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Date : 20120611

Dossier : IMM-6888-11

Référence : 2012 CF 726

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 juin 2012

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

RAJINDER SINGH DHILLON

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               M. Dhillon est citoyen de l’Inde et résident permanent du Canada. En octobre 2003, M. Dhillon et un autre homme ont transporté quatre sacs de hockey contenant 78,55 kg de marijuana du Canada aux États‑Unis. En décembre 2003, M. Dhillon a plaidé coupable, dans l’État de Washington, à un chef d’accusation de complot en vue d’importer plus de 50 kg de marijuana; il a été déclaré coupable en mars 2004 et condamné à neuf mois d’emprisonnement et à trois ans de liberté surveillée. Après avoir purgé sa peine aux États‑Unis, il a été renvoyé au Canada, où il a dû répondre à des allégations suivant lesquelles il était interdit de territoire.

 

[2]               Dans une décision datée du 18 février 2010 (la décision de la SI), un commissaire de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que M. Dhillon était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), mais qu’il n’était pas interdit de territoire pour criminalité organisée en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR.

 

[3]               M. Dhillon et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) ont tous deux porté la décision de la SI en appel devant un tribunal de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission. Dans une décision datée du 16 septembre 2011 (la décision de la SAI), la SAI a rejeté l’appel du ministre. En d’autres mots, la SAI a conclu que M. Dhillon n’était pas interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, étant d’avis que la contrebande de drogues ne constituait pas une infraction visée à l’alinéa 37(1)b).

 

[4]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le ministre veut faire annuler la décision de la SAI.

 

II. Questions en litige

 

[5]               La présente demande soulève une question : la conclusion de la SAI selon laquelle M. Dhillon n’est pas interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR pour avoir été déclaré coupable de complot en vue d’importer de la marijuana aux États‑Unis résiste‑t‑elle à l’examen fondé sur la norme de contrôle applicable?

 

[6]               En premier lieu, la Cour doit établir la norme de contrôle applicable. L’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR faite par la SAI est‑elle susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable ou de la décision correcte?

 

III.       Contexte législatif

 

[7]               Commençons par un aperçu des dispositions législatives pertinentes.

 

[8]               Les articles 36 et 37 de la LIPR établissent les deux fondements de l’interdiction de territoire qui sont pertinents en l’espèce. L’article 36 décrit les circonstances dans lesquelles un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire pour grande criminalité ou pour criminalité. La disposition qui s’applique plus particulièrement ici est l’alinéa 36(1)b), selon lequel le fait suivant emporte interdiction de territoire pour grande criminalité : « être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ». Il n’est nullement contesté que M. Dhillon est visé par cette disposition.

 

[9]               L’article 37 établit que l’interdiction de territoire peut également être prononcée pour criminalité organisée. L’alinéa 37(1)b) est particulièrement pertinent en l’espèce :

      37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

 

. . .

 

     

      b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

      37. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

 

. . .

 

 

      (b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or money laundering.

 

 

[10]           Quand un étranger ou un résident permanent du Canada est déclaré interdit de territoire, l’étape suivante est normalement la prise d’une mesure de renvoi. Dans l’affaire dont je suis saisie, M. Dhillon fait actuellement l’objet d’une mesure de renvoi; la SI a en effet conclu qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)b), conclusion confirmée par la SAI.

 

[11]           La plupart de ceux qui font l’objet d’une mesure de renvoi ont automatiquement un droit d’appel devant la SAI (LIPR, précitée, au paragraphe 63(3)). Conformément à l’alinéa 67(1)c), il est fait droit à l’appel si :

... il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

... taking onto account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

[12]           Autrement dit, celui qui est interdit de territoire peut être autorisé à rester au Canada si des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de « mesures spéciales ».

 

[13]           Toutefois, le législateur a déterminé que certaines personnes déclarées interdites de territoire au Canada ne pouvaient interjeter appel devant la SAI pour des motifs d’ordre humanitaire. Plus précisément, aux termes de l’article 64 de la LIPR, ceux qui sont interdits de territoire en vertu de l’article 37 ne peuvent interjeter appel de la mesure de renvoi devant la SAI :

64. (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.

 

[Je souligne]

 

64. (1) No appeal may be made to the Immigration Appeal Division by a foreign national or their sponsor or by a permanent resident if the foreign national or permanent resident has been found to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality.

 

[Emphasis added]

 

[14]           Pour l’application du paragraphe 64(1), le terme « grande criminalité » s’entend seulement de l’infraction « punie au Canada par un emprisonnement d’au moins deux ans » (LIPR, précitée, au paragraphe 64(2)). M. Dhillon n’est donc pas visé, car son infraction a été commise et punie aux États‑Unis.

 

[15]           En résumé, voici le résultat de ce régime législatif :

 

1.                  si M. Dhillon est interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)b), il peut interjeter appel devant la SAI et soutenir que des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de « mesures spéciales »;

 

2.                  si M. Dhillon est interdit de territoire pour criminalité organisée en vertu de l’alinéa 37(1)b), il perd son droit d’appel devant la SAI.

