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Date : 20120614

Dossier : IMM-5529-11

Référence : 2012 CF 749

[Traduction FRANÇaise cERTIFIÉE, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2012

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

 

HAYDEN FAY DAN SHALLOW,

CHASFORD HARBANA LOGRICK GLASGOW, ET

CAZZIE SHY-ANN SHALLOW,

REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE HAYDEN FAY DAN SHALLOW

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               Les demandeurs sont tous des ressortissants de Saint‑Vincent. Mme Hayden Fay Dan Shallow (la demanderesse) est arrivée au Canada le 12 décembre 2000 au moyen d’un visa de visiteur d’une durée de six mois. Elle a été suivie de son mari, le 14 novembre 2001, et leur fils, le 29 juillet 2009. La demanderesse et son époux ont également un enfant né au Canada.

 

[2]               Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire dans une lettre de présentation datée du 27 janvier 2010. Dans une décision datée du 27 juillet 2011, un agent d’immigration (l’agent), a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs faite au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (la décision).

 

[3]               Les demandeurs demandent le contrôle judiciaire de la décision. Pour les motifs énoncés ci‑après, j’ai décidé d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

 

II.        Questions en litige

 

[4]               Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

 

1.                  l’agent a‑t‑il mal apprécié le niveau d’établissement des demandeurs au Canada;

 

2.                  l’agent a‑t‑il mal apprécié les difficultés que connaîtraient les demandeurs en raison des mauvaises conditions économiques et sociales à Saint‑Vincent;

 

3.                  l’agent a‑t‑il omis d’être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants.

 

III.       Analyse

 

A.        Quelle est la norme de contrôle applicable?

 

[5]               La Cour a déjà statué que la norme de contrôle qu’il faut appliquer aux conclusions de fait et à l’évaluation des éléments de preuve dans une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est la raisonnabilité (voir p. ex. Gill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 863, au paragraphe 16, 2 Imm LR (4th) 304). Comme l’a enseigné la Cour suprême dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008], 1 RCS 190, « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

B.        L’agent a‑t‑il mal apprécié le niveau d’établissement au Canada?

 

[6]               Les demandeurs soutiennent que la conclusion de l’agent selon laquelle leur niveau d’établissement était insuffisant pour permettre d’accueillir leur demande reposait sur deux conclusions qui ne sont pas étayées par la preuve ou le droit. Plus particulièrement, les demandeurs contestent les conclusions de l’agent selon qui leur établissement était 1) [traduction] « [m]otivé par leur propre choix et non pas attribuable à une incapacité de partir » et 2) ne représentait pas [traduction] « une situation inhabituelle ».

 

[7]               Comme l’a fait observer le juge de Montigny dans Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, au paragraphe 21, [2006] ACF no 425 (QL) :

Il serait clairement à l’encontre de l’objet de la Loi de prétendre que plus un demandeur reste longtemps au Canada en situation illégale, meilleures sont ses chances d’être autorisé à s’établir de manière permanente et ce, même si ce demandeur ne satisfait pas aux critères lui permettant d’obtenir le statut de réfugié ou de résident permanent.

 

[8]               Je souscris à l’idée que l’établissement au Canada est un facteur pertinent. Cependant, le simple fait d’éviter l’expulsion pendant une longue période en se prévalant des diverses procédures et diverses protections offertes par le processus d’immigration ne devrait pas renforcer le « droit » d’un demandeur de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. En l’espèce, les demandeurs ont choisi de rester au Canada. Ils auraient pu retourner à Saint‑Vincent en tout temps et ils ont choisi de rester.

 

[9]               Pour que ce facteur penche en faveur d’un demandeur, celui-ci doit apporter en preuve bien plus que le simple fait d’avoir résidé au Canada. Il faut toujours garder en tête aussi que l’accent doit être mis sur les difficultés qu’entraînerait pour les demandeurs le fait d’avoir à présenter leur demande de résidence permanente à partir de leur pays d’origine comme l’exige l’article 11 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. L’établissement au Canada, sauf s’il est inhabituel et ne procède pas d’un choix, ne représenterait normalement pas un facteur militant en faveur des demandeurs. Dans le meilleur des cas, ce facteur sera habituellement neutre. Sur cet aspect, l’agent n’a pas commis d’erreur.

