraité de la marine.

 

[12]           Après avoir pris sa retraite, le demandeur principal s’est mis à être menacé par un groupe tamoul progouvernemental. Ce dernier réclamait sans cesse de l’argent, et les demandeurs refusaient à chaque fois. Le demandeur principal craignait les milices gouvernementales et progouvernementales, qui étaient persuadées que, en tant que Tamoul, il divulguerait aux TLET des renseignements sensibles sur la marine. Puis il en est venu à craindre aussi les TLET, à qui il avait refusé de communiquer des renseignements.

 

[13]           Le 3 juillet 2009, des hommes armés ont enlevé l’épouse du demandeur principal durant une courte période dans une fourgonnette. L’épouse a témoigné que les hommes s’étaient identifiés comme membres de la faction Karuna. Ils prétendaient savoir que le demandeur principal aidait les TLET et ils ont exigé le versement d’une grosse somme d’argent dans un délai d’un mois, sans quoi la famille tout entière serait éliminée. Pris par la crainte, le demandeur principal a décidé de fuir le Sri Lanka avec sa famille. À l’aide d’un visa des États-Unis non utilisé qu’il avait obtenu pour visiter des proches en 2008, les demandeurs ont quitté le Sri Lanka en juillet 2009. Depuis les États‑Unis, ils se sont présentés à la frontière canadienne le 4 août 2009, où ils ont demandé l’asile.

 

[14]           Les demandes d’asile ont été instruites le 26 janvier 2010 et le 11 janvier 2011.

 

La décision de la Commission

 

[15]           La Commission a rendu sa décision le 23 mars 2011. Dans ses motifs, elle résumait d’abord les faits décrits dans le Formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur principal.

 

[16]           La Commission a alors examiné deux points qui avaient été soulevés durant les audiences : l’exclusion et l’inclusion.

 

L’exclusion

 

[17]           Commençant par la question de l’exclusion, la Commission s’est référée à l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies. Elle a relevé qu’il est établi dans la jurisprudence que la norme des « raisons sérieuses de penser », employée dans cette disposition, peut être entendue au sens de « motifs raisonnables de croire ». Cette norme exige davantage que des soupçons ou des conjectures, mais moins qu’une preuve selon la prépondérance des probabilités. Elle s’applique aux questions de fait, tandis que la question de savoir si les faits présentent la qualification de crime contre l’humanité ou de crime de guerre est une question de droit.

 

[18]           Passant à la définition de « crimes contre l’humanité », la Commission a cité la définition figurant à l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, signé le 17 juillet 1998 (le Statut de Rome) et la transposition de cette définition en droit canadien.

 

[19]           Elle a estimé que la question posée dans cette affaire était de savoir si le demandeur principal était juridiquement responsable, en tant que complice, des crimes contre l’humanité commis par la marine durant ses années passées dans les forces navales. Pour analyser cette question, la Commission s’est référée au Statut du Tribunal militaire international, 8 août 1945 (le Statut du TMI), qui renferme ce qui suit, en son article 6 :

Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.

 

 

 

[20]           Le principe de la complicité a été examiné dans la jurisprudence, et la Commission a cité les passages pertinents dans sa décision avant de faire son analyse.

 

[21]           Elle a reconnu que la marine n’est pas considérée comme une organisation visant des fins limitées et brutales, et que la simple appartenance du demandeur principal à cette organisation ne suffisait donc pas à établir qu’il était complice des violations des droits de la personne commises par elle. Cependant, selon la Commission, la preuve montrait que le demandeur principal avait été complice des crimes contre l’humanité parce qu’il avait servi longtemps dans la marine, une organisation qui était connue pour commettre, régulièrement et systématiquement, des violations des droits de la personne contre les TLET, contre la population tamoule et contre les personnes soupçonnées d’être des collaborateurs ou des sympathisants des TLET, ou perçues comme telles. La Commission a trouvé particulièrement notables les facteurs suivants dans sa conclusion selon laquelle le demandeur principal avait été complice de crimes contre l’humanité. Le demandeur principal :

            avait été informé des atrocités commises par les forces de sécurité sri-lankaises, y compris par la marine, depuis son engagement volontaire en 1985;

            avait de longs états de service dans la marine;

            avait obtenu des promotions durant ses longs états de services; et

            n’avait pas quitté son emploi plus tôt alors qu’il avait eu des possibilités de le faire.

 

[22]           Pour savoir si le demandeur principal avait été complice, la Commission a examiné les faits selon les six facteurs suivants reconnus dans la jurisprudence : la nature de l’organisation; la méthode de recrutement; le poste ou le rang au sein de l’organisation; la connaissance des atrocités commises par l’organisation; le temps passé au sein de l’organisation; et la possibilité de quitter l’organisation.

 

[23]           La nature de l’organisation

            La Commission a passé en revue la jurisprudence et a d’abord constaté que le champ de l’organisation de référence n’a pas à être circonscrit à l’unité dans laquelle servait l’intéressé. Le facteur déterminant est l’existence d’une intention commune et d’une participation consciente aux crimes contre l’humanité commis par l’organisation. La Commission s’est référée, dans la preuve documentaire, à des exemples de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité commis par la marine. À la lumière de cette preuve, elle a conclu que les forces de sécurité sri-lankaises, y compris la marine, avaient commis de graves violations des droits de la personne alors que le demandeur principal était officier de marine.

 

[24]           La méthode de recrutement et le poste ou le rang au sein de l’organisation

            La Commission a relevé que le demandeur principal s’était volontairement engagé dans la marine et y avait obtenu, durant sa longue carrière, plusieurs promotions et de nombreuses récompenses. En 2009, il était devenu un officier haut gradé de la marine occupant un poste très élevé. La Commission a cité une jurisprudence portant sur le lien entre le rang ou le poste d’une personne au sein d’une organisation et sa complicité dans des crimes internationaux commis par celle-ci.

 

[25]           La Commission a trouvé que les activités du demandeur principal en tant qu’ingénieur électricien chargé d’entretenir et de réparer des bases et des navires et de proposer des normes en matière d’électricité, d’électronique et de communication pour la marine témoignaient de son rôle dans la facilitation des opérations de la marine, ce qui englobait les aspects plus sombres de telles opérations. Son éloignement physique et opérationnel ne l’empêchait pas d’être un complice puisqu’il aidait la marine à commettre des atrocités. La Commission a estimé que ce point était confirmé également par ce qui suit : le demandeur principal avait admis avoir connaissance des crimes commis par la marine et par les forces de sécurité durant ses années de service; il avait occupé des postes importants au sein de la marine; et il n’avait pas quitté la marine.

 

[26]           La connaissance des atrocités commises par l’organisation

            Sur ce point, la Commission s’en est rapporté à un arrêt de la Cour suprême du Canada, Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100, aux paragraphes 172 à 177. Elle a souligné le fait que le demandeur principal avait reconnu avoir été dès 1985 informé des atrocités commises par la marine. Il en avait été informé par les médias et par d’autres officiers de marine, et il en avait discuté avec ses pairs. Il avait aussi témoigné avoir assisté à des réunions stratégiques portant sur les dotations d’équipement puisqu’il lui appartenait de garantir la performance maximum des navires. La Commission a estimé que, même si le demandeur principal avait déclaré ne pas appuyer ni tolérer le comportement de la marine, le fait qu’il n’avait pas mis fin à son engagement dans la marine à la première occasion indiquait le contraire. L’élément mens rea requis pour qu’il y ait complicité était présent.

 

[27]           Le temps passé au sein de l’organisation

            La Commission a rappelé les longs états de service du demandeur principal dans la marine et le fait qu’il connaissait depuis longtemps les atrocités commises par celle-ci. Malgré cette connaissance, le demandeur principal avait soutenu les activités de la marine durant plus de 20 ans et obtenu des promotions tout au long de sa carrière. Selon la Commission, l’indulgence du demandeur principal à l’égard des crimes de la marine, son appartenance continue à la marine et le rang qu’il y occupait étaient le signe de l’intention commune qu’il partageait avec la marine dans les crimes commis par celle-ci.

 

[28]           La possibilité de quitter la marine

            La Commission a pris acte de la volonté du demandeur principal de quitter la marine en 2001, bien qu’il eût déjà connaissance, dès 1985, des crimes de la marine. Par ailleurs, aucune preuve documentaire n’a été produite au soutien de son affirmation selon laquelle la marine avait refusé de le libérer. Le demandeur principal avait témoigné qu’il y avait une période de service obligatoire de 20 ans, et 2001 était donc la première occasion qu’il avait eue de quitter la marine. Cependant, la Commission a récusé cette affirmation au motif que le demandeur principal ne s’était engagé dans la marine qu’en 1985, après avoir terminé ses études en génie, d’une durée de quatre ans. La période de 20 ans ne se serait donc pas achevée en 2001, mais plutôt en 2005, et aucune preuve documentaire ne donnait à penser que le demandeur principal avait demandé sa libération de la marine en 2005.