 

IV.       Norme de contrôle

 

[16]           La question que devait trancher la SAI était celle de savoir si M. Dhillon était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée. Puisque M. Dhillon ne conteste pas qu’il a commis une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans, la SAI n’avait pas à établir les faits. Par conséquent, la SAI ne devait trancher qu’une pure question d’interprétation législative : les infractions visées à l’alinéa 37(1)b) comprennent-elles l’infraction commise par M. Dhillon?

 

[17]           Dans Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, au paragraphe 15, [2007] 3 RCF 198 (Sittampalam), la Cour d’appel fédérale a statué que la détermination de l’interprétation qu’il convient de donner au libellé de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR est une question de droit, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. L’interprétation de l’alinéa étroitement lié 37(1)b) devrait, pourrait-on soutenir, être assujettie à la même norme.

 

[18]           J’hésite toutefois à me fonder uniquement sur Sittampalam. Depuis que la Cour d’appel a établi la norme de la décision correcte, la Cour suprême du Canada a statué, dans un certain nombre d’arrêts, que les décisions où un tribunal administratif a interprété sa propre loi ont droit à la déférence. Selon les directives données par la Cour suprême du Canada, à moins que ne soit soulevée une « question de droit générale », la décision du tribunal sera habituellement contrôlée selon la norme de la décision raisonnable. Par exemple, dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, au paragraphe 24, [2011] 3 RCS 471 (Mowat), la Cour suprême s’est prononcée ainsi, à l’unanimité :

En somme, lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer sa propre loi, dans son domaine d’expertise et sans que soit soulevée une question de droit générale, la norme de la décision raisonnable s’applique habituellement, et le Tribunal a droit à la déférence.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[19]           La question de savoir si la contrebande de drogues constitue un crime transnational au sens de l’alinéa 37(1)b) soulève‑t‑elle une question de droit générale? D’un point de vue juridique, je crois que la réponse est oui.

 

[20]           La SAI doit parfois déterminer si une personne peut invoquer des motifs d’ordre humanitaire dans son appel, mais l’interdiction de territoire des étrangers ou des résidents permanents du Canada est une question d’un ordre supérieur. Le prononcé d’une interdiction de territoire pour grande criminalité ou pour criminalité organisée s’applique à certains autres processus inhérents à l’immigration sur lesquels il a aussi des répercussions. Par exemple, l’agent des visas en poste à l’étranger doit tenir compte de l’admissibilité de celui qui présente une demande de résidence permanente. L’agent d’immigration peut conclure qu’une demande ne doit pas être renvoyée à la Section de la protection des réfugiés de la Commission pour cause d’interdiction de territoire. En résumé, de nombreux tribunaux administratifs ou décideurs doivent tenir compte de l’alinéa 37(1)b) et l’appliquer au quotidien dans leur travail. En ce sens, la question dont je suis saisie est une question de droit générale. J’appliquerais donc la norme de contrôle de la décision correcte.

 

[21]           Comme je me trompe peut-être sur la question de la norme de contrôle, je déterminerai également si l’interprétation de la SAI était raisonnable. Dans le contexte d’une question d’interprétation législative, j’estime qu’une décision qui ne concorde pas avec les principes bien établis en la matière sera déraisonnable. Comme il est énoncé dans l’arrêt Mowat, précité, au paragraphe 33 :

Il nous faut interpréter le texte législatif et discerner l’intention du législateur à partir des termes employés, compte tenu du contexte global et du sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi, son objet et l’intention du législateur (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, cité dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21).

 

[22]           Dans Mowat, la Cour suprême a conclu, à la lumière d’une analyse exhaustive de nature contextuelle et téléologique, qu’aucune interprétation raisonnable des dispositions n’appuyait la conclusion à laquelle le tribunal était parvenu (Mowat, précité, au paragraphe 34).

 

V.        Décision de la SAI

 

[23]           Le fait que le défendeur s’était livré à des activités « dans le cadre de la criminalité transnationale » n’a pas été contesté devant la SAI. La seule question en litige était celle de savoir si l’importation de marijuana était comprise dans les activités telles « le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité ».

 

[24]           En déterminant quelles autres activités pouvaient être visées par l’alinéa 37(1)b), la SAI a examiné le lien entre les activités énumérées, interprété la disposition à la lumière du paragraphe 3(3) de la LIPR et revu la jurisprudence invoquée par les parties.