 

C.        L’agent a‑t‑il commis une erreur dans l’appréciation des difficultés pour les demandeurs?

 

[10]           L’argument principal avancé par les demandeurs sur la question des difficultés à Saint‑Vincent est celui voulant que la conclusion de l’agent selon laquelle ils pourraient subvenir à leurs besoins et procurer une bonne vie à leurs enfants [traduction] « à force de volonté et de détermination » n’est pas étayé par les éléments de preuve relatifs à leur propre [traduction] « expérience de la futilité de tels efforts » et par les conditions économiques et sociales misérables ayant cours à Saint‑Vincent.

 

[11]           La conclusion de l’agent selon laquelle les conditions à Saint‑Vincent ne permettent pas d’accueillir la demande repose sur deux constatations : premièrement, que les demandeurs ne connaîtraient pas nécessairement les conditions socio-économiques difficiles de Saint‑Vincent, lesquelles représentent, quoi qu’il en soit, [traduction] « des conditions de vie générales », et, deuxièmement, que les conditions de vie de la demanderesse diffèrent de celles qu’elle a connues dans son enfance. Plus particulièrement, l’agent a indiqué que,

[traduction]

Les conditions dans ce pays aux plans de l’économie délabrée, du chômage, du manque de services sociaux et de programmes d’enseignement représentent des conditions de vie générales qui pourraient ou pourraient ne pas s’appliquer à [la demanderesse] et sa famille. Ces conditions ne sont pas propres [à la demanderesse] et à sa famille. [La demanderesse] ne peut pas comparer sa vie familiale à la vie qu’elle a vécue enfant.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[12]           Bien qu’il reprenne au premier abord les observations des demandeurs, ce raisonnement ne tient pas réellement compte de cette preuve. Premièrement, la conclusion de l’agent voulant que les conditions socio-économiques difficiles à Saint‑Vincent pourraient ou pourraient ne pas s’appliquer aux demandeurs relève, dans le meilleur des cas, de la spéculation et, peut-on soutenir, ne repose nullement sur la preuve. La preuve (qui n’est pas citée explicitement dans la décision) semble montrer que, au lieu de s’améliorer, les conditions de vie à Saint‑Vincent se détériorent.

 

[13]           Contrairement à la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse est [traduction] « relativement instruite », la demanderesse et son époux ne sont ni instruits ni riches. La demanderesse a un diplôme d’études secondaires, tandis que son mari n’a que sept années d’études primaires et deux ans de formation en charpenterie et mécanique. Au Canada, ils ont occupé un éventail d’emplois temporaires, domestiques et manuels. Dans cette optique, il est difficile de savoir quels éléments de preuve ont amenés l’agent à conclure que les demandeurs ont des chances raisonnables d’échapper aux conditions économiques défaillantes à Saint‑Vincent.

 

[14]           Deuxièmement, les distinctions qu’établit l’agent entre la situation actuelle de la demanderesse et les conditions de vie de son enfance sont également malvenues, étant donné que les demandeurs ont indiqué que c’était la pauvreté dans laquelle ils vivaient et, particulièrement, leur incapacité à fournir à leur fils une alimentation ou des soins médicaux adéquats qui les ont amenés à venir au Canada. Le fait que ces conditions ne sont, malheureusement, [traduction] « pas propres à [la demanderesse] et sa famille » ne libère pas l’agent de l’obligation de chercher à déterminer si les conditions représentent des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées (voir p. ex. Mooker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 518, au paragraphe 19, [2008] ACF no 713 (QL)). Comme l’agent n’a pas mené cette analyse, on ne peut pas dire que la décision est justifiée et repose sur un processus décisionnel transparent et intelligible.

 

D.        L’agent a‑t‑il omis de tenir compte de la preuve dans l’appréciation de l’intérêt supérieur des enfants?

 

[15]           L’argument ultime des demandeurs veut que l’agent a commis une erreur en ne se montrant pas réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants touchés, comme l’exige le droit. Plus particulièrement, les demandeurs prétendent que l’agent n’a pas bien déterminé et défini l’intérêt supérieur des enfants et n’a pas « examiné [celui‑ci] avec beaucoup d’attention », conformément à l’arrêt Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au paragraphe 32, [2003] 2 CF 555 [Hawthorne].