 

[29]           En outre, bien que le demandeur principal eût témoigné avoir activement cherché à prendre sa retraite de la marine entre 2007 et 2009, la Commission n’a trouvé aucune preuve documentaire convaincante de nature à confirmer ce fait. Le certificat de service décrivant le temps passé par le demandeur principal dans la marine ne faisait pas état de tentatives de démobilisation. La Commission a donc estimé que le demandeur principal n’avait pas prouvé d’une manière convaincante qu’il avait tenté de quitter la marine comme il le prétendait. Elle a plutôt conclu qu’il avait inventé l’histoire de sa tentative de quitter la marine à la seule fin d’appuyer sa demande d’asile.

 

[30]           Le demandeur principal a dit que, s’il avait quitté la marine sans permission, cela aurait été considéré comme une absence irrégulière ou une désertion. La peine maximale prévue par les lois sri-lankaises pour ces crimes est un emprisonnement de deux ans ou la mort (si la lâcheté est prouvée), respectivement. Cependant, la Commission a pris acte d’une preuve documentaire récente montrant que la peine prévue en cas de désertion n’était pas aussi sévère que ce qu’indiquaient les lois. En outre, en 2005, le demandeur principal aurait servi durant 20 ans. Par conséquent, se fondant sur la prépondérance des probabilités, la Commission a estimé que le demandeur principal n’aurait pas été passible d’une peine s’il avait quitté la marine en 2005 puisqu’il en avait le droit, ayant rempli ses obligations cette année-là.

 

[31]           En outre, le demandeur principal avait eu, entre 1993 et 2006, quand il s’était rendu dans d’autres pays, plusieurs possibilités de faire défection et de demander l’asile à l’étranger. Il a témoigné que, s’il ne l’avait pas fait, c’est parce qu’il ne voulait pas être un déserteur. Cependant, la Commission a estimé qu’il aurait pu, à l’occasion de l’un de ses voyages à l’étranger après 2005, faire défection sans être un déserteur.

 

[32]           Se fondant sur l’ensemble de la preuve soumise, la Commission a conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait été complice des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la marine et par les forces de sécurité sri-lankaises. Elle a donc considéré qu’il était exclu d’une protection au Canada en application de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies.

 

Inclusion

 

[33]           Passant à la question de l’inclusion, la Commission a considéré que les points déterminants étaient la crédibilité, la crainte subjective et la question de savoir si la crainte de persécution éprouvée par les demandeurs était objectivement fondée. Le demandeur principal avait indiqué qu’il craignait les groupes présents des deux côtés du conflit : l’Organisation populaire de libération de l’Eelam tamoul (l’OPLET), les TLET, la faction Karuna et les paramilitaires ainsi que le service de renseignement du gouvernement sri-lankais.

 

[34]           Aucune preuve n’a été produite concernant l’OPLET, et la Commission n’a donc pas conclu que les demandeurs avaient une crainte objective d’être persécutés par ce groupe. S’agissant des TLET, la Commission a relevé que les TLET avaient été mis en déroute par les forces de sécurité sri-lankaises en mai 2009, et il n’existait aucune preuve documentaire convaincante montrant que les TLET promettaient l’exécution aux anciens militaires. La Commission a examiné une preuve documentaire postérieure à mai 2009 qui donnait à penser que les forces des TLET s’étaient transformées. Cependant, rien ne permettait de dire que les anciens membres de la marine ou de l’armée seraient pour cette raison menacés ou inquiétés.

 

[35]           S’agissant de la crainte éprouvée par les demandeurs à l’égard des factions gouvernementales, le demandeur principal a indiqué que, en 2008, l’un de ses amis proches l’avait averti que les groupes paramilitaires et le service de renseignement du gouvernement pourraient vouloir l’éliminer. Le demandeur principal n’a produit aucun affidavit de son ami confirmant cette mise en garde. Le demandeur principal est Tamoul, mais la Commission a estimé que, vu ses antécédents sans tache dans la marine, il n’était pas vraisemblable que ces factions gouvernementales cherchent à l’éliminer pour ses supposées sympathies avec les TLET. Selon la Commission, la crainte du demandeur principal d’être désigné dans un faux rapport rédigé à son sujet ne reposait que sur des conjectures, d’autant qu’il avait été informé au Canada qu’il ne figurait pas sur une « liste de personnes recherchées ». La Commission n’a donc pas considéré que le demandeur principal avait une crainte objectivement fondée d’être persécuté par des factions gouvernementales s’il retournait au Sri Lanka.

 

[36]           Le demandeur principal a indiqué que les raisons qu’il avait de demander l’asile n’étaient apparues qu’en juillet 2009, lorsque son épouse avait été enlevée à la pointe du fusil par des hommes qui prétendaient appartenir à la faction Karuna. Les hommes avaient exigé une grosse somme d’argent et menacé les demandeurs s’ils refusaient de payer. La Commission a examiné une abondante preuve documentaire qui montrait que la faction Karuna et les paramilitaires avaient par le passé enlevé et mis à rançon des personnes soupçonnées d’appartenir aux TLET ou de soutenir les TLET et avaient commis d’autres violences contre des civils.

 

[37]           À la lumière de cette preuve, la Commission a conclu que, selon toute vraisemblance, les chefs de la faction Karuna (et notamment Vinayagamoorthi Muralitharan (VM)) étaient au fait des exactions commises par leur groupe. Cependant, rien ne donnait à penser que ces chefs en étaient restés là. La Commission a donc estimé que certains des membres du groupe rançonnaient des civils de leur propre initiative. La preuve ne permettait pas d’ailleurs de dire que l’ascendant des chefs servait à cautionner les exactions commises par des personnes prétendant appartenir à la faction Karuna. L’affirmation du demandeur principal selon laquelle les membres de la faction Karuna qui essayaient de lui extorquer de l’argent agissaient sous l’autorité de VM n’était donc pas corroborée, et l’ascendant de VM ne serait pas utilisé contre le demandeur principal pour assurer le succès des exactions. Selon la Commission, la crainte des demandeurs d’être rançonnés par un groupe impliqué dans des activités criminelles n’établissait pas un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention.

 

[38]           La Commission a estimé aussi que la crainte du demandeur principal d’être enlevé s’il était renvoyé au Sri Lanka est une crainte généralisée ressentie par tous les Sri-Lankais. Elle a fait observer qu’il n’existait aucune preuve convaincante montrant que les assaillants avaient été motivés par autre chose que l’argent lorsqu’ils s’en étaient pris aux demandeurs. La crainte du demandeur principal était celle d’un risque généralisé d’être persécuté par certains membres de la faction Karuna impliqués dans des activités criminelles. Le demandeur principal ne pouvait donc pas invoquer la protection prévue par l’alinéa 97(1)b) de la Loi. En outre, puisque la Commission avait jugé que la crainte du demandeur principal à l’égard des organismes d’État au Sri Lanka n’avait aucun fondement objectif, sa demande d’asile n’entrait pas dans les paramètres de l’alinéa 97(1)a) de la Loi.

 

[39]           Finalement, comme les demandes d’asile des autres demandeurs étaient fondées sur celle du demandeur principal, la Commission les a rejetées également.

 

Points litigieux

 

[40]           Les demandeurs soumettent les questions en litige suivantes :

            1.         Existe-t-il une preuve étayant les conclusions des demandeurs portant sur les questions énoncées ci-après, et ces questions, ensemble ou séparément, sont-elles des questions sérieuses?

            2.         La Commission a-t-elle commis une erreur de fait ou de droit, manqué à l’équité ou outrepassé sa compétence en statuant que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention parce qu’ils pouvaient raisonnablement obtenir de l’État une protection?

 

[41]           Je formulerais les questions comme il suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer?

            2.         La Commission a-t-elle commis une erreur en excluant de la protection le demandeur principal au motif de sa complicité dans des crimes contre l’humanité aux termes de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies?

            3.         La Commission a-t-elle commis une erreur en rejetant les demandes d’asile?

 

Les observations écrites des demandeurs

 

[42]           Selon les demandeurs, la tâche de la Commission était la suivante : déterminer quelles unités de la marine étaient mêlées à des crimes; dire quels crimes étaient des crimes contre l’humanité; et rattacher le demandeur principal aux unités qui les avaient commis.

 

[43]           Les demandeurs invoquent la décision Marinas Rueda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 984, [2009] ACF n° 1203. Ils disent que, dans ce précédent, la Cour a jugé que la Commission avait généralisé à l’excès en concluant que la marine tout entière était l’organisation responsable de crimes contre l’humanité.

 

[44]           S’agissant de l’unité responsable des actes commis, les demandeurs soutiennent que la décision Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cortez Muro, 2008 CF 566, [2008] ACF n° 718, montre que l’unité à analyser est celle qui est indiquée par le ministre; en l’espèce, cette unité était la marine. Cependant, selon les demandeurs, la preuve sur laquelle s’est appuyée la Commission montrait que les violations des droits de la personne avaient été commises par des unités précises, et non par l’ensemble de la marine.

 

[45]           En outre, selon les demandeurs, la Cour a jugé que, dans les démocraties, ce n’est pas à une organisation militaire tout entière que l’on peut imputer l’intégralité des violations des droits de la personne qui ont été commises. Ils invoquent sur ce point une décision de la Cour concernant l’armée colombienne, Ardila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1518, [2005] ACF n° 1876 (au paragraphe 12).