 

[25]           La SAI a d’abord souligné le lien entre le passage de clandestins et le trafic de personnes, et lien, moins évident toutefois, entre le passage de clandestins et le recyclage des produits de la criminalité, étant donné que la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 15 novembre 2000, 2225 RTNU 209 (entrée en vigueur le 29 septembre 2003 et ratifiée par le Canada le 13 mai 2002) (la Convention, ou la CNUCTO) fait mention de blanchiment d’argent et de traite des personnes. Comme la Convention mentionne également la corruption et l’entrave au bon fonctionnement de la justice, a estimé la SAI, il est possible d’avancer l’argument que ces activités sont aussi visées par l’alinéa 37(1)b). La SAI a également conclu que « les activités énumérées à l’alinéa 37(1)b) ne doivent pas nécessairement toutes être liées; en effet, l’intention du législateur aurait pu être de prévoir deux types d’activités différents et d’indiquer que des activités entrant dans l’une ou l’autre de ces catégories tombent sous le coup de l’alinéa 37(1)b) » (souligné dans l’original). Comme nous le verrons, cependant, la SAI a toutefois conclu qu’il devait « être facile de démontrer la similarité entre l’infraction en cause et la traite de personnes (passage de clandestins et trafic de personnes) ou le recyclage des produits de la criminalité » et que l’activité en question devait être « analogue » à ces deux autres activités.

 

[26]           La SAI s’est ensuite penchée sur l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) à la lumière des alinéas 3(3)a), b), c) et f) de la LIPR. Ces dispositions, qui décrivent l’application de la LIPR, sont reproduites ci-dessous par souci de commodité :

      (3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :

 

      a) de promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international;

 

      b) d’encourager la responsabilisation et la transparence par une meilleure connaissance des programmes d’immigration et de ceux pour les réfugiés;

 

      c) de faciliter la coopération entre le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux, les États étrangers, les organisations internationales et les organismes non gouvernementaux;

 

 

      f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.

      (3) This Act is to be construed and applied in a manner that

 

      (a) furthers the domestic and international interests of Canada;

 

      (b) promotes accountability and transparency by enhancing public awareness of immigration and refugee programs;

      (c) facilitates cooperation between the Government of Canada, provincial governments, foreign states, international organizations and non-governmental organizations;

 

 

      (f) complies with international human rights instruments to which Canada is signatory.

 

[27]           En ce qui concerne l’alinéa 3(3)a), la SAI voyait mal de quelle façon les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international seraient promus par l’inclusion du trafic de drogues dans les infractions visées à l’alinéa 37(1)b), puisque la perte du droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire pourrait aussi nuire aux intérêts du Canada. La SAI a fait remarquer qu’elle « ne dispos[ait] pas des éléments de preuve ni des arguments qui [lui] permettraient d’en arriver à cette conclusion ». La SAI a tenu le raisonnement suivant :

Si le législateur avait eu l’intention d’inclure toute forme de criminalité transnationale, il se serait sans doute exprimé autrement afin de donner une définition claire. En outre, étant donné que le trafic de drogues est un crime transnational commun, je trouve improbable que le législateur n’ait pas cru bon de l’intégrer à sa liste d’infractions à l’alinéa 37(1)b). J’en conclus donc que les mots choisis par le législateur et la liste qu’il a dressée sont mûrement réfléchis et je suis tenu d’interpréter le libellé adopté par le législateur dans mon analyse. Je souligne au passage que l’alinéa 37(1)a) prévoit la révocation du droit d’appel des personnes visées par la définition donnée de criminalité organisée.

 

[28]           En ce qui concerne l’alinéa 3(3)b), la SAI a affirmé que le fait d’exclure le trafic de drogues des infractions énumérées à l’alinéa 37(1)b) n’éliminerait pas la responsabilisation à l’égard de cette infraction, pour laquelle de graves sanctions pénales sont encore prévues et qui a toujours de lourdes conséquences au titre de la Loi, dont la prise d’une mesure de renvoi assortie du droit d’appel pour des motifs d’ordre humanitaire, ou même le renvoi en vertu de l’alinéa 37(1)a). Par ailleurs, la SAI a affirmé que « l’ajout du trafic de drogues aux activités énumérées à l’alinéa 37(1)b) viendrait à l’encontre de [la transparence] ».

 

[29]           En ce qui concerne l’alinéa 3(3)c), la SAI a affirmé qu’il lui était impossible de conclure qu’une interprétation en particulier faciliterait la coopération, parce qu’en raison du choix de mots du législateur, l’intention du Canada demeurait vague. La SAI a poursuivi en affirmant qu’elle pouvait tout au plus « interpréter l’alinéa 37(1)b) en [se] servant des mots qui le composent ».

 

[30]           Puis, la SAI a examiné l’alinéa 3(3)f) et déclaré qu’elle n’avait été renvoyée « à aucune obligation internationale qui rend obligatoire la révocation du droit d’appel, fondé sur des motifs d’ordre humanitaire, de personnes déclarées coupables d’accusations graves liées aux drogues ».