 

[16]           En l’espèce, l’agent disposait d’une abondance d’observations et d’éléments de preuve documentaire sur les conditions de vie des enfants à Saint‑Vincent. Les demandeurs ne s’étaient pas fondés uniquement sur ce qu’avaient connu la demanderesse et son époux dans leur enfance. Malgré ces observations, l’agent a fait relativement peu de cas des éléments de preuve.

 

[17]           Je reconnais que le fait que les enfants connaîtraient une vie meilleure au Canada ne peut être concluant étant donné que les décisions relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire doivent évaluer les difficultés excessives (Vasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 91, au paragraphe 43, 268 FTR 122 [Vasquez]). Cependant, la décision Vasquez n’empêche pas un agent de mener une analyse des éléments de preuve qu’il a devant lui. À mon avis, là est le problème dans cette décision.

 

[18]           Selon la jurisprudence, les agents d’immigration doivent établir où se situe l’intérêt supérieur des enfants touchés avant de déterminer si le renvoi du Canada irait à l’encontre de l’intérêt supérieur des enfants au point où la famille devrait rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (Gaona c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1083, au paragraphe 9, [2011] ACF no 1337 (QL)). Comme le juge Décary l’a expliqué pour les juges majoritaires de la Cour d’appel dans Hawthorne, précité au paragraphe 6:

Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l’agente qu’elle décide si l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur du non-renvoi--c’est un fait qu’on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l’agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent.

 

 

[19]           L’analyse par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants touchés est plutôt courte. En ce qui concerne la fillette née au Canada, l’analyse indique en substance que ses parents pourraient veiller à ses intérêts [traduction] « particulièrement vu la débrouillardise avec laquelle [ils] ont pu subvenir à ses besoins et à ceux de son frère aîné ». L’agent a également expliqué qu’il n’avait pas été établi que les enfants souffriraient comme ont souffert leurs parents et a jugé que la preuve ne permettait pas de conclure qu’ils ne pourraient pas aller à l’école, recevoir des soins médicaux ou [traduction] « devenir de bons citoyens ».

 

[20]           Même s’il est possible de conclure à partir des observations de l’agent que celui‑ci était conscient de l’intérêt des enfants quand il s’agit d’aller à l’école, de recevoir des soins médicaux, de devenir des bons citoyens et d’éviter les conditions difficiles qu’ont connues leurs parents à Saint‑Vincent, la décision élude complètement la deuxième partie de l’analyse car elle n’évalue pas l’ampleur des difficultés que connaîtraient les enfants s’ils étaient renvoyés. Au lieu d’accepter que l’intérêt supérieur des enfants militerait probablement en faveur du non‑renvoi, l’agent cherche à éviter cette conclusion en ne tenant pas compte des éléments de preuve relatifs aux conditions socio-économiques défaillantes à Saint‑Vincent. La conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « il n’y a pas assez d’éléments de preuve » était catégorique et déraisonnable : l’agent n’explique pas comment les parents surmonteront les obstacles considérables pour obtenir des soins de santé et faire instruire leurs enfants à Saint‑Vincent au‑delà de vœux pieux parlant d’amour et d’ambition. L’agent a tout simplement négligé de tenir compte des éléments de preuve contenus au dossier.

 


IV.       Conclusion

 

[21]           Somme toute, l’analyse de l’agent concernant l’établissement ne comporte aucune erreur. Cependant, les analyses portant sur les difficultés pour les demandeurs et l’intérêt supérieur des enfants sont viciées au point où il m’est impossible de conclure que la décision est raisonnable.

 

[22]           Cette conclusion ne laisse pas entendre qu’une décision favorable reposant sur des motifs d’ordre humanitaire est un résultat inévitable. En fait, je n’exprime aucune opinion que ce soit sur la question de savoir si les demandeurs devraient être acceptés à titre de résidents permanents pour des motifs d’ordre humanitaire; là n’est pas mon rôle. Un autre agent, qui exercerait son pouvoir discrétionnaire après une évaluation minutieuse et complète du dossier, pourrait fort bien arriver au même résultat.

 

[23]           Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Aucune question ne sera certifiée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Line Niquet

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5529-11

 

INTITULÉ :                                      HAYDEN FAY DAN SHALLOW ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 7 JUIN 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     LE 14 JUIN 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Daniel Kingwell

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicole Paduraru

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats spécialisés en droit de l’immigration

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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