 

[46]           Les demandeurs affirment ensuite que la Commission a commis une erreur parce qu’elle n’a pas précisé les crimes contre l’humanité pour lesquels le demandeur principal partageait une intention commune. Ils disent que l’analyse de la Commission contient une longue liste de crimes et d’atrocités, dont certains ne sont pas des crimes contre l’humanité. On y trouve par exemple un compte rendu de tortures visant des pêcheurs tamouls, sans doute de nationalité indienne, qui accidentellement s’étaient retrouvés dans les eaux sri-lankaises.

 

[47]           Selon les demandeurs, la Commission était tenue de préciser les crimes en se servant des principes juridiques applicables, pour ensuite déterminer si ces crimes constituaient des crimes contre l’humanité compte tenu des éléments exposés par la Cour suprême dans l’arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 119.

 

[48]           S’agissant de la question de savoir si le demandeur principal appartenait aux unités qui avaient commis les crimes contre l’humanité, les demandeurs affirment qu’ils sont imputables aux dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre des crimes. La responsabilité pénale reposera plus vraisemblablement sur une personne qui est intimement mêlée au processus décisionnel ou qui n’intervient guère pour contrarier la planification ou la perpétration de l’acte concerné.

 

[49]           Passant au rôle du demandeur principal dans la marine, les demandeurs affirment que, de par sa formation en génie électrique et ses études commerciales, son rôle concernait la performance des navires. La carrière du demandeur principal ne comportait pas une participation aux combats, et il n’avait servi sur un navire qu’au début de sa carrière lorsqu’il était ingénieur subalterne. Ses longs états de service se sont déroulés pour l’essentiel dans les chantiers navals ou dans les écoles militaires. Il était aussi l’un de seulement cinq officiers tamouls dans la marine, où les officiers étaient en majorité cinghalais (il y avait aussi un très petit pourcentage d’officiers musulmans). Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur en ne retenant pas que le poste de responsabilité occupé par le demandeur principal ne jouxtait pas les crimes ou leur planification, mais concernait plutôt des tâches techniques, pédagogiques et administratives.

 

[50]           Selon les demandeurs, l’analyse de la complicité commence par la définition de la responsabilité pénale individuelle aux termes de l’article 25 du Statut de Rome. La Commission doit ensuite rattacher le demandeur aux crimes concernés. À l’appui, les demandeurs distinguent les faits de la présente affaire de ceux de l’affaire Penate c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst), [1994] 2 CF 79, [1993] ACF n° 1292, un précédent sur lequel s’est appuyée la Commission dans son analyse portant sur la complicité d’une personne dans les actions d’une armée au motif que cette personne a épousé les buts de l’armée et les a résolument appuyés. Les demandeurs soulignent que, dans l’affaire Penate, le demandeur était un militaire de carrière de l’armée salvadorienne qui avait connaissance des atrocités commises et qui avait été le témoin d’au moins une infraction internationale. Contrairement à la présente affaire, le demandeur dans l’affaire Penate présentait donc un degré suffisant de complicité pour être déclaré coupable de crimes contre l’humanité.

 

[51]           Les demandeurs appellent plutôt l’attention sur la décision Loordu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 199 FTR 308, [2001] ACF n° 141, où le demandeur, un Tamoul, était un officier de second rang du service de police. La Cour a jugé que, même si des éléments du service de police du Sri Lanka avaient commis des crimes contre l’humanité, il n’était pas prouvé que le service de police était une organisation visant des fins limitées et brutales.

 

[52]           Les demandeurs mentionnent aussi une autre décision de la Cour, Bonilla Vasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1302, [2006] ACF n° 1627. Dans cette affaire, il s’agissait d’un major de l’armée qui avait servi durant 15 ans dans l’armée colombienne. La Cour a jugé que, en raison de son grade élevé, de son niveau de responsabilité et de ses longs états de service, il devait être au courant des opérations qui visaient indéniablement à perpétrer des crimes contre des civils. Il avait de ce fait apporté son appui et sa « participation consciente » à ces crimes (paragraphe 15). Dans ce précédent, la Cour écrivait que les règles en matière de « complicité » comportaient deux volets : (1) l’existence d’une intention commune, et (2) la connaissance de cette intention. L’existence d’une intention commune doit constituer un crime contre l’humanité, au sens des paragraphes 151, 154 à 156 et 161 de l’arrêt Mugesera, précité. Comme il est indiqué plus haut, les demandeurs prétendent que, dans la présente affaire, la Commission a commis une erreur en ne précisant pas quels crimes étaient des crimes contre l’humanité.

 

[53]           Selon les demandeurs, la Commission a commis une erreur de fait et une erreur de droit en fondant sa conclusion touchant la complicité sur une intention commune partagée avec la marine. Ils soutiennent qu’il n’existe aucun précédent où la Cour ait confirmé des exclusions en raison de l’appartenance à une marine qui a été jugée complice de crimes contre l’humanité. En revanche, dans la décision Ruiz Blanco c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 623, [2006] ACF n° 793, la Cour a annulé une décision de la Commission qui avait exclu de la protection un sous-officier de la marine ayant 20 ans d’états de service, au motif que la preuve des crimes commis par la marine était trop mince.

 

[54]           Les demandeurs affirment que, bien que le demandeur principal ait témoigné qu’il était au courant des violations des droits de la personne, une simple connaissance des atrocités commises ne signifie pas intention commune et complicité. Selon eux, la Commission a commis une erreur en concluant que la participation du demandeur principal à des réunions stratégiques visant à améliorer la performance des équipements montrait qu’il était impliqué dans des crimes d’un genre ou d’un autre. La Commission a commis une erreur (1) parce qu’elle n’a pas conclu, au vu de la preuve, que les civils qui avaient été à tort pris pour des membres des TLET avaient été tués par accident; (2) parce qu’elle n’a pas précisé si le fait pour le demandeur principal de savoir que des civils avaient été tués par les tirs d’obus de la marine était un crime contre l’humanité; (3) parce qu’elle ne s’est pas demandé si les tirs d’obus se rapportaient ou non à des interventions légitimes; et (4) parce qu’elle n’a pas fait état de la complicité de la marine dans les actions militaires et policières menées contre des civils à Colombo en 2006.

 

[55]           Les demandeurs distinguent aussi la présente affaire de la situation dont il était question dans la décision El-Kachi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 403, [2002] ACF n° 554, sur laquelle s’est fondée la Commission, les demandeurs affirmant que ce précédent ne concernait pas un membre d’une armée nationale. Il concernait plutôt une milice indépendante du gouvernement.

 

[56]           Les demandeurs affirment aussi que la Commission a commis une erreur en concluant que la connaissance qu’avait le demandeur principal des crimes commis était la preuve de sa complicité. La simple connaissance d’atrocités n’est pas la preuve d’une complicité.

 

[57]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur en concluant, sur le seul fondement d’une absence de documents corroborants, que le demandeur principal avait inventé les démarches qu’il disait avoir faites entre 2007 et 2009 pour quitter la marine. Pareillement, la Commission a commis une erreur en tirant une inférence défavorable de l’absence d’un affidavit de l’ami du demandeur principal confirmant que l’ami l’avait mis en garde contre les groupes paramilitaires. Les demandeurs affirment qu’il est fautif, dans l’évaluation des demandes d’asile, de rejeter une preuve ou de mettre en doute la crédibilité d’un demandeur d’asile du seul fait de l’absence de preuve corroborante. Le demandeur principal aurait dû se voir accorder le bénéfice du doute. Les inférences de la Commission étaient donc déraisonnables et ne devraient pas être maintenues.

 

[58]           Les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur en concluant que les chefs des divers partis paramilitaires et politiques ne sont pas connus pour avoir approuvé les violations des droits de la personne commises par leurs organisations. Ils disent aussi que la Commission a commis une erreur en ne reconnaissant pas que l’action d’extorquer peut constituer de la persécution. Le fait de ne pas prendre en compte le mobile d’une extorsion et la raison que l’on peut avoir d’accepter de payer constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

[59]           Finalement, les demandeurs prétendent que le risque auquel ils sont exposés n’est pas un risque généralisé, affirmant plutôt qu’on leur a directement porté atteinte.

 

Les observations écrites du défendeur

 

[60]           Le défendeur affirme que le point de savoir si, au vu des faits, le demandeur principal devrait être exclu de la protection des réfugiés aux termes de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies doit être revu selon la norme de la décision raisonnable. Pareillement, la décision de la Commission sur la question de savoir si les demandeurs sont des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi commande l’application de la norme de la décision raisonnable.

 

[61]           Le défendeur fait observer que la demande d’asile du demandeur principal a été rejetée pour deux motifs : il était exclu de la protection en vertu de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies, et il n’avait pas établi une crainte fondée de persécution ni l’existence d’un risque pour lui-même.

 

[62]           Selon le défendeur, les demandeurs doivent, pour obtenir gain de cause dans la présente procédure de contrôle judiciaire, établir que la Commission a commis une erreur dans ces deux conclusions.