 

[31]           À la troisième étape de son raisonnement, la SAI examiné les trois affaires citées par le ministre : Canada (Sécurité publiquec Almonte (2009), SI 0003-A8-02583, Canada (Sécurité publiquec Halls (2010), SI 0003-A3-02628, et Sidhu c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2011] DSAI no 1288 (QL), 2011 CanLII 93851 (CISR) (Sidhu). La SAI a estimé que les deux premières décisions n’étaient pas utiles et que la troisième, Sidhu, bien que pertinente, ne pouvait être défendue. La SAI a expliqué plus particulièrement qu’à son avis, dans Sidhu, le tribunal avait soutenu que le degré de similarité requis entre les activités énumérées à l’alinéa 37(1)b) et les activités n’y figurant pas était minime. En revanche, selon la SAI, « le degré de similarité doit être important pour justifier l’emploi du mot “telles” ». La SAI a donc rejeté la conclusion formulée par le tribunal dans Sidhu selon laquelle les « éléments communs » de la criminalité organisée et du passage de frontières internationales faisaient le lien entre les activités non mentionnées dans la liste et celles qui y sont mentionnées, et que, par conséquent, la contrebande de drogues « est, à l’évidence, une activité à associer aux activités énumérées à l’alinéa 37(1)b) » (voir Sidhu, précitée, au paragraphe 16). Selon la SAI, les « caractéristiques » de la criminalité organisée sont inutiles, parce que, même si le « concept général de “criminalité organisée” » s’applique à l’alinéa 37(1)a) et à l’alinéa 37(1)b), « [i]l doit y avoir une raison expliquant pourquoi le législateur a séparé ce paragraphe en deux alinéas, l’un précisant les composantes de la criminalité organisée et l’autre présentant une liste non limitative des activités visées ».  La SAI a soutenu de surcroît que le passage de frontières internationales n’est pas un « véritable élément commun » qui permet de cerner les activités non mentionnées, parce qu’il s’applique à toute forme de criminalité transnationale et que l’alinéa 37(1)b) n’a certainement pas une aussi vaste portée.

 

[32]           La SAI a ensuite expliqué pourquoi, à son avis, un degré de similarité beaucoup plus élevé était nécessaire pour qu’une activité soit visée par l’alinéa 37(1)b) :

Les conséquences d’une décision rendue aux termes de l’alinéa 37(1)b) sont très graves puisqu’il s’agit de la révocation de tout droit d’appel. Par conséquent, l’ajout d’une catégorie d’infraction à cette disposition ne doit être fait que si une association claire et rationnelle a été établie. Je conclus que pour qu’une activité soit visée par la liste introduite par « telles », il doit, dans un premier temps, être facile de démontrer la similarité entre l’infraction en cause et la traite de personnes (passage de clandestins/trafic de personnes) ou le recyclage des produits de la criminalité, et il faut, dans un deuxième temps, que l’activité en question soit analogue à la traite de personnes ou au recyclage des produits de la criminalité. Si la seule similarité tient au fait que les infractions sont transnationales, comme le ministre a tenté de le faire valoir, alors la similarité n’a pas été démontrée.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[33]           La SAI a donc rejeté l’appel du ministre, soulignant que le défendeur était toujours frappé d’une mesure d’expulsion en vertu de l’alinéa 36(1)a), même s’il avait le droit d’interjeter appel pour des motifs d’ordre humanitaire.

 

VI. Analyse

 

A.        Les principes

 

[34]           Comme je l’ai fait remarquer ci‑dessus au paragraphe 16, la SAI ne devait trancher qu’une pure question d’interprétation législative : les infractions visées à l’alinéa 37(1)b) comprennent-elles le complot en vue d’importer de la marijuana aux États‑Unis?

 

[35]           Sur cette question d’interprétation législative, une abondante jurisprudence me sert de guide. Dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21, [1998] ACS no 2, le juge Iacobucci, exprimant l’avis unanime de la Cour suprême, a avalisé l’affirmation suivante énoncée par Elmer Driedger dans Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto, Butterworths, 1983) :

[traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

[36]           Les remarques de la juge en chef McLachlin et du juge Major dans Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2005 CSC 54, au paragraphe 10, [2005] 2 RCS 601 sont également utiles :

Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[37]           La cour qui doit interpréter une loi ne doit pas faire abstraction des mots utilisés. La Cour suprême du Canada a récemment confirmé que l’interprétation des lois « consiste à examiner le sens ordinaire des mots et le contexte législatif dans lequel ils s’inscrivent  » (Celgene Corp c Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, au paragraphe 21, [2011] 1 RCS 3). La Cour suprême a en outre expliqué que « [s]’il est clair, le libellé prévaut; sinon, il cède le pas à l’interprétation qui convient le mieux à l’objet prédominant de la loi » (Celgene, précité, au paragraphe 21).

 

[38]           De ce résumé de la jurisprudence, je retiens ceci : quand des interprétations divergentes mais néanmoins raisonnables sont possibles, le cadre contextuel de la loi devient encore plus important.

 

B.        Le libellé

 

[39]           Comme le veut la jurisprudence, j’examine d’abord le libellé de la disposition en question. L’alinéa 37(1)b) est ainsi rédigé :

      37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

 

     

      b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

      37. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

 

 

      (b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or money laundering.

 

 

[40]           La SAI souligne à juste titre que le législateur a choisi de ne pas mentionner expressément la contrebande de drogues à l’alinéa 37(1)b). Je reconnais que le législateur aurait pu inclure explicitement le trafic de drogues dans la liste des crimes transnationaux qui entraînent les graves conséquences de l’implication dans la criminalité organisée. Cette omission signifie‑t‑elle que la contrebande de drogues n’est pas visée à l’alinéa 37(1)b)?