 

[63]           Le défendeur affirme que le demandeur principal était à juste titre exclu de la protection selon l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies. La règle d’exclusion doit être appliquée d’abord par référence à la jurisprudence existante, et ensuite par référence à l’intention manifeste des signataires de la Convention des Nations Unies. Il n’importe pas de savoir si le demandeur principal a été complice dans un cas d’atrocités ou dans plusieurs, à un moment précis ou au cours d’une certaine période. Ce qui importe, c’est de savoir si le demandeur principal appartenait à une organisation qui avait à maintes reprises été impliquée dans la perpétration de crimes contre l’humanité d’une manière systématique ou généralisée.

 

[64]           Selon le défendeur, un crime contre l’humanité, comme tous les crimes, se compose à la fois d’un acte criminel et d’une intention coupable. On pourra dire d’une personne qu’elle a « commis » un crime contre l’humanité si elle en a été complice. Ce sont les circonstances qui diront s’il y a lieu de conclure à une complicité. La complicité peut être fondée sur une « participation personnelle et consciente » ou sur l’existence d’une « intention commune ».

 

[65]           Selon le défendeur, la Cour d’appel fédérale a jugé que le critère de la participation « personnelle et consciente » va au-delà du simple fait de requérir la participation personnelle aux crimes prétendus, qu’il s’agisse de les commettre personnellement ou d’aider à les commettre.

 

[66]           Il y aura intention commune lorsqu’une personne sait que son organisation commet des crimes contre l’humanité et ne prend pas de mesures pour empêcher qu’ils soient commis ou pour mettre fin à son engagement dans l’organisation à la première occasion compatible avec sa sécurité, mais plutôt apporte un soutien actif à l’organisation.

 

[67]           Le défendeur affirme que, dans le cas présent, la preuve documentaire montre que la marine était directement impliquée et apportait un soutien matériel aux autres forces de sécurité dans les atrocités commises.

 

[68]           Se fondant sur les principes généraux en matière de « complicité » établis par la jurisprudence, le défendeur affirme que la Commission a correctement interprété et appliqué le droit se rapportant à l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies. Selon lui, la Commission a pris en considération, comme elle devait le faire, les six facteurs pertinents.

 

[69]           Le premier facteur concerne la nature de l’organisation. Le défendeur soutient que la Commission a raisonnablement conclu que la marine sri-lankaise avait commis, seule ou avec d’autres forces de sécurité, des actes considérés comme des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. Ces actes ont été commis alors que le demandeur principal était officier dans la marine. Le défendeur affirme que la Commission a aussi validement apprécié le deuxième facteur, à savoir la méthode de recrutement, et raisonnablement conclu que le demandeur principal s’était engagé volontairement dans la marine en 1985, après avoir déjà servi comme élève-officier.

 

[70]           Passant au troisième facteur, le poste ou le grade au sein de l’organisation, le défendeur souligne que le demandeur principal reconnaît qu’il était un officier de haut rang, indispensable au fonctionnement de la marine. La Commission a raisonnablement conclu que ses activités en tant qu’ingénieur électricien facilitaient les opérations de la marine, ce qui englobait les aspects plus sombres de telles opérations.

 

[71]           Quatrièmement, le défendeur affirme que la Commission a tiré une conclusion raisonnable sur la connaissance que le demandeur principal avait des atrocités commises par l’organisation. Le demandeur principal a reconnu qu’il avait été mis au fait des atrocités par les médias et par ses collègues de la marine. En outre, même si le demandeur principal a témoigné qu’il n’était pas personnellement impliqué, il avait parfois participé à des réunions stratégiques au cours desquelles il donnait son avis sur la capacité des équipements. Selon le défendeur, la Commission a raisonnablement conclu que, vu son comportement et le fait qu’il ne n’avait pas mis fin à son engagement dans la marine, le demandeur principal appuyait ou tolérait le comportement de la marine.

 

[72]           S’agissant du cinquième facteur, le temps passé au sein de l’organisation, le défendeur affirme que la Commission a raisonnablement conclu que les longs états de service du demandeur principal dans la marine (plus de 20 ans) attestaient une intention commune, partagée avec la marine, de commettre les crimes.

 

[73]           Finalement, le défendeur dit que le sixième facteur, à savoir la possibilité de quitter l’organisation, a lui aussi été validement évalué par la Commission. Après examen du témoignage du demandeur principal et de ses documents militaires, la Commission a raisonnablement conclu que sa tentative de quitter la marine était une invention. En outre, selon le témoignage du demandeur principal, son premier souci était le déroulement de sa carrière, et, s’il a quitté la marine, c’était uniquement parce qu’il craignait pour sa sécurité et celle de sa famille. La Commission a eu raison de vouloir obtenir la preuve de ses tentatives de quitter la marine, après qu’elle eut noté qu’il n’aurait pas été passible de sanctions après 2005 et qu’il avait eu plusieurs occasions de se rendre à l’étranger, occasions au cours desquelles il n’avait jamais demandé l’asile. Le demandeur principal n’a produit aucune preuve du genre et ne s’est pas retiré ni n’a protesté à la première occasion raisonnable.

 

[74]           Se fondant sur la manière dont la Commission a analysé ces facteurs, le défendeur affirme qu’il était raisonnablement loisible à la Commission de conclure que le demandeur principal avait été complice de crimes contre l’humanité.

 

[75]           Le défendeur affirme aussi que la Commission a raisonnablement conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi. Selon lui, aucun risque de persécution n’a été établi, que ce soit au titre de l’ancien poste du demandeur principal au sein de la marine, ou au titre des menaces d’extorsion.

 

[76]           S’agissant du risque lié à l’ancien poste du demandeur principal au sein de la marine, la Commission a raisonnablement conclu, selon le défendeur, qu’il n’était pas prouvé que ce qui reste des TLET et de leurs sympathisants constitue une menace pour les anciens militaires. Elle a aussi raisonnablement conclu que rien ne prouvait de façon convaincante que les paramilitaires gouvernementaux ou le service de renseignement du gouvernement s’intéresseraient au demandeur principal, compte tenu en particulier de ses excellents antécédents et de ses nombreuses promotions. La Commission a raisonnablement conclu que la rédaction d’un faux rapport mêlant le demandeur principal à la communication de renseignements aux TLET n’était qu’une supposition. Par ailleurs, si le demandeur principal avait été soupçonné d’être un partisan des TLET, il aurait connu des difficultés à l’aéroport, difficultés qui, avait-il dit, ne s’étaient pas concrétisées. Il a aussi confirmé que ses contacts au Sri Lanka lui avaient dit qu’il ne figurait pas sur une « liste de personnes recherchées » du gouvernement ou des paramilitaires. Il était donc raisonnable pour la Commission de vouloir une preuve corroborant l’allégation selon laquelle le demandeur principal était exposé à de possibles menaces du gouvernement ou des paramilitaires. Le demandeur principal n’a pas apporté cette preuve.

 

[77]           Le défendeur affirme aussi que la Commission a raisonnablement conclu que le risque pour les demandeurs d’être victimes d’extorsion était un risque auquel était exposée la population en général au Sri Lanka. La Commission avait auparavant évoqué le fait que le demandeur principal et son épouse avaient déjà été victimes d’extorsion, mais cela ne l’empêchait pas de conclure finalement que ce risque est un risque auquel sont exposées généralement d’autres personnes originaires du Sri Lanka ou qui s’y trouvent.

 

[78]           Il est d’ailleurs établi dans la jurisprudence que la possibilité de distinguer une sous‑catégorie par rapport à l’ensemble de la population n’enlève pas ce groupe de la catégorie exposée à un risque généralisé. En l’espèce, la Commission a raisonnablement conclu que le risque couru par les demandeurs dans la sous-catégorie indiquée était omniprésent et que tout le monde y était donc exposé. La preuve montrait aussi que l’argent était le seul mobile des exactions dont les demandeurs avaient été victimes. Ainsi que l’a reconnu la Commission, le fait d’être la victime potentielle d’actes criminels ne constitue pas un risque au sens du paragraphe 97(1) de la Loi. Plus précisément, le fait pour une personne d’être riche ou d’être considérée comme riche ne constitue pas un risque qui lui est propre, et l’extorsion ne constitue pas comme telle de la persécution à moins d’être rattachée à un motif prévu par la Convention. Le défendeur affirme donc que la Commission a raisonnablement conclu que l’extorsion dont les demandeurs avaient été victimes était un crime aléatoire auquel n’importe qui était exposé, et non un crime qui les visait eux personnellement. Il n’y avait donc aucun lien avec un motif prévu par la Convention.

 

Analyse et décision

 

[79]           Question 1

            Quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer?

            Lorsque la jurisprudence a déterminé la norme de contrôle applicable à une question particulière soumise à la juridiction de contrôle, celle-ci peut adopter ladite norme (voir l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[80]           Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ekanza Ezokola, 2011 CAF 224, [2011] ACF n° 1052, la Cour d’appel fédérale énonçait ainsi, au paragraphe 39, la norme de contrôle :

La question fondamentale identifiée par le juge des requêtes est la portée de la notion de complicité par association aux fins de l’application de l’article 1Fa) de la Convention. Comme il l’indique, il s’agit là d’une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte. Une fois le critère bien cerné, la question à savoir si les faits en l’espèce enclenchent l’application de l’article 1Fa) est une question mixte de droit et de faits de sorte que déférence doit être accordée au Tribunal à cet égard (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zeng, 2010 CAF 118, para. 11).

 

 

 

[81]           Examinant la décision de la Commission selon la norme de la décision raisonnable, la Cour n’interviendra que si la Commission est arrivée à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues acceptables compte tenu de la preuve qu’elle avait devant elle (voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; et l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] ACS n° 12, au paragraphe 59). Il n’appartient pas à la juridiction de contrôle de substituer à l’issue retenue celle qui serait à son avis préférable, et il ne lui appartient pas non plus d’apprécier à nouveau la preuve (voir l’arrêt Khosa, précité, aux paragraphes 59 et 61). En revanche, lorsque la norme de contrôle est celle de la décision correcte, alors la juridiction de contrôle n’est astreinte à aucune retenue envers le décideur (voir l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 50).

 

[82]           Question 2

            La Commission a-t-elle commis une erreur en excluant de la protection le demandeur principal au motif de sa complicité dans des crimes contre l’humanité aux termes de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies?

            Contexte : L’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies exclut de la protection des réfugiés « [les] personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser […] [q]u’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité ». Au Canada, l’article 98 de la Loi exclut de la protection offerte en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi les personnes qui tombent sous le coup de l’alinéa a) de la section F de l’article premier.

 

[83]           S’agissant de savoir si une personne relève du champ d’application de l’alinéa a) de la section F de l’article premier, il n’y a guère de différence entre « des raisons sérieuses de penser » (l’expression employée à l’alinéa a) de la section F de l’article premier) et « des motifs raisonnables de croire » (voir l’arrêt Sivakumar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1994] 1 CF 433, [1993] ACF n° 1145, au paragraphe 18; et l’arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 114). Comme le précisait le juge Linden au paragraphe 18 de l’arrêt Sivakumar :

[…] [Ces deux normes] demandent davantage que la suspicion ou la conjecture, mais sans atteindre à la preuve par prépondérance des probabilités. Cela montre que la communauté internationale voulait bien baisser la norme habituelle de preuve afin de s’assurer que les criminels de guerre ne trouveraient pas refuge. […]

 

 

[84]           Dans l’arrêt Mugesera, la Cour suprême expliquait aussi que « [l]a croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (au paragraphe 114).

 

[85]           Lorsqu’un demandeur d’asile n’a pas lui-même commis de crimes contre l’humanité, il peut néanmoins en être juridiquement responsable en tant que complice. L’article 6 du Statut du TMI impute une responsabilité aux complices qui ont pris part « à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre » des crimes contre l’humanité.

 

[86]           L’un des précédents qui font autorité en matière de complicité est l’arrêt Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), [1992] 2 CF 306, [1992] ACF n° 109. La Cour d’appel fédérale y a jugé qu’une « participation personnelle et consciente » aux crimes et une « intention commune » étaient les deux conditions essentielles permettant de conclure à la complicité (voir l’arrêt Ramirez, aux paragraphes 15 et 18).

 

[87]           Plus récemment, dans la décision Bukumba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 93, [2004] ACF n° 102, le juge Von Finckenstein résumait les principes qui ont été énoncés en matière de complicité dans des crimes contre l’humanité (au paragraphe 19) :

            1.         un individu peut être complice d’un crime international sans qu’on puisse lui attribuer directement des omissions ou des actes précis;

            2.         un individu associé à une personne ou à une organisation responsable de crimes internationaux peut être complice de ces crimes s’il y a sciemment participé ou les a tolérés;

            3.         un individu peut être complice d’un crime international si, ayant connaissance de ce crime, il ne prend pas de mesures pour l’empêcher ou pour se dissocier du groupe persécuteur à la première occasion, compte tenu de sa propre sécurité;

            4.         un individu sera complice d’un crime international s’il fournit des renseignements concernant des tiers à une organisation visant un objectif limité et brutal, sachant qu’il en résultera probablement des méfaits;

            5.         le fait d’être membre d’une organisation visant un objectif limité et brutal laisse présumer une connaissance de l’acte qu’entreprend l’organisation.

 

[88]           Les facteurs qui permettent de dire si une personne a été complice de crimes contre l’humanité ont été appliqués par la Cour à de nombreuses reprises (voir par exemple la décision Fabela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1028, [2005] ACF n° 1277, au paragraphe 24). Ces facteurs ont été correctement énoncés par la Commission : la nature de l’organisation; la méthode de recrutement; le poste et le grade au sein de l’organisation; la connaissance des atrocités commises par l’organisation; le temps passé dans l’organisation; et la possibilité de quitter l’organisation.

 

[89]           Ces facteurs ont été décrits comme « les principaux facteurs qu’il y a lieu de prendre en compte pour trancher la question de savoir s’il existait des motifs sérieux de croire que le demandeur principal avait une connaissance personnelle des faits en cause ou pouvait être considéré comme complice de la perpétration de crimes contre l’humanité » (voir la décision Fabela, au paragraphe 24).

 

[90]           Dans sa décision, la Commission a pris en considération les principes ci-dessus et appliqué les faits aux facteurs énumérés plus haut. Se fondant sur cette évaluation, elle a conclu que le demandeur principal était complice des crimes contre l’humanité commis par la marine et qu’il était donc exclu de la protection des réfugiés.

 

[91]           Erreurs alléguées : Les demandeurs soulèvent plusieurs questions quant à la manière dont la Commission a interprété l’exclusion énoncée à l’alinéa a) de la section F de l’article premier. Les principales erreurs de la Commission seraient les suivantes : la Commission a généralisé à l’excès en concluant que c’est la marine tout entière, plutôt que des unités précises, qui était responsable des crimes contre l’humanité; la Commission n’a pas désigné précisément les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre; la Commission n’a pas précisément rattaché le demandeur principal aux unités précises de la marine qui avaient commis des crimes contre l’humanité et avec lesquelles le demandeur principal partageait une intention commune; enfin, la Commission a commis une erreur en concluant, sur le fondement d’une absence de documents corroborants, que le demandeur principal avait inventé les démarches qu’il disait avoir faites entre 2007 et 2009 pour quitter la marine.

 

[92]           La première erreur alléguée concerne la désignation de l’« organisation » qui a commis les crimes. Selon la Commission, la marine n’était pas désignée comme une organisation visant des fins limitées et brutales. Cependant, elle a conclu que la preuve documentaire montrait que des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité avaient été commis par la marine, seule ou avec d’autres forces de sécurité.

 

[93]           Les demandeurs, se fondant sur la décision Rueda, précitée, reprochent à la Commission d’avoir imputé à la marine tout entière la responsabilité des atrocités. Dans l’affaire Rueda, le demandeur principal avait servi dans la marine péruvienne avant de venir au Canada avec sa famille et d’y déposer des demandes d’asile. Alors que le demandeur principal servait dans la marine péruvienne, la marine avait été appelée pour réprimer une émeute dans une prison. Les moyens pris par la marine péruvienne pour réprimer l’émeute furent considérés comme des crimes contre l’humanité par la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

 

[94]           La Cour, dans Rueda, a annulé la décision de la Commission excluant le demandeur principal de la protection des réfugiés au motif que la Commission avait fait une généralisation excessive sans se demander si la marine péruvienne, en tant qu’organisation, s’était de propos délibéré rendue responsable de crimes contre l’humanité. Plus précisément, la Cour a jugé que la Commission avait commis les erreurs suivantes (au paragraphe 48). Elle n’avait pas évalué la conduite des officiers qui commandaient la marine; elle ne s’était pas demandé si les atrocités commises par les unités de la marine avaient été dictées ou facilitées par des ordres de nature générale; elle ne s’était pas demandé si les officiers de la chaîne de commandement de la marine avaient transmis des instructions qui avaient contribué à la perpétration de crimes contre l’humanité; et elle ne s’était pas demandé dans quelle mesure les marins et officiers avaient connaissance d’atrocités commises par la marine.

 

[95]           Dans la décision Rueda, la Cour a aussi relevé (au paragraphe 46) que la Commission avait fait une large énumération de forces gouvernementales, énumération dans laquelle la marine n’était mentionnée que quatre fois. Les documents correspondants dans lesquels la marine était mentionnée précisaient que c’étaient les commandements politico-militaires chargés de l’administration locale qui étaient largement responsables des atrocités et que le rôle de la marine dans les violations des droits de la personne avait été réduit après l’incident survenu dans la prison (paragraphes 49 et 50). Pour tous ces motifs, la Cour a jugé (au paragraphe 52) qu’il fallait mettre en doute la conclusion de la Commission selon laquelle la marine péruvienne tout entière avait une intention commune de commettre des crimes contre l’humanité d’une manière généralisée et systématique.