 

[41]           Réduite à sa plus simple expression, la question à trancher en l’espèce est celle de savoir si le mot « telles » peut renvoyer à la contrebande de drogues.

 

[42]           Je signale d’entrée de jeu que la version française de l’alinéa 37(1)b) utilise le mot « telles », qui est presque identique au terme anglais « such as ». D’après le Collins-Robert French-English, English-French Dictionary, 2e éd. (Toronto, Collins, 1987), « telle » est la traduction de « such » ou de « like », tandis que « telle que » signifie « like » ou « such as ». Les versions française et anglaise de la disposition en question ne comportent aucune contradiction.

 

[43]           La SAI a soutenu que le degré de similarité entre l’activité visée et les activités énumérées devait être important pour justifier l’emploi du mot « telles ». Je ne suis pas d’accord.

 

[44]           À mon avis, dans son utilisation ordinaire, le mot « telles » est un terme qui indique un exemple plutôt qu’une limite. Cette interprétation est soutenue par la décision rendue par la Cour dans Hadwani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 888, au paragraphe 9, 394 FTR 156 (Hadwani), où le juge Hughes a affirmé que, dans une liste de contrôle des documents du Haut-commissariat du Canada, le terme « c.‑à‑d. » voulait dire « comme », ce qui signifiait qu’« un certain degré de latitude » était autorisé. Dans sa décision, le juge Hughes a conclu que l’agent d’immigration désigné avait commis une erreur en rejetant le dossier d’hôpital concernant une naissance, quand la liste de contrôle indiquait seulement que des documents « comme » un certificat de naissance devaient être présentés (Hadwani, précitée, au paragraphe 10). Selon moi, la similarité importante exigée par la SAI place également la barre trop haut.

 

[45]           Cette conclusion est de plus appuyée par le principe selon lequel la règle des choses du même ordre, ou ejusdem generis, ne s’applique pas quand le terme général précède une énumération précise plutôt que de la suivre. Comme la Cour suprême l’a expliqué dans Banque nationale de Grèce (Canada) c Katsikonouris, [1990] 2 RCS 1029 à la page 1040, [1990] ACS no 95 :

Quel que soit le document particulier qui est interprété, lorsque l’on trouve une clause qui énonce une liste de termes précis suivie d’un terme général, il conviendra normalement de limiter le terme général au genre de l’énumération restreinte qui le précède. Toutefois, il serait illogique de procéder de la même manière lorsqu’un terme général précède une énumération d’exemples précis. Dans ce cas, il est logique de déduire que l’énumération d’exemples précis tirés d’une vaste catégorie générale a pour but d’écarter toute ambiguïté relativement à la question de savoir si ces exemples sont en fait compris dans la catégorie. Il serait contraire à l’intention du rédacteur du document de considérer les illustrations précises comme une définition exhaustive de la catégorie plus vaste dont elles font partie.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[46]           Dans la présente affaire, le terme général « activités » précède la liste des activités, ce qui donne à penser que ces infractions sont seulement des exemples et que la disposition n’établit pas une catégorie restreinte. Parce que les activités énumérées sont des exemples non exhaustifs, il n’est pas possible non plus, comme l’a fait valoir correctement le ministre, d’appliquer la règle de l’exclusion implicite (voir United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c Calgary (Ville), 2004 CSC 19, au paragraphe 14, [2004] 1 RCS 485).

 

[47]           Par ailleurs, comme l’examen contextuel suivant le fait ressortir, il semble probable que le législateur a souligné « le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité » dans le but de lever toute ambiguïté quant à l’inclusion de ces crimes dans les activités visées.

 

[48]           La SAI semble reconnaître que les exemples donnés à l’alinéa 37(1)b) ne sont pas exhaustifs, mais les mots qu’elle utilise dans sa décision révèlent que le tribunal a adopté un point de vue trop étroit. Par exemple, au paragraphe 10 de sa décision, la SAI affirme qu’elle « voi[t] mal de quelle façon les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international seraient promus par l’inclusion du trafic de drogues dans les infractions visées à l’alinéa 37(1)b) ». Malheureusement, ces mots montrent que la SAI traitait bel et bien, et de manière déraisonnable, ces exemples comme une liste exhaustive.

 

 

[49]           La conclusion de la SAI selon laquelle l’alinéa 37(1)b) ne couvre pas tous les crimes nationaux n’est pas incorrecte pour autant. Tout comme le mot « telles » n’est pas totalement exclusif, il ne saurait être totalement inclusif non plus car, comme l’a souligné M. Dhillon, la phrase serait alors redondante.

 

[50]           Après examen du libellé de la disposition, je ne suis pas convaincue que l’une ou l’autre des possibilités, à savoir que la contrebande internationale de drogues soit comprise ou non comprise dans les activités visées à l’alinéa 37(1)b), ressorte avec suffisamment de netteté, si tant est qu’une des deux ressorte. Par conséquent, j’analyserai le cadre contextuel de la législation dans la prochaine étape de mon analyse.