 

[96]           En l’espèce, la Commission n’a pas explicitement considéré les erreurs susmentionnées relevées dans la décision Rueda. Cependant, un examen de la preuve documentaire sur laquelle elle s’est fondée dans sa décision révèle d’importantes différences par rapport à la preuve sur laquelle s’était fondée la Commission dans l’affaire Rueda. Dans la présente affaire, la Commission a cité, au soutien de sa conclusion, de nombreux extraits provenant de la preuve documentaire relative au pays. Parmi ces extraits, quelques-uns se rapportaient généralement aux forces gouvernementales sri-lankaises, tandis que la plupart d’entre eux mentionnaient explicitement la marine, agissant seule ou en concertation avec d’autres forces de sécurité gouvernementales. S’agissant de la marine, des atrocités étaient attestées à plusieurs endroits du pays, et dans les eaux environnantes. Les unités étaient rarement mentionnées en raison de la difficulté reconnue de désigner telle ou telle d’entre elles. La tâche était compliquée davantage par l’élargissement du rôle de la marine dans des activités de combat au sol. Globalement, je suis d’avis que cette preuve, qui est convaincante et qui vient de sources crédibles telles que les Nations Unies et la Commission asiatique des droits de l’homme, constitue un fondement objectif pour la conclusion de la Commission (voir l’arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 114).

 

[97]           Les demandeurs se fondent aussi sur la décision Ardila, précitée, pour affirmer que, selon la Cour, on ne saurait imputer à l’ensemble d’une organisation militaire, dans un pays démocratique, la totalité des violations des droits de la personne. Cependant, les faits de cette affaire doivent eux aussi être distingués de ceux de l’espèce. Dans l’affaire Ardila, le demandeur avait passé huit de ses douze années dans l’armée à titre de cavalier ou d’étudiant. Certains membres de l’armée avaient commis des crimes notoires contre l’humanité, mais il s’agissait surtout d’incidents isolés qui n’étaient pas représentatifs de la conduite générale de l’armée (paragraphe 10). Il était donc raisonnable pour la Cour, dans l’affaire Ardila, de conclure que ce ne sont pas tous les soldats de l’armée qui étaient complices de crimes contre l’humanité (paragraphe 12).

 

[98]           Là encore, la présente espèce diffère de l’affaire Ardila. Ici, le demandeur principal occupait dans la marine un poste beaucoup plus élevé et la preuve documentaire faisait état de crimes contre l’humanité commis de manière systémique par la marine et les forces de sécurité depuis plusieurs décennies, par opposition à des incidents inusités et isolés. Je ne crois donc pas que le raisonnement suivi dans la décision Ardila, un raisonnement invoqué par les demandeurs, soit applicable à la décision de la Commission dont il s’agit ici.

 

[99]           Finalement, les demandeurs affirment aussi que la preuve sur laquelle s’est fondée la Commission montrait que ce sont des unités précises, et non la marine tout entière, qui avaient commis les violations des droits de la personne. Cependant, les demandeurs ne disent quelle preuve ils invoquent au soutien de cette affirmation, et je ne souscris pas à cette manière de qualifier la preuve à laquelle se réfère la Commission.

 

[100]       Pour ces motifs, je ne crois pas que la Commission a conclu de façon déraisonnable que c’est la marine tout entière qui avait commis des crimes contre l’humanité durant la période où le demandeur principal était officier.

 

[101]       S’agissant de la deuxième erreur alléguée, les demandeurs affirment que la Commission s’est contentée d’énumérer des actes qu’elle considérait être des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, sans autres précisions. La Commission aurait dû selon eux désigner les crimes en se servant des principes juridiques applicables, puis entreprendre de déterminer si ces crimes équivalaient à des crimes contre l’humanité.

 

[102]       L’importance de préciser clairement de quels crimes contre l’humanité il s’agit a été soulignée dans l’arrêt Sivakumar, précité. Le juge Linden donnait l’explication suivante, au paragraphe 33 :

Vu la gravité des conséquences éventuelles du rejet, fondé sur la section Fa) de l’article premier de la Convention, de la revendication de l’appelant et la norme de preuve relativement peu rigoureuse à laquelle doit satisfaire le ministre, il est crucial que la section du statut rapporte dans ses motifs de décision les crimes contre l’humanité dont elle a des raisons sérieuses de penser que le demandeur les a commis.

 

 

 

[103]       La Cour suprême a expliqué, dans l’arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 128, que l’acte criminel constituant un crime contre l’humanité comporte les éléments essentiels suivants :

            1.         l’un des actes prohibés énumérés est commis;

            2.         il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique; et

3.         l’attaque est dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

 

[104]       Les crimes contre l’humanité sont définis dans l’article 7 du Statut de Rome, et cette définition a été transposée dans les lois canadiennes. Selon le paragraphe 4(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24, l’expression « crime contre l’humanité » est définie ainsi :

Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu.

 

 

 

[105]       Plusieurs des actes commis par la marine et par les forces de sécurité du Sri Lanka décrits dans la preuve documentaire, laquelle est mentionnée par la Commission, entrent dans le champ d’application de cette définition.

 

[106]       Dans l’arrêt Mugesera, la Cour suprême expliquait le sens de l’expression « attaque généralisée ou systématique » :

[…] dans la plupart des cas, l’attaque se caractérise par des actes de violence […] (au paragraphe 153)

 

[…] Il peut s’agir [l’attaque généralisée] d’une série d’actes ou d’un acte isolé de grande envergure […] (au paragraphe 154)

 

L’attaque systématique est « soigneusement organisé[e] selon un modèle régulier en exécution d’une politique concertée mettant en œuvre des moyens publics ou privés considérables », conformément à une politique ou à un plan, mais il n’est pas nécessaire que la politique soit une politique officielle de l’État et le nombre de victimes n’est pas déterminant […] (au paragraphe 155)

 

[…] Le tribunal déterminera si l’attaque était généralisée ou systématique à la lumière des moyens, des méthodes et des ressources mis en œuvre, ainsi que de ses conséquences pour la population civile […] (au paragraphe 156)

 

[107]       Les abondantes sources de preuve et les comptes rendus qu’elles renferment, notamment les références à des dizaines de milliers de disparitions et à l’institutionnalisation de la torture, permettent de conclure que les actes de la marine et des forces de sécurité faisaient partie d’une attaque généralisée ou systématique au Sri Lanka.

 

[108]       Finalement, la preuve montre que la violence était dirigée, d’une manière disproportionnée, contre la population minoritaire tamoule. Comme l’écrivait la Cour suprême, l’exemple type d’une « population civile » serait un groupe national, ethnique ou religieux (voir l’arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 162). La population tamoule du Sri Lanka entre manifestement dans cette description.

 

[109]       En résumé, bien que la Commission n’ait pas explicitement entrepris l’analyse des crimes, l’information contenue dans les extraits de la preuve documentaire qu’elle a insérés dans sa décision établit suffisamment les éléments essentiels de crimes contre l’humanité. Je ne crois pas que le fait que la Commission n’ait pas entrepris explicitement cette analyse suffise à rendre sa décision déraisonnable.

 

[110]       S’agissant de la troisième erreur alléguée, les demandeurs affirment que la Commission n’a pas suffisamment rattaché le demandeur principal aux unités précises de la marine qui avaient commis les crimes contre l’humanité et avec lesquelles le demandeur principal partageait une intention commune.

 

[111]       Selon les demandeurs, le rôle du demandeur principal dans la marine n’était pas rattaché à la planification ou à la perpétration des crimes, mais se rapportait plutôt à des tâches techniques, pédagogiques et administratives. Cependant, la Commission a estimé que la présence du demandeur principal à des réunions stratégiques destinées à l’amélioration de la performance des équipements signifiait qu’il était mêlé aux crimes contre l’humanité. Cette position est appuyée par la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 174 :

Il suffit que l’auteur de l’acte soit conscient du lien entre son ou ses actes et l’attaque. Il n’est pas nécessaire qu’il ait eu l’intention de s’en prendre à la population cible. Ses motifs importent peu, une fois démontré qu’il connaissait l’existence de l’attaque et qu’il savait que son acte en faisait partie ou qu’il lui était indifférent que son acte se rattache à l’attaque. […]

 

 

 

[112]       La Cour suprême expliquait aussi que, pour savoir si un demandeur d’asile possédait la connaissance requise, on peut prendre en considération ce qui suit : le rang du demandeur dans la hiérarchie militaire ou gouvernementale, la notoriété publique de l’attaque, l’ampleur de la violence et le contexte historique et politique général dans lequel sont survenus les actes. Il n’est pas nécessaire que le demandeur connaisse le détail de l’attaque pour posséder la connaissance requise (voir l’arrêt Mugesera, au paragraphe 175).

 

[113]       Il est aussi établi dans la jurisprudence que ce qui rend une personne complice des actes commis par l’organisation, c’est « le fait de contribuer en toute connaissance de cause à ses activités de quelque manière que ce soit » (voir l’arrêt Ezokola, précité, au paragraphe 55, [non souligné dans l’original]). Autrement dit, « [c]e n’est pas tant le fait d’œuvrer au sein d’un groupe qui rend quelqu’un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l’intérieur ou de l’extérieur, en toute connaissance de cause, auxdites activités ou de les rendre possibles » (voir l’arrêt Bazargan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 67 ACWS (3d) 132, [1996] ACF n° 1209, au paragraphe 11).

 

[114]       Il convient aussi de noter que, dans l’arrêt Ezokola, précité, la Cour d’appel fédérale a récemment répondu par l’affirmative à la question certifiée suivante (aux paragraphes 44 et 72) :

Aux fins de l’exclusion prévue au paragraphe 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, peut-il y avoir complicité par association à des crimes contre l’humanité du fait qu’un demandeur d’asile occupait un poste de haut fonctionnaire auprès d’un gouvernement qui a commis de tels crimes, joint au fait que le demandeur d’asile avait connaissance de ces crimes et est demeuré en poste sans les dénoncer?

 

 

 

[115]       En l’espèce, le demandeur principal a témoigné qu’il avait connaissance des atrocités commises par la marine. Au cours de l’audience tenue devant la Commission en janvier 2010, il avait déclaré que :

[TRADUCTION] … nous n’intervenons en réalité dans aucun conflit, mais nous apportons tout notre soutien technique à ceux qui vont au front.

 

 

 

[116]       Le travail du demandeur principal dans l’amélioration de la performance des équipements et dans les questions techniques, ce à quoi il faut ajouter son poste de rang élevé, son rôle dans les réunions stratégiques et sa connaissance de l’historique des violences au Sri Lanka, fait que la Commission a raisonnablement conclu qu’il était conscient du lien entre ses actes et les crimes commis par la marine.

 

[117]       Finalement, s’agissant de la quatrième erreur alléguée, les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur en se fondant sur l’absence de documents corroborants pour conclure que les tentatives du demandeur principal pour quitter la marine entre 2007 et 2009 étaient une invention. Cette question procède du dernier facteur à prendre en compte pour mesurer la complicité d’une personne dans des crimes contre l’humanité, à savoir la possibilité qu’avait le demandeur principal de quitter la marine. Il convient de noter que les cinq autres facteurs donnaient tous à penser qu’il avait été complice, en particulier le fait qu’il s’était engagé volontairement dans la marine, qu’il y avait occupé un poste de rang élevé, qu’il avait depuis longtemps connaissance des atrocités commises par la marine et qu’il avait servi dans la marine durant plus de 20 ans.

 

[118]       Dans sa décision, la Commission a pris acte du témoignage du demandeur principal selon lequel il avait tenté la première fois de quitter la marine en 2001 et avait activement, entre 2007 et 2009, cherché à prendre sa retraite. Cependant, examinant les documents qui résumaient l’emploi du demandeur principal dans la marine, la Commission n’y a trouvé aucune preuve des démarches faites par lui pour quitter la marine. Elle a donc conclu qu’il n’avait pas prouvé d’une manière convaincante qu’il avait tenté de quitter la marine, mais plutôt qu’il avait inventé cette histoire pour appuyer sa demande d’asile. Selon les demandeurs, la Commission a commis une erreur en rejetant une preuve ou en mettant en doute sa crédibilité au seul motif de l’absence de documents corroborants.

 

[119]       Les demandeurs invoquent à l’appui la décision Ahortor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 65 FTR 137, [1993] ACF n° 705, dans laquelle la Cour avait jugé que la Commission ne pouvait, faute de preuves contredisant les allégations du demandeur, déduire d’une absence de rapports d’arrestation que le demandeur n’était pas crédible (paragraphe 45). La Cour avait conclu qu’il existait en réalité des preuves, qu’il s’agisse du témoignage oral du demandeur ou de la preuve documentaire, qui expliquaient l’absence de rapports d’arrestation (paragraphe 46). La Commission n’avait aucune raison de ne pas croire le demandeur (paragraphe 48).

 

[120]       En revanche, dans la présente affaire, la Commission a passé en revue les dossiers d’emploi du demandeur principal dans la marine et n’y a vu aucune indication selon laquelle il avait tenté de quitter la marine. Vu les conclusions de la Commission sur les autres critères de la complicité, l’absence de preuve confirmant les affirmations du demandeur principal, la promotion récente du demandeur principal au grade de commodore en 2008 (à l’époque où il aurait cherché activement à prendre sa retraite) et le fait que les dossiers d’emploi du demandeur principal ne mentionnaient pas qu’il avait tenté de quitter la marine, je suis d’avis que la Commission pouvait fort bien mettre en doute la crédibilité du demandeur principal concernant son intention de quitter la marine. Cette conclusion s’accorde avec la jurisprudence établie selon laquelle le témoignage d’un demandeur sera présumé véridique à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter (voir la décision Tellez Picon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 129, [2010] ACF n° 156, au paragraphe 9).

 

[121]       Finalement, il faut noter que la Commission n’a pas limité son analyse aux tentatives prétendues du demandeur principal de quitter la marine, mais qu’elle a aussi fait une analyse approfondie des ennuis que de telles tentatives auraient pu causer au demandeur principal. Je ne vois là aucune erreur.

 

[122]       En résumé, je ne crois pas que la décision de la Commission sur la question de l’exclusion soit déraisonnable. Au contraire, sa conclusion est transparente, justifiable et intelligible et elle appartient aux issues acceptables compte tenu de la preuve qui lui avait été soumise.

 

[123]       Question 3

            La Commission a-t-elle commis une erreur en rejetant les demandes d’asile?

            Examinant les demandes d’asile au regard de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi, la Commission a recensé trois questions déterminantes : la crédibilité; la crainte subjective; et la question de savoir si la crainte des demandeurs d’être persécutés était objectivement fondée. Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis les erreurs suivantes dans son analyse :

            elle s’est fondée sur l’absence de documents corroborants pour tirer des inférences défavorables quant à la menace que constituaient les groupes paramilitaires pour les demandeurs;

            elle a conclu que les formations politiques et paramilitaires constituaient un risque pour l’ensemble de la population plutôt qu’un risque de ciblage raciste et systémique à l’endroit des Tamouls; et

            elle a conclu que l’extorsion ne constitue pas en soi de la persécution.

 

[124]       La première erreur alléguée concerne les inférences défavorables tirées par la Commission en raison de l’absence d’un affidavit de l’ami du demandeur principal confirmant qu’il l’avait informé de la menace que constituaient pour les demandeurs les groupes paramilitaires. La Commission s’est fondée sur le dossier d’emploi du demandeur principal pour affirmer qu’il n’était pas un suspect. Selon les demandeurs, la Commission a déraisonnablement mis en doute la crédibilité du demandeur principal au motif de l’absence de preuve corroborante et elle a tiré des inférences déraisonnables en se fondant sur le dossier d’emploi du demandeur principal.

 

[125]       Les demandeurs invoquent à l’appui la décision De Urbina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 494, [2004] ACF n° 650. Dans cette affaire, la Cour a jugé que la Commission avait négligé d’approfondir son analyse après avoir conclu que l’explication du père de la demanderesse était une hypothèse (paragraphe 16). La Cour écrivait qu’« une appréciation de la vraisemblance d’un témoignage exige que le témoignage soit confronté avec des faits connus ou non contestés » (paragraphe 17).

 

[126]       En revanche, dans la présente affaire, la Commission a noté l’absence d’un affidavit et l’obligation des demandeurs d’en produire un. Cependant, l’analyse de la Commission ne s’est pas arrêtée là. Comme l’ont reconnu les demandeurs, la Commission a pris note de la brillante carrière du demandeur principal, sans compter qu’il n’avait jamais été sanctionné pour une quelconque insoumission. En outre, la Commission a noté que, après la conversation téléphonique entre le demandeur principal et son ami, les demandeurs étaient demeurés au Sri Lanka sans être inquiétés par le gouvernement ou par les paramilitaires. Depuis son arrivée au Canada, le demandeur principal avait aussi découvert qu’il ne figurait pas sur une « liste de personnes recherchées » établie par le gouvernement ou par un groupe paramilitaire. Cette recherche de preuves corroborantes dans un cas où le décideur doute de la véracité d’un témoignage a été décrite avec approbation comme une pratique qui « relève du bon sens » (voir la décision Ortiz Juarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 288, [2006] ACF n° 365, au paragraphe 7).

 

[127]       Je suis d’avis qu’il était loisible à la Commission, vu l’absence de preuves additionnelles, de conclure que la création d’un faux rapport contre lui n’était qu’une supposition. Comme l’a reconnu la Cour dans la décision De Urbina, précitée, « les conclusions quant à l’invraisemblance ne devraient pas être annulées à la légère et […] les conclusions quant à la crédibilité tirées par la Section de la protection des réfugiés doivent faire l’objet de grande retenue » (paragraphe 21). Eu égard à la preuve soumise à la Commission et à l’analyse approfondie qu’elle en a faite, je ne crois pas que les conclusions d’invraisemblance de la Commission sont déraisonnables.

 

[128]       Deuxièmement, les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur en concluant que les formations politiques et paramilitaires constituaient un risque pour l’ensemble de la population, plutôt qu’un risque de ciblage systémique et raciste à l’endroit des Tamouls. Le ciblage systémique des Tamouls établirait un lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention.

 

[129]       Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur en concluant que les chefs de file des formations politiques et paramilitaires n’avaient pas cautionné les violations des droits de la personne commises par leurs organisations. La Commission aurait également commis une erreur en concluant que les membres des organisations ne pouvaient pas constituer un risque si les organisations ne constituaient pas un risque. Selon les demandeurs, il était prouvé que les membres agissaient au nom de leurs organisations.