 

C.        Cadre contextuel

 

[51]           Deux aspects contextuels sont pertinents en l’espèce. Le premier est le contexte de l’alinéa 37(1)b) dans la LIPR, et le deuxième est la notion de contrebande de drogues et de crime transnational dans le contexte des obligations internationales du Canada.

 

(1)        Priorité accordée à la sécurité des Canadiens

 

[52]           Comme je l’ai dit ci‑dessus, le premier aspect du cadre contextuel est le régime législatif global de la LIPR s’appliquant à la criminalité et à la grande criminalité. La disposition en question n’est pas isolée dans la LIPR; elle figure plutôt dans la section de la LIPR qui porte sur l’interdiction de territoire et doit être lue en contexte. Aux articles 34 à 37, en particulier, la LIPR traite de l’interdiction de territoire pour certaines raisons : la sécurité (article 34), l’atteinte aux droits humains ou internationaux (article 35), la grande criminalité (article 36) et la criminalité organisée (article 37). Interprétées ensemble, ces dispositions révèlent de façon claire l’intention du législateur de s’attaquer vigoureusement à la criminalité. Le législateur refuse même à certaines catégories de personnes le droit d’interjeter appel devant la SAI pour des motifs d’ordre humanitaire, sous réserve du paragraphe 64(2).

 

[53]           M. Dhillon, à l’instar de la SAI, accorde un poids important au fait qu’une décision selon laquelle la contrebande de drogues est visée à l’alinéa 37(1)b) entraînerait l’annulation du droit d’une personne d’interjeter appel pour des motifs d’ordre humanitaire. Cet argument fait fi de l’intérêt que le Canada porte au maintien de la sécurité de sa population. La Cour d’appel fédérale a souscrit à une interprétation large de l’alinéa 37(1)a) au motif que « [l]’intention qui ressort de la LIPR est avant tout de donner la priorité à la sécurité des Canadiens » (Sittampalam, précité, au paragraphe 36). Cette priorité est affirmée encore plus nettement dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, aux paragraphes 9 et 10, [2005] 2 RCS 539, où la Cour suprême unanime s’est exprimée ainsi :

9          La LIPR comporte une série de dispositions destinées à faciliter le renvoi de résidents permanents qui se sont livrés à des activités de grande criminalité. Cette intention se dégage des objectifs de la LIPR, des dispositions de la LIPR applicables aux résidents permanents et des audiences qui ont précédé l’adoption de la LIPR.

 

10        Les objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité. Pour réaliser cet objectif, il faut empêcher l’entrée au Canada des demandeurs ayant un casier judiciaire et renvoyer ceux qui ont un tel casier, et insister sur l’obligation des résidents permanents de se conformer à la loi pendant qu’ils sont au Canada. Cela représente un changement d’orientation par rapport à la loi précédente, qui accordait plus d’importance à l’intégration des demandeurs qu’à la sécurité : voir, par exemple, l’al. 3(1)i) LIPR comparativement à l’al. 3j) de l’ancienne Loi; l’al. 3(1)e) LIPR comparativement à l’al. 3d) de l’ancienne Loi; l’al. 3(1)h) LIPR comparativement à l’al. 3i) de l’ancienne Loi. Considérés collectivement, les objectifs de la LIPR et de ses dispositions relatives aux résidents permanents traduisent la ferme volonté de traiter les criminels et les menaces à la sécurité avec moins de clémence que le faisait l’ancienne Loi.

 

Par conséquent, interpréter la loi de manière à accorder la priorité au droit d’appel d’un étranger est incompatible avec l’intention globale de la LIPR.

 

[54]           En somme, cette priorité accordée à la sécurité des Canadiens milite en faveur d’une vision élargie de l’alinéa 37(1)b) qui, pourrait-on soutenir, inclut l’infraction de complot en vue d’importer plus de 50 kg de marijuana dont M. Dhillon a été déclaré coupable.

 

(2)        Traités internationaux

 

[55]           Le deuxième aspect est la notion de crime transnational et l’intérêt que cette question revêt pour le Canada dans l’optique des obligations qui lui incombent aux termes de traités internationaux. La LIPR a notamment pour objectif « de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité » (LIPR, précitée, alinéa 3(1)i)).

 

[56]           Les conventions suivantes figurent parmi les traités internationaux les plus pertinents :

 

                     La Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, 1988, 20 décembre 1988, 1582 RTNU 95 (entrée en vigueur le 11 novembre 1990, ratifiée par le Canada le 5 juillet 1990) (la Convention de 1988);

 

                     La CNUCTO, précitée.

 

[57]           M. Dhillon soutient que la contrebande de drogues est une infraction qui n’a rien à voir avec le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité. De même, en se fondant sur la CNUCTO, la SAI semble trouver un lien entre le recyclage des produits de la criminalité et le trafic de personnes, mais conclut à l’absence de similarité « facile [à] démontrer » entre la contrebande de drogues et le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité. Je ne suis pas d’accord. Cette position pose problème parce que ni la SAI ni M. Dhillon n’ont apprécié la nature du crime de trafic ou de contrebande de drogues dans le contexte élargi de la criminalité internationale et des obligations qui incombent au Canada aux termes de traités internationaux.