 

[130]       Après examen de la preuve documentaire citée par la Commission, je ne puis souscrire aux observations des demandeurs. Dans sa décision, la Commission a souligné que les conditions à l’origine de la demande d’asile des demandeurs n’étaient apparues qu’en juillet 2009 lorsque l’épouse du demandeur principal avait été temporairement enlevée en vue d’une rançon. La Commission a cité une preuve documentaire récente montrant que des paramilitaires soutenus par le gouvernement s’en étaient déjà pris à des hommes d’affaires tamouls. Cependant, comme le gouvernement refusait de payer ces groupes, on avait fini par constater une « augmentation du non‑respect des lois et de l’insécurité de tous les hommes d’affaires issus de minorités » (voir le paragraphe 110 de la décision de la Commission).

 

[131]       Par ailleurs, la preuve montrait que certains membres de la faction Karuna extorquaient de l’argent aux civils, mais rien ne prouvait de façon convaincante que ces actes étaient commis avec la bénédiction des chefs des organisations. L’importance de cette observation est que, s’il était établi que la violence contre les Tamouls est encouragée par les chefs de l’organisation, on pourrait y voir un lien avec un motif prévu par la Convention. En revanche, si les membres de l’organisation commettent leurs méfaits à l’encontre de la population en général, alors il n’y a aucun lien du genre (voir la décision Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, [2008] ACF n° 415, au paragraphe 23; décision confirmée : 2009 CAF 31, [2009] ACF n° 143).

 

[132]       La Commission a estimé que la preuve documentaire tout entière montrait que les civils de tout le pays pouvaient être la cible d’activités criminelles. Elle a donc conclu que le rançonnement que craignait le demandeur principal était lié au fait qu’il était considéré comme riche. Puisque la crainte d’être rançonné se rapportait à un groupe qui se livrait à des activités criminelles, la Commission a estimé que cette crainte ne constituait pas un lien avec l’un quelconque des motifs prévus par la Convention. Après examen du raisonnement de la Commission et de la preuve documentaire existante, je ne crois pas que la Commission a commis une erreur en concluant ainsi sur cet aspect.

 

[133]       Finalement, les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur en concluant que l’extorsion ne peut en soi constituer de la persécution. Cependant, elle n’a pas explicitement dit que l’extorsion ne pouvait pas en soi constituer de la persécution, mais plutôt que l’extorsion dont pouvaient être victimes les demandeurs n’équivalait pas à de la persécution parce que, s’ils étaient ciblés, c’était à cause de leur richesse. Comme je l’écrivais dans la décision Carias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 602, [2007] ACF n° 817, la richesse ne donne pas lieu à un risque personnalisé, mais à un risque généralisé (paragraphe 27). En outre, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, la Commission a bien considéré que le mobile de l’extorsion était l’argent et que, si les demandeurs acceptaient de payer, c’était pour éviter d’être enlevés.

 

[134]       En résumé, je suis d’avis que la décision de la Commission sur la question de l’inclusion était elle aussi raisonnable. Comme pour sa conclusion sur la question de l’exclusion, sa conclusion relative à l’inclusion était transparente, justifiable et intelligible et appartenait aux issues acceptables compte tenu de la preuve qu’elle avait devant elle. Je suis donc d’avis de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[135]       Le défendeur a proposé que soit certifiée la question suivante en tant que question grave de portée générale :

[traduction] Aux fins de l’exclusion en application de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, le critère de la « participation personnelle et consciente » qui sert à établir la complicité dans des crimes contre l’humanité s’applique-t-il aux soldats et officiers de la chaîne de commandement militaire, y compris aux officiers de haut rang, qui par ailleurs ne sont pas nécessairement responsables en tant qu’officiers?

 

 

[136]       Les demandeurs ont donné leur assentiment. Je ne suis pas disposé à certifier cette question car elle ne permettrait pas de statuer sur l’appel. En outre, la Cour d’appel fédérale s’est également prononcée sur cette question.

 

 


JUGEMENT

 

LE JUGEMENT DE LA COUR est le suivant : La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger


ANNEXE

 

Dispositions applicables

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

. . .

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

. . .

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

 

 

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] RT Can n° 6

 

Article premier. -- Définition du terme "réfugié"

 

 

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

 

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un rime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

 

Article 1. - Definition of the term "refugee"

 

 

. . .

 

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

 

(a) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

 

 

 

Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF183/9, 17 juillet 1998

 

3. Aux termes du présent Statut, une personne est pénalement responsable et peut être punie pour un crime relevant de la compétence de la Cour si :

 

a) Elle commet un tel crime, que ce soit individuellement, conjointement avec une autre personne ou par l’intermédiaire d’une autre personne, que cette autre personne soit ou non pénalement responsable ;

 

b) Elle ordonne, sollicite ou encourage la commission d’un tel crime, dès lors qu’il y a commission ou tentative de commission de ce crime ;

 

c) En vue de faciliter la commission d’un tel crime, elle apporte son aide, son concours ou toute autre forme d’assistance à la commission ou à la tentative de commission de ce crime, y compris en fournissant les moyens de cette commission ;

 

d) Elle contribue de toute autre manière à la commission ou à la tentative de commission d’un tel crime par un groupe de personnes agissant de concert. Cette contribution doit être intentionnelle et, selon le cas :

 

i) Viser à faciliter l’activité criminelle ou le dessein criminel du groupe, si cette activité ou ce dessein comporte l’exécution d’un crime relevant de la compétence de la Cour ; ou

 

ii) Être faite en pleine connaissance de l’intention du groupe de commettre ce crime ;

 

e) S’agissant du crime de génocide, elle incite directement et publiquement autrui à le commettre ;

 

f) Elle tente de commettre un tel crime par des actes qui, par leur caractère substantiel, constituent un commencement d’exécution mais sans que le crime soit accompli en raison de circonstances indépendantes de sa volonté. Toutefois, la personne qui abandonne l’effort tendant à commettre le crime ou en empêche de quelque autre façon l’achèvement ne peut être punie en vertu du présent Statut pour sa tentative si elle a complètement et volontairement renoncé au dessein criminel.

3.       In accordance with this Statute, a person shall be criminally responsible and liable for punishment for a crime within the jurisdiction of the Court if that person:

 

(a)     Commits such a crime, whether as an individual, jointly with another or through another person, regardless of whether that other person is criminally responsible;

 

 

(b)     Orders, solicits or induces the commission of such a crime which in fact occurs or is attempted;

 

 

(c)     For the purpose of facilitating the commission of such a crime, aids, abets or otherwise assists in its commission or its attempted commission, including providing the means for its commission;

 

 

(d)     In any other way contributes to the commission or attempted commission of such a crime by a group of persons acting with a common purpose. Such contribution shall be intentional and shall either:

 

(i)     Be made with the aim of furthering the criminal activity or criminal purpose of the group, where such activity or purpose involves the commission of a crime within the jurisdiction of the Court; or

 

(ii)     Be made in the knowledge of the intention of the group to commit the crime;
 

 

(e)     In respect of the crime of genocide, directly and publicly incites others to commit genocide;

 

(f)     Attempts to commit such a crime by taking action that commences its execution by means of a substantial step, but the crime does not occur because of circumstances independent of the person’s intentions. However, a person who abandons the effort to commit the crime or otherwise prevents the completion of the crime shall not be liable for punishment under this Statute for the attempt to commit that crime if that person completely and voluntarily gave up the criminal purpose.

 

 

Statut du Tribunal militaire international, 8 août 1945

 

Article 6.

 

. . .

 

Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :

(a) ‘ Les Crimes contre la Paix ‘: c’est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression, ou d’une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes qui précèdent;

(c) ‘ Les Crimes contre l’Humanité ‘: c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.


Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.

Article 6.

 

. . .

 

The following acts, or any of them, are crimes coming within the jurisdiction of the Tribunal for which there
shall be individual responsibility:


(a) ‘ Crimes against peace: ‘ namely, planning, preparation, initiation or waging of a war of aggression, or a war in violation of international treaties, agreements or assurances, or participation in a common plan or conspiracy for the accomplishment of any of the foregoing;

 

 

 

(c) ‘ Crimes against humanity.- ‘ namely, murder, extermination, enslavement, deportation, and other inhumane acts committed against any civilian population, before or during the war, or persecutions on political, racial or religious grounds in execution of or in connection with any crime within the jurisdiction of the Tribunal, whether or not in violation of the domestic law of the country where perpetrated.

 

 



Leaders, organizers, instigators and accomplices participating in the formulation or execution of a common plan or conspiracy to commit any of the foregoing crimes are responsible for all acts performed by any persons in execution of such plan.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3842-11

 

INTITULÉ :                                      NADARAJAH KURUPARAN

                                                            BAHMINI KURUPARAN

                                                            MAIYURAN KURUPARAN

                                                            KIRUSHANTHY KURUPARAN

 

                                                            - et -

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 14 décembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 13 juin 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Amina Riaz

Alex Kam

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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