 

[58]           Bien que ni la Convention de 1988 ni la CNUCTO ne soient intégrées dans le droit canadien, l’alinéa 3(1)i) énonce que la LIPR doit être interprétée et mise en œuvre d’une manière qui est compatible avec elles (voir de Guzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, au paragraphe 73, [2006] 3 RCF 655). À tout le moins, une interprétation contextuelle appropriée de l’alinéa 37(1)b) devrait reposer sur ces conventions internationales.

 

[59]           L’examen des renseignements généraux fournis par le ministre dans sa demande est éclairant. Au départ, les États parties à la Convention de 1988 se souciaient surtout du trafic de drogues. Cependant, le trafic de drogues et le recyclage des produits de la criminalité sont, de toute évidence, étroitement liés. Cette réalité trouve son écho dans la Convention de 1988, qui établit un lien entre ces deux activités criminelles. En particulier, le préambule de cette convention fait état de la volonté des parties à cet égard :

[D]ésirant conclure une convention internationale globale, efficace et opérationnelle visant spécifiquement à lutter contre le trafic illicite, dans laquelle il soit tenu compte des divers aspects de l’ensemble du problème, en particulier de ceux qui ne sont pas traités dans les instruments internationaux existant dans le domaine des stupéfiants et des substances psychotropes […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[60]           En plus d’exiger que les Parties criminalisent, entre autres, la production, la distribution, la vente et l’achat de stupéfiants, la Convention de 1988 exige aussi la criminalisation de ce qui est couramment appelé le recyclage des produits de la criminalité. Plus précisément, l’article 3.1 est ainsi libellé :

1.         Chaque Partie adopte les mesures nécessaires pour conférer le caractère d’infractions pénales conformément à son droit interne, lorsque l’acte a été commis intentionnellement:

 

 

b)i)       à la conversion ou au transfert de biens dont celui qui s’y livre sait qu’ils proviennent d’une des infractions établies conformément à l’al. a) du présent paragraphe ou d’une participation à sa commission, dans le but de dissimuler ou de déguiser l’origine illicite desdits biens ou d’aider toute personne qui est impliquée dans la commission de l’une de ces infractions à échapper aux conséquences juridiques de ses actes;

 

ii)         à la dissimulation ou au déguisement de la nature, de l’origine, de l’emplacement, de la disposition, du mouvement, ou de la propriété réels de biens ou de droits y relatifs, dont l’auteur sait qu’ils proviennent de l’une des infractions établies conformément à l’al. a) du présent paragraphe ou d’une participation à une de ces infractions […]

 

 

 

[61]           L’intégration de cette disposition dans la Convention de 1988 indique que, depuis au moins 1988, les États reconnaissent que le recyclage des produits de la criminalité représente un aspect important du trafic international de drogues. Ce lien étroit entre le recyclage des produits de la criminalité et le trafic de drogues est reconnu depuis longtemps. Comme le souligne le professeur Gerhard Kemp dans son article « The United Nations Convention Against Transnational Organized Crime: A milestone in international criminal law », (2001) South African Journal of Criminal Justice, vol. 14, page 152 à 157 :

[traduction] Les dispositions de la CNUCTO qui criminalisent le recyclage des produits de la criminalité sont clairement fondées sur les dispositions de la Convention de 1988 des Nations Unies. Toutefois, en vertu de la Convention de 1988, seuls les produits de la criminalité liée aux drogues sont visés.

 

[62]           En 2000, le Canada a ratifié la CNUCTO. L’avant-propos de la CNUCTO fait état d’un lien semblable entre le commerce de stupéfiants et d’autres crimes transnationaux :

Cependant, déployées contre ces forces constructives, en nombre toujours plus grand et dotées d’armes toujours plus puissantes, sont les forces de ce que j’appelle la “société incivile”. Ce sont, entre autres, les terroristes, les criminels, les trafiquants de drogues, les trafiquants d’êtres humains, qui défont le bel ouvrage de la société civile.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[63]           La CNUCTO étend ensuite la notion de criminalité transnationale organisée à des infractions graves qui ne sont pas exclusivement liées à la drogue.

 

[64]           En réalité, le recyclage des produits de la criminalité et le trafic de drogues se chevauchent largement. En termes simples, la contrebande et le trafic de drogues mènent au recyclage des produits de la criminalité (voir p. ex. Peter M. German, Proceeds of Crime and Money Laundering: Includes Analysis of Civil Forfeiture and Terrorist Financing Legislation, Toronto, Carswell, 1998, à 1A-9). Dans ce contexte et selon cette conception de la nature des infractions en jeu, il ne me semble pas logique que le législateur ait précisé le recyclage des produits de la criminalité dans les crimes transnationaux prévus à l’alinéa 37(1)b), mais pas la contrebande de drogues.

 

[65]           Assurément, le législateur aurait pu sans équivoque mentionner expressément la contrebande de drogues dans la disposition. Toutefois, il faut tenir compte du fait qu’en 2001, quand cette disposition a été intégrée dans notre droit de l’immigration, le passage de clandestins, le recyclage des produits de la criminalité et le trafic de personnes n’étaient pas des infractions aussi bien connues. Les nations cherchaient des façons de contrôler non seulement les drogues, mais aussi ces infractions transnationales. En choisissant de les mettre en évidence, le législateur voulait peut-être établir que ces trois infractions transnationales faisaient partie des infractions visées, même si le lecteur n’y pensait pas d’emblée. À mon avis, il ne faut pas conclure pour autant que le législateur avait l’intention d’exclure de l’application de l’alinéa 37(1)b) l’infraction transnationale aussi grave qu’est la contrebande de drogues.

 

[66]           Il s’ensuit que le libellé de l’alinéa 37(1)b), interprété dans son contexte global et dans son sens grammatical et ordinaire en harmonie avec l’esprit de la LIPR, l’objet de la LIPR et l’intention du législateur, comprend l’activité de la contrebande transnationale de drogues. En d’autres mots, l’infraction de complot en vue d’importer plus de 50 kg de marijuana dont M. Dhillon a été déclaré coupable est le fondement de l’interdiction de territoire prononcée contre lui à la fois pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR et pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR.

 

[67]           Selon moi, la SAI a fait abstraction : a) de l’intention du législateur d’accorder la priorité à la sécurité des Canadiens; et b) du lien entre la contrebande de drogues et le recyclage des produits de la criminalité qui ressort des instruments internationaux pertinents. De surcroît, la SAI a commis une erreur en concluant que la seule similarité entre les infractions mentionnées à l’alinéa 37(1)b) et la contrebande de drogues tient au fait que les deux infractions sont transnationales.

 

[68]           Si la décision de la SAI est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, alors l’interprétation de la SAI est incorrecte. Si c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique, l’interprétation est déraisonnable. Disons, pour paraphraser les remarques de la Cour suprême dans Mowat, précité, au paragraphe 34, qu’une analyse exhaustive de nature contextuelle et téléologique de l’alinéa 37(1)b) révèle clairement qu’aucune interprétation raisonnable n’appuie la conclusion à laquelle la SAI est parvenue.

 

VII – Conclusion

 

[69]           En résumé, je conclus ce qui suit :

 

a)                  l’utilisation du mot « telles » n’a pas pour effet de limiter l’application de l’alinéa 37(1)b) au passage de clandestins, au trafic de personnes et au recyclage des produits de la criminalité;

 

b)                  la perte du droit de M. Dhillon d’interjeter appel devant la SAI pour des motifs d’ordre humanitaire cadre avec l’objectif du législateur qui consiste à accorder la priorité à la sécurité des Canadiens;

 

c)                  une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la LIPR dans son ensemble mène à la conclusion que l’alinéa 37(1)b) s’applique à l’infraction transnationale de contrebande de drogues.

 

[70]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

[71]           Je souhaite préciser que je ne conclus pas que toutes les infractions transnationales seront visées par l’alinéa 37(1)b). De toute évidence, certaines infractions transnationales ne correspondront pas à la définition. Je suis néanmoins convaincue que l’infraction de contrebande de drogues dont M. Dhillon a été déclaré coupable correspond au sens réel de l’alinéa 37(1)b). Je ne me prononcerai pas sur d’autres infractions transnationales ni sur le degré de similarité que devraient présenter de telles infractions pour être visées par cette disposition.

 

[72]           Le ministre propose la question suivante pour certification :

L’importation de stupéfiants constitue‑t‑elle une infraction transnationale aux fins d’application de la disposition sur l’interdiction de territoire prévue à l’alinéa 37(1)b)?

 

[73]           Je reconnais qu’il s’agit d’une question de portée générale qui devrait être certifiée. Elle satisfait aux exigences établies par la Cour d’appel dans Liyanagamage c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 176 NR 4, aux paragraphes 4 à 6, [1994] ACF no 1637 (QL) (voir aussi Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12, 318 NR 365, et Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, aux paragraphes 22 à 29, [2010] 1 RCF 129). Plus précisément, c’est une question grave ayant des conséquences importantes et elle permettrait de régler l’appel. Cependant, je reformulerai la question de la façon suivante :

L’importation de stupéfiants dans un autre État est-elle comprise dans les activités telles « le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité » au sens de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR?

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SAI est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAI pour nouvel examen, conformément aux présents motifs;

 

2.                  La question grave de portée générale suivante est certifiée :

L’importation de stupéfiants dans un autre État est‑elle comprise dans les activités telles « le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité » au sens de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR?

 

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-6888-11

 

INTITULÉ :                                      MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c RAJINDER SINGH DHILLON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 3 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 11 juin 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Jennifer Dagsvik

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Mir Huculak

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Huculak Law Corp

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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